LE SERMON SUR LA
MONTAGNE
Transposé dans notre langage
et pour notre temps
CHAPITRE II
LA MORALE NOUVELLE
(Matthieu V, 20-48.)
SON CARACTÈRE POSITIF
5. Elle témoigne de la
souveraineté de l'être nouveau.
« Vous avez appris qu'il a
été dit : Oeil pour oeil, dent pour
dent. Mais moi je vous dis de ne pas
résister au méchant. Au contraire, si
quelqu'un te frappe sur la joue droite,
présente-lui encore la joue gauche; et si
quelqu'un veut t'appeler en justice pour t'enlever
ta tunique, cède-lui encore ton manteau; et
si quelqu'un veut te contraindre à faire
mille pas avec. lui, fais-en deux mille. Donne
à celui qui te demande et ne te
détourne pas de celui qui veut te faire un
emprunt. »
Dans l'état actuel de
l'humanité, le principe de la
rétribution est indispensable au maintien de
l'ordre. Dans le domaine du bien, comme dans celui
du mal, tout repose sur la
réciprocité. « Oeil pour oeil,
dent pour dent », cette sentence en formule
les droits. « Tu aimeras ton ami, et tu
haïras ton ennemi», celle-ci en
établit les devoirs. Mais l'ordre de choses
nouveau ignore les représailles. II remplace
cette déclaration : Tel tu seras pour moi,
tel je serai pour toi, par cette autre : Ce que je
suis, je le serai pour toi, en toute occasion, et
comme que tu puisses d'ailleurs te conduire
à mon égard.
Aussi Jésus dit-il aux siens,
sans s'attaquer toutefois à
la loi de la
réciprocité et à ses effets
salutaires parmi l'humanité barbare : Vous,
ne résistez pas à l'injustice, mais
subissez-la paisiblement et l'emportez sur elle par
votre bon vouloir. C'est bien là, en effet,
ce qu'il nous prescrit : offrir à
l'offenseur l'occasion de nous donner un second
soufflet, aller au devant et au delà des
exigences de celui qui fait valoir injustement des
droits sur nos biens, satisfaire doublement
à des prétentions
insolentes.
L'injustice doit donc pouvoir se
donner carrière non seulement
impunément, mais encore indéfiniment.
Il faut que son effort s'épuise en
présence de notre attitude tout
opposée et que ses intentions mauvaises
viennent échouer contre notre
généreuse prévenance. C'est
là une endurance qui ne se contente pas de
tout subir sans résistance, mais qui
s'efforce de donner satisfaction aux convoitises de
l'adversaire. Il ne nous suffira point de nous
abstenir de toutes représailles. Il faut que
notre nature transformée oppose ses
instincts nouveaux et ses manifestations
spontanées aux caprices et à la
perversité de la vieille nature qui
s'acharne sur nous. Nous avons à
réagir, et même énergiquement,
mais conformément à notre
caractère propre.
Nous n'en serons capables que
lorsque l'être originel régnera dans
notre vie, car cette attitude ne se commande pas, -
même aux chercheurs. Elle n'est possible
qu'à condition d'être
spontanée; elle n'est authentique que si
elle procède d'une nécessité
interne. Pour se manifester involontairement, comme
l'entend Jésus, il faut qu'elle soit devenue
pour nous une seconde nature. Si elle n'est pas
l'expression de la supériorité de
l'être originel et de son caractère
particulier, elle n'est que contrefaçon,
affectation lamentable, mensonge enfin.
Gardons-nous donc de nous
méprendre sur les intentions de
Jésus. Il n'a pas voulu former des
hypocrites, mais créer des êtres de
vérité. Nous sommes hypocrites,
strictement parlant, quand nous accomplissons un
acte étranger à notre nature et qui
nous oblige à la dompter
préalablement. La morale ancienne consiste
en victoires remportées sur notre moi; la
morale nouvelle est l'épanouissement de
notre moi, reposant sur une rédemption et
une renaissance de sa vie originelle. Les paroles
de Jésus sont des indications qui nous
découvrent les lois fondamentales de la vie
nouvelle. Ce n'est pas en les considérant
comme des obligations qui nous seraient
imposées, et en multipliant pour y
satisfaire les efforts de notre impuissance, que
nous les verrons prendre vie en nous, mais
uniquement en veillant à la croissance de
notre être originel et en permettant à
ses impulsions de se réaliser librement dans
notre vie.
Mais ce ne serait point favoriser le
développement de la vérité
dans notre âme, que de vivre hardiment selon
les instincts de notre vieille nature, de peur de
feindre ce qui n'existe pas en nous. Si nous nous
sommes engages sincèrement dans la voie de
la vie, notre conduite sera
déterminée par le but auquel nous
tendons et elle se rapprochera tout naturellement
de la manière d'être propre aux
enfants de Dieu. Celui qui cherche
réellement et avant tout la terre nouvelle,
lorsqu'il sera exposé aux attaques de la
malveillance, éprouvera d'autres impressions
et agira d'autre sorte qu'un homme ordinaire. De
ses seules aspirations résultera
nécessairement une orientation de sa
conduite conforme aux indications de Jésus,
et favorable aux progrès de l'être
originel parce qu'elle lui est
appropriée.
Toutefois la façon d'agir qui
résulte de la plénitude et
de la puissance de la vie
nouvelle en nous est tout autre chose encore. C'est
une réaction élémentaire de
notre être originel en face du tort qui nous
est fait. Ce n'est pas une résistance
héroïque à l'attrait de la
vengeance, mais un contre-coup instantané et
involontaire, d'une tout autre nature, il est vrai.
Car il procède du oui et jamais du non.
L'être nouveau en effet, chaque fois qu'il
est sollicité d'agir, le fait
affirmativement, c'est-à-dire d'une
façon salutaire et de manière
à concourir toujours au bien des autres et
au sien propre. Aussi ne saurait-il recourir
à des mesures de défense ou à
des représailles, mais se borne-t-il
à réagir personnellement. En butte
aux attaques malveillantes de ceux de l'ordre
ancien, il se donne simplement et absolument tel
qu'il est. Peu importent donc les agissements de
nos adversaires : qu'ils demandent ou empruntent,
qu'ils nous fassent violence ou nous extorquent
légalement notre bien, cela ne modifiera
aucunement notre manière d'agir. Les
procédés injustes, aussi bien que les
procédés honnêtes, ne pourront
que mettre en lumière le nouveau mode de vie
qui nous est propre.
Toutes les injustices qui nous
atteignent ne sont que les manifestations du mal
intérieur dont souffre notre adversaire, la
suppuration de ses plaies cachées. Aussi la
seule réaction qu'elles puissent provoquer
chez l'être véritablement humain, la
seule revanche à laquelle elles l'incitent
inévitablement, c'est le secours et la
rédemption. Or ce qui le rend capable de les
dispenser, c'est le déploiement
spontané de la vie nouvelle qui l'anime.
Mais pour que cette vie exerce une influence
positive et pénètre au-dessous de
l'irritation superficielle de l'offenseur jusqu'au
tréfonds de son être intime, il faut
que ses appétits coupables aient
d'abord été
complètement assouvis. Qu'il leur donne donc
libre cours et que ses exigences nous trouvent
prêts à des concessions
illimitées 1 Ce sera le moyen de calmer sa
fièvre et de le faire entrer en contact avec
la vie nouvelle.
La véritable nature humaine
et la nature dégénérée
se côtoient; rien ne dérobe l'une
à l'action directe de l'autre. Rien
n'empêche le bien portant de communiquer au
malade l'impression immédiate de la
santé et d'exercer sur lui son influence
salutaire. Lui apporteront-elles la
guérison? C'est une autre question. Cela
dépendra dans une certaine mesure de la
puissance de la vie nouvelle en nous. Si elle ne se
déploie pas naturellement, nos intentions et
nos efforts n'en sauraient tenir lieu. Au reste, ce
qui nous est demandé, c'est simplement de
manifester nettement et intégralement ce que
nous sommes et non point de nous conformer
extérieurement à l'exemple
donné par Jésus dans des cas
analogues. Une disposition intérieure
semblable à la sienne s'exprimera
peut-être tout différemment à
l'occasion. Car bien que notre conduite doive
toujours procéder de l'être' originel
qui vit en nous, la forme et les apparences qu'elle
revêt ne sont pas déterminées
par lui seulement, mais par l'état de choses
dans lequel il doit s'actualiser.
Or les choses ne sont pas aussi
simples de nos jours qu'elles l'étaient au
temps de Jésus. Aujourd'hui comme alors,
notre empressement à secourir notre prochain
doit être sans limite. Toutefois, nous ne
donnerons pas indistinctement à quiconque
demande et nous ne prêterons pas à
tous ceux qui sollicitent un emprunt. Car nous ne
ferions qu'aggraver ainsi le fléau de
l'arbitraire, au lieu de contribuer à
l'élaboration de l'humanité nouvelle.
Notre générosité ne
connaîtra pas plus de bornes que celle que
Jésus décrit ici,
mais elle sera tenue en bride par une
fidélité scrupuleuse veillant
à l'emploi judicieux des biens qui nous sont
confiés, et déterminée par la
loi nouvelle selon laquelle celui-là seul
est notre prochain qui se trouve remis à nos
soins d'une façon spéciale à
ce moment précis.
Jésus entendait sans aucun
doute recommander aux siens une
libéralité, une obligeance
inépuisables et sans
arrière-pensée. Mais il était
moins nécessaire alors qu'aujourd'hui d'en
indiquer les postulats raisonnables. Il est peu
probable qu'un riche bourgeois de Jérusalem
reçût des lettres de mendicité
de gens entièrement inconnus, habitant
toutes les localités possibles de la
Palestine. Par la force des circonstances,
l'indigent s'adressait tout naturellement aux
parents et aux voisins qui le connaissaient et qui
étaient au courant de sa situation. Sa
requête avait ainsi pour point de
départ une relation personnelle qui en
garantissait la dignité, et l'on ne courait
guère le danger de nuire plutôt que
d'obliger en donnant ou en prêtant sans
discernement. Il n'en va plus de même
aujourd'hui. Les demandes de secours se multipliant
sans aucun contrôle, le fait
qu'assistés et donateurs restent
étrangers les uns aux autres, la
complication extraordinaire de nos conditions
d'existence, nous obligent à examiner avec
le plus grand soin toutes les sollicitations qui
nous sont adressées. Il va de soi que si
nous sommes animés de l'esprit des
béatitudes, nous ne nous en tiendrons pas
moins à la disposition absolue de tous les
nécessiteux, comme Jésus nous le
donne à entendre ici. Il ne faut point que
la sagesse qui tient compte des circonstances
diminue en rien notre empressement à servir
notre prochain. Autrement nous tombons dans
l'hypocrisie. Nous nous trompons nous-mêmes
en usant d'une prudence que nous
inspire l'amour de l'argent plutôt que la
charité et le désir de bien
faire.
Ce qui importe, c'est que la
disposition intérieure propre à la
morale nouvelle revête dans chaque
circonstance spéciale la forme
particulière qui, tout en
révélant intégralement
l'être originel, s'adapte cependant en toute
liberté à la situation donnée.
Cette nécessité intérieure qui
régit toute l'activité des hommes
nouveaux et se fait sentir à eux
spontanément, découle du contact
immédiat et vivant avec le problème
spécial qu'il s'agit de résoudre et
opère toujours, par conséquent, d'une
manière originale et appropriée au
cas particulier.
Le généreux bon
vouloir, la prévenance illimitée que
la morale nouvelle oppose à toutes les
animosités comme à toutes les
importunités affirment, en somme, la
suprématie intérieure de l'être
nouveau. Il est aussi supérieur à
l'ordre ancien que la vérité l'est au
mensonge, la force à la faiblesse, la vie
à l'inertie, la liberté à la
contrainte, l'intuition au raisonnement, la
nécessité de nature à
l'arbitraire, et l'harmonie au chaos. Aussi tous
les assauts de la nature humaine
dégénérée ne
sauraient-ils l'ébranler ni l'affaiblir; le
mal n'éveille en lui aucun écho, mais
ne fait qu'évoquer les puissances du bien.
Il demeure intangible : rien n'a de prise sur les
hommes de vérité, car toute
provocation met en évidence la
souveraineté de leur vie nouvelle et
l'inanité des menées de la
malveillance.
Précisément parce
qu'elle n'est pas l'effet d'une résolution
préméditée, mais une vivante
réalité se manifestant
involontairement dans la mesure où
l'être originel s'épanouit, la morale
nouvelle témoigne d'une souveraineté
intérieure absolue, non seulement
lorsqu'elle se trouve aux prises
avec l'injustice, mais d'une
manière générale et dans tous
les domaines.
C'est leur souveraineté
intérieure qui permet aux hommes nouveaux de
résoudre les conflits personnels les Plus
douloureux, parce qu'elle leur communique la
franche impartialité qui conduit à
une entente apaisante et libératrice. C'est
la souveraineté de leur nature nouvelle qui
confère à ses lois innées une
telle autorité qu'ils peuvent se passer de
tout frein et de toute sanction, parce que ses
sommations intérieures suffisent à
les guider et à les maintenir. C'est sur la
souveraineté de la vie originelle que se
fonde la rigueur inflexible de ses exigences. C'est
la souveraineté de la vérité
qui permet à ceux qu'elle anime de vivre
directement de leurs intuitions immédiates;
car sa puissance triomphe de tous les obstacles,
comme de tous les malentendus qui pourraient
résulter de leur façon d'agir
sincère et catégorique.
Sur la souveraineté de
l'être nouveau en face de toutes les
obligations de la vie reposent
l'originalité, la force victorieuse, la
certitude instinctive, la spontanéité
et la fraîcheur de sa vie morale, qui font de
lui une manifestation du royaume des cieux.
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