LE SERMON SUR LA
MONTAGNE
Transposé dans notre langage
et pour notre temps
CHAPITRE II
LA MORALE NOUVELLE
(Matthieu V, 20-48.)
SON CARACTÈRE POSITIF
6. Elle témoigne d'une vie
surabondante.
«Vous avez appris qu'il a
été dit : Tu aimeras ton prochain et
tu haïras ton ennemi. Mais moi je vous dis :
Aimez vos ennemis et priez pour vos
persécuteurs, afin que vous soyez les
enfants de votre Père qui est aux cieux. Car
il fait lever son soleil sur les méchants
et sur les bons, et fait
pleuvoir sur les justes et sur les injustes. Si
vous aimez ceux qui vous aiment, quelle
récompense méritez-vous? Tout le
monde ne le fait-il pas ? Et si vous ne saluez que
vos frères, que faites-vous
d'extraordinaire? Les païens même n'en
font-ils pas autant?»
À l'endurance sans limites
s'ajoute l'amour sans réserve. Ainsi
s'achève le contraste entre l'ordre nouveau
et l'ordre ancien. Ce n'est Plus le principe de la
réciprocité, de la revanche, qui
détermine notre manière d'être
: au contraire, notre caractère
véritablement humain s'affirme en toute
occasion, s'il est vivace. Notre conduite n'est
plus relative, mais constante, - parce qu'elle est
actionnée par la force motrice originelle, -
absolue et catégorique. Aussi les hommes
nouveaux aiment-ils même leurs ennemis et
prient-ils pour leurs
persécuteurs.
Plus notre vie est impersonnelle et
passive, plus aussi notre conduite est
déterminée de l'extérieur et
devient une simple réaction dont la nature
et la portée sont conditionnées par
l'excitation qui l'a produite. Plus au contraire
nous vivons d'une vie personnelle, plus aussi notre
conduite est déterminée du dedans et
devient une manifestation autonome, un libre
déploiement de notre moi. Plus donc le moi
véritable est puissant et s'affirme dans
notre vie, moins il est influencé par
l'attitude de notre prochain et plus il reste
fidèle à son caractère propre;
car il ne peut agir autrement qu'il ne le doit.
C'est dans cet affranchissement de toute influence
extérieure que réside la noblesse, la
liberté et la souveraineté des hommes
véritables.
Or ce caractère nouveau et
inaltérable, c'est celui de leur être
originel. C'est la véritable nature humaine
qui se révèle par eux en tout et
partout. Il n'est pas une des obligations que la
vie leur impose, pas une des impressions qui les
effleure, pas un des événements
qu'ils rencontrent qui ne la fasse apparaître
dans sa beauté et sa vertu
rédemptrice. Dans les bons et dans les
mauvais jours, parmi leurs amis et leurs ennemis,
aux prises avec l'admiration comme avec la
calomnie, avec l'amour comme avec la haine, leur
vie nouvelle s'épanouit victorieusement.
Tout contact agréable ou pénible avec
leurs semblables ne saurait donc éveiller en
eux que des sentiments d'amour.
L'amour est la marque de leur
origine, le caractère de leur Père.
Comme leur Père fait lever son soleil sur
les méchants et sur les bons, et tomber la
pluie sur les justes et sur les injustes, les
citoyens de la terre nouvelle éclairent et
réchauffent sans distinction et sans
exception tous ceux qui pénètrent
dans leur sphère lumineuse. Leur
qualité d'enfants de Dieu leur
confère la noblesse qui ignore la revanche
soit en bien, soit en mal; aussi se donnent-ils
tels qu'ils sont, de quelque façon que l'on
vienne à eux. Rien ne saurait affaiblir leur
ardeur ni intercepter leur lumière
égale et paisible, puisqu'elles ne
dépendent à aucun degré de
l'attitude des autres à leur égard.
Rien ne compromet leur équilibre, ni
n'altère leur caractère; leur
supériorité native les garantit
également des séductions et des
attaques de ceux chez lesquels ne vit point encore
l'être nouveau. La conduite de leur prochain
ne peut ni entraver, ni limiter leurs
manifestations vitales, elle ne peut que les
provoquer, car leur manière d'être
découle du jaillissement de la vie en eux et
non de causes ou de considérations
extérieures. Or ce qui
déborde ainsi sur ceux qui les approchent,
c'est l'amour.
Leur amour est tout autre chose que
ce qu'on appelle de ce nom, dans le régime
ancien. Ce n'est pas une disposition morale qu'on
puisse susciter en soi par un effort de bonne
volonté, mais un sentiment spontané,
l'élan naturel qui porte l'être
nouveau au-devant de tous ceux qui l'approchent. Ce
n'est pas la sympathie que nous inspirent des
êtres attrayants ou dignes de pitié,
mais le trop-plein de l'âme, la vie
personnelle surabondante qui se répand au
dehors parce qu'elle ne peut contenir ses
richesses. Dans cet amour rayonne le bonheur qui
remplit les hommes du devenir, leur joie de vivre,
la force vitale et l'énergie
créatrice accumulées dans leur for
intérieur et dont le courant à haute
tension se décharge pour devenir
lumière et chaleur, irrésistible
élan, force expansive de la
personnalité. Semblable aux ondes lumineuses
du soleil et aux vibrations de sa chaleur ardente,
il enveloppe et pénètre tous les
hommes et leur communique la force et la joie de
vivre.
Cet amour se manifeste dans nos
rapports avec nos semblables par un
impétueux élan du coeur qui prend
envers eux une position énergiquement et
invariablement affirmative, par une ardeur à
vouloir leur être en soi, leur bien, leur
développement, l'apparition de leur
beauté profonde. La volonté
affirmative de l'être nouveau dans laquelle
frémit le mouvement créateur,
s'étend indistinctement à tous, par
simple besoin de s'exprimer. Car l'amour ne veut
pas les hommes tels qu'ils sont, mais tels qu'ils
doivent et peuvent être, non leur apparence
fortuite, mais leur vérité
même, Or, par le fait seul qu'il les affirme
ainsi, il les fortifie, les secourt dans leurs
détresses, brise leurs entraves
et rompt leurs liens, les
arrache à leurs erreurs, et les
modèle selon leur vérité et
leur splendeur natives. Ainsi l'amour est une
communication de force et de vie, une puissance
créatrice, le rayonnement de l'être,
la copie de l'original divin.
Notre amour s'élève
jusqu'à Dieu en prières
d'intercession. Car si notre vie consiste à
puiser en Dieu, nos voeux pour ceux que nous aimons
se transforment en requêtes. Nous ne sommes
que des organes de transmission. Notre intercession
n'est, pour ainsi dire, que l'autre face de notre
amour, celle qui est tournée vers Dieu. Les
enfants de Dieu mettent tous ceux qu'ils aiment en
contact avec lui et les plongent dans son
atmosphère, car leur amour est une vibration
de la vie créatrice. En se communiquant aux
hommes, il met en mouvement la puissance divine.
Aussi, aimant leurs ennemis, prient-ils pour leurs
persécuteurs.
Quand l'amour est le jaillissement
naturel de la vie nouvelle, il est aussi
l'accomplissement parfait de la loi qui dit :
«Tu aimeras ton prochain. » Jésus
nous fait toucher du doigt le contraste entre cet
amour spontanément ressenti et l'amour voulu
et provoqué par un effort moral, dans cette
parole : «Mais moi je vous dis : Aimez vos
ennemis. » Car le fait qu'il s'étend
à tous, indistinctement et sans
réserve, est la preuve infaillible de son
authenticité. En effet, cela n'est possible
que s'il est une force impulsive de la vie
nouvelle, un instinct autonome de la
personnalité indépendant de tout
stimulant extérieur, une libre manifestation
du moi qui fait irruption et se répand au
dehors sans tenir compte de rien. Ceux qui vivent
encore dans l'ancien ordre de choses, ceux dont
l'amour est provoqué par une impression de
satisfaction ou de pitié, sont
incapables d'aimer ainsi. Tout
au plus réussissent-ils par un tour de force
moral à simuler l'amour pour leurs ennemis.
Mais on n'aime véritablement que lorsqu'on
ne peut s'en empêcher. L'amour pour nos
ennemis, pour être authentique, doit donc,
lui aussi, être l'expression tout impulsive
d'un sentiment spontané. Cela est impossible
à notre ancienne nature; c'est une
nécessité de nature pour l'être
nouveau. Aussi l'amour des ennemis est-il en effet
une chose « extraordinaire »,
l'épanouissement splendide de notre vie
originelle.
Il y aurait encore une
infinité de choses à dire sur la
nature, le caractère, l'origine et la
portée de cet amour qui est l'inimitable
façon d'être des enfants de Dieu,
nés à sa vie. Mais cela nous
mènerait trop loin (1).
Si nous sommes « nés
de nouveau», nous en ferons tout naturellement
l'expérience.
«Soyez donc parfaits, comme votre
Père qui est aux cieux est parfait.
»
Cette parole est la clef de
voûte des enseignements de Jésus sur
la morale nouvelle. Il faut nous placer à ce
point de vue pour la comprendre; sinon nous la
repoussons d'emblée, et elle devient pour
nous une pierre d'achoppement.
On ne peut exiger d'aucun homme la
perfection, car l'imperfection est inhérente
à la nature humaine. «Il n'y a de bon
que Dieu seul », a dit Jésus. Si, sur
la foi de son ordre, nous nous faisons forts de
réaliser la perfection, si dans l'ardeur
d'une exaltation religieuse, nous prétendons
à une abstention
complète de tout péché, nous
ne réussissons qu'à nous tromper
nous-mêmes et nous échouons
lamentablement.
Mais tel n'est point le sens de la
parole de Jésus. La perfection qu'il
réclame, - tout comme la justice
supérieure qu'il nous prescrit - ne
constitue point une différence de
degré, mais une différence de nature.
Elle n'implique pas l'absolu de la quantité,
mais de la substance. La perfection opposée
à l'imperfection, c'est la morale
primesautière, accomplissante,
créatrice, de l'ordre nouveau,
opposée à la morale insuffisante et
mesquine de l'ordre ancien. Car elle est parfaite
en son essence, quelque embryonnaire, imperceptible
ou embarrassée qu'elle soit peut-être
encore, tandis que la morale ancienne est et reste
imparfaite de sa nature, quel que soit le sommet
auquel la porte notre effort.
Jésus ferme ainsi le cercle
de ses instructions sur la morale nouvelle en
revenant à son point de départ :
«Si votre justice ne surpasse celle des
scribes et des pharisiens, vous n'entrerez pas dans
le royaume de Dieu. » En effet, dans le
royaume de Dieu règne la morale parfaite;
dès que le royaume de Dieu - sous sa forme
individuelle et personnelle qui est l'être
originel - s'instaure dans un être humain,
elle s'y développe aussi
nécessairement que lève la semence
jetée en terre. Voilà pourquoi
Jésus peut dire : « Soyez parfaits
». Il ne commande point; il appelle les
chercheurs à concourir au
développement des germes de vie qu'ils
sentent travailler en eux, si réellement
leur être originel est sorti de son sommeil.
Or tous ceux chez lesquels s'opère cette
transformation radicale, éprouvent
certainement les premiers symptômes d'une
moralité nouvelle. Qu'ils prennent donc soin
d'en favoriser les progrès et
qu'ils s'appliquent à
laisser s'épanouir purement et librement
dans leur vie cette perfection qui est la
réalisation de leur véritable
humanité.
Cette parole : « comme votre
Père céleste est parfait »,
indique l'origine de la morale absolue de
l'être nouveau : en elle se retrouvent les
traits du Père. Jésus relève
un de ces traits, l'amour, lorsqu'il nous
recommande d'aimer sans réserve et sans
bornes, comme le Père qui fait lever son
soleil sur les bons et sur les méchants.
Mais sa déclaration a une portée
générale. Tous les caractères
distinctifs de la morale nouvelle - la
souveraineté dont elle témoigne, la
spontanéité de ses manifestations, sa
conformité rigoureuse à la loi, sa
liberté primesautière, son
«accomplissement » positif et
créateur, - sont, aussi bien que sa vie
débordante d'amour, des traits de la nature
du Père. Or, tel est le Père, tels
sont ses enfants, mais seulement ceux qui sont
« nés de lui ». Aussi ne
reproduirons-nous son caractère que lorsque
notre être véritable, issu de Dieu,
sera né en nous.
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