LE DRAME DE CAÏN
Yahvé dit à
Caïn : « Pourquoi
es-tu irrité ? Pourquoi
baisses tu la tête ?... Si tu
agis bien, tu pourras lever librement la
tête. Si tu n'agis pas bien, le
péché est là, tapi en
embuscade à ta porte, et son
désir va vers toi ; mais toi,
domine sur lui. »
(Genèse 4 :
6-7.)
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Ce texte prophétique nous transporte au
temps de la plus lointaine humanité, mais il
fait allusion à des réalités
psychologiques qui sont de tous les temps.
Nous sommes à l'époque
obscure où l'homme primitif découvre
le secret du feu et dispute sa nourriture aux
grands fauves de la forêt.
Caïn, le laboureur, a eu le coeur
mordu par la jalousie "en voyant le feu du ciel
consumer l'offrande" que son frère Abel, le
berger, avait faite des premiers-nés du
troupeau, tandis que ses gerbes à lui,
prémices de ses récoltes, demeuraient
intactes sur l'autel de pierre brute que vainement
il avait construit. Il en veut à son
frère d'être ainsi l'objet d'une
marque de préférence de la part de la
Divinité. Sombre, il remâche sa
déception. Peu à peu,
sa jalousie se tourne en
haine ; et cette haine, s'il n'y prend garde,
va le pousser au meurtre.
C'est alors que Yahvé lui fait
entendre un suprême avertissement.
Le moment auquel se rapporte notre texte
est dans l'histoire de Caïn le moment
décisif. C'est l'heure où l'homme qui
est sur le point de commettre un acte
irréparable éprouve une suprême
hésitation. Il hésite, donc il est
encore libre, il peut ne pas perpétrer cette
faute qui fera de lui un criminel. Criminel, il
l'est sans doute déjà en
pensée, mais il y a un abîme entre la
pensée et l'acte.
Et il faut à tout prix
empêcher la pensée de se transformer
en acte.
Mais est-ce bien sûr, cela ?
N'y a-t-il pas des cas où une sage
thérapeutique de l'âme consiste
à laisser l'intention mauvaise passer
à l'acte et s'épuiser en quelque
sorte en lui ? Les théosophes parfois
l'ont dit, et cette doctrine n'est pas sans exercer
quelque ascendant sur la faiblesse humaine. Elle
est dangereuse par là même, de plus
elle est contraire à toutes les
données de l'expérience. Non, il
n'est pas vrai que l'âme ait besoin d'une
soupape de sûreté comme
celle-là, et qu'il faille, pour
empêcher les déchéances
irrémédiables, donner des issues de
ce genre aux pensées coupables. Céder
à l'entraînement du mal, c'est se
forger des chaînes que l'on
ne pourra plus rompre. L'acte
consommé crée une habitude, il
s'inscrit dans la chair et le sang de celui qui l'a
accompli. Il ne s'agit plus d'une pensée
fugitive ; et le soulagement temporaire que
peut éprouver celui qui s'est
abandonné à la passion fait place
très vite à un renouvellement de
l'attraction mauvaise, dont l'intensité va
croissant en raison même des défaites
subies. Il y a un abîme entre la
pensée et l'acte.
Ceci ne signifie point que la
pensée ne soit pas condamnable. Elle l'est
de façon générale,
étant déjà un commencement
d'action. C'est pourquoi l'Évangile nous
dit : « Celui qui hait son
frère est un meurtrier. » L'homme
qui hait a envisagé la possibilité de
l'acte criminel. S'il n'est pas allé
jusqu'au bout, c'est peut-être le fait des
circonstances plus que de sa propre volonté.
Devant Dieu, il est déjà coupable, et
c'est cette culpabilité intérieure
qui constitue proprement le péché.
Pourtant, il s'en faut que la pensée ait les
mêmes conséquences terribles que
l'acte. Et je ne songe pas seulement aux
conséquences sociales ; je dis que la
pensée ne laisse pas les mêmes traces
dans l'âme, qu'elle n'y produit pas les
mêmes déchéances.
Mais surtout, on n'est pas
nécessairement responsable d'une
pensée mauvaise. Certes, les consciences
délicates ne font guère de
différence entre la pensée et
l'action. Elles mettent parfois
à s'accuser d'une pensée mauvaise
autant de rigueur que d'autres à s'accuser
d'un acte coupable. Mais la pensée est
souvent le résultat du milieu ou de
l'hérédité. Par rapport
à la personnalité, elle
procède en quelque façon du dehors,
elle ne souille pas nécessairement
l'âme. Voyez les tentations du Christ :
elles ne le diminuent pas, car elles lui sont comme
imposées du dehors sans que son âme
sainte y adhère. « La
pensée, dit le dicton populaire, on n'y peut
rien », et il y a quelque
vérité dans ce dicton.
Il ne faut pas croire que tout soit
perdu parce qu'il a surgi dans l'âme telle ou
telle pensée dont on a honte.
Mais la culpabilité proprement
dite commence dès qu'on se complaît
dans cette pensée. Or, entre la
pensée qui ne fait que longer le seuil de
l'esprit et la pensée que l'on accueille,
l'intervalle est très vite franchi.
Voyez Caïn. Son attitude est
déjà la preuve que le
péché a commencé de s'emparer
de son âme. « Pourquoi baisses-tu
la tête ? » demande
Yahvé. S'il baisse la tête, c'est
qu'il s'absorbe dans un rêve sanglant.
L'esprit de meurtre est en lui ; et, loin de
le chasser, il savoure sa haine. Il se
complaît dans une vision de vengeance. Ce ne
sont encore que des images ; mais elles vont
exercer sur lui un attrait qui, l'occasion venue,
déclenchera le geste criminel.
À ce moment, toutefois, la
conscience parle. La voix de Dieu lui montre le
péché qui est là, tapi
à sa porte, pareil à un fauve qui se
rase le long du sol avant de bondir sur sa
proie : « Son désir va vers
toi ; mais toi, domine sur
lui. »
Caïn n'a pas écouté
la voix de Yahvé. Le pouvait-il ?
Est-il possible d'empêcher la pensée
coupable de se transformer en acte ? Ou bien
l'homme serait-il enfermé à tout
jamais dans cette geôle de
l'hérédité que décrit
un romancier ? Le
« matérialisme
médical » considère qu'il
est parfaitement vain de prétendre se
soustraire aux influences
héréditaires. Il ne croit pas que
l'on puisse guérir de certaines maladies de
l'âme. Longtemps, peut-être, le
pécheur - qui n'était qu'un malade -
luttera contre l'obsession. Il finira par
succomber. C'est écrit, non pas au livre
d'une Destinée au coeur d'airain, mais dans
les circonvolutions du cerveau de l'homme.
Et ce qu'il y a de curieux, c'est que
les matérialistes dont je parle trouvent des
alliés parmi tout ce que l'humanité
compte de saints, c'est-à-dire d'hommes
libres au sens le plus élevé du mot.
Ceux-ci condamnent l'homme naturel à
l'esclavage tout comme les autres. Saint Augustin
n'a pas cru à la liberté, les
réformateurs n'y ont pas cru. Les plus
grands parmi les serviteurs de Jésus-Christ
ont affirmé que l'homme
était né dans la corruption, enclin
au mal, incapable par lui-même de faire le
bien. Et nous le redisons avec eux tous les
dimanches.
Cependant, il ne faut pas qu'il y ait
à cet égard de malentendu. Ces
contempteurs de la nature humaine ne la condamnent
que pour exalter l'action de la grâce. Ils
croient que ce qui est impossible aux seules forces
de l'homme est possible à la grâce de
Dieu ; et, lorsqu'ils abaissent l'homme, c'est
pour l'empêcher de se croire libre sans le
secours d'En-Haut.
Il va sans dire que nous ne songerons
pas, en affirmant la liberté humaine,
à affaiblir le rôle de la grâce.
C'est elle qui avertit, c'est elle qui ouvre les
yeux de l'homme et lui fait voir sa
misère ; c'est elle qui lui montre le
fauve tapi à sa porte, c'est elle qui lui
donnera la force de le dominer. Tout ce qui, en
nous, est victoire sur le mal, résulte, en
fin de compte, de la grâce.
Mais il est sûr que la
liberté est un postulat de la morale en ce
sens, qu'elle apparaît comme la condition de
la responsabilité et que, sans
responsabilité, on ne voit pas comment la
vie morale serait possible.
Et il est non moins certain que
l'Évangile ne croit pas à la
fatalité du mal. Rien ne nous donne de
l'humanité une idée plus haute que
l'Évangile, et c'est une morale de
maîtres, c'est la morale
des forts, bien loin que ce soit une morale
d'esclaves.
L'Évangile croit à la
victoire. Le matérialisme ne peut pas y
croire. Et c'est en vain qu'il recourt à des
mensonges - à d'utiles mensonges - pour
persuader les hommes de leur guérison et de
leur liberté. L'Évangile, lui, n'a
pas besoin de mentir pour affirmer la
liberté et le salut de l'homme. Ce qu'il
dit, il le fait.
Il affirme la possibilité de la
guérison, de toutes les
guérisons : « Va, dit-il
à l'âme coupable, va, et ne
pèche plus désormais. »
À plus forte raison croit-il à la
guérison de l'âme en qui le
péché n'a pas encore passé de
l'idée à l'acte. La guérison
du pécheur est un miracle de la grâce,
quand il y a eu chute. Il y a alors restauration de
la volonté sous l'influence de la
grâce. Mais la grâce agit aussi en se
servant de la liberté humaine pour
empêcher l'idée coupable de se
réaliser.
L'homme n'est pas livré à
une fatalité obscure. Tout être,
même le plus déchu, est, je ne dirai
pas un homme libre, mais un homme qui a des moments
de liberté ; et ces moments de
liberté suffisent à le constituer
devant Dieu responsable de ses actes. Le tout est
de savoir en profiter. Il est des instants
où la porte de la geôle s'entre. Il
n'y a qu'à la pousser pour qu'elle s'ouvre.
Seulement, il faut saisir
l'instant favorable, et profiter
de ces trop rares moments où, des
attractions contraires venant à
s'entre-choquer, l'âme qu'elles se disputent
à soudain la possibilité du
choix.
Si nous disons cela d'un être qui
est courbé déjà sous le poids
des fatalités, nous le dirons plus encore de
ceux qui sont à la fleur de l'âge, et
qui, s'ils sentent déjà leur
faiblesse, n'ont pas encore un boulet de
forçat à traîner à
travers la vie. je songe à nos
catéchumènes. Nous leur disons qu'ils
peuvent vaincre. Certes, ils le peuvent. Mais il
faut qu'ils le veuillent aux heures où
l'action de la grâce se manifeste en eux dans
sa puissance, à cette époque
privilégiée de la vie où
l'Évangile apparaît à
l'être jeune et qui n'a pas encore sur lui
l'empreinte des souillures humaines, avec tout son
éclat radieux. Il faut profiter des instants
de liberté, - il n'y en a pas beaucoup dans
une existence humaine, - pour s'évader de la
geôle et pour accomplir les actes
décisifs qui engageront l'homme dans la voie
de l'obéissance en le marquant du sceau de
Dieu.
L'homme n'est pas libre, mais il est
appelé à la liberté. Il peut
vaincre. Le fauve est là, dans l'ombre,
prêt à bondir. La moindre
hésitation peut être fatale. Il faut
marcher sur lui en levant la tête, le fixer
bien en face, comme font les dompteurs, et par la
puissance magnétique du
regard, le dominer. « Le
péché est là, tapi en
embuscade, à ta porte ; domine sur
lui. »
Mais comment faire pour tenir tête
au monstre et pour le vaincre ?
D'abord, nous l'avons dit, il ne faut
pas baisser la tête.
La rêverie a son charme, mais
c'est un charme dangereux. Qu'on y prenne garde. Il
n'y a que des âmes très hautes qui
puissent rêver impunément. Trop
souvent, le mal profite de ces instants de
relâche pour envahir insensiblement le champ
de l'âme. L'idée mauvaise, qui n'avait
fait d'abord que glisser à la surface,
s'installe. Elle devient obsédante et
l'âme se trouve vaincue sans le savoir, tel
ce héros d'Israël qui, garrotté
pendant son sommeil, se voit au réveil
livré sans défense entre les mains
des Philistins.
« Lève la
tête », crie Yahvé à
Caïn. Il faut vous arracher à votre
songerie pour regarder le mal en face. À la
rêverie inutile et déprimante, il
s'agit de substituer l'action méthodique
d'une volonté consciente de ses fins.
Vous disposez, pour combattre le fauve,
de ce pouvoir merveilleux que l'on nomme
l'attention. Le péché vous attire.
Regardez-le bien. Dépouillez-le de tous ses
prestiges, contemplez les conséquences de
l'action lâche ou impure que vous êtes
tenté de commettre.
Songez au mal que vous allez faire
à d'autres, à votre propre
dégradation, et demandez-vous si vraiment la
chose en vaut la peine.
Ici, je m'adresse aux éducateurs
et je leur dis : Ne craignez pas de dissiper
le mystère dont le péché
s'enveloppe aux regards de vos enfants, et qui fait
son véritable danger. Ne craignez pas
d'être brutal, il le faut parfois. Soufflez
sur cette poésie de pacotille dont
s'enveloppent les moins nobles des
réalités, montrez à ceux dont
vous avez charge devant Dieu la véritable
physionomie de l'adversaire, pour qu'ils en
prennent l'horreur.
« Une passion, a dit un
moraliste, a besoin de l'intelligence pour se
guider », et il compare cette association
à celle du requin et du pilote qui le guide
vers sa proie. Or, le requin est fort, mais le
pilote est faible : c'est à lui qu'il
faut s'attaquer. Qu'on se serve de l'intelligence
pour affaiblir la passion. Il s'agit, par une
analyse attentive, de disséquer en quelque
sorte l'acte qu'on est tenté d'accomplir, de
faire ressortir toute la vilenie qu'il implique, et
la vanité profonde de la satisfaction que
l'on pense en retirer. Si Caïn évoquait
le remords et la honte qui seront la
conséquence de son geste criminel, il
pourrait être sauvé.
Ensuite, il faut se livrer à une
seconde opération, qui complétera la
première. Il s'agira de retirer notre
attention à cet état
d'âme dont nous ne voulons
pas, à cet acte que nous avons mis en
lambeaux par une dissection minutieuse et
implacable, et de la concentrer sur l'état
d'âme que nous voulons fortifier en nous. Il
faudra opérer la cristallisation de nos
idées et de nos sentiments autour de cet
état d'âme, et y subordonner tout le
reste.
On ne fonde rien sur des
négations. À une attirance, il faut
substituer une autre attirance ; à
l'attirance du gouffre, l'attirance de la
Croix.
Sous la puissance du regard du dompteur,
le fauve recule. Mais d'où viendra au regard
de l'homme, fixé sur les tentations qui sont
tapies dans le subconscient, ce magnétisme
souverain ?
Les éducateurs nous proposent des
méthodes d'entraînement de la
volonté. Pour nous, une seule méthode
vaut, c'est la contemplation de
Jésus-Christ.
Ce qui retient l'âme sur la pente
où elle glisse, ce n'est pas seulement
l'appréhension de la chute, et c'est bien
autre chose que la pensée d'un idéal
abstrait. C'est l'action personnelle de
Jésus-Christ. Nous sommes en
présence, non d'une solidarité
unique, mais de deux solidarités, entre
lesquelles nous pouvons choisir. Caïn n'avait
sous les yeux que l'exemple d'Adam, qui avait
succombé à la tentation. Comment
pouvait-il vaincre ? Comment auraient-ils pu
vaincre, ces enfants innombrables
d'Adam qui, en se penchant sur le gouffre du
passé, n'en ont entendu monter que l'appel
déprimant des esclaves du mal, les invitant
à les rejoindre au fond de
l'abîme ? Mais nous, nous avons vu
surgir devant nous, toute baignée de
lumière, la figure du second Adam, vainqueur
du mal, libérateur des hommes qui regardent
à lui, fondateur d'une humanité
nouvelle qui triomphe de l'épreuve où
l'autre a succombé. Et quand nous nous
penchons sur l'abîme du passé, ce
n'est plus la voix de la désespérance
humaine qui vers nous monte des profondeurs, c'est
l'appel de cette humanité nouvelle en qui
Jésus-Christ a vécu et qu'il a
affranchie. Les victoires qu'il a remportées
jadis dans l'âme de ses fidèles nous
garantissent la nôtre. Il n'y a plus une
seule humanité, esclave. Il y en a
deux ; l'une esclave, l'autre libre. À
laquelle voulez-vous appartenir ?
À qui se soumet à
l'influence de Jésus-Christ, la victoire
promise n'apparaît pas d'abord comme une pure
joie, une béatitude sans mélange.
Celui qui meurt sur la Croix nous invite à
nous charger nous-mêmes de notre croix. C'est
donc un appel au sacrifice et non à la joie
qu'Il nous adresse en premier lieu, mais cet appel,
comme on est heureux de l'avoir suivi !
Quand Daniel descendit dans la fosse aux
lions, les fauves se couchèrent à ses
pieds, car à ses côtés, il y
avait l'ange de l'Éternel. Dans cette fosse
aux lions qui est l'arrière-fond de votre
âme, parmi les monstres impurs et
féroces qui s'agitent dans l'ombre, vous
pouvez descendre sans crainte, si vous y êtes
accompagnés par la présence invisible
de Celui qui veut être votre Sauveur. Avec
Lui et par Lui vous triompherez de ces
hérédités obscures qui vous
menacent. Pour son disciple se réalise la
grande promesse que, dès l'origine, il a
faite aux siens : « Vous marcherez
sur les serpents, sur les scorpions, sur toutes les
forces de l'ennemi : rien ne pourra vous
nuire. »
Vous aurez la victoire. Quelle douceur
et quelle beauté dans ce mot de
victoire ! La victoire qui est la
libération, donc l'épanouissement de
l'âme dans sa véritable
destinée, la liberté par
l'obéissance à Jésus-Christ,
voilà le miracle, l'éternel miracle
du christianisme. Il s'accomplira pour vous, si
vous le voulez : « Si le Fils vous
affranchit, est-il dit, vous serez
véritablement libres. »
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