L'HOMME AUX PRISES AVEC LE
MYSTÈRE
Je ne te laisserai pas aller, que tu ne
m'aies béni.
(Genèse 32: 26.)
|
L'épisode d'où cette parole est
tirée fait partie des plus anciennes
traditions d'Israël. Il nous transporte dans
ces temps obscurs où la terre et le ciel se
confondent, et où l'homme est aux prises,
à tout instant, avec le mystère qui
l'environne.
Le héros national d'Israël,
l'ancêtre en qui la race juive, dans ses
petitesses comme dans ses grandeurs, se
reconnaît le mieux, Jacob, est parvenu au
tournant de sa destinée. Il y a ainsi dans
toute existence, une heure décisive, une
crise à laquelle tout le passé
aboutit, de laquelle tout l'avenir
dépend.
Heure d'angoisse ! Dans la lutte
pour la vie, cet homme a toujours vaincu. Il s'en
revient au pays natal, - d'où il s'est enfui
pauvre et seul il y a de longues années, -
entouré de sa nombreuse famille et d'un
peuple de serviteurs qui poussent devant eux
d'innombrables troupeaux. Cependant, voici que des
messagers, qu'il a envoyés pour
préparer son retour, lui
annoncent que son frère
Ésaü s'est mis en marche pour aller
à sa rencontre avec quatre cents guerriers.
Cet appareil militaire atteste chez
l'aîné, qu'il a
dépossédé jadis de la
bénédiction paternelle, des
intentions de vengeance. Alors Jacob recourt une
fois de plus à un de ces stratagèmes
que lui suggère son inépuisable
fertilité d'esprit. Il envoie à
Ésaü un magnifique tribut : deux
cents chèvres et vingt boucs, deux cents
brebis et vingt béliers, trente chameaux
avec leurs petits, quarante vaches et dix taureaux,
vingt ânesses et dix ânons. Il compte
que tous ces troupeaux, savamment
échelonnés le long de la route,
apaiseront par degrés la colère
fraternelle. Puis il fait franchir de nuit au
restant de ses troupeaux le torrent de Jabbok, afin
de n'être pas surpris en plein passage ;
il fait passer également ses femmes et ses
enfants, et il reste seul sur la rive
opposée, pour se recueillir en face du
péril.
C'est alors qu'il se voit assailli par
un être mystérieux qui lutte avec lui
dans les ténèbres. Contre cet
adversaire surhumain, il déploie une force
surhumaine. Meurtri, blessé, il
l'étreint néanmoins à pleins
bras ; et l'inconnu, qui étouffe dans
l'étreinte de ses muscles d'acier et qui
voudrait bien, fantôme de la nuit,
disparaître avant l'aurore, lui dit
vainement : « Laisse-moi :
déjà le jour se
lève... » « je ne te
laisserai pas aller, répond Jacob, que tu ne
m'aies béni ! »
Il le somme de dire son nom. L'inconnu
refuse. Mais il bénit Jacob, qui le laisse
aller. Et à ce moment, le soleil se
lève.
Que de pressentiments, que de
réminiscences s'éveillent dans nos
coeurs à l'appel de cette antique histoire,
et comme on comprend que l'âme moderne, si
fière d'elle-même et jalouse de son
indépendance, si ambitieuse de
conquérir sur le mystère sa
liberté, et de se mesurer avec l'Inconnu.
dans une lutte où elle le forcera à
se révéler, comme on comprend que
l'âme moderne se retrouve dans cette page de
la Genèse où il semble que soit
décrit son propre drame !
Mais à vrai dire, ce drame est
surtout celui de l'âme croyante. Jacob dit
à l'Inconnu : « Je ne te
laisserai pas aller, que tu ne m'aies
béni. » Ceux qui nient le
mystère, ne sauraient se réclamer de
son exemple, mais ceux-là seulement qui,
croyant au mystère, s'efforcent de lui
arracher une bénédiction.
« Dis-moi quel est ton
nom ! » s'écrie le
patriarche. L'Inconnu n'a pas dit son nom. Il a
fait mieux que de le dire : il a béni
l'homme pour son effort ; et Jacob, avec cette
bénédiction, ira sans peur à
la rencontre du péril : dans la lutte
de la vie il est désormais assuré de
vaincre, lui qui a lutté avec Dieu et qui a
été plus fort que Dieu.
Lutter avec Dieu, c'est votre
destinée, mes frères : il faut
l'accepter résolument.
Je voudrais que nous considérions
ensemble le point de départ de cette lutte,
son développement, et enfin, le terme
glorieux auquel elle aboutit.
La lutte de Jacob a son origine dans un
sentiment, je ne dis pas de la faiblesse humaine,
mais de l'impuissance où l'homme se trouve
à triompher par lui-même des
résistances que la vie lui oppose.
Pour vaincre dans la lutte pour la vie,
vous aviez compté sur votre force, sur votre
intelligence, sur votre volonté. Cependant,
vous vous êtes aperçu que rien de tout
cela ne suffisait, que vous étiez dans une
impasse, et que, devant vous, c'était la
défaite avouée, la faillite de vos
rêves, de votre idéal, de tout ce qui,
à vos yeux, valait la peine d'être
poursuivi. Vous alliez être vaincu. C'est
alors que vous vous êtes retourné vers
ce mystère dont vous, homme de
réalisations que vous étiez, vous
aviez cru pouvoir vous passer. Dans un effort
désespéré, vous vous
êtes efforcé de lui arracher sa
bénédiction. Il vous la
fallait : c'était une
nécessité vitale.
Je ne dis pas qu'il n'y ait pas d'autres
chemins qui mènent à la foi : je
dis que celui-ci en est un. S'il y a un si grand
nombre de nos contemporains (je ne songe point
à la foule, toujours esclave de ses
appétits et de ses rancunes, mais à
l'élite), qui reviennent à la
religion de leur enfance, c'est qu'ils se rendent
compte que, si Dieu ne leur vient
en aide, ils n'ont plus d'autre perspective que
celle de la faillite morale.
Et certes, je comprends que parmi eux,
il y en ait qui demandent à une religion de
passivité et d'obéissance de leur
assurer la paix de l'âme. Je comprends qu'il
y en ait qui, revenus des vains efforts et des
stériles combats, après avoir, au
temps de leur jeunesse, réclamé la
lutte, n'aspirent plus qu'à la paix.
Barrès l'a dit noblement :
« je connais la stérilité
de ces luttes, de ces heurts où s'absorbe la
jeunesse, et qui ne valent qu'autant qu'une
étroite union les termine ; je sais
que, pour progresser, il faut... trouver le rythme
universel, cesser de s'opposer, retrouver
l'unité dont nous sommes issus, où
nous devons rentrer... L'enthousiasme qui me
disposait à une vie dangereuse se
résout en une nostalgique aspiration
à l'harmonie. »
Cette aspiration est légitime.
Mais elle ne sera satisfaite, je dis pleinement
satisfaite, que dans l'au-delà.
À ceux qui rêvent ainsi
d'apaisement, la religion apparaît comme le
port où s'abritera leur barque battue des
flots, ou mieux, comme le bercail où leurs
âmes meurtries, déchirées par
les ronces de la route, viendront se reposer.
C'est peut-être un tel repos que
Jacob cherche sur la rive solitaire du torrent de
Jabbok. Mais il lui sera refusé. Car
l'attitude légitime du croyant n'est pas le
sommeil, c'est la foi. Et la foi
n'est pas un abandon de l'âme, une
renonciation à l'effort : elle est tout
le contraire.
La vie religieuse, loin d'être une
abdication de notre personnalité, en est la
manifestation la plus intense. L'âme s'y
affirme en luttant contre le mystère qui
l'étreint ; elle progresse par son
effort même, elle développe, dans
cette constante tentative pour se dépasser
elle-même, tout ce qu'il y a en elle de
forces latentes ; et c'est en luttant ainsi
qu'elle finit par arracher à l'Invisible sa
bénédiction. Voyez, à
Saint-Sulpice, l'admirable fresque de
Delacroix : ces muscles tendus, cet effort de
tout l'être, contrastant avec le calme
surhumain de l'adversaire inconnu : comme on
sent que la volonté donne son effort
suprême - véritablement, tout ce
qu'elle peut donner. Voilà l'acte de
foi ; il exige de la part de l'homme le
maximum de son énergie.
Il y a quelque chose de légitime
dans l'instinct qui ramène tant d'âmes
lassées vers le vieux clocher natal, C'est
le même instinct qui fait que d'autres, des
vaincus, eux aussi, rêvent au dernier sommeil
de la tombe, à la paix du cimetière.
C'est cet instinct qui faisait dire à
Leconte de Lisle :
- J'ai connu peu de joie, et j'ai
l'âme assouvie
- De jours nouveaux non moins que des
siècles anciens ;
- Dans le sable stérile où
dorment tous les miens,
- Que ne puis-je finir le songe de ma
vie !
À ces découragés,
l'Évangile offre un autre repos que celui du
cimetière. « Venez à moi,
leur dit Jésus, vous tous qui êtes
travaillés et chargés, et vous
trouverez le repos de vos âmes. »
Oui, Jésus vous aime, vous qui souffrez et
qui aimeriez bien pouvoir déposer votre
fardeau. Il vous attend, prêt à vous
donner cette paix que Lui seul donne.
Mais l'Évangile n'est pas
seulement un refuge pour des vaincus. S'il sait
comprendre toutes les aspirations du coeur humain,
il est avant tout un appel au combat, et une
promesse de victoire. Jésus s'adresse
à vous, qui arrivez à la vie avec des
forces neuves, impatients de vous mesurer avec
elle. Il ne vous convie pas à un repos
prématuré, mais à la lutte,
à la vie ardente. L'Évangile n'est
pas un narcotique, et l'on a trop parlé de
cette vieille chanson qui berce la douleur humaine.
L'Évangile fait appel à toutes les
énergies de votre âme. Il vous promet
la victoire, non au prix d'un abandon, mais au prix
d'un acte de volonté incessamment
renouvelé.
Et le fait seul de parler d'un acte de
volonté exclut l'idée d'une recherche
indéfinie, Il ne s'agit pas de vous convier
à l'étude impartiale, à
l'analyse de laboratoire. Que la science soit
essentiellement une recherche, qu'elle ait pour
méthode de remettre perpétuellement
en question, les résultats acquis, cela est
légitime, mais l'effort
auquel nous vous convions n'a rien de commun avec
ce genre de travail. Comment est-il possible, je le
demande, de remettre perpétuellement en
question l'objet de sa foi, alors que, sur cette
foi, il faut bâtir sa vie morale ? Le
doute est incompatible avec les conditions du
progrès spirituel. Nous voyons à quel
point, même dans l'ordre scientifique,
où pourtant il a son rôle à
jouer, il stérilise parfois
l'activité humaine. Il risque de tuer les
sciences historiques, par exemple, et l'histoire
n'échappe à la ruine que par une
perpétuelle réaction contre le
scepticisme qui la mine.
À plus forte raison, lorsqu'il
s'agit de la vie morale, s'aperçoit-on
aisément que le doute serait mortel. Ici, en
effet, c'est la volonté qui est
souveraine ; c'est d'elle que tout
dépend. Mais qu'advient-il, si le doute,
perpétuellement, remet en question les
décisions de la volonté, en minant
les fondations de la vie morale ?
Le doute, néanmoins, serait-il
supérieur à l'affirmation, à
la foi, ainsi qu'on l'a prétendu ? Non,
mes frères, il ne faut pas croire que la foi
soit une faiblesse, et le doute une manifestation
de virilité. Le doute peut être
très respectable, et nous devons avoir pour
ceux qui doutent la plus grande sympathie ;
mais le doute, chez une âme religieuse, n'a
rien de viril : c'est tout simplement
l'état d'une âme qui n'a pas la force
d'affirmer. C'est un laisser-aller, une
déliquescence de
l'âme. On peut trouver un certain charme
à se laisser flotter au gré des
vagues de la pensée ; mais l'âme
qui devient ainsi le jouet des flots n'est plus,
bientôt, qu'une épave. Elle ne
réagit plus. Inconsistante et veule, elle
n'a plus le courage de croire, parce qu'elle ne
sait pas résister à ses impressions
et leur imposer le contrôle de sa
volonté.
Vous en connaissez tous, de ces
âmes hésitantes et molles, qui se
complaisent dans le clair-obscur de leur doute, et
qui trouvent je ne sais quelle volupté
à glisser entre les affirmations contraires,
sans se fixer, sans s'attacher nulle part. C'est la
maladie de notre temps, cette incapacité de
vouloir qui se traduit, dans l'ordre religieux, par
une incapacité d'affirmer.
S'il en est parmi vous qui se fassent
gloire de cette faiblesse, qu'ils me permettent de
leur dire ceci.
Ce doute, dont vous tirez orgueil, est
en réalité ce qu'il y a de plus
facile au monde. En. doutant, vous ne faites que
suivre la ligne de moindre résistance,
livrer votre âme aux influences du dehors, et
sacrifier perpétuellement à ces
influences étrangères vos convictions
profondes. Cet abandon n'est pas digne de
vous.
Encore moins saurait-il vous convenir,
à vous, qui avez le désir
d'être des croyants, et qui, cependant, vous
sentez à la merci du doute, et qui en
souffrez.
Ah ! qu'il est donc facile de jeter
le trouble dans une âme ! Comme elles
sont délicates, les âmes
d'aujourd'hui, comme elles sont impressionnables, -
et combien elles sont loin de rappeler le rude
lutteur du torrent de Jabbok ! Il suffit, pour
ébranler leur sérénité,
d'un souffle, d'un rien, de quelque
déclamation creuse d'un bateleur de la libre
pensée, d'une soi-disant découverte
scientifique qui n'est qu'une pure
hypothèse, mais qu'un journal aura
publiée en l'affirmant définitive,
pour le malin plaisir de troubler ses lecteurs dans
leurs idées traditionnelles, - même il
suffit d'une discussion avec un incroyant, ou d'une
phrase qui les aura déroutés au cours
d'un sermon, ou d'un passage biblique un peu trop
réaliste, - il suffit de cela, qui n'est
rien, pour étonner leur foi, pour les
« scandaliser », comme nous
disons.
Eh bien, je dis que le moment est venu
de vous fixer, une fois pour toutes, et de prendre
parti. Sachez écarter tous ces doutes qui
sont, en fin de compte, une maladie de l'esprit,
une névrose ; affirmez-vous dans un
acte de foi.
Sachez vous délivrer du doute,
fût-ce par un véritable coup
d'État de votre volonté.
Et d'abord, que vos prières
soient de vraies prières ! Qu'elles
soient des actes. Une vraie prière, c'est un
acte de courage par lequel nous affirmons, en face
du monde matériel qui nous presse de toute
part, la réalité de l'Invisible et
sa souveraineté. La
prière n'est pas une simple faiblesse de
l'âme, elle n'est pas résignation pure
et simple, ni appel de notre infirmité
à un secours extérieur. C'est une
lutte, un effort suprême pour nous soustraire
à la tyrannie de la matière, pour
communier avec l'Esprit, pour détourner du
foyer primitif de lumière et de vie,
l'étincelle dont nous avons besoin pour
allumer le feu de notre âme.
Prométhée, qui fait cela dans la
mythologie grecque, est un Titan ; et ce n'est
pas une vaine métaphore que de parler des
géants de la prière : rien n'est
grand ici-bas comme un homme qui sait prier.
En priant, vous pouvez affronter le
mystère. Et vous arriverez, je ne dis pas
à l'anéantir, ni à
dévoiler son ultime secret, mais à
arracher à l'Être invisible sa
bénédiction.
Quel est-il donc, ce mystère avec
lequel il faut vous mesurer ? Quelles sont les
étapes de cette lutte
sacrée ?
Il y a d'abord le mystère de la
souffrance. Il ne faut pas en avoir peur. Non que
vous puissiez espérer le résoudre
d'une solution théorique qui s'impose
à tous.
Nous pouvons bien en donner des
explications. Elles vaudront ce que vaut notre
faculté de raisonner. Les meilleures
seraient insuffisantes, à elles seules,
à calmer les inquiétudes de nos
coeurs, et à projeter une clarté sur
cet abîme de la douleur universelle. Devant
l'angoisse des êtres et des
choses, aucun raisonnement ne vaut. C'est avec
votre volonté qu'il faut tenir tête au
mystère de la douleur : je dis, au
mystère de votre douleur...
Cependant, dites-vous, ce mystère
m'oppresse. Quelle est-elle, cette puissance
inconnue dont l'étreinte me brise ?
Est-ce Dieu qui me torture ainsi, ou bien est-ce on
ne sait quelle obscure fatalité ?
Est-ce une Volonté sainte, ou bien une
Volonté de ténèbres, en
révolte contre la Volonté de
lumière ? « Dis-moi ton
nom ! » avez-vous crié dans
l'angoisse, mais l'Inconnu s'est refusé
à répondre, et le mystère est
toujours là.
Eh bien, cet effort, il faut le
recommencer dans la communion de Jésus. Le
Christ vous a appris que dans les heures les plus
sombres, alors qu'il semblait que l'on fût
aux prises avec une inexplicable fatalité,
on pouvait encore dire : Père ! Il
vous a appris qu'il y avait là, dans la
nuit, un Amour qui souffrait avec vous, un Amour
qui n'attendait, pour se révéler
à vous, que l'acte de volonté dans
lequel vous lui diriez : « Je ne te
laisserai point aller, que tu ne m'aies
béni ! »
« Quand même il
m'écraserait, disait Job,
j'espérerais encore en
Lui ! » La voilà, la victoire
de la foi. Comment ne la remporteriez-vous pas,
vous qui savez ce que Job ne savait pas
encore : que Dieu est amour. Attachez-vous
à ; lui de toutes vos forces, et ne
relâchez pas votre
étreinte jusqu'à ce que la paix et la
consolation soient entrées dans votre
âme avec la certitude qu'il vous aime, et que
rien au monde ne saurait vous séparer de son
amour.
Il est un autre mystère qui nous
oppressé, et qui n'oppressait pas l'homme
des anciens jours : c'est le mystère de
la création. Quand vous vous penchez sur ce
passé de votre race, sur ces myriades
d'années de la préhistoire, au cours
desquelles l'humanité traînait une
existence obscure dans les bas-fonds de
l'inconscience, et par delà, sur ces
millions d'années pendant lesquelles s'est
organisée lentement la face de notre globe,
quand vous songez à cet infini de l'espace
où nous sommes perdus, devant ces gouffres
sans fond, le vertige vous prend, et vous regrettez
l'oeuvre des six journées, qui mettait Dieu
si près de nous, alors que, maintenant, il
semble qu'il faille le chercher si loin !
À présent, on dirait que, dans cette
nuit des âges, dans cet espace sans limites,
son action se dissémine et se perd...
La foi ne ferme pas les yeux sur cette
évidence. Elle n'essaye pas de n'y pas
penser. Elle regarde en face cet abîme ;
et, imposant silence aux doutes qui surgissent de
toute part, elle dit : « Dieu est
là ! » Et si nous affirmons
l'intervention divine dans ce monde, - dans
l'espace comme dans le temps, - si nous disons que,
malgré le désordre et malgré
le chaos, malgré le mal
physique et malgré le mal moral, le monde
est l'oeuvre de l'amour et de la sagesse de Dieu,
c'est parce que nous l'avons trouvé. Nous
avons senti, en redescendant en nous-mêmes,
que de lui venait notre force. Dès lors,
nous osons affirmer que, dans cette
obscurité où notre raison se perd, Il
est là, lui, l'Être infini, devant qui
mille ans sont comme un jour.
Voici cependant le troisième
mystère : le plus angoissant de tous.
Que sont les énigmes de la souffrance et de
la création au prix de cette
troisième énigme :
l'énigme du péché ? Car
enfin, comment peut-on vaincre, dans la lutte pour
la vie, si l'on se sent vaincu
intérieurement, si Dieu n'est pas intervenu,
si, dans les ténèbres de la vie
spirituelle, il n'y a qu'une puissance odieuse de
fatalité qui contraint l'âme à
d'humiliantes servitudes ? À ce compte,
comment peut-on avoir encore le courage de
vivre ?
Mes frères, si vous en êtes
là, il faut croire quand même. Ne vous
imaginez pas qu'il ne vaille plus la peine de
résister à votre faiblesse.
N'écoutez pas ces voix perfides qui vous
murmurent que tout est fini. Perdus :
sûrement vous le serez si Dieu n'intervient
pas. Il faut donc qu'il intervienne, c'est une
affaire de vie et de mort. Étreignez-le,
dans un effort suprême, ce Dieu qui se retire
de votre vie, qui va vous échapper, et.
dites-lui : « Je ne te laisserai pas
aller, que tu ne m'aies
béni. » Par votre prière,
vous vaincrez, à condition que vous croyiez
à la possibilité de la victoire, et
qu'en face de cette fatalité dont le
matérialisme affirme que nul ne peut se
soustraire à son empire, vous affirmiez,
vous, la souveraineté de la
grâce.
La lutte que vous avez à livrer
sera-t-elle toujours une lutte douloureuse, une
agonie ?
Je ne le crois pas.
Quand Jacob eut contraint l'Inconnu
à le bénir, le soleil se leva sur sa
victoire. Il se lèvera sur la vôtre.
Pour vous se réalisera la parole du
prophète : « Les
ténèbres ne couvriront pas toujours
la terre. »
Un jour, les mystères qui vous
angoissent, sans avoir entièrement disparu,
cesseront de vous épouvanter. Vous sentirez
alors que, si la lumière totale ne se trouve
qu'au-delà de la mort, le jour vient sur le
chemin où vous marchez, et qui est celui de
la fidélité à votre
idéal. Parce que vous aurez su vouloir, vous
comprendrez de mieux en mieux. Parce que vous aurez
cru, de cette foi qui est un acte de
volonté, vous comprendrez, et
l'adhésion définitive de votre
intelligence viendra compléter l'oeuvre de
votre volonté. L'amour de Dieu,
s'étant d'abord manifesté à
votre coeur, commencera d'illuminer pour vous
toutes choses. Et ce sera la récompense de
votre patient effort, d'apercevoir dès
ici-bas les premières clartés du jour
éternel.
|