La Gianavella d'en-haut
La combe de la Gianavella : un
vallon étroit et escarpé dans la
partie méridionale des Vallées
Vaudoises du Piémont. Il s'ouvre, sur le
cours de la Luserne et pénètre
profondément dans la montagne. Le
côté gauche en est abrupt,
parsemé de rochers, vêtu
d'épaisses broussailles, haché de
précipices ; le côté
droit. exposé au midi, est plus ouvert,
riant même ; des bosquets de majestueux
châtaigniers alternent avec des prés,
des vignes, des champs savamment disposés en
gradins soutenus par des murs rustiques. A
mi-côte apparaissent, dans la verdure,
à petite distance l'une de l'autre, deux
vieilles demeures : l'une plus près du
ravin, la Gianavella d'en-bas. l'autre dominant le
vallon, la Gianavella d'en-haut. Celle-ci est la
maison où naquit. Josué Janavel,
l'héroïque défenseur du peuple
vaudois.
Cette Gianavella d'en-haut comprend deux
constructions que sépare la route
semée de rocailles ; derrière,
une sorte de grange adossée à la
colline ; devant, sur la pente, l'habitation
rurale : un balcon. de bois, avec toit en
auvent, court sur toute la longueur du premier
étage et s'élargit à droite en
forme de terrasse ; au-dessous,
l'étable. La porte et la
fenêtre de la cuisine donnant sur une
étroite cour encombrée d'instruments
aratoires ; du côté de la pente,
la maison est soutenue par un mur ; sur la
gauche, un couloir voûté, noir de
suie, abrite le four et débouche sur la
route,
Peu ou point d'horizon, les montagnes de
toutes parts En face, de l'autre côté
de la vallée, la pente monte rude et
sauvage, aboutissant aux deux Rumelles, cimes
très hautes détachées sur le
ciel ; à droite, la combe de la.
Gianavella s'étend jusqu'à la
crête de Rocca Bera et de Rocca Boudet ;
à gauche, la vallée de la Luserne
s'élargit peu à peu entre les
collines inclinées vers la plaine lumineuse
du Piémont ; et l'on aperçoit,
autour du clocher de Lusernette, un groupe de
maisons toutes blanches parmi le vert des
châtaigniers. Du fond de la vallée
monte, égale et continue, la voix grave du
torrent.
C'est dans ces lieux d'une
âpreté si grande que
s'écoulèrent les premières
années du héros de ce livre ; on
s'expliquera de la sorte, bien des
éléments de sa forte
personnalité.
En ce temps-là, la maison ne
s'appelait pas la Gianavella, mais Liorato.
Josué Janavel y naquit en 1617. Son
père, Jean Gignous, dit Janavel
(1), originaire
de Bobbio Pellice, s'y était établi
au commencement, du XVII me siècle pour s'y
livrer aux travaux des champs. La mère,
Catherine, était une femme pieuse et active.
Autour d'eux, avec les années, s'agrandit le
cercle des enfants : Marguerite l'aînée, puis
successivement Jacques, Josué, Joseph. Leur
vie simple, sérieuse, égale fut celle
de la famille vaudoise de toujours. Il n'est pas
sans intérêt de la reconstituer dans
ses lignes essentielles.
Un jour comme l'autre, les travaux des
prés, des champs, des vignes, des bois, du
bétail ; puis les soins domestiques,
les rapports de cordiale solidarité avec les
voisins ; le soir, après le frugal
repas, le culte autour de la Bible, à la
faible et vacillante clarté de la lampe
à huile. Le vendredi, on descendait pour le
marché, à Luserne, chef-lieu de la
région, situé, une demi-heure plus
bas, au confluent de la Luserne et du
Pellice ; sur la grande place centrale,
à l'ombre de l'église paroissiale de
Saint-Jacques et du sévère palais des
Comtes, de nombreux campagnards parlaient affaires,
vendaient les produits de leurs champs,
retrouvaient amis et connaissances,
échangeaient les nouvelles les plus
récentes, en somme prenaient contact avec le
monde extérieur. Le dimanche matin et
certains soirs de la semaine, ils se rendaient au
service divin à Rora. Il suffisait pour cela
d'une heure de marche à travers la pente
boisée. Rassemblés dans le petit
temple simple et nu, alors situé au centre
du village, ils écoutaient avec
recueillement les exhortations et les appels du
vénérable pasteur Daniel
Monin.
Les enfants fréquentaient d'abord
la petite école du
« quartier » des Vignes, dans
lequel figurait Liorato ; la classe
était tenue dans une étable voisine
par un agriculteur instruit et patient. Un peu plus
tard, ils montaient à Rora suivre
l'école paroissiale. L'historien Jean
Léger, contemporain et ami de Josué
Janavel, signale dans son Histoire cette admirable
organisation d'écoles
élémentaires, créées et
dirigées avec des soins maternels par
l'Eglise Vaudoise, grâce à quoi,
dès cette époque, nul
« analphabète » ne se
rencontrait aux Vallées. L'unique manuel
scolaire adopté était la Bible :
on apprenait à lire correctement ; on
acquérait les éléments essentiels
de la religion et de la morale ; on
étudiait par coeur les chapitres les plus
importants. En outre, au moyen d'exemples
pratiques, on apprenait à compter.
Léger ajoute cette curieuse information
qu'en général on n'apprenait pas
à écrire, le besoin ne s'en faisant
pas sentir. Le jeune Josué, lui, savait lire
couramment ; il possédait une
connaissance vaste et profonde de la Parole de Dieu
et des principes chrétiens, mais il n'aurait
pas su tracer son nom. Ce n'est que plus tard,
devenu adulte et père de famille et devant
les nécessités de la vie, qu'il
apprit l'usage de la plume. On s'explique ainsi que
son écriture soit demeurée lente et
irrégulière comme celle d'un
enfant.
Dans leurs moments de liberté,
les jeunes avaient aussi leurs passe-temps, mais
empreints de ce caractère ferme et
sérieux qui inspirait leur vie
entière ; Léger rapporte
à ce sujet d'intéressants
détails : c'est ainsi qu'ils
s'abstenaient de divertissements bruyants et
grossiers, de la danse, des jeux de hasard,
dés ou cartes. Cette attitude ne
procédait pas d'une vaine ostentation, mais
d'une conception précise du caractère
religieux de la vie et d'un sentiment de
dignité personnelle, qui était alors
commun à tout le peuple vaudois. Leurs
passe-temps étaient de vigoureux exercices,
aptes à rendre l'organisme fort et agile et
le préparant à répondre aux
plus durs efforts ; tels le jeu de la balle,
la course, le tir à la fronde, surtout le
tir à l'arquebuse.
On imagine aisément le dialogue
qui a dû s'engager plus d'une fois entre les
adolescents de la Gianavella et leurs
camarades :
- Eh ! Josué ! as-tu
bientôt fini de fendre ton bois ? Viens
donc avec nous chercher des pierres au torrent pour
armer nos frondes...
- Je n'en ai plus pour
longtemps ;
je vous rejoindrai bientôt.
- Il s'agit de te bien exercer, Josué, tu
es fort et adroit, de nous tous le meilleur
tireur.
- Bah!
- Oui, oui, c'est toi qui seras
sûrement cette année, nommé, au
prochain concours, Roi de la Compagnie. Tu te dois
de défendre l'honneur du village et tous
comptent sur toi !
- L'honneur de Dieu importe davantage, a
répondu gravement l'interpellé. Comme
David vainquit Goliath, un bon tireur peut
être un jour appelé à
défendre sa terre ou sa foi...
Telle était l'existence au foyer
de Liorato, existence normale d'une famille
vaudoise au XVII me siècle, existence
honnête, vigoureuse, pure, ayant comme
fondements la foi chrétienne, l'amour de la
patrie-, le sens du -devoir. Preuves en soient les
témoignages unanimes des contemporains, amis
aussi bien qu'ennemis; il nous plaît d'en
rapporter deux à travers lesquels se dessine
toute la jeunesse de notre. héros.
Le Français Dominique Vignaux,
qui fut pasteur aux Vallées cinquante ans
auparavant, écrivait en latin à ses
collègues de Genève:
« Ces gens diffèrent de
presque tous, tant par la piété que
par les moeurs. Ils sont d'une rare
simplicité et docilité... tellement
que, 'dès mon arrivée, je me suis
senti transporté dans un autre monde. Si
vous pouviez voir de quel zèle ils
brûlent d'entendre la Parole de Dieu, de
quelles distances et par quelles routes abruptes
ils accourent partout où l'on prêche!
Ils fuient le luxe, le blasphème, les
scandales, ils mettent leur bonheur dans la
connaissance de la volonté de Dieu... je
n'aurais jamais cru que le Père
Céleste eût caché dans ces
monts d'aussi grands trésors. Du reste,
c'est avec grande fatigue et sueur qu'ils se
procurent la nourriture, mais
Dieu les bénit à tel point que de
luxuriantes récoltes mûrissent
même parmi les rochers et les
précipices. Les châtaignes, les noix,
le lait abondent, dans la région.
Voulez-vous que je le dise ? Nous ne voudrions
pas renoncer à notre vie frugale pour toutes
les délices d'Italie et de
France... ».
L'historien Jean Léger,
déjà cité, qui, pendant la
jeunesse de Josué Janavel, était
pasteur à Saint-Jean, paroisse voisine de
Liorato, évoquait plus tard en terre d'exil
les souvenirs du passé :
« Certainement, je puis dire,
par la grâce de Dieu, sans flatter ma patrie,
comme tous ceux qui en peuvent parler avec
connaissance comme moi m'en pourront aussi
justifier, qu'il n'y a point d'Églises
réformées où la Parole de Dieu
soit reçue avec plus de zèle,
d'humilité et de diligence, ni les personnes
généralement mieux instruites
ès S.S. Écritures et en la
controverse contre les Papistes (car pour d'autres
hérétiques ils n'en ont pas ouï
parler), où les pasteurs et le saint
ministère soient tant
vénérés, ni la discipline plus
sévèrement
pratiquée »...
Troubles et menaces
D'obscures et constantes menaces
troublaient cette vie simple et tranquille de gens
disciplinés, honnêtes, soumis aux lois
de l'État, désireux de poursuivre en
paix leurs travaux et leurs jours. Pour comprendre
les événements auxquels Josué
Janavel sera tragiquement mêlé, il est
nécessaire d'examiner les raisons de ces
inquiétudes.
La cause principale n'était autre
que la fidélité des Vaudois à
la foi évangélique. On refusait
d'admettre que, dans un État catholique tel
que le duché de Savoie, existât une
population qui fût dé religion
différente, religion condamnée comme
hérétique par l'Eglise officielle. Il
est vrai que, grâce à leur
inébranlable constance, les Vaudois avaient
Obtenu du souverain, par le Pacte de Cavour de
1561, la reconnaissance de leurs libertés
religieuses, encore que celles-ci fussent
étroitement limitées. Mais une telle
concession était mal vue de leurs
irréductibles adversaires qui voulaient non
pas limiter mais anéantir leur foi.
Le centre de cette oppression
était à Turin, principalement dans la
puissante congrégation de Propaganda fide,
et sa plus ardente inspiratrice la princesse
Marie-Christine, dite Madame royale, soeur du roi
de France Louis XIII, belle-fille, femme et
mère de trois ducs successifs, et, durant un
certain temps, Régente de l'État.
Elle usa constamment de sa grande influence pour
faire sentir aux Vaudois son impitoyable et tenace
hostilité. Le groupe le plus actif des
persécuteurs résidait
précisément à Luserne ;
il se recrutait parmi les autorités civiles
et ecclésiastiques, les prêtres, les
officiers, les fonctionnaires et les bourgeois
fanatiques. Son inspirateur principal fut, durant
la jeunesse de Janavel, le prieur de la paroisse
Saint-Jacques Marc-Aurèle Rorengo, qui
appartenait à la famille des comtes de
Luserne ; c'était un homme de vaste
culture, de vive intelligence, de forte
volonté, qui s'était fait confier sa
charge pour combattre expressément
l'hérésie vaudoise. Ainsi se
prépara et s'organisa à Luserne, pour
se répandre dans toutes les Vallées,
une violente et haineuse campagne de propagande
accompagnée d'une série de mesures
arbitraires, d'agaceries, d'inutiles vexations,
qui, frappant tantôt l'un tantôt
l'autre, jetèrent la population dans
l'inquiétude et la crainte. Et, jusque dans
le vallon écarté de Liorato, on
sentait monter de la plaine un nuage avant-coureur
de tempête.
Parmi les instruments de ces manoeuvres, les
plus actifs étaient les moines. Dès
l'année 1508, s'était fondé,
à Luserne, un petit couvent de
« Serfs de Marie ». Ensuite, on avait vu
les Jésuites
s'établir dans une maison locative
située sur la place paroissiale. À
ces derniers succédèrent, en 1627,
les Franciscains réformés, dits
Recollets, qui, une dizaine d'années plus
tard, construisirent, au nom de leur patron
saint-François, un couvent dont on peut voir
encore le clocher gothique, l'église et les
dortoirs transformés aujourd'hui en
bâtiments de ferme.
Lorsque le jeune Josué descendait
au marché de Luserne, à peine
était-il entré dans le bourg par la
porte de Saint-Marc, que, passant entre les deux
couvents, il pouvait apercevoir les religieux
vaquant à leurs travaux divers. Multiples en
effet étaient leurs moyens d'action :
non seulement ils dirigeaient une école pour
enfants, mais, par des distributions de blé,
de vin et d'autres victuailles, ils attiraient les
Vaudois nécessiteux ; ils avaient
également institué une sorte. de
mont-de-piété qui, sous couvert de
conditions favorables prêtait des objets
utiles et surtout de l'argent ; puis, quand
ils avaient réussi à prendre au
piège un malheureux, ils le harcelaient de
promesses, de flatteries, de menaces mêmes
pour l'amener à abandonner sa foi
réformée. Parfois, ils incitaient
enfants ou adolescents à les suivre et,
malgré les protestations ou supplications
des parents, recouraient à la force pour les
éduquer dans la religion catholique. Pour
mieux accomplir dans les Vallées leur oeuvre
de propagande, ils quittaient aussi leur couvent,
pénétraient dans les villages, dans
les maisons, expliquaient, discutaient,
prêchaient et répandaient des
traités de polémique. Conviant les
pasteurs vaudois les plus réputés
à des discussions publiques, ils
multipliaient celles-ci dans les temples, dans les
maisons particulières ou simplement dans les
rues des villages.
Léger raconte que, s'étant
rendu à Luserne, le vendredi, à
l'occasion du marché, pour y accomplir
quelque acte de son ministère pastoral, il
fut plusieurs fois accosté par l'un ou
l'autre des moines et
invité à discuter sur un point de
doctrine ; souvent le ton de l'entretien
montait, s'envenimait ; oubliant leurs
propres. affaires, les gens se groupaient autour
des antagonistes et participaient avec ferveur
à la controverse. Le jeune Janavel suivit
certainement les débats avec une attention
passionnée.
À deux reprises, en 1628 et 1646,
les moines organisèrent de vraies
expéditions dans les communes de montagne
habitées, exclusivement par des Vaudois,
telles Angrogne, Villar, Bobbio, Rora, afin d'y
établir le culte catholique. et d'y
créer de petits postes conventuels
chargés de la propagande locale. Dans la
matinée du 29 décembre 1628, le jeune
Josué vit sans doute passer le groupe qui
montait bruyamment à Rora. Avec les moines
se trouvait le prieur Rorengo, chef de
l'expédition, auquel on en doit un
récit non exempt d'amertume. À cette
entreprise s'était associé le comte
Christophe Rorengo, seigneur de l'endroit,
quelques-uns de ses amis et toute une suite de
clients et de serfs.
Dès l'arrivée, le village
leur apparut complètement désert.
Maisons fermées ; portes et
fenêtres verrouillées, rues
solitaires, campagne silencieuse ; la
population entendait exprimer ainsi sa protestation
contre une invasion qui lui paraissait
insupportable. Usant de ce qu'il considérait
comme un droit, le comte Rorengo fit ouvrir de
force une maison vide à l'entrée du
village, puis, sans autre forme, y établit
deux moines et chargea quelques ouvriers de l'
aménager en établissement conventuel.
Le prieur célébra la messe dans la
plus vaste salle. Dans cette maison vaudoise ainsi
envahie la voix de l'officiant devait
éveiller de singulières
résonances ! Enfin les visiteurs
s'éloignèrent, laissant les deux
moines poursuivre leur mission. Celle-ci, toutefois
devait être de courte durée, car
l'attitude des nouveaux venus fut si maladroite et
si vive la réaction du populaire, que,
bientôt, pour éviter de plus graves
incidents, les indésirables furent
invités à se retirer. Naturellement,
ils s'y refusèrent. On vit alors se
dérouler une scène typique :
redoutant que les hommes de la paroisse n'en
vinssent à des actes de violence, ce furent
les femmes les plus robustes qui, courageusement,
pénétrèrent dans le couvent
improvisé ; elles s'emparèrent
des moines récalcitrants et, selon
l'expression de l'historien Gilles, qui
était à cette époque pasteur
à la Tour, « les portèrent
quelque temps dans leurs bras, sans les outrager en
aucune manière... ». Ainsi furent
poliment et définitivement expulsés
de Rora les représentants malvenus du prieur
Rorengo !
Mais directe cette fois et de
façon plus grave, une autre menace pesait
sur la Gianavella d'en-haut.
Le « quartier » des
Vignes, dans lequel était compris Liorato,
se trouvait, au point de vue administratif,
réuni à la commune de Luserne, centre
catholique de la vallée. Or, tout en
limitant aux parties supérieures de celle-ci
le droit d'avoir des lieux de culte
réformé, le Pacte de Cavour qui
fixait, on l'a vu, les libertés religieuses
du peuple vaudois, laissait aux protestants la
faculté de s'établir au-delà
de ces limites, « pourvu - disait le
texte - qu'on n'y fit point de sermons, ni
discussions, ni réunions
suspectes ». Comme les Vaudois,
population saine et vigoureuse, augmentaient
rapidement en nombre, ils se trouvèrent
bientôt à l'étroit et voulurent
profiter de cette concession. pour s'établir
dans la circonscription de Luserne. Aussi, en 1641,
comptait-on quarante-trois foyers de confession
réformée, parmi lesquels celui de la
famille Janavel à Liorato.
Cet état de choses déplut
aux autorités catholiques.
Interprétant de façon incorrecte le
Pacte de Cavour, elles voulurent n'accorder aux
Vaudois le droit de résidence que dans les
régions où leur culte pouvait
être légalement
célébré. C'est pourquoi l'on
entreprit de les expulser de la
circonscription de Luserne et des communes de la
plaine. En 1596 déjà, il leur fut
brutalement enjoint de vider les lieux. Ils
s'adressèrent alors au Souverain qui
reconnut leurs droits et les laissa en paix. Mais
les adversaires ne désarmaient point pour
autant. Grâce à leurs interventions
répétées, l'ordre d'expulsion
fut renouvelé en 1602, puis en 1625: mais
chaque fois, le Duc en arrêta les
effets.
1627. L'inquiétude règne
à Liorato.
- Femme, a dit Jean Janavel à
Catherine, un soir prends garde à nos
petits, ne les laisse pas trop s'éloigner de
la maison.
- Que se passe-t-il donc ?
- Eh ! plusieurs enfants ont
disparu du village voisin on dit qu'ils se sont
laissé persuader de suivre des moines,
à moins qu'on ne les aient contraints, les
pauvrets. Je crains que notre Josué ne soit
menacé.
- Mais il n'a que dix ans !
- Justement, on nous prend nos petits
pour les instruire en religion catholique. Qui sait
si ces malheureux pourront être
retrouvés. Ignores-tu qu'on a perdu les
traces de plusieurs d'entre eux et que toutes nos
protestations sont restées sans
effet ?
- Oui, plus que jamais. veillons et
soyons prêts !
Dans la matinée du 9 juin,
quelques Vaudois de Luserne sont tout à coup
arrêtés chez eux, sans nul motif. On
les conduit à la prison de Turin. Puis le
bruit se répand que, témoignant
d'intentions agressives, des troupes approchent des
Vallées. Le 29 juillet, un vendredi, on voit
circuler au marché de Luserne un personnage
important, le sénateur Barberi qui,
entouré d'un groupe d'affiliés et
d'agents de police, profère de sourdes
menaces :
- Voilà, déclare-t-il, en
désignant quelques Vaudois, des gens qui
osent encore habiter soit à Luserne, soit
dans la région des
Vignes ! ... est temps pour eux de
déguerpir !...
On éprouva dès lors de
vives inquiétudes jusque dans le coin
reculé de Liorato. Plus directement
exposés, les Lusernois
réformés commencèrent à
s'enfuir de leurs maisons ; ceux de la
région des Vignes au contraire
résolurent de défendre, par la force,
et leurs droits et, leurs biens. Ce ne fut
qu'à la suite de longues et pénibles
négociations que l'orage se dissipa.
Mais, au cours des années qui
suivirent, on ne laissa pas de voir se renouveler
les tentatives de violence et d'oppression. En
1640, alarme plus grave : les familles de la
plaine durent à nouveau abandonner leurs
demeures et se réfugier dans les hautes
vallées. Bien qu'une fois encore la question
eut été tranchée en leur
faveur par le Souverain, la situation devenait de
plus en plus difficile et l'on pressentait
l'imminence d'une catastrophe.
C'est dans cette atmosphère
d'insécurité constante que
s'écoula la jeunesse de Josué
Janavel. Pour lui, comme pour ses contemporains,
cette sourde anxiété contribua
puissamment à l'éducation morale de
chacun. Chez ces montagnards élevés
dans la crainte de Dieu et habitués au dur
travail du sol, toute atteinte à leurs
libertés ne faisait qu'affermir la
volonté de rester fidèles et de
repousser l'agression. Ainsi se formaient des
natures fermes comme la roc de leurs monts, des
caractères prêts à dominer les
pires tempêtes.
La Gianavella d'en bas.
Tandis que, dans la plaine,
s'accentuaient les menaces, la vie de famille
poursuivait son paisible cours dans le coin
tranquille de Liorato. Père et mère
s'étaient éteints en 1634, à peu de mois de
distance. À la même époque, la
soeur aînée, Marguerite, avait
épousé un agriculteur du voisinage,
Joseph Garnier. En 1639, Josué, ayant
à son tour décidé de prendre
femme, la famille en vint à une
séparation de biens : Jacques,
l'aîné, continua d'habiter la maison
paternelle avec Joseph le cadet : Josué
devait fonder ailleurs un nouveau foyer.
De la Gianavella d'en-haut, on
aperçoit, sur la pente escarpée,
à une centaine de mètres au-dessous
de Liorato, une autre maison rustique, construite
à l'ombre des châtaigniers et comme
insérée dans la montagne. C'est la
Gianavella d'en-bas déjà
décrite, la maison même de
Josué Janavel dont trois piliers
quadrangulaires soutiennent le large balcon. Sur
l'étroite cour s'ouvrent l'étable, le
bûcher et la cave ; au fond une petite
grotte creusée dans le rocher porte,
gravée dans la pierre, l'inscription
à la gloire du héros : W. G. G.
(Viva Giosué Gianavella) et la date :
1660.
Pour gagner les trois pièces de
l'étage supérieur, un passage
voûté a été
creusé dans la roche. On entre directement
dans la cuisine : au centre est le
foyer ; en face, deux fenêtres
étroites et inégales donnent sur le
balcon. À gauche et à droite ouvrent
deux petites chambres à coucher. Sous une
faible lumière, tout apparaît si
ancien, si riche de souvenirs que, dans
l'imagination du visiteur, Josué Janavel en
personne semble revivre ici. On croit le voir
penché sur l'âtre qui s 'allume,
tandis que se profile, à contre-jour, sa
solide carrure. Et l'on croit rencontrer son regard
énergique dirigé du côté
des pentes accidentées, comme s'il
retrouvait dans ce pays austère l'image
même de sa vie.
Sa personnalité ne put que
s'affirmer et mûrir au cours des seize
années de labeur qu'il passa avec sa jeune
femme, Catherine Durand, de Rora, dans cette
rustique demeure si conforme
à ses goûts. Au dire d'un
contemporain, dont le rapport est conservé
aux archives de Turin, Josué était de
taille moyenne et de forte encolure ; il avait
courte barbe noire, des yeux foncés et
pleins de vie, une expression ouverte et
résolue.
C'était un agriculteur actif et
entendu. Il cultivait ses champs, ses prés,
ses vignes ; il coupait le bois du vallon dit
des « Bannis » qui s'ouvrait,
à l'ouest, sous les précipices de
Rocca Bora ; il récoltait le miel de
ses ruches et descendait vendre les produits de la
ferme au marché de Luserne. Grâce
à son travail avisé et constant, il
acquit, tant au point de vue matériel que
moral une position enviable. On le tenait pour le
propriétaire le plus considéré
de la contrée. Un document lui attribua le
qualificatif de commendabile, ce qui veut dire
honorable.
Doué d'une intelligence vive et
réfléchie et d'un caractère
loyal autant que décidé, il faisait
preuve de sentiments religieux profonds
alimentés par la lecture quotidienne de la
Bible. Sa religion n'était mi une simple
spéculation de la pensée ni une
adoration mystique, mais, une réalité
quotidienne, qui s'exprimait surtout par une
stricte conscience du devoir. Le sentiment de la
présence de Dieu se manifestait chez lui par
une foi sereine et une confiance totale qui le
pénétraient d'une force
inébranlable. Au terme de son existence, il
pouvait résumer ainsi ses expériences
religieuses : « Qui espère
dans le Dieu vivant ne périra jamais. Que
rien ne soit plus fort que votre, foi. Si tout le
monde devait être contre vous et vous seul
contre tous, ne craignez que le Tout-Puissant qui
est votre sauvegarde ».
On connaissait Catherine, sa femme,
comme active, courageuse, entendue ; on la
savait sûre et fidèle compagne.
Auprès d'eux grandissaient trois filles et
un garçon, bel exemple de la famille
vaudoise.
Pour le peuple des Vallées
cependant, la situation se faisait d'année en
année moins sûre et plus grosse de
menaces. Les moines ne cessaient d'être
importuns, voire agressifs, les autorités
d'exercer une pression croissante et l'on pouvait y
voir l'intention toujours plus évidente
à Luserne et à Turin de pousser les
Vaudois à l'abjuration ou de les
anéantir. On vit renaître les efforts
tendant à les expulser des limites
établies.
En 1641, nouvelle alerte. Une autre, plus
alarmante encore, survint en 1650, sous forme d'un
ordre péremptoire : les Valdesi avaient
à quitter non seulement Luserne, mais aussi
la région de Saint-Jean et le
« quartier » des Vignes. La
famille Janavel se sentit alors directement
visée.
En 1653, troisième alerte,
aggravée d'un envoi de troupes et d'un
commencement d'expulsion. Les trois menaces,
purent, une fois encore, être
écartées ; mais, à bien
des indices, on pouvait prévoir l'inexorable
approche du malheur.
Et voici venir la terrible année
1655.
Le 25 janvier, le gouverneur Andrea
Gastaldo, qui s'intitulait Conservateur
général de la Sainte Foi pour
l'observance des ordonnances contre la
prétendue Religion Réformée de
la Vallée de Luserne, publiait dans ce
chef-lieu l'ordre péremptoire adressé
aux Vaudois résidant à Luserne,
Saint-Jean, la Tour et autres lieux de la plaine, y
compris naturellement les Vignes et Liorato,
d'abandonner ces territoires dans l'espace de trois
jours, sous peine de mort et de confiscation de
leurs maisons et biens. Toutefois, pourraient
rester chez eux ceux qui, dans l'espace de vingt
jours, se résoudraient à une
abjuration.
Ce fut un coup terrible pour ceux des
Vaudois qui se trouvaient devant l'angoissant
dilemme : perdre à tout jamais leurs
biens ou trahir leur foi. Et tout autant pour ceux
qui, bien que résidant dans les limites
autorisées, se sentaient
liés à leurs coreligionnaires et
pouvaient voir, dans ce premier coup du sort, le
prélude d'une ruine générale.
La douloureuse épreuve aviva en chacun d'eux
le sentiment de la fidélité à
l'Évangile et le besoin d'une vivante
collaboration.
L'historien Jean Léger, qui,
comme pasteur de Saint-jean, dut, lui aussi, avec
sa femme et ses onze enfants, quitter sa maison et
chercher refuge dans le val d'Angrogne, rappelle en
termes émus, dans son Histoire des Vaudois,
ces terribles moments. L'hiver était des
plus rigoureux : dans la montagne, il
neigeait ; dans la plaine, la neige se
transformait en pluie froide et tenace ;
pliant sous le poids de leurs hardes, les
malheureux proscrits pataugeaient jusqu'à
mi-jambe dans la boue des routes et des sentiers.
Et pourtant, personne ne céda à la
tentation d'acheter par l'abjuration le
privilège de rester sur place. Léger
le confirme éloquemment :
« J'en puis bien rendre
témoignage, puisque j'étais leur
pasteur depuis onze ans et qu'il n'y en avait pas
un que je ne connusse nom par nom ; jugez si
je ne devais pas pleurer de joie, aussi bien que de
compassion, voyant que toute la rage des loups
n'avait pas été capable d'enlever le
moindre de ces faibles agneaux et qu'aucun avantage
de la terre n'avait ébranlé leur
confiance... ».
Arrivés dans les villages de la
montagne, ils étaient reçus à
bras ouverts, consolés et
réconfortés par la chaleur d'un
accueil fraternel.
A la Gianavella d'en-bas. on ne pourra
que partager le sort des proscrits :
- Enfants, alerte,
vêtez-vous !...
Catherine les yeux pleins de larmes se
penche sur ses quatre petits qui, les yeux lourds
de sommeil, se dressent effarés sur leurs
couches.
- Qu'y a-t-il, mamma ? demande le
cadet d'une voix dolente.
Il nous faut fuir chez des amis pour ne
pas devenir papistes, mon petit. Mais ne crains
rien, nous partons tous ensemble, vos oncles
Jacques et Joseph nous accompagnent ainsi que
l'oncle Garnier. Vous, les fillettes,
indique-t-elle, précise et affairée,
prenez chacune une couverture, je me charge des
ustensiles de cuisine. Mais faites
vite !...
Et tandis qu'en silence, les enfants
obéissent et se hâtent la vaillante
mère murmure, après avoir parcouru
d'un dernier regard le cher foyer qu'il faut ainsi
quitter si brusquement :
« Sois fidèle jusqu'à la mort » !
Quand ils parvinrent à Rora, le haut village qui, au sommet d'une pente escarpée, domine la vallée de Luserne, la neige continuait à tomber sans relâche. Mais les fugitifs virent s'ouvrir des maisons amies, et celles-ci, peu à peu ensevelies sous le blanc linceul, disparaissaient dans les ombres de la nuit, moins obscures cependant et moins menaçantes que les ombres de l'avenir...
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