Prélude.
Confiné dès ce jour dans
l'alpestre village de Rora, où il avait
élu domicile avec les siens chez les parents
de sa femme, Josué Janavel attendait, non
sans impatience, un changement qui lui permît
de rentrer à Liorato. Il apprit alors que,
grâce aux efforts du pasteur Jean
Léger, à ce moment Modérateur
de l'Eglise Vaudoise, suppliques, mémoires
et recours avaient été envoyés
au Gouvernement de Turin pour obtenir la
révocation d'un aussi cruel édit.
Puis il eut vent qu'après avoir vainement
attendu la réponse, une députation
s'était rendue à Turin pour
présenter au Duc en personne la
prière de tout un peuple. Deux longs mois
s'écoulèrent sans résultat.
Déjà avril était là.
À l'approche du printemps, alors que les
travaux des champs réclamaient leur
intervention, ces agriculteurs exilés
frémissaient à la pensée de
leurs terres demeurées incultes. Le
propriétaire de la Gianavella, qui, pour
éloigner voleurs ou pillards, avait
organisé un service de garde autour des
demeures abandonnées, était de temps
en temps descendu dans son vallon solitaire et y
avait éprouvé la plus vive nostalgie
en face de sa demeure silencieuse et de ses champs
délaissés.
Tout à coup se répandit
l'effroyable nouvelle : dans la nuit du 16 au
17 avril, une armée constituée dans
le plus grand secret et forte de
quinze mille hommes - Piémontais,
Français, Bavarois et Irlandais - avait fait
irruption dans la vallée. Triomphant de
brèves résistances, ces troupes
commandées par le marquis de Pianezza
s'installèrent dans tous les bourgs et
villages entre Luserne, Bobbio et le val
d'Angrogne, sous prétexte d'assurer
l'exécution des ordres auxquels tout le
monde s'était promptement soumis. Des bruits
alarmants coururent : mesures brutales prises
contre la population, redoutables
préparatifs militaires, d'autres encore.
Rora cependant n'avait pas été
inquiétée - grâce à
l'intérêt du comte Christophe Rorengo,
seigneur du lieu, les mercenaires ne s'en
étaient pas approchés. Sept jours
d'anxieuse attente passèrent ainsi. Enfin
arrivèrent des nouvelles plus
rassurantes : vu l'attitude exemplaire de la
population, Pianezza promettait que la vie et la
propriété de tous seraient
respectées ; un arrangement allait
être conclu.
Mais, le 24 avril, veille de
Pâques, se dévoilèrent
brusquement les intentions réelles des
persécuteurs : faire disparaître
tout vestige de la foi réformée. Un
feu, allumé sur les ruines du fort de la
Tour, donna le signal de l'horrible massacre connu
sous le nom des Pâques piémontaises.
Trop confiante, la population devait être
traîtreusement, assaillie dans les maisons,
les rues, les champs ; à travers bois,
pâturages, rochers et
précipices ; partout attaquée,
poursuivie, traquée, elle fut saisie,
dispersée, torturée. Près de
deux mille Vaudois périrent ; un
millier d'autres échappèrent aux
tourments par l'abjuration. Le reste réussit
à s'échapper par-delà les
frontières. La riante vallée
était couverte de ruines et de sang.
Le premier acte de
l'épopée.
Ce matin-là, Josué Janavel
montait de Rora vers le col de Pian-Prà,
avec six compagnons, pour veiller au salut de tous.
Avec lui, se trouvaient ses frères Jacques
et Joseph, son beau-frère Joseph Garnier,
ses voisins Joseph Pellenc, le jeune Paul Vachero,
de Luserne, et surtout, cet Étienne Revel
qui devait devenir son fidèle lieutenant.
Tous armés et doutant à juste titre
des promesses du comte, ils voulaient être
prêts à tout.
Du col de Pian-Prà, on embrasse
le vallon de Rora en entier. Arrêtons-nous un
instant pour pouvoir reconstituer, dans son cadre,
la première entreprise du héros. Le
val s'ouvre là comme une conque profonde
limitée au nord et au couchant par la
chaîne de montagne qui la sépare de la
vallée du Pellice ; ici se
détache le contrefort de Castelus, qui la
ferme au midi, le séparant de la
vallée de Luserne derrière laquelle
se dresse la cime pyramidale du Frioland les pentes
de hêtres et de mélèzes, sont
creusées, du haut en bas, de ravins abrupts,
semés de rochers et d'éboulis.
Parfois un petit pré, une maisonnette
solitaire. De la cime du Brouard, un contrefort
descend rapide vers le contre et se termine par un
massif rocheux, la Rocca Roussa, dont les hautes
parois accentuent la grandeur sauvage. À
deux cents mètres au-dessous de
Pian-Prà, sur la pente couverte de
prés et de châtaigniers, se profile la
ligne sombre du village de Rora, gardé
à l'est par le temple vaudois, à
l'ouest par l'église catholique
récemment construite.
Telle apparaissait cette conque aux yeux
des sept montagnards. Tout semblait paisible autour
d'eux. Soudain, dans la limpidité de ce
matin de printemps, on découvrit, sur la pente
opposée, un
fourmillement d'hommes qui, de la Séa de
Valanza gagnait Rora à travers les
broussailles. c'était la soldatesque de
Pianezza, traîtreusement chargée par
le comte Christophe d'exterminer les habitants de
cette haute paroisse. Ils étaient
montés du Villar par un sentier
détourné, et avaient gravi la combe
de Liussa afin de surprendre leurs victimes et de
ne leur laisser aucune chance de fuite.
Janavel n'eut pas de peine à
découvrir leurs intentions. Suivi de ses six
compagnons, il se jeta sans hésiter à
travers prés et taillis pour leur couper la
route. Passant sous la Rocca Roussa, bondissant de
roche en roche, il gagna le sauvage ravin des
Fournaises par où les agresseurs devaient
forcément passer. Déjà, on
voyait dévaler à travers les bois ou
serpenter le long des sentiers ces trois cents
hommes qui semblaient plus nombreux encore. Les
Vaudois n'étaient que sept, mais
résolus à défendre jusqu'au
bout leurs familles et leur foi. Janavel entrevit
d'emblée la bonne tactique :
plaçant ses compagnons à quelque
distance les uns des autres et les dissimulant
parmi les rochers et les troncs d'arbres, ils les
adjura de ne tirer qu'à coup sûr. En
silence, tous attendirent l'approche de l'ennemi
qui s'avançait sans défiance et se
promettait un fructueux pillage.
Les soudards ne sont plus qu'à
cent mètres. Tout à coup, sept
détonations : six des envahisseurs
tombent foudroyés. Interdits, la troupe
s'arrête sur place. D'autres coups
encore : d'autres soldats tombent. Ne sachant
d'où vient l'attaque et croyant l'adversaire
bien plus nombreux qu'il n'est, les gens de
Pianezza hésitent, prennent peur, commencent
à reculer. Puis, quittant les taillis, ils
remontent péniblement les pentes. Mais les
sept Vaudois les serrent de près, les
frappent à tout coup, ne leur laissant nulle
trêve, jusqu'au moment où
groupés sur le col, haletants,
exténués, durement meurtris, les
mercenaires gagnent l'autre versant et
détalent prestement. Soixante des leurs sont
restés dans la bagarre, alors que, fait
inouï, les sept Vaudois rentrent sains et
saufs à Rora.
Ce combat mémorable
prélude à la brève
épopée de lit défense de Rora
que l'on peut reconstituer d'après la
narration, écrite douze ans plus tard par
Jean Léger, et dont les informations
remontent à Janavel lui-même. À
travers ses phrases un peu lourdes et emphatiques,
ainsi que l'exigeait le style de l'époque,
on sent l'auteur frémir d'amour pour sa
terre natale, de dédain contre l'oppresseur,
d'ardeur passionnée pour la sainte cause qui
a toujours fait des Vaudois un peuple de
héros et de martyrs.
Ce sont douze journées angoissantes,
faites de résolutions viriles, de combats
féroces, de résistances
désespérées. D'un
côté, une armée aguerrie et
bien équipée mais sans scrupule et
sans pitié qu'excite l'espoir du pillage. De
l'autre, un petit groupe de montagnards
embusqués dans un vol solitaire, une
équipe d'hommes insuffisamment armés
mais prêts au suprême sacrifice et
uniquement soutenus par la puissance de leur foi.
Dans le cadre puissant et sévère de
l'alpe où elle se déroule, cette
lutte revêt une grandeur tragique.
Et c'est à cette occasion que se
révèle un grand capitaine :
Josué Janavel. À trente-huit ans
entre tout-à-coup dans l'histoire ce simple
cultivateur qui va s'imposer par de rares
qualités militaires : rapidité
de décision, énergie dans l'action,
habileté de tactique, autorité au
commandement et courage indomptable. Faits à
la fois de prudence et d'équilibre, ses dons
d'entraîneur et de chef procèdent
d'une confiance absolue dans l'issue de son
entreprise et cette confiance s'appuie sur une foi
illimitée autant que sur une conscience
claire de la justice de sa cause.
Le second acte.
Ignorant sans doute les massacres dont
les coreligionnaires de la plaine venaient
d'être victime, les habitants de Rora
protestèrent immédiatement contre
cette soudaine et brutale agression auprès
de leur seigneur, le comte Christophe. Celui-ci,
hypocritement, exprima sa stupeur de ce fait
déplorable, accompli, prétendait-il,
par une bande de pillards bons, tout au plus,
à être mis en pièces. En outre,
il s'empressa de publier une ordonnance
interdisant, au nom du Duc, de faire tort en quoi
que ce soit aux habitants de Rora, alors que, le
lendemain matin, sur son ordre même, d'autres
soldats armés, au nombre de cinq cents,
montaient du Villar et débouchaient par le
col de Cassulé, derrière le Brouard,
pour surprendre le haut village d'un autre
côté !...
Par bonheur, Janavel était sur
ses gardes.
Les récits du massacre
étaient certainement montés
jusqu'à lui, il avait pressenti la mauvaise
foi du comte. À ses six compagnons allaient
s'en ajouter quelques autres : il disposerait
ainsi de onze hommes armés de fusils, de
pistolets et de poignards et de six jeunes gens
pourvus seulement de frondes.
Dès que l'ennemi fut
aperçu, le chef courut à la
lisière du col disposer en trois groupes ses
dix-sept combattants qu'il dissimula dans
l'épais bois de hêtres.
Protégés par les rochers qui
parsèment la pente, l'un face aux
assaillants, les autres de chaque côté
du sentier, ils attendirent en silence les soldats
de Pianezza qui, derechef, avançaient avec
assurance, certains cette fois de surprendre leurs
victimes. Brusquement, les attaquants sont
attaqués de toutes parts. Aux
décharges de mousqueterie s'ajoute une
grêle de pierres.
Fusiliers et frondeurs demeurent invisibles, ayant
pour alliée la montagne, si favorable
à la résistance.
Bientôt morts et blessés
jonchent le sol. Ce ne sont partout que
gémissements, cris et imprécations.
Les premiers assaillants s'enfuient dans la
direction du col et entraînent les leurs, se
précipitant en désordre fur l'autre
versant, longtemps poursuivis par les dix-sept
Vaudois. Ceux-ci, une fois encore, vont rentrer
victorieux : ils n'ont subi aucune perte et
compteront sur le terrain une cinquantaine de
cadavres ennemis.
Trente ans après, en 1685, dans
les Instructions qu'il enverra de Genève
à ses compatriotes pour aider à leur
résistance contre une agression
éventuelle, Janavel rappellera la
participation très efficace qu'ont eue
à ce succès les porteurs de
frondes :
« Les capitaines ne feront pas
mal de procurer des frondes à ceux qu'ils
trouveront capables, parce que, lorsque vous vous
battrez à la descente, les pierres des
frondes, avec dix fusiliers, font plus d'effet que
vous n'en pourriez croire. J'en ai fait
moi-même l'expérience en 1655: avec un
peu de fusiliers et six à sept hommes
armés de frondes, qui ne pouvaient encore se
servir de fusils, nous battîmes l'ennemi. Or,
sans cela nous étions
perdus... ».
Le troisième acte.
Exaspéré par cette
nouvelle défaite. Pianezza décida
d'employer tous les moyens pour écraser ce
foyer de résistance, le seul qui
subsistât encore dans la vallée du
Pellice. On le vit envoyer à Rora le comte
Christophe en personne, afin d'expliquer à
ses vassaux que cette seconde attaque était
due à un simple malentendu et que, mieux
informé, le marquis veillerait à ce
que les habitants soient désormais exempts de toute
crainte. Tout en accueillant avec les apparences du
respect de telles assertions, les montagnards
estimèrent que rester sur le qui-vive
était leur meilleure sauvegarde.
À Rora, vingt-cinq pauvres
familles - un peu plus de cent cinquante personnes
- vivaient encore sous la menace du danger :
dûment informés du sort terrible de
leurs frères, - ceux du bas pays, - ils se
savaient bloqués dans leur vallon et
menacés de toutes parts, sans
possibilité d'évasion. Si la
protection, du comte devait leur manquer, ils ne
pourraient se confier, au point de vue humain,
qu'aux sept hommes de Janavel.
Aussi bien, prévoyant une
nouvelle agression et Rora leur paraissant trop
exposé, cherchèrent-ils un lieu plus
sûr. Au-delà du contrefort du Castelus
se trouvait, sur le territoire de la même
commune, un hameau du nom de Rumé, humble
groupe de maisons rustiques, suspendues à
une pente escarpée. Ils
décidèrent de s'y rendre et partirent
dans l'après-midi du même jour. Un
long cortège de femmes, d'enfants, de
vieillards, d'invalides, s'éloigna lentement
et Rora, le haut village dépeuplé,
demeuré silencieux.
Le lendemain matin, comme on pouvait s'y
attendre, nouvel assaut de l'ennemi revenu plus
nombreux, plus furieux que jamais, : sept
cents hommes, surgis du fond de la vallée,
envahissent la conque de Rora, pillant,
brûlant. anéantissant tout sur leur
passage. Dissimulés dans les bois, le coeur
plein d'amertume, Janavel et les siens suivent du
regard cette oeuvre destructrice. Ils sont
conscients de leur faiblesse. Il faudrait
être en force et, par un, coup direct,
arrêter les agresseurs ce qui ne semble pas
possible. Le moment approche où l'ennemi va
s'en prendre au village même. Toutefois, sa
marche est alourdie par le pesant butin et le
bétail qu'il a volé.
C'est alors que le chef vaudois juge
venu le moment de l'assaut, En termes chaleureux
rapportés par Léger, il expose
à ses compagnons que, pour la sauvegarde, de
leurs familles, il est indispensable de clouer sur
place cette bande féroce dont on ne peut
attendre que la ruine et la mort : il leur
rappelle que, dans les temps passés, Dieu a
sauvé son peuple en lui accordant
d'extraordinaires délivrances, ainsi les
soutiendra-t-il encore. Puis, il les invite
à la prière. Aussitôt ces
dix-sept montagnards de plier les genoux et leur
capitaine d'invoquer sur eux la protection divine.
À travers les broussailles, ils courent
à l'ennemi, l'attaquent de différents
côtés, le frappent durement et
bientôt l'obligent à se regrouper pour
tenter une laborieuse retraite. Les troupes de
Pianezza s'apprêtent à rejoindre la
vallée du Pellice par le col de Pian
Prà. Mais, par une manoeuvre rapide, les
Vaudois les y précèdent et les
foudroient si audacieusement qu'abandonnant
bétail et butin, les envahisseurs se
précipitent vers la plaine, semant le sol de
morts et de blessés
À ce combat se rattache
probablement un curieux épisode que rappelle
une antique tradition locale. Sur un petit plateau
qui s'étend entre le rocher dit de Rocca
Roussa et le contrefort qui domine toute la
déclivité de Rora, avait
été établi un jeu d'enfants,
appelé la Svirota : c'est un tronc
d'arbre qu'on peut faire tourner très
rapidement au moyen d'un pivot. Afin de donner
à l'ennemi l'illusion du nombre, Janavel
aurait placé là quatre de ses jeunes
auxiliaires avec ordre de courir sans relâche
autour du tronc de telle sorte que, trompé
par l'apparence, l'ennemi précipita sa
fuite, À ce massif rocheux tout au moins se
rattache, dans la tradition populaire, le souvenir
de l'extraordinaire victoire d'une poignée
de paysans sur un bataillon de soldats de
métier.
Le
quatrième
acte.
Durant quatre jours, isolés du
monde et comme suspendus entre ciel et terre, les
défenseurs de Rora furent laissés en
repos. Mais ils avaient toutes raisons d'être
inquiets de l'avenir. En effet, le matin du
cinquième jour, qui se trouvait être
le 1er mai, ils découvrirent Sur l'aride
montagne qui leur faisait face, une masse
considérable d'ennemis se préparant
à un nouvel assaut.
C'était Pianezza en personne qui,
voulant avoir raison de cette poignée
d'obstinés, avait réuni sept à
huit mille soldats distribués en trois
corps. Partis de régions différentes,
c'est-à-dire du Villar, de Luserne et de
Bagnolo, ils se faisaient forts d'encercler
entièrement le vallon.
Le dernier de ces corps formé de
milices communales, de mercenaires irlandais, de
vagabonds et d'aventuriers âpres au pillage,
était commandé par le capitaine Mario
Albertengo, l'un des comtes de Bagnolo, connu pour
sa haine des Valdesi. Ayant deux heures d'avance
sur l'horaire, Albertengo, confiant en ses forces
infiniment supérieures, résolut
d'attaquer les objets de sa rage sans attendre
l'arrivée des autres.
Lorsqu'il vit l'ennemi s'approcher du
village, Janavel n'hésita pas à se
retirer avec les siens et, remontant jusqu'au
sommet du contrefort, il les disposa en tirailleurs
à l'abri des rochers. De cette façon,
il pourrait les dominer et parer à
l'encerclement. Déjà, pour
échapper à ses persécuteurs,
la population avait gagné les sommets.
Parvenue au village, la colonne ennemie ne se borna
pas à le saccager, mais, sûre
d'elle-même, elle voulut monter à
l'assaut. C'était compter sans les
intrépides Vaudois qui, à l'aide de
leurs fusils, de leurs frondes et de blocs de rochers
précipités
sur l'assaillant, le forcèrent à
reculer. Bientôt, cette prudente retraite se
mua en fuite précipitée le long des
sentiers escarpés à travers
prés, fossés ou ravins. Sans
répit, Janavel et les siens les
poursuivaient toujours. Au-dessus du village,
coulait le torrent, alors enflé par les
crues printanières. Sous l'empire de la
peur, de nombreux soldats s'y
précipitèrent et furent
emportés par les flots, d'autres vinrent
choir sur les rochers et parfois s'y briser. Un
groupe imposant de fuyards se retrouva, le
Capitaine Mario en tête, près du
village de Ciapel au bord d'une falaise qui
émerge cinquante mètres plus bas du
fond de la vallée. Tandis qu'ils reprenaient
haleine, les Vaudois se mirent à tirer sur
eux à bout portant. Quelques-uns, pris de
panique, tombèrent dans le ravin. D'autres,
ayant fixé de fortes cordes aux rochers,
crurent pouvoir se laisser glisser, mais, trop
courts les câbles restaient suspendus dans
les eaux bouillonnantes. Le capitaine
lui-même, n'en fut sauvé qu'avec peine
et dans un état si pitoyable que,
transporté à Luserne et pris de
délire, il y mourut peu de jours
après.
Après avoir ainsi dispersé
la première colonne, Janavel et les siens
étaient remontés sur la crête
pour y prendre quelque repos, lorsqu'ils virent
avancer, du côté opposé, un
nouveau corps de troupes : c'était
celui du Villar. Prenant de loin les Vaudois pour
des leurs, ils avançaient sans
méfiance. Tout à coup, les voici
décimés par une décharge
meurtrière. Nouvelle débandade,
nouvelle fuite éperdue nouvelle poursuite
jusqu'au fond de la vallée. C'est au cours
de ce recul désordonné qu'ils
rencontrèrent le troisième corps de
troupes venu de Luserne. Aussi
l'entraînèrent-ils dans leur
déroute, tandis que revenus une fois encore
sur la crête, les Vaudois se
réunissaient autour de leur chef et, comme
l'écrit Léger, mettaient selon leur coutume, le
genou en terre
pour
rendre grâces au Dieu des délivrances.
Le
cinquième
acte.
Trois jours de calme suivirent cet
étonnant exploit. Mais les héros de
Rumé sentaient l'implacable cercle de fer se
resserrer lentement sur eux. Ils savaient ne
pouvoir compter que sur la Divine Providence. Qui
dira l'angoisse de ces maris, anxieux du sort de
leurs compagnes, de ces pères tremblant pour
leurs enfants ? Le troisième jour, un
dernier message parvint de Pianezza, leur
enjoignant d'abjurer dans le délai de
vingt-quatre heures, faute de quoi les insoumis
seraient frappés de la peine de mort, de la
destruction de tous leurs biens et jusqu'à
celle de leurs récoltes et de leurs vergers.
Leur réponse, que rapporte Léger, fut
catégorique : « Nous aimons
cent mille fois mieux la mort que la messe :
si, après l'incendie de nos maisons, on en
vient jusqu'à couper nos arbres, notre
Père céleste est un bon
pourvoyeur... ».
Le lendemain matin, 5 mai, se
déchaîna l'inique entreprise. Pour en
finir, avec ces
« obstinés », Pianezza
lança sur Rora huit mille soldats et deux
mille hommes de milices communales, les disposant
de nouveau en trois Colonnes dirigées sur
Rumé et prenant cette fois toutes les
mesures nécessaires pour assurer la
concordance des attaques. Restait-il aux malheureux
Vaudois une chance quelconque de
salut ?
Les trois corps de troupes
avancèrent donc méthodiquement,
détruisant, brûlant, tuant tout. On a
conservé de cette abominable campagne des
épisodes poignants, tels le martyre du
vénéré maître
d'école de Rora, Jacques Ronc, que son
zèle et sa piété faisaient
appeler le « ministre de Rora ». Un
groupe
de
fugitifs s'étaient réfugiés
derrière lues rochers dans un coin perdu du
vallon. Parmi eux se trouvaient Jean Gignous Gay,
l'ancien du quartier des Vignes et ses deux
enfants : Daniel Garnier avec son fils,
Barthélemy Mourglia, Jean Ferrier, Jean
Mirot, Jean Salvagiot et une fille toute jeune de
Jean Mourglia. Découverts par une troupe de
milice communales ils se jetèrent à
genoux, implorant grâce, car ils
reconnaissaient chez leurs persécuteurs des
gens de Luserne, de Bibiana, de Cavour, avec
lesquels, peu de jours auparavant, ils avaient
encore des relations cordiales. Mais en vain !
Insensibles à la pitié, les
assaillants ne répondirent que par des cris
de fureur et brandirent leurs armes. Voyant qu'ils
n'avaient plus rien à espérer, les
malheureux se laissèrent choir, cachant leur
tête dans les fougères et c'est ainsi
qu'ils furent Massacrés jusqu'au
dernier...
La fureur dévastatrice de bandes
à ce point fanatisées ne pouvait
être contenue par la poignée de braves
que commandait Janavel. Tandis qu'avec leur
habituelle vaillance ces quelques hommes barraient
le passage à la colonne en provenance du
Villar, un second contingent tomba sur Rumé.
Après une défense
désespérée, toute la
population fut anéantie. C'est à
Léger que l'on doit le récit,
singulièrement dramatique, de la mort de
Marguerite Garnier, soeur de Janavel. Elle tenait
dans ses bras son dernier-né, quand elle fut
frappée d'un coup d'arquebuse. Tombant
à terre toute couverte de sang et serrant
l'enfant dans ses bras, elle voulut encore supplier
son mari, survenu à cet instant, de ne point
abjurer et de rester toujours fidèle
à sa foi. Et tandis que, dans le tumulte,
elle priait pour le salut de son enfant, un nouveau
coup de feu l'abattit. Devant l'inutilité
d'une résistance, Garnier s'enfuit, la mort
dans l'âme, et quand, trois jours plus tard,
il s'en revint sur les lieux chercher le corps de
sa femme, que retrouva-t-il ? le
nourrisson, encore vivant, qui vagissait sur le
sein maternel !...
Léger rapporte que cent vingt-six
personnes périrent dans l'odieux massacre,
de Rumé. Quelques rares habitants eurent la
vie sauve et furent emmenés
prisonniers ; parmi eux se trouvaient la femme
et les trois filles de Janavel, qui durent sans
doute leur salut au prestige de l'intrépide
capitaine.
Demeuré l'âme de la
résistance, celui-ci, le coeur
déchiré, avait vu de loin la ruine
irrémédiable du village où se
famille se trouvait livrée à la
fureur de l'ennemi.
Il avait avec lui son fils cadet,
âgé de sept à huit ans. Avec
ses dix-sept compagnons d'armes tous
miraculeusement sauvés et quelques
malheureux échappés au massacre, il
n'hésita pas à se jeter à
travers les bois, portant toujours son enfant dans
ses bras. Sur toute la région régnait
un silence de mort.
La fin de
l'épopée.
Quelques jours encore, Janavel resta
caché avec ses compagnons dans les derniers
recoins de la montagne de Rora. C'est là que
lui parvint un message de Pianezza, qui, n'ayant
pu, en dépit de ses efforts, s'emparer de sa
personne, lui proposait sous forme d'un effroyable
dilemme une dernière chance de salut :
ou bien l'abjuration et, comme récompense la
délivrance de sa femme et de ses filles et
avec cela le pardon et la vie sauve : ou bien
s'il persistait dans la résistance, la
menace pour les quatre femmes de les brûler
vives et pour lui de voir sa tête mise
à prix.
Janavel était prêt au choix :
sans hésiter, il envoya au marquis la
fière réponse que nous rapporte
Léger : « Il ne pourrait y
avoir tourment si cruel, ni mort si barbare, qu'il
ne la
préférât à l'abjuration
de sa religion, dont tant s'en faut que toutes ses
menaces fussent capables de le
détourner ; que, tout au contraire,
elles l'y fortifiaient encore davantage. Que si le
marquis faisait passer sa femme et ses filles par
les flammes, celles-ci ne pourraient consumer que
leurs pauvres corps, et que, pour leurs âmes,
il les mettait entre les mains de Dieu, aussi bien
que la sienne, en cas qu'il lui plût de
permettre qu'il tombât entre ses mains ou
entre celles de ces
bourreaux... ».
Paroles singulièrement
puissantes ! Elles dénotent une
fermeté de convictions, un courage
tranquille, une dignité personnelle, une
force spirituelle étonnante chez ce modeste
cultivateur que les circonstances avaient, en peu
de jours, transformé en défenseur de
la foi et du sol des Valides. Elles
démontrent en un mot la hauteur de ce
caractère qui mettait au-dessus de tout
intérêt la fidélité
à sa conscience et la liberté
rituelle ; dans ce moment de crise tragique,
Janavel incarnait l'âme de son peuple. Il
devenait réellement, au sens classique du
mot, un héros.
Faute de pouvoir sauver quoi que ce soit
de ce vallon dévasté ou de s'assurer
vivres ou munitions, l'intrépide Capitaine
décida de passer avec ses compagnons de
l'autre côté des Alpes pour gagner le
Dauphiné. Déjà
s'ébauchait dans sa pensée un plan
d'action pour la délivrance de son pays et
le salut de son peuple.
Ils partirent donc, par les chemins les
moins battus, Josué portant toujours son
fils sur ses robustes épaules. Par la
Vallée du Pellice, les alpes de Bobbio et le
col Boucier, ils purent gagner
Château-Queyras où plusieurs centaines
de Vaudois les avaient
précédés.
Ce fut au cours de ces quelques
journées de répit qu'il put se
préparer à la grande entreprise dont
dépendait le châtiment de tant de
crimes.
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