Le Verné.
Au cours des semaines qui suivirent ces
tragiques Pâques piémontaises, la
revanche des Vaudois se prépara lentement
dans un obscur village du val d'Angrogne, le
Verné. Brunies par les siècles, les
maisons du Verné s'étagent dans un
pittoresque désordre sur la pente d'un
coteau escarpé. De chaque côté
se creuse un large ravin qui semble être
là pour le protéger. Noble et
lumineux paysage que celui de ce val d'Angrogne,
étroit et profond, que domine d'une part la
chaîne majestueuse des Alpes, avec le Grand
Truc, le Roux le Cournour, le Vandalin :
d'autre part au second plan, la ligne lointaine du
Manzol, du Granepo et du Frioland. Au sud, le val
débouche dans la vallée plus large du
Pellice. Par sa position, le Verné, si bien
protégé par la nature devint un point
stratégique d'où l'on pouvait
poursuivre avec succès des opérations
militaires.
Vers le milieu de mai 1655, pendant le
court repos de Janavel au Dauphiné, on vit
surgir nombreux au Verné des groupes de
Vaudois qui, pour échapper au massacre,
s'étaient réfugiés dans la
vallée du Cluson alors occupée par la
France. Ils y accouraient dans la ferme intention
de reconquérir leurs Vallées par les
armes. Une commune aspiration les y poussait sans
qu'aucun mot d'ordre eût passé.
Aussi, groupe après groupe, et
faisant fi du danger, entendaient-ils revenir
à leur nid désert.
Le 15 mai, survint le capitaine
Barthélemy Jahier, de Pramol.
Déjà, le mois
précédent, il s'était fait
connaître par sa défense
énergique de la colline de la Tour et, plus
tard, réunissant au Val Cluson quelques
centaines de réfugiés, il avait
hardiment chassé l'ennemi du Val
Saint-Martin. Barthélemy Jahier -
accompagné de Jacques, son frère
cadet - entendait établir au Verné
son quartier général pour mener la
lutte contre les bandes de Pianezza.
À la tête de leurs groupes
respectifs, les capitaines Belin, de la Tour, Paul
Genolat, de Saint-Jean, Michel Bertin, d'Angrogne,
Jean Podio, de, Bobbio, Jean Albarea, du Villar
étaient aussi présents. Enfin l'on
vit se joindre à eux le capitaine
François Laurens, des Clos, secondé
par le lieutenant Peyronel, ainsi que le capitaine
Benet de Saint-Germain. Agiles et vigoureux,
excellents tireurs, rompus aux fatigues de la
montagne, c'étaient des gens honnêtes,
moraux, de convictions inébranlables et de
plus passionnément attachés à
leur terre. Pour la reconquérir, ils
étaient résolus aux plus grands
efforts et même au suprême sacrifice.
Voici comment Léger présente la noble
personnalité de Barthélemy Jahier
qu'il connut de près : « Ce
grand capitaine, certainement digne de
mémoire, d'autant plus qu'il a toujours
montré un grand zèle pour le service
de Dieu et le soutien de sa cause, sans prouver
jamais être ébranlé ni par
promesses ni par menaces, ayant un courage de lion
et cependant humble comme un agneau, rendait
toujours à Dieu toute la louange de ses
victoires, extrêmement versé dans les
Saintes Écritures, entendant parfaitement
les controverses et homme de grand
esprit... ».
Sur tes entrefaites, le 20 mai, Janavel
repassa les Alpes avec deux cents compagnons bien
armés pourvus de vivres et
de munitions. Bien qu'ignorant la concentration de
leurs coreligionnaires au Verné, ils avaient
été, comme eux, poussés par
l'irrésistible besoin de revoir et de
reconquérir le sol natal. Durant son exil
temporaire, un plan d'action avait germé
dans le cerveau de Janavel : la brève
et violente campagne de Rora ne l'avait-elle pas
rapidement formé au métier des
armes ? Aussi bien, son expérience
d'une guerre de montagne valait-elle celle d'un
soldat de carrière. Conscient de ses propres
forces, il connaissait les aptitudes de ses
compagnons d'armes sans méconnaître
d'ailleurs la valeur et les méthodes de
l'ennemi. En un mot, le chef et ses troupes
étaient prêts à l'action.
Sitôt franchie la haute vallée du
Pellice, les Vaudois revenus de France
gagnèrent un alpage, la Pela des Geymets,
où quelques misérables
chaumières forment un hameau non loin de la
crête qui sépare le vallon de Liussa
de celui de Rora. C'était un lieu
d'accès difficile, mais d'où 'ils
pourraient fondre d'un trait sur l'ennemi.
Sans coordonner son action avec celle
des contingents du Verné, Janavel ouvrit les
hostilités dès le lendemain, 21 mai.
Après avoir traversé les vallons de
Rora et de la Luserne (que de souvenirs doux et
terribles ne dut-il pas évoquer en
franchissant ces pentes désolées
d'où l'on pouvait apercevoir de loin sa
maisonnette de Liorato !) le chef et ses
hommes débouchant des bois qui
séparent Luserne de Bibiana,
attaquèrent brusquement le bourg de
Lusernette. De Luserne, où il avait ses
quartiers principaux, le marquis
Amédée Manfredi, chef des troupes
ducales, voulut, en suivant le fond de la
vallée, leur couper la route de retour. Une
brève échauffourée s'ensuivit.
Bien que chargés de butin les Vaudois
réussirent à regagner la montagne, ne
comptant dans leurs rangs qu'un
blessé : Josué Janavel. Atteint
d'une balle à la jambe, il n'en regagna pas vivres
et de munitions. Bien
qu'ignorant la concentration de leurs
coreligionnaires au Verné, ils avaient
été, comme eux, poussés par
l'irrésistible besoin de revoir et de
reconquérir le sol natal. Durant son exil
temporaire, un plan d'action avait germé
dans le cerveau de Janavel : la brève
et violente campagne de Rora ne l'avait-elle pas
rapidement formé au métier des
armes ? Aussi bien, son expérience
d'une guerre de montagne valait-elle celle d'un
soldat de carrière. Conscient de ses propres
forces, il connaissait les aptitudes de ses
compagnons d'armes sans méconnaître
d'ailleurs la valeur et les méthodes de
l'ennemi. En un mot, le chef et ses troupes
étaient prêts à
l'action.
Sitôt franchie la haute
vallée du Pellice, les Vaudois revenus de
France gagnèrent un alpage, la Pela des
Geymets, où quelques misérables
chaumières forment un hameau non loin de la
crête qui sépare le vallon de Liussa
de celui de Rora. C'était un lieu
d'accès difficile, mais d'où 'ils
pourraient fondre d'un trait sur l'ennemi.
Sans coordonner son action avec celle
des contingents du Verné, Janavel ouvrit les
hostilités dès le lendemain, 21 mai.
Après avoir traversé les vallons de
Rora et de la Luserne (que de souvenirs doux et
terribles ne dut-il pas évoquer en
franchissant ces pentes désolées
d'où l'on pouvait apercevoir de loin sa
maisonnette de Liorato !) le chef et ses
hommes débouchant des bois qui
séparent Luserne de Bibiana,
attaquèrent brusquement le bourg de
Lusernette. De Luserne, où il avait ses
quartiers principaux, le marquis
Amédée Manfredi, chef des troupes
ducales, voulut, en suivant le fond de la
vallée, leur couper la route de retour. Une
brève échauffourée s'ensuivit.
Bien que chargés de butin les Vaudois
réussirent à regagner la montagne, ne
comptant dans leurs rangs qu'un
blessé : Josué Janavel. Atteint
d'une balle à la jambe, il n'en regagna pas moins
avec les autres le
lointain
alpage de la Pela ; mais, faute d'avoir
été extrait. à temps le
projectile demeura dans sa chair jusqu'à la
fin de sa vie.
Cette soudaine apparition des Valdesi ne
manqua pas de répandre à Luserne et
dans tous les bourgs catholiques des alentours une
terreur panique. Tous ceux qui avaient
participé au massacre des Vaudois et aux
récents pillages n'étaient pas sans
avoir entendu parler du héros de Rora comme
d'un chef redoutable. Aussi, craignant sa
vengeance, commencèrent-ils à
trembler. Dans leur effroi, ils appelèrent
à l'aide. Sans délai, de Luserne
à Bibiana, de Bricherasio à Cavour,
tous les villages furent aussitôt
fortifiés et dotés de
garnisons.
Deux documents intéressants
témoignent de l'effroi qui régnait
alors. Le premier est une lettre du marquis de
Pianezza (écrite le 22 mai, jour qui suivit
l'incursion des Vaudois) au marquis
Amédée Manfredi de Luserne, lettre
dans laquelle, le premier, au moment de confier au
second la défense du bourg, lui conseille
vivement de ne pas perdre courage et de relever le
moral des habitants visiblement abattus. Il y
déclare que les Vaudois « ne sont
enfin ni des démons, ni plus que des hommes
comme les autres, pour ne pas céder à
notre vaillance » (sic). Le second est un
édit daté du surlendemain, 23 mai,
dans lequel on met à ban les chefs vaudois
en offrant pour leur tête un prix
considérable : six cents ducats pour
Jahier, qui dirigeait au Verné la troupe la
plus nombreuse et trois cents ducats pour Janavel.
Sur le marché officiel des autorités
ducales, le taux d'estimation de ces pauvres
montagnards atteignait un prix qui témoigne
éloquemment de leur valeur
personnelle.
En dépit de quoi, un accord
tendant au développement de l'action commune
devait s'établir promptement entre les deux
chefs ainsi menacés. Le matin du 27 mai,
Janavel arrivait avec ses hommes
au Verné et, dès lors, le haut
village alpestre du Val d'Angrogne passait au rang
de quartier général des Vaudois pour
la reconquête de leur patrie.
Principes et instructions de combat.
Sur le chemin qui traverse le
Verné s'ouvre un étroit passage
conduisant à une cour de forme
irrégulière. À droite de
celle-ci s'élève une maison à
deux étages où de larges balcons
superposés, soutenus par deux gros piliers
quadrangulaires, courent sur toute la
façade. Au rez-de-chaussée, sous
l'avant-toit formé par le premier balcon,
s'ouvrent les portes de l'écurie et du
bûcher. Plus à gauche, un
étroit couloir conduit à une sombre
cave voûtée. Selon la tradition, c'est
là que fut établi le poste de
commandement de Janavel et des autres capitaines
vaudois. Sur le mur extérieur est
gravée la date de 1596, mais, lors d'une
réparation, cette pierre a été
placée à l'envers. Tout dans ce lieu,
cour et maison, conserve un air de rusticité
et de pittoresque tel qu'il est aisé d'y
situer l'héroïque épopée
qui s'y déroula voici trois
siècles.
C'est dans ces constructions à
demi-détruites, dans les granges, dans les
prés, un peu partout, que s'étaient
établies les troupes vaudoises. Les soldats
armés en général d'un fusil,
portaient à la ceinture un pistolet et un
poignard ; les plus jeunes n'avaient que des
frondes. Un groupe d'élite était muni
d'arquebuses, fusils particulièrement longs
et pesants, d'une portée plus grande et plus
précise que les autres, dont le canon,
pendant le tir, était soutenu par une
fourche fichée en terre. Grand était
le disparate des costumes qu'on ne peut qualifier
d'uniformes. Les officiers vivaient avec les
soldats sur le pied d'une fraternelle
communauté, chose bien naturelle, puisque
les supérieurs
étaient nommés par leur
subordonnés. Ainsi s'établissait une
forte solidarité tempérée par
un sens spontané de l'ordre et de la
discipline. La compagnie devenait un corps solide
et cohérent. L'identité des risques,
du but à atteindre, et l'esprit qui les
animait rendaient les uns comme les autres capables
d'extraordinaires efforts.
De préférence le soir, et
souvent deux fois par jour, les Vaudois se
réunissaient pour un culte en commun. Cet
usage, auquel ils tenaient particulièrement,
fortifiait les sentiments religieux qui inspiraient
tous les exercices. Dans les Instructions par
lesquelles, trente ans plus tard, il
résumera ses expériences de guerre,
Janavel insiste d'une manière toute
spéciale sur la nécessité du
culte et du facteur spirituel dans la vie
militaire :
« Premièrement »,
dit-il, « il faut, tous tant que vous
êtes, mettre les genoux à terre, lever
les yeux et les mains au ciel, le coeur et
l'âme à Dieu par des ardentes
prières afin qu'il vous donne son
Saint-Esprit... Le soir étant venu, vous
vous rassemblerez tous pour adresser votre
prière à Dieu... Nos
péchés sont la cause de nos
malheurs ; il faut donc s'humilier tous les
jours devant Dieu et lui demander pardon de bon
coeur de tant de péchés que nous
avons commis et commettons contre sa sainte
majesté, se réconciliant toujours
à Lui... ».
Une prière que les troupes
vaudoises prononçaient dans leur culte nous
a été aussi conservée :
« Seigneur notre grand Dieu et
Père de miséricorde, nous nous
humilions devant ta face, pour te demander pardon
de tous nos péchés au nom de
Jésus-Christ, notre Sauveur... Nous te
rendons aussi nos très humbles actions de
grâce de ce qu'il t'a plu de nous avoir
conservés jusqu'à présent
contre toutes sortes de dangers et de malheurs et
te supplions humblement de nous continuer à
l'advenir ta sainte protection et bonne sauvegarde
contre tous nos ennemis de la main desquels nous te
prions
aussi de nous délivrer et garantir. Et
puisqu'ils attaquent là vérité
pour la combattre, bénis nos armes pour la
soutenir et la
défendre... ».
Mais s'ils restaient fidèles
à la pratique de leur foi, les Vaudois n'en
observaient pas moins strictement leurs devoirs
militaires. À cet effet, placées sur
les hauteurs ou gardant tous les passages, des
sentinelles ne cessaient de scruter l'horizon pour
y déceler l'approche de l'ennemi.
Les capitaines se retrouvaient entre
eux, probablement dans la cave indiquée par
la tradition. Léger, notre principal
informateur, mentionne ces conseils de guerre dans
lesquels, d'un commun accord, on préparait
la tactique de l'assaut, assignant à chacun
une tâche particulière. Et c'est
à cette occasion que s'exerçait
l'ascendant de Josué Janavel.
Le but était clair : chasser
l'ennemi des Vallées, reconquérir la
terre natale, réinstaller le peuple vaudois
dans sa patrie, y rétablir le culte de
l'Évangile, ou, pour employer l'expression
des chefs, « allumer le flambeau de la
vraie lumière de l'Évangile dans le
lieu de notre, naissance », afin d'y
remettre en honneur le devoir sacré de
l'adoration, mission fondamentale du peuple
vaudois. Janavel devait être non seulement le
promoteur et l'organisateur de cette campagne, mais
son réalisateur principal. Sans
prétendre au commandement de la petite
armée, il acquit de suite auprès de
ses collègues une autorité
indiscutée. Et c'est ainsi que, dès
son arrivée au Verné, l'on vit se
développer les éléments d'une
solide organisation militaire et que toutes les
initiatives successives portent l'empreinte
très nette de son génie.
C'est de l'examen des faits qu'il tirait
les lignes directrices de son action :
l'ennemi étant infiniment plus nombreux et
mieux armé, il convenait d'attaquer par
surprise les différents corps de troupe, de
les harceler jusque dans leurs réduits de la
plaine, de l'inquiéter, pour ne pas dire le terroriser,
par de
continuelles
entreprises militaires et civiles, de chercher
refuge et défense dans les rochers
imprenables des montagnes, de tenir bon
désespérément, jusqu'au jour
où le Duc se déciderait à
traiter et à concéder aux Vaudois,
avec la paix, la reconnaissance de leurs
droits.
Pour réaliser ce plan, on s'en
tint à la tactique déjà
employée dans les combats de Rora :
division de la troupe en petites compagnies de
vingt à trente soldats, extrême
légèreté et rapidité de
marche et de déplacement ; progression
par groupes détachés, attaque
impétueuse et inopinée de
l'adversaire, de face ou de flanc. C'est ainsi que
pourrait être compensée la grande
infériorité numérique des
montagnards et que l'ennemi pris de terreur,
perdrait ses chances de résistance et se
réfugierait dans la fuite. Une semblable
tactique impliquait naturellement pour le chef
cette minutieuse connaissance du terrain, cette
promptitude d'observation et d'exécution, ce
courage équilibré et confiant qui
étaient les dons spécifiques de
Janavel ; de même, elle sous-entendait
chez les subordonnés une entière
acceptation de la discipline cette autonomie dans
les mouvements, cet esprit d'intelligente
compréhension et de collaboration, ce sens
du sacrifice, cette foi inébranlable, qui
sont qualités naturelles aux troupes
vaudoises.
Chaque matin, souvent dans la nuit
noire, on partait du Verné pour des
reconnaissances. Si longues et si dures qu'elles
fussent, les Vaudois conservaient intacte leur
vigueur physique, la fraîcheur de leurs
sentiments, l'élan de leur action. Une fois
les plans établis, ils étaient
impitoyables à l'égard de l'ennemi
déclaré. Comme ils avaient subi la
triste expérience de sa
férocité et se rappelaient le cruel
massacre des leurs, on les voyait abattre sans
hésitation tout ennemi armé. Ils
n'épargnaient que les prisonniers dont on
pouvait par échange ou rançon tirer
quelque avantage. De même que leurs maisons
et leurs biens avaient été pillés
et brûlés, de même ils pillaient
et brûlaient maison sons et bien des
adversaires, se procurant de la sorte vivres et
munitions. Au cours de chaque expédition,
ils retrouvaient ci reconnaissaient des objets, des
ustensiles, des instruments de travail ou des
bestiaux qui leur avaient été
volés lors du grand massacre. Aussi
estimaient-ils légitime cette
récupération un peu rude. Mais ils
épargnaient toujours les êtres
faibles, désarmés et non combattants.
En dépit des massacres dont leurs familles
avaient été victimes, ils ne
touchaient jamais aux enfants, aux vieillards ou
aux femmes. Une seule d'entre elles tomba au cours
de l'assaut de Saint Second, et ce fut par suite
d'une méprise ; ils en
exprimèrent leur regret. N'allons pas en
déduire qu'ils n'aient jamais
entraîné de prisonnières. Mais
on verra plus tard Janavel insister très
fermement sur ce point dans ses Instructions :
« Vous prendrez bien garde, en toutes
rencontres et combats, de réserver le sang
innocent, soit ceux qui sont incapables de vous
faire du mal, afin, que Dieu n'en soit
offensé et pour n'être pas
obligés d'en répondre devant son
tribunal au jour du jugement »...
Certes, les Vaudois combattaient
durement, mais, dans l'ardeur même de la
lutte, ils sentaient la présence de Dieu et
conservaient intactes l'honnêteté,
l'austérité des moeurs, la
loyauté de la pensée. Janavel le
répétera sans cesse :
- « Soyez ardents à la
prière, surtout dans le combat, afin que, si
Dieu vous retire par cas et accident subit, il vous
reçoive en grâce... Ayez toujours
votre âme élevée à
Jésus-Christ ».
Cette lutte armée était
pour eux non un acte de vengeance ou de
cupidité mais l'accomplissement d'un
inexorable devoir.
Vingt jours
de guerre.
L'action des Vaudois du Verné,
qui, nous l'avons entrevu, avait été
jusqu'alors assez désordonnée, prit,
dès l'arrivée de Janavel, une tout
autre allure. Déjà dans
l'après-midi de ce même 27 mai, on
tenta une expédition dans la plaine.
Descendant des Portes d'Angrogne par le vallon de
la Ciamugna, les montagnards passèrent entre
Bricherasio et Saint-Second, et, après une
marche d'une dizaine de kilomètres,
assaillirent la grosse bourgade agricole de
Garzigliana, située dans une plaine fertile
au confluent du Pellice et du Cluson. Ils la
trouvèrent fortement défendue et
prête à la résistance;
dès leur apparition les cloches
commencèrent à sonner et des
contingents de fantassins, de cavaliers
mêmes, survinrent des villages voisins, de
sorte que les Vaudois durent se retirer, mais sans
pertes appréciables, entraînant avec
eux quelques prisonniers et un nombreux
bétail.
Le lendemain, ils
décidèrent une attaque cette fois sur
Saint-Second, où se trouvait un fort noyau
de soldats du Duc, ceux-là mêmes qui
s'étaient montrés
particulièrement cruels lors des
Pâques Piémontaises. On aura ici un
exemple probant de la tactique de Janavel. Des
Portes d'Angrogne, contournant le haut du vallon de
la Ciamugna jusqu'au coteau des Plans de Prarustin,
ses hommes se lancèrent brusquement à
l'attaque, dépassant, dans leur
impétueux élan les défenses
très solides du bourg. Quelques centaines de
mercenaires irlandais s'étaient
enfermés dans le fort, à l'est du
village. Après avoir roulé devant eux
de gros tonneaux remplis de foin, dans
l'épaisseur desquels se perdaient les
projectiles ennemis, les Vaudois boutèrent
le feu à des fascines accumulées
contre la porte d'entrée. Réfugiés dans une
vaste salle, les Irlandais s'y étaient
entassés au point de ne pouvoir faire usage
de leurs armes : tous furent passés au
fil de l'épée. Mettant ensuite le
bourg à sac, maison par maison, Janavel et
sa troupe retrouvèrent dans la plupart
d'entre elles, des objets qui leur avaient
appartenu. Pour finir, Saint-Second fut
incendié. Léger indique exactement
les pertes de la journée : huit cents
Irlandais tués, ainsi que six cent cinquante
Piémontais ; du côté
vaudois, sept morts et six blessés.
Le 3 juin, nouvelle incursion dans la
région, mais du côté de
Bricherasio. Trouvant l'endroit fortifié et
les défenseurs prêts à la
riposte, ils se bornèrent à piller
les fermes et hameaux des alentours. Tandis que
Jahier dirigeait l'action, Janavel, posté
à l'entrée du Val Pellice, contenait
les troupes qui, de la Tour et de Luserne,
accouraient au secours des leurs. Combat âpre
et long à travers les champs et les vignes
de la colline de Saint-Jean. Enfin, Jahier
survenant, l'ennemi fut complètement
battu : il laissait cent cinquante hommes sur
le terrain.
Les jours suivants, tandis que, de
rechef, Jahier organisait une attaque contre
Luserne, attaque partiellement réussie,
Janavel entreprit avec hardiesse une tournée
d'exploration dans la haute vallée du
Pellice. Plusieurs heures durant, il bloqua et
détruisit en partie un convoi, ennemi
fortement escorté. Ensuite, sur l'alpage de
la Pela des Geymets, il rencontra les Vaudois qui,
ayant abjuré, pendant les massacres, avaient
été groupés au Villar sous la
direction de quelques moines et d'une
poignée de leurs séides. Ils
étaient à peu près sept cents.
Avec énergie, Janavel les convainquit de le
suivre, de sorte qu'après avoir
dispersé les catholiques, il resta
maître de toute la haute
vallée.
De retour au Verné, il
lança, les 10 et 11 juin, deux furieux
assauts contre la Tour. Sans pouvoir en
ébranler les solides
défenses, on le vit cependant infliger
à l'ennemi des pertes considérables
que Léger évalue à trois cents
hommes au moins. C'est au cours, de cette
rencontre, que se distinguèrent tout
particulièrement les tireurs d'arquebuse,
postés sur la rive gauche du torrent
d'Angrogne, au lieu dit la colline des Monnets. De
là, ils décimèrent l'ennemi
sans être eux-mêmes atteints par son
tir. Chaque jour voyait une expédition
nouvelle.
Le 12 juin, action de
représailles, dans la haute vallée du
Pô au pied du Mont Viso jusqu'au village de
Crissolo dont les habitants avaient largement
participé aux massacres des Pâques
piémontaises : longue marche de nuit,
jusque sur la crête du Frioland, à
l'aube, passage du col des Portes et descente
rapide sur le point désigné. En toute
hâte, les habitants se
réfugièrent dans la vaste et profonde
caverne de Rio Martin, ce qui permit aux Vaudois de
piller et de brûler en toute
tranquillité les maisons des Crissoliens
où ils trouvèrent en abondance le
matériel qui leur avait été
dérobé. C'est ainsi que,
chargés de butin et poussant devant eux un
millier de têtes de bétail, ils
regagnèrent leurs quartiers.
Le 17 juin, tandis que Jahier
s'était rendu au Val Pragela, sur terre de
France, pour y revendre une partie de ce butin,
Janavel, à la tête des trois cents
hommes restés avec lui, bloqua de nuit le
bourg de Luserne et, à l'aube, l'assaillit
violemment. Il réussit à passer le
mur d'enceinte, en abattant les premières
gardes. Mais, à ce moment, survint un
régiment entier de troupes ducales aux
ordres du colonel de Marolles, lequel, la veille,
avait assumé la conduite des
opérations. Fort adroitement, Janavel
parvint à se dégager et à se
retirer sans pertes.
Jusqu'alors, l'ennemi n'avait eu ni le
temps, ni les moyens d'entreprendre une attaque
d'ensemble contre le quartier général
des Vaudois. À peine avait-il tenté
le 12 juin, alors qu'ils allaient
jusqu'à Crissolo, un faible assaut
aisément repoussé. Dès qu'il
eût appris l'absence du gros des forces
vaudoises conduites par Jahier, il décida de
marcher contre le Verné tous contingents
réunis.
À l'aube du 18 juin, tandis que
les Valdesi, harassés des efforts accomplis
les jours précédents, étaient
encore plongés dans le sommeil et le village
enveloppé de quiétude, trois, mille
soldats ducaux, aux ordres de Marolles, montaient
silencieusement de quatre côtés
différents, c'est-à-dire de la Tour,
de Saint-Jean, de la Ciamugna et de
Prarustin : ainsi le Verné allait
être entouré d'un cercle de fer.
Déjà le corps du centre avait
dépassé le contrefort des
Sonnaillettes, et s'apprêtait à
occuper la hauteur des Portes d'Angrogne, lorsque
soudain, l'alarme fut donnée par l'ennemi
lui-même qui, trop tôt, fit sonner
l'attaque générale.
Brusquement arraché à son
sommeil, Janavel réunit ses soldats et
voulut qu'un instant encore ils se recueillissent
dans la prière habituelle du matin. Puis, au
pas de course, il les entraîna par la rude
montée qui mène au sommet des
Barioles. Là, ils s'établirent
rapidement en position de défense, car, de
cet endroit, l'on dominait les différents
corps ennemis. Combattant et manoeuvrant sans
arrêt pour tirer parti de tous les avantages
du terrain, il réussit à contenir les
forces adverses, à repousser tous assauts,
à frapper inlassablement et à
infliger aux soldats du Duc des pertes toujours
plus sensibles. Grâce à quoi, ils
purent résister jusqu'au début de
l'après-midi. Le combat avait duré
huit heures. Pour finir, les assaillants, plusieurs
fois repoussés comprirent l'inanité
de leurs efforts et esquissèrent un
mouvement de recul. Alors, les Vaudois se mirent
à les presser avec énergie.
Bientôt la retraite se transforma en fuite,
la fuite devint une chasse et, sur la pente
escarpée, à travers les broussailles
et les ravins, s'annonça la déroute.
Cinq cents soldats ennemis avaient payé de
leur vie cette attaque
manquée. Au moment où, pour
éviter qu'ils ne tombassent dans quelque
embûche, Janavel s'occupait à
réunir les vainqueurs au sommet de la
colline, on vit arriver sur la route de la Collette
de Prarustin, Jahier et sa nombreuse troupe.
Pareille rencontre ne pouvait que donner aux uns et
aux autres un nouvel élan. Tandis qu'au loin
l'ennemi regroupait ses forces et cherchait
à les réorganiser, sans perdre un
instant et bien qu'ils fussent à jeun, les
deux capitaines vaudois se
précipitèrent sur lui et lui
infligèrent de nouvelles pertes. Ils
arrivèrent de la sorte au Chabas, sur les
ruines du Temple.
C'est alors que survint la
catastrophe :
Tandis qu'il entraîné les
siens avec son habituelle
impétuosité, Janavel est
frappé en pleine poitrine d'un projectile
qui le traverse de part en part. Il tombe tout
ensanglanté et on le croit perdu.
Consternation générale. On le pense
rapidement, après l'avoir étendu sur
une civière improvisée. Par bonheur,
le blessé conserve toute sa présence
d'esprit, toute son énergie spirituelle.
À Jahier qui, désolé, demeure
à ses côtés, il pourra encore
donner les indications nécessaires aux
opérations prochaines, lui conseillant de
s'abstenir, au moins pour ce soir-là, de
toute nouvelle action, en raison de l'effort
extraordinaire accompli par ses hommes. Puis,
à la nuit tombante, quelques-uns de ses plus
fidèles compagnons de lutte, mus par une
affectueuse sollicitude, le transporteront jusqu'au
delà du Cluson qui marquait alors la
frontière entre le Piémont et la
France. Au village de Pinache, il sera
fraternellement accueilli et soigné. Mais,
au même moment, un autre malheur devait
frapper les Vaudois. Le lendemain, alors que
Janavel était encore entre la vie et la mort
on apprit avec stupeur et consternation que le
Capitaine Jahier venait de tomber cette même
nuit, avec cinquante de ses compagnons, victimes
d'une embuscade près du
village d'Osasco, où, contrairement aux
conseils de Janavel, il s'était
laissé entraîner.
La
victoire.
Pinache ou Pinasca, localité
située sur la rive gauche du Cluson, le long
de la grande route de Sestrière,
était alors le centre d'une florissante
paroisse vaudoise que la persécution
déchaînée par Louis XIV devait,
trente ans plus tard, entièrement
détruire. À cette époque
toutefois, la domination française assurait
aux protestants la liberté religieuse et
c'est pour cela que des centaines de Vaudois au
nombre desquels étaient surtout des femmes
et des enfants s'y étaient
réfugiés pour fuir les massacres.
Tous attendaient là anxieusement le
résultat de la lutte soutenue dans la
Vallée du Pellice. Pour se remettre de sa
grave blessure, Josué Janavel demeura cinq
semaines dans ce lieu de refuge. Grâce
à Dieu, sa robuste constitution triompha du
mal. Lentement les forces lui revinrent. On
possède peu de détails sur ce temps
de repos forcé mais on peut imaginer
l'impatience et les angoisses qu'impliquait cette
longue réclusion, augmentée des
préoccupations qui étaient siennes au
sujet de sa famille, de ses compagnons et du sort
de la guerre !
Pendant ce temps, rentrés au
Verné le soir de ce fatal 18 juin, et bien
que fort affligés de la perte de leurs deux
chefs, les Valdesi n'avaient pas perdu courage. On
les avait vu reconstituer sans retard leur
commandement en nommant comme capitaines
François Laurent, des Clos, et Jacques
Jahier, frère du défunt. Ne se
sentant plus en sécurité dans le
village, ils avaient jugé prudent de se
retirer plus haut, au col de la Vachère, sur
la crête qui sépare Angrogne de
Pramol. Au bord des pentes abruptes, ils s'étaient
solidement
fortifiés, dressant de tous
côtés des barricades et des bastions
faits de terre et de rochers, utilisant au mieux
les accidents de terrain, Presque aussitôt,
ils avaient été assaillis par
l'ennemi, qui, venu en force, comptait les trouver
abattus par la disparition de leurs
capitaines : mais, dans un combat
acharné, les vaillants défenseurs
l'avaient rejeté avec pertes.
D'autres assauts successifs devaient
être vigoureusement repoussés.
Toutefois, en l'absence de Janavel, leur tactique
de guerre avait complètement changé
l'offensive, elle était devenue
défensive. Plus d'incursions hardies en
territoire ennemi, plus d'impétueuses
agressions, plus d'actes d'intimidation : nul
n'affirmait sa volonté de vaincre. Les buts
de la guerre étaient restés les
mêmes ; on en pouvait dire autant des
qualités des soldats et de leurs
capacités d'action. Mais l'entraîneur
manquait. Aussi bien, s'étaient-ils
retirés en position d'attente, se bornant
à consolider leurs fortifications et
à veiller à leur
sécurité.
Ainsi passèrent une douzaine de
jours.
Au début de juillet,
commencèrent à arriver des Huguenots
de France désireux d'apporter à leurs
coreligionnaires des Vallées l'aide efficace
de leurs bras. À travers toute l'Europe
protestante, une active et ardente propagande avait
été faite en faveur des Vaudois
persécutés, spécialement par
le Modérateur Jean Léger. Elle avait
suscité un vif intérêt, qui se
traduisait par une aide généreuse,
soit en subsides, soit en renforts. Le soir du 11
juillet était survenu sur les hauteurs de la
Vachère, le Modérateur
lui-même, accompagné d'un officier
suisse bien connu, le colonel Andrion, de
Genève, qui, pendant de longues
années, avait donné des preuves de sa
valeur au service des rois de France et de
Suède. Les arrivants se rendirent compte
promptement des défectuosités de
l'organisation militaire des Vaudois et
cherchèrent à y remédier. Le
jour suivant, nouvel et puissant assaut de l'ennemi
sous les ordres du colonel de
Marolles ; des trois côtés
à la fois, les Piémontais
s'étaient ébranlés au nombre
de plusieurs milliers ; bien des heures
durant, on combattit avec acharnement et,
finalement, les Vaudois réussirent à
repousser une fois encore les agresseurs. C'est
à cette occasion que l'on entendit ce mot
significatif du pordestat de Luserne, Baptiste
Bianchi, lorsqu'il vit rentrer
découragés et abattus des soldats
naguère assurés de la
victoire :
- « Autrefois les loups
mangeaient les barbets (1), mais le
temps est venu où
les barbets mangent les loups »
Le 17 juillet lut une grande journée au
camp de la Vachère, grâce à
l'intervention de deux autres personnages qui
devaient y apporter, de façon bien
différente, une contribution
décisive. Le premier était le colonel
Descombies, officier huguenot réputé
pour ses exploits. Il fut immédiatement
désigné pour prendre le commandement
des troupes qui, augmentées de volontaires
du pays et d'ailleurs, dépassaient les deux
mille hommes. Cette désignation fut
certainement une erreur. Les méthodes de
guerre que voulait introduire le nouveau commandant
gênaient les mouvements libres et
spontanés de ces montagnards. Elles furent
un obstacle plutôt qu'une aide : on s'en
aperçut bientôt.
C'est alors que fut rendu à son
peuple Josué Janavel.
Certes il n'était pas encore
entièrement remis de sa grave
blessure : mais comment demeurer plus
longtemps éloigné du
théâtre des opérations ?
La nostalgie du combat auquel il avait donné
forme et élan, le poussa à
entreprendre la longue et fatigante ascension de la
Vachère. Là il retrouva, avec joie,
ses anciens compagnons d'armes. Naturellement, la
faiblesse physique l'empêchait d'assumer un commandement
direct, mais,
de
suite, il se sentit vive par l'ardeur de la
lutte.
L'offensive, suspendue depuis le jour de
sa retraite forcée, reprit
immédiatement. Il en fut
l'irrésistible inspirateur. Preuve en soit
ce fait significatif que, le jour même de son
arrivée au col, on décida, pour le
lendemain 18 juillet, un assaut contre la Tour, la
position que l'ennemi avait fortifiée avec
le plus de soir.
Après avoir fourbi leurs armes,
les Vaudois gagnèrent de nuit la
vallée du Pellice et s'y établirent
à proximité du bourg. Sans exercer de
commandement, Janavel était de la partie.
Qu'à cet instant il eût donné
l'assaut, et sans, doute aucun village, aucun fort
n'eussent été épargnés.
Ainsi le remarque Léger, qui était
personnellement présent à l'action.
Mais alors que tout le monde attendait anxieusement
le signal de l'attaque. Descombies, qui venait de
recevoir des informations, précises sur les
forces de l'ennemi et ses défenses reconnues
formidables, craignit d'exposer ses troupes
à un échec et sonna la
retraite.
C'est par de très vives
protestations que les Vaudois accueillirent un
ordre qui leur paraissait absurde. Il y eut un
moment de grande agitation. Tandis que, d'un
côté, une partie des assaillants,
spécialement les huguenots,
obéissaient aux ordres du chef, de l'autre,
les troupes catholiques, réveillées
en, sursaut, avaient donné l'alarme.
Déjà les cloches sonnaient à
toute volée, appelant au secours ceux de
Luserne et d'ailleurs. Frémissant
d'impatience et de dépit, les capitaines
Belin, de la Tour et Peyronel, de Riclaret,
s'écrient alors :
« Qui nous aime, nous
suive ! ».
Et les voici lancés sur le flanc
ouest du bourg, car ils savent le mur d'enceinte
plus facile à escalader de ce
côté-là. La plupart des Vaudois
les suivront à la course. Bien que faible
encore, Janavel les accompagne. Très
certainement, il a approuvé et probablement
suscité cet élan audacieux qui correspond de façon
si
exacte à ses propres
méthodes.
Mais, vu son état, il ne peut
prendre une part effective à la lutte et
reste sur un coteau voisin, prêt à
signaler aux siens l'approche toujours possible de
renforts ennemis.
L'assaut des Vaudois sera
impétueux, irrésistible, selon le
vieux style de Janavel. Ils franchissent facilement
la muraille, et culbutent les défenseurs,
Tout près de là, dans un petit
couvent de capucins, des civils et des soldats se
trouvent barricadés en grand nombre. La
résistance est énergique, mais
rapidement écrasée. En même
temps, d'autres groupes d'assaillants se
répandent, comme un ouragan par les rues et
les places, abattent tous ceux qui font opposition.
En un instant, le bourg est en feu. Toute
résistance brisée, déjà
ils se préparent à attaquer le petit
fort récemment construit près de
l'Angrogne, déjà ils en approchent en
roulant devant eux de gros tonneaux comme ils ont
fait à Saint-Second, lorsque retentit le
signal d'alarme par lequel Janavel doit annoncer
l'approche imminente de renforts ennemis.
Aussitôt, ils se retirent en bon ordre vers
le Val d'Angrogne, avec le butin et les prisonniers
qu'ils ont faits, parmi lesquels les deux capucins
du couvent. Au camp de la Vachère,
Descombies, saluant les Vaudois revenus de
l'expédition, leur exprime son
étonnement, sa pleine admiration et aussi un
profond regret de son excessive prudence. Comme le
rapporte Léger, il observe « qu'il
croioit que les Vaudois fussent des hommes et
combattissent comme des hommes et non pas qu'ils
fussent des lions et plus que des
lions ».
Forts de cette approbation et d'un tel
succès, les montagnards se
préparaient à une nouvelle campagne
lorsque parvint l'étonnante
nouvelle :
- La guerre est suspendue ; un
armistice est conclu, et l'on est sur le point
d'entrer en négociations de paix !
La paix.
Las, en effet, de la tenace
résistance de ses sujets des Vallées,
résistance qui semblait vraiment
irréductible, pressé par les
Puissances protestantes, - Suisse, Prusse, Hollande
ou Angleterre - lesquelles, par d'insistants
messages et diverses ambassades, avaient soutenu la
cause des persécutés, le gouvernement
ducal avait été heureux d'accepter
l'offre d'arbitrage de Louis XIV. Le Roi de France
- chose assez inattendue -, venait par des lettres
personnelles, d'exprimer ses doléances pour
les tourments infligés aux Vaudois et de
manifester son désir de les voir
réintégrés dans leurs droits.
Une trêve fut conclue. Le 3 août, dans
la ville voisine de Pignerol, occupée alors
par les Français, s'ouvrit la
conférence de la paix. L'ambassadeur du Roi,
Servient, en était président ; y
assistaient à titre d'arbitres les
ambassadeurs suisses des cantons protestants,
Salomon Hirzel, de Zurich, Charles de Bonstetten.,
de Berne, Benoît Socin, de Bâle,
Jacques Stockart, d'Appenzell, fidèles
soutiens et amis de leurs coreligionnaires
vaudois.
Les délégués de
Hollande et d'Angleterre ne purent arriver à
temps. Non sans morgue allaient et venaient les
représentants du Duc de Savoie, le comte
Truchi, le marquis de Pianezza, le comte de
Grézy, le baron Perrachino, auxquels
s'étaient ajoutés le comte de Luserne
et le prieur Marc-Aurèle, Rorengo,
excitateurs les plus directs et grands responsables
des massacres et de la guerre. À
l'opposé, on voyait les
délégués vaudois, prêts
à discuter et à traiter d'égal
à égal. Ils étaient dix-huit,
représentant les différentes
communautés des Vallées. Le
Modérateur Jean Léger les
présidait. Mais Janavel n'était pas
des leurs : homme d'action plus que de verbe,
il avait préféré rester au camp, prêt à
reprendre les armes si la chose devenait
nécessaire. En revanche son fidèle
lieutenant Étienne Revel était
là, ainsi que le capitaine Jacques Jahier,
qui tous deux représentaient dignement ses
idées et ses aspirations.
Cette assemblée devait présenter
un spectacle peu commun en face des nobles
délégués du Duc et des
États les plus puissants d'Europe
siégeaient, pairs parmi les pairs, ces
dix-huit agriculteurs aux frustes allures, aux
vêtements grossiers, représentants
d'une poignée de proscrits, d'un petit noyau
de combattants fermement attachés à
leurs montagnes. Et c'est ce noyau-là qui
constituait une puissance politique et militaire,
battant en brèche le pouvoir d'un
souverain ! Réellement, ces montagnards
des Vallées étaient une puissance
d'un genre tout particulier : la puissance des
droits de la conscience, de la liberté
spirituelle dressée en face des
prétentions les plus hautaines.
La conférence fut laborieuse et
compliquée. Certains droits que les Vaudois
considéraient comme indispensables furent
âprement contestés. En dépit de
tout, le 18 août, fut enfin conclu le
traité de paix connu sous le nom de Patentes
de grâces, qui mit fin à la
persécution et à la guerre. Les
anciens droits religieux et civils des Vaudois y
furent en général reconnus ; une
importante exemption d'impôts fut
accordée, ainsi qu'une large amnistie
incluant la levée des bans dont avaient
été frappés Janavel et ses
compagnons. La permission fut accordée
à ceux qui avaient abjuré sous la
menace, de professer à nouveau la foi de
leurs pères ; l'échange des
prisonniers eut lieu. Deux douloureuses
restrictions furent cependant
ajoutées : défense aux Vaudois
de résider à Luserne, à
Bibiana et dans les communes de la plaine, avec
obligation d'aliéner leurs
propriétés sises en ces
régions dans l'espace de trois mois, et
interdiction de posséder un lieu de culte
à Saint-Jean, commune qu'ils avaient
pourtant le droit d'habiter.
Ainsi, Josué Janavel put savourer
avec une satisfaction profonde
les résultats de la victoire. L'historien
Léger déclare que ses contemporains
reconnurent sans conteste la part qu'il avait prise
à ce grand résultat, dû
essentiellement à ses capacités
militaires, à son habileté de chef,
à sa complète abnégation de
croyant.
« Certainement »,
dit cet auteur, « Janavel s'est
trouvé un instrument d'élite dans les
mains de Dieu, pour la défense de sa cause,
la conservation et consolation de plusieurs
persécutés et même pour le
recouvrement de sa patrie totalement
perdue ».
Ainsi les durs sacrifices du lion de
Rora avaient atteint leur but : la
délivrance de son peuple, la reprise de ses
Vallées, la réintégration des
anciens droits de liberté de conscience,
enfin le rétablissement du culte
évangélique, expression suprême
de la consécration des Valdesi au service de
Dieu.
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