Ton Dieu
règne
Nous sommes de braves gens
Joseph vit ses
frères... mais faisant comme s'il
était un étranger pour eux, il leur
parla rudement et leur dit : Vous êtes
des espions - Non, mon seigneur, nous sommes de
braves gens...
Gen. 42. 7-11.
Alors Joseph ne put plus se contenir...
et il dit à ses frères : Je suis
Joseph !
Gen. 45. 3.
La vie n'était déjà pas
facile pour les onze fils d'Israël. Ces hommes
se trouvaient aux prises avec les problèmes
économiques les plus durs. Ce n'était
pas une crise de surproduction, c'était plus
grave encore. La famine s'abattait sur toute la
terre. On n'avait plus de quoi manger. La question
n'était pas de savoir comment
dénaturer notre excédent de
blé ? Autrement brûlante elle
était : comment se procurer du
blé ? Ils avaient eu un ultime
recours : l'Égypte, pays de cocagne
où, grâce à la sagesse de son
gouverneur Joseph, des provisions
considérables avaient été
accumulées. Réduits à la
dernière extrémité, ils
s'étaient mis en route, et tout tremblants
ils se prosternaient devant le gouverneur pour
implorer sa pitié qu'il veuille bien leur
céder quelques sacs de grain
En voyant ses frères, Joseph les
reconnut ; mais faisant comme s'il
était un étranger pour eux, il leur
parla rudement et leur dit :
« D'où
venez-vous ? »
Ils répondirent :
« Nous venons du pays de Canaan pour
acheter des vivres. »
Joseph ne se fait donc pas connaître.
Bien mieux, il va les accuser durement : il va
les accabler : « Vous êtes des
espions ! »
Dénégations des visiteurs
désespérés :
« Non, mon seigneur, nous sommes venus
pour acheter des vivres ; nous sommes de
braves gens ! »
Décidément, la mémoire des
hommes est étrangement superficielle. Elle
erre à l'extérieur de leur vie et y
recueille pas mal de motifs de satisfaction. Aussi
loin que porte notre regard d'homme, s'étend
la plaine de notre honnêteté, la
paisible surface de notre bonne conduite. Nous
sommes de braves gens ! Mais oui ;
seulement, qu'est-ce qui dort au fond de
l'eau ? Qu'est-ce qu'il y a d'enseveli dans le
sous-sol de notre existence ? Qu'est-ce qu'il
y a là-bas, très loin, hors de la
portée des mémoires humaines et des
regards humains ? Ruben, Siméon, Juda,
Lévi, vous ne vous souvenez pas ? Non.
C'est dommage. Il le faudrait pourtant. Cela est
indispensable. Sinon, que puis-je faire pour
vous ? C'est pourquoi je vais vous mettre en
prison. J'aurais bien voulu vous épargner
cette épreuve ; mais puisqu'il n'est
pas d'autre moyen...
Alors Joseph fait enfermer ses
frères, sous le faux prétexte de
l'espionnage, et sans leur dire la vraie raison.
Car il faut que leur mémoire,
d'elle-même, se réveille dans
l'épreuve. Il faut que ces braves gens
descendent un peu au fond d'eux-mêmes.
Les voilà donc en prison. Ce qu'ils
attendaient de pire, à savoir qu'on leur
refuse du blé, n'était rien à
côté de ce qui leur arrive. Tout
tourne au plus mal. On imagine le désarroi
de ces braves gens, le même que le
nôtre devant la guerre :
« Nous n'avions pas besoin de cela
encore, comme si la vie n'était pas
déjà assez dure.
Nous voici privés de la liberté comme
des criminels, accusés injustement,
exposés à la mort. Ah ! nous
n'avions pas mérité cela ! Le
seigneur de ce pays est d'une injustice
révoltante. Nous ne sommes pas des espions.
Nous sommes d'honnêtes gens ! Et ils ont
raison. Ils ne sont pas des espions ; et
à tout autre point de vue que celui du
seigneur de ce pays, ils sont en effet de braves
gens. J'imagine que leur première
journée en prison s'est passée
à ruminer sur l'injustice du gouverneur qui
les avait châtiés, et à penser
que si Dieu existait, il ne permettrait pas de
pareilles choses. La seconde journée, leur
indignation étant quelque peu tombée,
un cri, peut-être, a retenti tout au fond
d'eux-mêmes, une voix infiniment lointaine,
complètement oubliée et pourtant si
connue - La voix du sang de, ton
frère. - Quoi ? - Dites, braves
gens, vous n'aviez pas un frère
autrefois ? - Ah ! cette vieille
histoire, mais ça ne compte plus, qu'est-ce
que tu vas chercher là ? C'est
oublié depuis longtemps. S'il fallait
s'embarrasser toute sa vie de cette
affaire !
N'empêche que le coup est
porté ; et qu'avec une rapidité
fantastique, la vieille affaire du fils
bien-aimé de leur père, dont ils
s'étaient débarrassés, est
remontée du fin fond de l'histoire pour
envahir leur conscience et devenir là, dans
cette prison (là, dans ce temple), des
dizaines d'années plus tard, (des centaines
d'années plus tard), la brûlante, la
terrible actualité de leur vie. Et alors,
quand après trois jours Joseph les fait
sortir de prison, ils ne disent plus : Nous
sommes de braves gens. Mais, ô miracle !
ils disent tout autre chose :
« Vraiment, nous sommes punis à
cause de notre frère. Car nous avons vu
l'angoisse de son âme quand il nous demandait
grâce, et nous ne l'avons
point
écouté ! Voilà pourquoi
ce malheur nous est arrivé ! Voici que
son sang nous est redemandé. »
Ainsi l'épreuve n'a pas été
vaine. Ils se souviennent enfin. Cela a
été dur, mais c'est fait, la
repentance est déclenchée. Il a suffi
de trois jours de prison pour rafraîchir la
mémoire de ces hommes. (Et à nous,
combien en faudra-t-il, hélas ? Mon
Dieu, faudra-t-il trois ans de guerre pour que nous
nous rappelions ce que nous avons fait de ton fils
bien-aimé, et que tu puisses de nouveau nous
montrer le visage de ta
miséricorde ?)
En voyant la détresse de ses
frères, Joseph « s'éloigna
d'eux pour pleurer ». Bien plus
qu'à ses frères, Joseph doit se faire
violence à lui-même pour se montrer
impitoyable et ne pas se faire reconnaître.
C'est pour lui-même une épreuve qu'on
ne saurait imaginer : être obligé
de paraître méchant, de paraître
injuste, pour obliger ses frères à se
repentir, à reconnaître leur
méchanceté et leur injustice.
(N'est-ce pas là ce à quoi Dieu est
sans cesse obligé à notre
égard, n'est-ce pas là tout le
mystère de la souffrance qui se prolonge et
de Dieu qui nous « cache sa face dans le
déchaînement de sa
colère » ?) Joseph
s'éloigna d'eux pour pleurer. « Ce
n'est pas volontiers que le Seigneur afflige les
enfants des hommes », dit
Jérémie
(Lamentations 3. 33).
Oh ! non, ce n'est pas volontiers que
Joseph emprisonne ses frères. (Dieu souffre
plus encore que nous de l'épreuve qu'il nous
envoie.) Il ne voudrait qu'une chose, pouvoir leur
pardonner, pouvoir tourner sa face vers eux, la
face de sa miséricorde, les embrasser tous
et pleurer de joie. Mais il ne le peut pas encore.
Non, il ne le peut pas tant que les hommes ne se
souviennent pas, tant qu'ils vivent à la
surface de leur vie, tant qu'ils dorment du sommeil
des braves gens. Si Joseph se
révélait trop vite et montrait trop
tôt sa miséricorde, ses frères
ne la comprendraient pas, et ce serait pis que
tout, car la miséricorde, c'est le dernier
mot de Dieu. Si elle est gaspillée, si elle
n'est pas comprise dans toute son étendue,
il n'y a plus d'espoir.
C'est ainsi que, comme la bonté de
Dieu à notre égard, la bonté
de Joseph est prisonnière de l'inconscience
de ses frères et qu'elle ne peut pas se
révéler encore, bien qu'au travers de
l'épreuve cette révélation
s'achemine, et que toute cette dureté de
Joseph ne soit là que pour donner toute sa
mesure à sa douceur. Rien ne peut nous faire
mieux comprendre le rapport entre la colère
de Dieu et sa grâce, entre Vendredi-Saint et
Pâques. Dieu est tout amour. Dieu ne veut que
pardonner. Toute sa grâce nous est promise.
Il attend seulement que nous puissions la
reconnaître, que nous laissions notre propre
justice. « Jusques à quand
seront-ils incapables de recevoir leur
pardon ? - demande Osée (8. 5). -
Jusques à quand diront-ils : nous
sommes de braves gens ? Jusques à quand
ignoreront-ils la grande révolte que je veux
leur pardonner ? » Ainsi la
colère de Dieu, comme celle de Joseph, est
au service de son amour. Elle ne fait que
préparer le chemin de sa grâce. La
nuit de Vendredi-Saint ne fait que préparer
le jour de Pâques. Toute notre
détresse n'est qu'une préparation
dure et longue du grand jour de la manifestation de
la puissance et de la bonté de Dieu.
Mais la préparation n'est pas
terminée. Ce n'est pas encore assez. Les
frères de Joseph ne sont pas encore
prêts à recevoir toute la
miséricorde du Seigneur. Ils se sont
souvenus de leur crime. Ils se sont souvenus de
cette journée de Vendredi-Saint qui dormait
au fond de leur mémoire. Mais il faut que ce
souvenir les travaille
davantage. Ils ne sont pas descendus au fond de
leur détresse. Ils n'ont pas mesuré
toute l'étendue de leur envie, de leur
amour-propre, de leur inconscience. C'est pourquoi
Joseph ne se révèle pas encore
à eux. Il ne leur montre pas ses larmes,
mais il continue à dissimuler ; il
continue à ne pas exister pour ses
frères. Il reste encore un peu de temps, ce
que ses frères ont voulu faire de lui. Il
faut que ces hommes qui ont supprimé leur
Seigneur et leur frère aient ce qu'ils ont
voulu et qu'ils en goûtent l'amertume. Ainsi
Dieu fait le mort. Il fait le mort que nous
avons fait de Lui. C'est là tout notre
malheur. Et c'est plus amer qu'on ne peut le dire.
Il laisse aller les choses comme s'il n'existait
pas, comme s'il ne nous aimait pas, puisque nous
n'avons pas voulu qu'il existe parmi nous, et pour
que nous voyions bien comme il fait bon là
où il n'existe pas. « Voici
l'homme aux songes qui arrive ! Venez,
tuons-le et jetons-le dans une citerne...
Crucifie ! ôte-le !
ôte-le ! » La graine a
porté son fruit. Nous vivons dans le monde
dont le Seigneur a été
ôté, et Dieu reste pour quelque temps
encore celui que nous avons ôté. C'est
là notre châtiment. Qui donc oserait
s'en plaindre ? N'est-ce pas ce que nous avons
voulu ? Faire nos petites affaires sans lui.
Eh bien ! les choses iront encore un certain
temps sans lui, du moins sans que nous sachions qui
il est.
Les frères de Joseph remontent donc
vers Israël en Canaan avec des vivres et la
vie reprend son cours. C'est comme une trêve,
une nouvelle période de paix pour
réfléchir. Mais comme la famine
continue, il faut redescendre en Égypte avec
Benjamin, cette fois, et affronter à nouveau
l'effrayant gouverneur. Cette fois l'épreuve
sera plus dure encore, et l'injustice de
Joseph plus manifeste, et plus
grande la violence qu'il devra se faire. De
nouveau, il devra dissimuler ses larmes. (Nous ne
savons pas ce qu'il en coûte à Dieu de
rester dur avec nous.) Enfin, après avoir
fait disparaître les traces de son
émotion, Joseph fait cacher sa coupe dans le
sac de Benjamin, puis il l'inculpe de vol, et le
retient comme esclave. C'est la dernière
démarche de sa colère. C'est aussi le
dernier pas pour ses frères dans la
repentance. Joseph est encore mort pour eux, mais
sa mort va porter son fruit, elle va ôter
vraiment leur péché, elle va tout
réparer dans leur coeur. Car voici que Juda
s'approche, celui-là même qui avait
proposé de vendre Joseph aux Arabes, et
qu'il dit : « Maintenant donc, je te
prie, que moi, ton serviteur, je puisse rester
l'esclave de mon seigneur à la place du
jeune homme, et que ce dernier puisse remonter avec
ses frères. Comment, en effet, pourrais-je
retourner chez mon père, si l'enfant n'est
pas avec moi ? Non, je ne saurais voir la
douleur dont mon père serait
accablé. »
Que la voie du Seigneur est donc
merveilleuse ! Comme sa mort a tout
accompli ! Comme elle a porté en nous
le dernier fruit d'une vraie repentance ! Cet
homme qui avait livré son frère et
déchiré le coeur de son père,
non seulement voit tout le mal qu'il a fait et
toute la douleur qu'il a causée, mais il est
prêt à se livrer lui-même
à la place de Benjamin. Vous voyez que la
dernière étape est franchie.
Où sont la jalousie, la convoitise,
l'amour-propre qui dévoraient le coeur de
ces hommes ? L'épreuve que Joseph leur
a imposée a tout balayé. Les enfants
d'Israël touchent le fond de la
détresse humaine devant ce seigneur qu'ils
ne reconnaissent pas encore. Où est le temps
où ils disaient : Nous sommes de braves
gens ?
Ce temps-là n'est-il pas
révolu, enterré dans la citerne
où ils ont jeté leur frère
autrefois, enseveli dans le tombeau de Joseph
d'Arimathée ? Leur
honnêteté, leur bonne conscience,
comme aussi leur méchanceté, c'est
cela qui est devenu de la vieille histoire. Enfin,
les voilà prêts à recevoir leur
pardon. Leur coeur est brisé. Leur coeur est
changé. Ils sont à bout. Tout est
accompli. L'heure de la Révélation
approche.
Car Joseph lui aussi est à bout.
Il ne peut plus se contenir. Dans le
même temps où ses frères
touchent le fond de la repentance, il touche, lui,
le fond de sa dureté. Il est libre, libre
enfin de se faire connaître, libre de
déployer à jamais sa
miséricorde. « Je t'ai
caché ma face un moment dans le
déchaînement de ma colère, mais
dans ma miséricorde éternelle j'ai eu
compassion de toi »
(Esaïe 54), L'heure de
Pâques approche. L'heure incomparable de la
reconnaissance, où celui que nous avions
livré apparaît comme le Dieu vivant,
le Dieu d'amour, le Vainqueur éternel. Elle
approche, cette heure, au moment le plus
désespéré, le plus noir, dans
une situation sans issue, alors qu'il semble bien
qu'à tout jamais notre péché
est sur nous et que notre Seigneur est bien mort.
L'heure approche, que toutes les créatures
attendent sans le savoir, et dont toutes les
armées célestes se
réjouissent, où Dieu tournera sa face
vers nous, et se fera reconnaître et remplira
tout de sa miséricorde.
« Joseph s'écrie :
« Faites sortir tout le
monde ! » Il ne resta donc personne
avec lui quand il se fit reconnaître à
ses frères. » La rencontre avec le
Dieu vivant est secrète. Le
Ressuscité ne se montre pas en public, mais
à ses frères seulement. Il est
là, devant ces hommes effondrés. Ce
sont les dernières minutes de l'ancien
monde, du grand cauchemar, les derniers
instants de la mort du Seigneur,
du grand silence et de la servitude
d'Égypte ; c'est la nuit de la
Pâque la dernière heure avant que la
pierre soit roulée. Les hommes ne se doutent
de rien, ne s'attendent à rien. Comment ses
frères devineraient-ils qu'ils sont devant
Joseph ? Comment les apôtres
songeraient-ils que tout n'est pas fini ?
Comment pourrions-nous prévoir qu'il y aura
jamais autre chose sur la terre que l'envie, le
désespoir et la mort ? Rien ne
précède le jour dans cette nuit
totale. Mais tout à coup, le jour est
là. Tout à coup, l'heure est venue et
toutes les cloches de l'éternité
retentissent pour annoncer l'éternelle
Pâque, la Révélation du Dieu
vivant, cette Parole qui vient d'être dite et
qui change tout, absolument tout d'un instant
à l'autre : « Je suis
Joseph ! »
Celui que nous avons mis à mort est
le vainqueur de la mort, le Tout-Puissant. Nous
avons vu le Seigneur ! Le Seigneur est
vraiment ressuscité. Leurs yeux s'ouvrirent
et ils le reconnurent. Consternation et joie.
Pleurs de joie, parce que c'est Pâques, parce
que Dieu nous a montré son vrai visage et
que nous l'avons reconnu ; parce qu'il n'est
que bonté et amour, et que tout ce qu'Il
fait dans sa colère n'est que pour nous
permettre de comprendre toute cette bonté et
tout cet amour. Amen.
PRIÈRE
Mon Dieu, jusques à quand les hommes
diront-ils : Nous sommes de braves gens, nous
n'avons fait de mal à personne, nous n'avons
pas fait de mal à Jésus-Christ, ni
fait souffrir notre Père ? »
Seigneur, jusques à quand leur bonne
conscience t'empêchera-t-elle de tourner vers
eux la face de ta miséricorde ? Jusques
à quand serons-nous
incapables de recevoir notre pardon et de te
reconnaître ? Jusques à quand
t'obligerons-nous à faire comme si tu
étais un étranger pour
nous ?
O Jésus-Christ, notre Frère,
Toi qui règnes au-dessus de toute
souveraineté et de tout nom qui puisse
être nommé, fais qu'en attendant le
jour où tu ne pourras plus te contenir et
où tu paraîtras dans la gloire, ta
mort nous garde dans l'humilité et dans
l'espérance de ta grâce, et que
l'épreuve du temps présent (la
misère, la prison, la guerre et l'exil)
serve à mieux ensevelir notre coeur
rancunier, notre vie perdue, dans la citerne
où nous t'avons jeté. Qu'il n'y ait
plus en nous que cette compassion que nous
attendons de Toi. Amen.
Le premier et le dernier
Ne crains point ! Je suis le
premier et le dernier, le Vivant. J'ai
été mort, mais je suis vivant aux
siècles des siècles ; et je
tiens les clefs de la mort et du séjour des
morts.
Apoc. 1. 18.
L'Éternel marche devant vous, et
votre arrière-garde, c'est le Dieu
d'Israël.
Esaïe 52. 12
Nous entrons, dit-on, dans le printemps le plus
sanglant, le plus mortel de l'histoire, où
les hommes par milliers vont se précipiter
les uns les autres dans l'abîme, où
les destructions et les désespoirs et les
injustices se poursuivront avec la même
infernale monotonie. Et que dire à ce monde
livré à la mort ? À ces
hommes sans espoirs, ou bien chargés de faux
espoirs. Nous sommes tellement muets, tellement
las, tellement misérables. L'histoire n'est
qu'un perpétuel lendemain du Vendredi-Saint,
une suite d'illusions et de désillusions. Et
ce que les hommes disent peut être
agréable et très encourageant. Ils
parlent du printemps, de la nature, de
reconstruction et de révolution. Mais tout
ce que nous disons est déjà
saboté secrètement par l'orgueil et
la mort. Nos projets ne sont que des rêves de
prisonniers.
Il y a deux mille ans, les hommes aussi
faisaient des projets ou se
désespéraient. Ils ne savaient pas
que l'état du monde était beaucoup
plus désespéré qu'ils ne
le pensaient et qu'il avait
coulé sur la croix plus de sang que sur tous
les champs de bataille de l'histoire. Mais surtout,
au milieu des projets qu'ils faisaient, ils ne
savaient pas que Dieu avait, Lui, de son
côté, un projet qu'Il était en
train d'exécuter, et que ce matin même
il allait se passer quelque chose de meilleur que
tout ce que nous avons jamais pu rêver et
projeter. Quelque chose grâce à quoi
on pourra nous dire : Ne crains point !
Il n'y a plus rien à craindre ! -
Personne n'en sait rien. Nul ne soupçonne ce
qui s'est passé, jusqu'à ce qu'il
rencontre Celui que l'on avait
éliminé, jusqu'à ce que se
lève et parle Celui que l'on avait descendu
dans le silence de la tombe. -
« J'étais mort, mais je suis
vivant aux siècles des
siècles. » Celui qui nous parle,
parle de la mort au passé. Il est le seul
être au monde qui puisse parler de la mort au
passé, parler d'une mort terminée. Il
n'a pas de mort devant Lui. La mort ne le
précède plus. C'est Lui qui va
devant. Il est le premier. Il est devant tout. Mais
il est aussi le dernier, et cela parce qu'il a subi
la mort, Il s'est mis derrière elle ;
Il ne l'a pas laissée être la
dernière chose.
Il est le premier et le dernier. C'est la
Révélation de Dieu. Il est, disait
Esaïe, notre avant-garde et notre
arrière-garde. Nous marchons entre Lui et
Lui. Voyez bien ce que cela signifie pour notre
vie ; voyez quelle bonne nouvelle ; car
nous sommes comme des soldats qui s'avancent en
colonne dans un pays ennemi. C'est une marche
angoissante, car toutes les surprises sont à
craindre. Pour ceux qui vont devant surtout, c'est
l'inconnu, c'est le risque à chaque instant
de tomber dans une embuscade. Les soldats savent
bien ce que c'est qu'une marche de reconnaissance,
et de cette angoisse d'être en avant, quand
il faut avancer et que l'on se
dit : « Il n'y a personne devant
nous, nous sommes les premiers. Il n'y a rien
devant nous pour nous avertir et nous
protéger. » Et c'est ainsi
pourtant que nous cheminons tous dans notre vie.
Nous allons, et qui va devant nous ? Il n'y a
devant nous que l'ennemi qui prépare son
embuscade, et qui tombera sur nous
infailliblement ; c'est-à-dire qu'il
n'y a devant nous que la mort. Nous pouvons marcher
peut-être longtemps encore avant de la
rencontrer. Mais nous sommes devant, et il n'y a
personne entre elle et nous.
Alors, voici la grande nouvelle, le
Ressuscité déclare :
« Je suis le Premier. » Si nous
l'entendons vraiment, il faut bien que cela donne
à notre coeur cette détente, ce
soulagement, cet apaisement, que procure à
des soldats la déclaration de leur
chef : « Vous savez, vous n'avez
rien à craindre, il y a devant nous une
avant-garde. Nous ne sommes pas les premiers.
L'ennemi ne peut pas tomber sur nous. »
Ainsi, Jésus-Christ Ressuscité nous
précède toujours, où que nous
soyons, où que nous allions. Non seulement
Il va le premier, mais Il est le premier. Son
essence est d'être le Premier. Il n'est pas
un lieu ni un temps où Il ne soit
d'abord ; Il est le premier-né de la
création ; Il est le premier-né
d'entre les morts.
Mais ce n'est pas tout. Il ne suffit pas
à une colonne qui avance en pays inconnu
d'avoir une avant-garde. Le danger n'est pas
seulement devant. Il est aussi derrière. Il
est peut-être plus angoissant encore, pour
les hommes, d'être les derniers, de se
dire : « Il n'y a rien
derrière moi, plus personne que ce grand
pays inconnu où l'ennemi peut
surgir. » Oui, c'est angoissant et c'est
dur d'être le dernier d'une colonne en
marche, d'être soi-même
l'arrière-garde. Surtout si
l'on est fatigué ou
blessé et que l'on n'arrive plus à
suivre, et qu'il faut s'arrêter au bord du
chemin. Et qui donc alors ramassera ces hommes,
s'ils sont les derniers, et s'ils ne peuvent pas
suivre ? Qui les ramassera s'il n'y a plus
personne derrière eux ? Les
voilà seuls abandonnés à
l'ennemi, livrés à la mort. Nous
sommes tous ainsi dans la vie. Qui avons-nous
derrière nous ? Personne. Rien. Pas
d'arrière-garde. Et l'heure vient toujours,
plus ou moins tôt, où la fatigue,
où la maladie nous empêchent de suivre
la colonne ; nous voyons les hommes
s'éloigner et nous restons seuls en
arrière. Qui nous ramassera ? Que nous
arrivera-t-il ? La captivité, la
mort ? Il n'y a plus d'autre espoir puisque
nous sommes les derniers.
C'est dans cette situation qu'ici encore
retentit la nouvelle inespérée :
« Je suis le Dernier », Celui
qui vient derrière, Celui qui ferme la
marche. Jésus-Christ est notre
arrière-garde. Si nous l'entendons, il n'est
alors plus possible que nous soyons les derniers,
nulle part, même si nous sommes assis depuis
longtemps sur le bord de la route à ne plus
pouvoir avancer. Où que nous nous
arrêtions, n'en pouvant plus, Il est encore
derrière. Nous ne pouvons aller nulle part
sans qu'Il soit derrière nous. Mais comment
Lui, qui est le premier dans sa
résurrection, peut-Il être aussi le
dernier ? Autant demander comment Lui, vivant
aux siècles des siècles, peut
être mort, sérieusement mort et maudit
sur la croix ? Pourtant, c'est la
vérité. Le premier, le Prince de la
vie, est aussi le dernier. Il l'est sur la Croix,
réellement. S'il n'était pas mort,
mais s'Il était descendu de la croix, alors
nous, en mourant, nous serions derrière Lui.
S'il n'était pas mort, il resterait quelque
chose derrière Lui. Mais comme Il peut
dire : « J'ai été
mort », il peut dire
aussi : « Je suis le dernier. Quoi
qu'il t'arrive, et même si tu es
définitivement arrêté dans un
cercueil, même si tu es dans
l'impossibilité de jamais rejoindre la
colonne des vivants, c'est Moi, c'est Moi quand
même qui ferme la marche, c'est Moi qui te
ramasse, c'est Moi qui suis toujours et quoi qu'il
arrive le dernier, absolument le dernier, puisque
jamais personne ne pourra être
derrière, là où j'ai
été sur la croix. » Ainsi,
quand Esaïe proclamait aux captifs de
Babylone : « L'Éternel, le
Dieu d'Israël ouvrira votre marche, et
l'Éternel. fermera votre marche, ce
n'était pas seulement une image,
c'était déjà la
réalité de Jésus-Christ.
C'était Pâques l'avant-garde et
Vendredi-Saint l'arrière-garde.
Mais laissons-nous toucher mieux encore par
cette Parole : regardons notre vie. Où
commence-t-elle et où finit-elle ? Nous
avons beau chercher, nous ne savons pas où
nous commençons et où nous finissons.
Nous ne savons pas d'où nous venons ni
où nous allons. Nous n'avons ni commencement
ni fin. C'est notre malheur insondable : ne
venir de nulle part et n'aller nulle part ; il
n'est rien de pis. C'est ce que la Bible appelle la
mort. L'homme pécheur, l'homme
séparé de Dieu, c'est justement
l'homme sans commencement ni fin, sans origine et
sans but. L'homme, gouttelette perdue dans
l'Océan des âges, caillou lancé
dans le silence éternel des espaces infinis,
l'homme qui tombe à jamais dans une histoire
sans fond. Dieu seul peut vivre sans
commencement et sans fin. L'homme ne peut que
mourir. Et ce fut la tromperie effroyable du
serpent dans le paradis (et ça l'est tous
les jours) de dire à Adam : se sera
merveilleux pour toi d'être comme Dieu, de
n'avoir comme Dieu ni commencement, ni fin, de
n'avoir personne devant toi, ni derrière
toi.
Fais un essai ! Goûte à
cette liberté ! Goûte à
cet infini ! Adam a essayé et nous
avons tous essayé. Et cela n'a pas
été merveilleux du tout. Pour
l'homme, pour la créature, être comme
Dieu, n'avoir ni commencement ni fin, ni
avant-garde ni arrière-garde, cela n'est
point la vie, mais la mort ; cela n'est point
le salut, mais la perdition. Cela n'est point la
joie, mais l'angoisse. Et si nous sommes tous ici
des hommes pécheurs, des hommes morts, ce
n'est pas que nous mentions ou convoitions, ou
dérobions, ce n'est pas que nous soyons des
gens immoraux ou irréligieux, c'est d'abord
parce que nous n'avons ni commencement ni fin.
Voilà l'état que la Bible appelle la
perdition, notre état d'homme sans
limite ; d'homme qui plonge
indéfiniment ses pensées dans
l'univers et dans l'histoire, sans jamais rien
trouver qui l'arrête, sans parvenir à
aucune frontière. Alors, le message de
Pâques, c'est le message inverse de celui du
serpent dans la Genèse ; c'est le
message qui anéantit l'état dans
lequel nous a Plongés la promesse du
malin : « vous serez comme
Dieu ». À cette lamentable colonne
de marche qui va depuis la chute sans avant-garde
ni arrière-garde, à ce troupeau
d'hommes sans berger, errants sans direction,
Jésus-Christ rend la vie en devenant son
avant-garde et son arrière-garde. À
la lumière de Pâques, nous comprenons
tout cela pour la première fois : Dieu,
qui est sans commencement ni fin, a pris en
Jésus-Christ un commencement et une fin,
pour nous rendre ainsi la vie ; car la vie,
cela n'est pas, comme le diable veut toujours nous
le faire croire, être infini, être
soi-même un dieu, c'est au contraire trouver
en Dieu son commencement et sa fin.
Rentrer dans le Paradis, avoir la vie
éternelle, ça n'est pas je ne sais
quel prolongement de notre existence après
la mort, c'est retrouver
aujourd'hui même en Jésus-Christ le
commencement et la fin que nous avons perdus, le
vrai cadre, la vraie forme, la vraie limite, de
notre existence. Avoir la vie éternelle,
c'est écouter la voix de Celui qui nous
dit : « Je suis le Premier et le
Dernier, le commencement et la fin, le Vivant. Je
tiens les extrémités du monde. Je
tiens les clefs de la mort. Je tiens les deux bouts
de ta vie. » Entendez bien le message de
Pâques : cet homme crucifié est
au commencement de tout, et il est à la fin
de tout. Je ne puis reculer ni avancer sans tomber
sur Lui. Rien ne peut commencer sans Lui, et rien
ne peut finir sans Lui. Il est le Vivant, et il n'y
a de vivant que ce qu'il commence et termine. C'est
Lui qui dit le premier mot, et c'est Lui qui dit le
dernier mot. Lui qui ouvre la marche et Lui qui
ferme la marche. Le savoir, c'est avoir la paix qui
surpasse toute intelligence, c'est avoir la joie
que nul ne peut nous ravir.
Entre temps, il peut se passer des choses
terribles. Entre temps, les puissances de ce monde
peuvent mettre la main sur nous et nous
étrangler. Entre temps, chacun peut jouer au
maître et s'exercer à dire le dernier
mot, chacun peut faire et vivre comme si le tombeau
de Joseph d'Arimathée était
demeuré scellé. Mais c'est un
entre-temps. Un tout petit entre-temps,
jusqu'à ce que le Seigneur de toutes choses
vienne terminer notre histoire interminable. Amen.
|