FRANK
THOMAS
SA VIE - SON
OEUVRE
CHAPITRE VI
INFLUENCE EXERCÉE PAR FRANK
THOMAS.
SES VOYAGES. SES
CATÉCHUMÈNES.
Avec la fondation de l'Association
Chrétienne Évangélique, Frank
Thomas atteignait enfin la situation morale
à laquelle il aspirait, c'est-à-dire
une indépendance presque complète,
qui lui permît de parler selon son coeur et
sa conscience, et de réunir des auditeurs
très variés, dont un certain nombre
ne fréquentait aucun lieu de culte.
Pour être véritablement
lui-même et faire valoir tous ses dons, il
lui fallait cette liberté qui ne fût
gênée par aucune entrave. L'action
qu'il exerça ainsi fut immense, non
seulement sur des gens de sa ville natale
appartenant aux milieux les plus divers, depuis des
personnes très modestes jusqu'à des
intellectuels et à des artistes, mais aussi
sur un certain nombre de
catholiques et d'Israélites qui venaient
régulièrement l'entendre et qui ne
seraient pas entrés dans un temple. Des
passants, hôtes occasionnels de
Genève, venaient aussi se réchauffer
à la chaleur de son coeur.
À ce propos il nous revient deux
souvenirs. Le premier, est celui d'une dame
étrangère qui,
désespérée, courait au
suicide, lorsque passant devant le Victoria Hall,
elle eut l'idée d'y pénétrer.
La parole de Frank Thomas la frappa à tel
point, elle en fut si bouleversée, qu'elle
renonça à son projet et qu'elle se
décida à poursuivre son
pèlerinage terrestre, comprenant que tout
n'est pas fatalité dans la vie. On raconte
même qu'elle alla jeter son revolver dans le
Rhône.
L'autre est celui de la grande-duchesse
Louise de Bade, qui parlait avec enthousiasme de la
prédication de Frank Thomas et ne manquait
pas l'occasion d'aller l'entendre lorsqu'elle
passait un dimanche à Genève. Ses
discours, si profondément
évangéliques, étaient pour
elle une vraie fête spirituelle et
contrastaient avec le rationalisme de beaucoup
d'églises allemandes. C'était
émouvant de l'entendre parler de ses
impressions à ce sujet.
À l'influence que Frank Thomas
exerçait à Genève il faut
ajouter celle de son ministère en Suisse et
à l'étranger, car surtout à
partir de la fondation de l'Association
Chrétienne, il fit de nombreuses
tournées de prédications et de
conférences, soit dans son propre pays soit
dans diverses contrées de l'Europe. Il
consacrait généralement à ce
travail une semaine, ou tout au moins un dimanche
par mois, celui où il se faisait remplacer
au Victoria Hall.
Les appels surgissent de toutes parts,
la France, l'Allemagne, l'Italie, la Belgique,
l'Angleterre, la Suède, la Hollande le
réclament. Il se rend presque
régulièrement pendant vingt ans dans
ce dernier pays. La famille royale vient
l'entendre, l'invite au palais. La reine lui
témoigne une bienveillance et un
intérêt tout particuliers.
Partout où il passe, où il
parle, des foules viennent l'écouter, des
résultats se manifestent : Dieu le
bénit visiblement. Quantité de villes
de France, petites et grandes, en tout premier lieu
Paris, ont ouï maintes fois ses appels et son
souvenir est demeuré vivant au coeur de ses
auditeurs.
Ces nombreux voyages le reposent de son
labeur quotidien, le mettent en contact avec des
gens de toutes nationalités, l'instruisent
et le délassent en même temps. Ils
sont pour lui un perpétuel renouvellement et
il en rapporte des gerbes d'impressions et de
souvenirs dont il fait souvent profiter ses
auditoires du Victoria Hall.
Nous nous souvenons avec émotion
d'un culte consacré au récit d'une
tournée de prédications ou de
conférences qu'il avait faites à la
Côte d'Azur. Il brossa ce matin-là une
fresque magistrale, dépeignant d'une part la
beauté incomparable du paysage qu'il venait
de parcourir et de l'autre la démoralisation
des gens attirés là par l'appât
du plaisir et s'adonnant aux jeux de hasard
à Monte-Carlo. Tout à coup il fit
surgir devant nous la vision d'un couvent de
Cisterciens qu'il avait visité dans
l'île Saint-Honorat. Il opposa l'action
sainte de ces hommes consacrant leur temps à
la prière, aux vies coupables de ceux qui ne
songent qu'à s'amuser. C'était
poignant.
Durant ces voyages il recevait bien des
confidences, et il pouvait ainsi réconforter
des âmes angoissées, encourager les
timides, apporter des
consolations spirituelles.
On s'ouvrait facilement à lui
parce que son grand amour et sa profonde sympathie
inspiraient une confiance illimitée.
Lui-même disait, en 1923, dans la
cathédrale de Lausanne :
Appelé
à beaucoup
voyager pour des tournées
d'évangélisation, j'ai le
privilège de rencontrer un grand nombre de
collègues qui veulent bien me
témoigner de la confiance et j'ai pu me
rendre compte combien souvent il y a chez eux de la
tristesse et même du découragement.
L'amour nous rendra clairvoyants (1).
Ailleurs il
s'écriait :
Quand
on
est pasteur et qu'il faut très souvent voir
mourir ; quand la mort ayant triomphé,
il faut consoler ceux qui restent, bander les
plaies profondes qu'elle a faites, réparer
les innombrables brèches qu'elle laisse
derrière elle, elle paraît si cruelle,
si stupide et si désespérément
aveugle, qu'on est pris parfois de
dégoût, qu'on recule souvent d'horreur
(2).
À côté de ses
voyages et des diverses activités
dérivant de l'Association, il faut noter en
toute première ligne ses cours de
catéchumènes pour
jeunes gens et jeunes filles, dont le nombre
variait de 50 à 80. C'était pour lui
un travail de prédilection, car il pouvait
par ce moyen façonner l'âme de la
jeunesse et amener des forces vives et
enthousiastes aux pieds de son Maître. Sans
doute ne réussissait-il pas toujours et il
lui arrivait de parler avec douleur de ceux de ses
catéchumènes qui s'étaient
détournés du droit chemin, mais sur
le nombre, il en est sans doute beaucoup qui
peuvent faire remonter leur conversion à
l'époque de leur instruction religieuse et
à l'influence de Frank Thomas.
Une de ses anciennes
catéchumènes actuellement mère
de famille, a bien voulu réunir quelques
impressions et souvenirs qu'elle nous permet de
transcrire ici :
J'ai
été la catéchumène de
Frank Thomas de 1900 à 1901. Il y a trente
ans, comme cela vieillit !...
C'était
donc en 1900. Nos cours
avaient lieu, dans un local de la rue de la
Cité N° 20. Nous étions quelques
jeunes filles autour d'une table, le pasteur au
milieu de nous. Par l'étroite fenêtre
de l'étroite rue montante, peu de jour
entrait. Mais si le local était sombre, nous
n'étions pas tristes. Notre pasteur savait
éveiller en nous l'enthousiasme de la vie
pour Dieu et à la chaleur de sa foi,
à la force de son amour, à la
droiture de ses convictions, nous
nous sentions au seuil de
ce
Royaume magnifique où l'on n'entre qu'en
donnant son coeur. Et la divine lumière du
premier amour inondait nos âmes. Nous nous
communiquions, du moins quelques-unes d'entre nous,
nos désirs de suivre le Maître, et
nous apprenions à prier ensemble, à
intercéder les unes pour les autres. Il
fallait, au début surtout, un effort de
volonté pour traduire nos prières
à haute voix ; mais notre pasteur
savait rendre très proche la présence
de Christ et notre peur était
vaincue.
Il
y avait
aussi les entretiens particuliers qui nous
ouvraient des échappées sur le
paradis. Après notre réception dans
la petite Salle du Port, vint l'aube de nos
premières activités :
l'École du dimanche, l'Activité
chrétienne, les réunions d'anciens
catéchumènes où naquirent nos
premières initiatives
altruistes.
Notre
pasteur nous présentait le Christ comme un
ami vivant, le plus cher qu'on puisse avoir en ce
monde et surtout un ami tout-puissant. De ce don de
soi-même au Christ que le pasteur Frank
Thomas savait provoquer dans les âmes, est
résulté pour plusieurs d'entre nous,
et pour d'autres qui l'ont connu, une vie heureuse
et bénie au travers des épreuves. Il
communiquait surtout le courage d'être
soi-même.
C'est
étrange que dans un monde chrétien il
faille du courage pour mettre sa vie d'accord avec
ses principes. Cela par exemple, c'était son
trait dominant : il était
conséquent, il pouvait dire :
« J'obéis à Dieu non aux
hommes ». De là ce don
de faire vivre les âmes
qui l'approchaient : il excellait à
épanouir un coeur. Je parle seulement des
coeurs sincères, car chacun sait que les
autres ne peuvent pas s'épanouir et que le
Christ lui-même ne réussit pas
à faire vivre celui de Judas qu'il aimait
pourtant.
Frank
Thomas aimait beaucoup. Peut-être est-ce le
nom de pasteur de l'amour qui lui convient le
mieux. Apôtre de l'amour ! Il a vraiment
fait sien ce nom-là.
D'autres
ont eu en commun avec lui une grande
éloquence, un ardent patriotisme, de
l'altruisme et de la vertu. Mais cet art de
créer de la vie et de la joie, de faire
fleurir et donner leur parfum à des
âmes mi-écloses, il l'a eu, lui,
à un degré
merveilleux.
Il
ne
cherchait point sa gloire. Il cherchait celle de
Dieu et ce faisant, se préoccupait des
autres et de rendre justice à chacun. Il
disait : « Vous êtes ouvriers
avec Dieu ». Et chacun apportait qui son
archet, qui sa plume, qui sa voix, qui sa science.
Il ne disait pas « nous sommes
débordés il n'y a plus de
place » il disait :
« Allons venez, on a besoin de
vous ».
La
joie,
comme l'amour et la gaîté
émanaient de lui... Qui parmi ses
catéchumènes ne se souvient d'avoir
joué avec lui à colin-maillard et au
chat et à la souris sous les ombrages du
château de Crans ? ou aux deux camps
où nous cherchions les objets les plus
difficiles à deviner, en
général du genre
abstrait.
Il
disait
dans une prédication en parlant de
certains
calvinistes :
« ces pierres du Niton »
(3) et
nommait les coeurs des pharisiens genevois,
« des sacristies qui sentent le
moisi ». Ses conversations, comme ses
sermons étaient émaillés de
ces mots pittoresques.
Comme on l'a déjà dit, une
des principales activités de Frank Thomas
fut les visites aux membres de l'A. C. E. et
à d'autres personnes aussi,
particulièrement aux malades. Ses visites
n'étaient jamais banales et ne se perdaient
pas en conversations inutiles. Il abordait toujours
les questions vitales et ne s'en allait pas sans
avoir prié. Les gens qui recevaient ses
visites avaient l'impression qu'il
s'intéressait vraiment à eux et ils
en gardaient un bienfaisant souvenir. Il avait en
effet le don de concentrer son intérêt
d'une façon intense sur tout ce qu'il
entreprenait.
À noter aussi les services
funèbres qu'il faisait, parfois même
dans des églises où le public
était convié. Tel celui de ses amis
Guillaume Pictet à Saint-Gervais et Gustave
Ador à Saint-Pierre.
À ses visites du dehors il faut
aussi ajouter celles qu'il recevait à ses
heures de réception. On
le prenait volontiers comme confident et même
comme confesseur et il portait souvent le poids
bien lourd des chagrins et même des fautes
des autres. C'était son inlassable sympathie
qui lui attirait cette confiance de la part de ceux
qui l'avaient entendu en public. Aussi ne nous
étonnons-nous pas de ces paroles qu'il
prononça devant nous quelques mois avant sa
mort :
On
croit
généralement que je suis tombé
malade pour avoir trop travaillé, ce n'est
pas le cas, ma maladie vient de ce que j'ai trop vu
souffrir.
En effet son coeur s'était
usé au contact de la douleur humaine.
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