FRANK
THOMAS
SA VIE - SON
OEUVRE
CHAPITRE V
L'ASSOCIATION CHRÉTIENNE
ÉVANGÉLIQUE.
Renouvelé par tout ce qu'il a vu en
Amérique, Frank Thomas reprend, dès
son retour, avec courage son travail à
l'Évangélisation populaire ;
mais son activité n'y devait plus durer
longtemps.
D'autres projets mûrissaient dans
son coeur et dans son esprit, projets qui, au
travers de beaucoup de difficultés, allaient
voir le jour et produire de nouveaux fruits pour
l'avancement du règne de Dieu.
Depuis longtemps, en effet, et surtout
depuis qu'il avait pris contact avec les couches
profondes de la population genevoise Frank Thomas
était préoccupé de la question
d'Eglise, de celle du Réveil et du
renouvellement de la prédication dont
l'ancienne forme, selon lui,
avait fait son temps. Déjà en 1893,
à la suite d'une critique assez vive de deux
de ses sermons, parue dans la Semaine religieuse
du 12 mai, dans laquelle on lui reprochait de
tout « subordonner au désir de
remuer la conscience et de conduire l'âme
à chercher la guérison de ses
maux » et de négliger
« les gradations savantes, les
transitions habiles », il publia une
brochure de seize pages intitulée :
Poudre sans fumée. Dans cette
brochure, avec un très grand courage et une
certaine audace vis-à-vis de ses
confrères plus âgés que lui, il
fait le procès de l'ancienne forme oratoire
du sermon, prouve que si l'on veut ne pas voir les
temples se vider, il faut employer un langage plus
laïque, plus simple, plus intelligible et
surtout viser en toute première ligne
à amener les âmes aux pieds de
Jésus-Christ.
Cette brochure se termine
ainsi :
...
On
pourra sans doute reprocher à l'auteur de
ces lignes une bien grande jeunesse et une non
moins grande inexpérience : soit ;
il a du moins pour excuse son ardent désir
de voir le Règne de Dieu s'avancer dans son
pays, aussi bien dans les campagnes qu'à la
ville, où, malheureusement, le mal et
l'incrédulité font des progrès
effrayants. Pour arrêter le courant du mal et
lui substituer un courant
contraire, il est urgent d'annoncer tout
l'Évangile et cela de la manière la
plus simple et la plus claire possible.
L'éloquence de la chaire y perdra
peut-être quelque chose (en ce qui me
concerne je suis persuadé du contraire), le
Règne de Dieu y gagnera d'autant plus.
C'était l'essentiel pour le grand
Apôtre des Gentils... ne l'est-ce pas aussi
pour vous ?
Or, toute l'activité, tous les
buts que Frank Thomas s'est proposés durant
son ministère se trouvent
résumés dans ces lignes. Au cours des
années qui suivirent, les pensées
qu'il avait rédigées en 1893 le
préoccupent de plus en plus, surtout depuis
qu'il commence à réunir de vastes
auditoires au Victoria Hall. Il sentait que le
genre de prédication qu'il avait
adopté était bien celui qui convenait
à son époque. D'autre part
l'Évangélisation populaire dont il
était l'agent n'atteignait qu'une certaine
couche de la population et n'agissait pas sur tous
les milieux qu'il aurait voulu atteindre. Il y
avait là un problème qui dut beaucoup
le préoccuper et même le tourmenter.
Il sentait impérieusement la
nécessité pour lui de se rattacher
à un organisme qui lui permît une
action plus étendue et, en même temps,
lui donnât plus de liberté.
Son ami intime, Gaston Frommel, qui
depuis 1892 était devenu son cousin
(1),
le soutint,
l'aida et le conseilla durant cette période
difficile. Lui aussi était d'avis qu'une
action nouvelle s'imposait.
Aujourd'hui que l'Association
Chrétienne est une société
religieuse appréciée à
Genève et dont l'utilité est
reconnue, il est difficile de se représenter
toutes les luttes, les sacrifices, les ardentes
prières qui précédèrent
sa création. Ce fut pour Frank Thomas et sa
femme une époque de grandes
difficultés mais de non moins grandes
bénédictions, car l'obéissance
aux ordres de Dieu amène avec elle une paix
profonde et une merveilleuse libération de
la conscience.
D'autres personnes à
Genève se préoccupaient des
mêmes problèmes, elles furent
consultées et enfin, après
mûres réflexions, la création
de l'Association Chrétienne
Évangélique fut projetée dont
Frank Thomas serait l'agent.
Un Comité d'initiative
(2) convoqua
une
séance publique le 15 décembre 1898.
Il est très intéressant et
très instructif d'étudier la brochure
intitulée : La situation religieuse
et ecclésiastique à
Genève : Appel en faveur d'une solution
pratique, qui contient les discours
prononcés lors de cette séance. Ils
expliquent de façon très claire, les
raisons qui motivèrent l'initiative prise
alors par Frank Thomas et ses
collaborateurs.
Nous allons tenter d'en donner un bref
résumé (3).
Depuis
1846
et surtout 1874, l'Église nationale de
Genève n'offre plus le caractère
spécifiquement chrétien qu'elle avait
auparavant, actuellement elle proclame dans son
sein la liberté illimitée de
conviction et d'enseignement. Le chrétien y
est confondu avec le citoyen, et l'électorat
religieux avec l'électorat politique.
Dépendant de l'État elle manque de
liberté d'action et d'organisation. Ses
pasteurs sont surchargés, et surtout elle
n'est pas homogène. « Deux
factions se la partagent : la faction dite
évangélique et la faction dite
libérale, qui, divisées par leurs
vues, leurs méthodes, leurs buts,
s'entravent mutuellement » et produisent
un malentendu funeste aux âmes qui suivent
les cultes.
Une
Église ainsi constituée est-elle
prête à affronter la séparation
de l'Église et de l'État qui peut
survenir d'un moment à l'autre ? Il est
à craindre qu'il n'en soit rien.
Ce
que nous
voulons cependant ce n'est pas « de
sortir des cadres établis et de nous
constituer en Église », mais de
« former un Groupe
interecclésiastique, autonome et largement
ouvert, composé de chrétiens qui
veillent et qui sachent donner, pour la cause du
Maître, de leur personne, de leur temps, de
leur argent ». « Nous
ajoutons : un groupe temporaire, et nous y
insistons, afin que sa tâche achevée,
quand l'heure sera venue pour lui de
disparaître, il puisse s'absorber et se
perdre joyeusement dans l'Eglise véritable
et nouvelle que, par la grâce de Dieu, il
aura contribué à former dans
Genève ».
Antérieurement
à la
réunion convoquée le 8
décembre 1898, la question a
été envisagée de savoir si
avant de fonder quelque chose de nouveau au point
de vue religieux, il ne serait pas possible de
s'unir aux forces d'évangélisation
déjà existantes à
Genève, et dont le zèle doit
être loué.
Mais
ni
l'Eglise libre, ni l'Union nationale
évangélique, ni
l'Évangélisation populaire ne furent
trouvées aptes à remplir les
conditions requises ; c'est pourquoi un
nouveau centre d'activité est
nécessaire.
« Tandis
qu'on a su
développer et satisfaire d'une
manière extraordinaire,
exagérée même, le besoin de
coopération et d'association de nos
concitoyens, à tel point que tous ou presque
tous, sont enrôlés dans une ou
plusieurs sociétés, les disciples du
Christ, ceux qui voudraient une Genève
morale et religieuse autant qu'instruite et riche,
ceux qui estiment que c'est à
l'Évangile qu'elle doit ce qu'elle est
devenue, ceux-là, ont à peine
tenté ce que d'autres ont
accompli et presque partout échoué
là où les autres ont
réussi » : les temples sont
abandonnés et la foule se soustrait à
l'influence chrétienne.
« Or,
où est la
raison d'une telle infériorité, d'une
infériorité humiliante et navrante
pour tout coeur de patriote chrétien, D'une
infériorité désastreuse pour
l'avenir spirituel de Genève ? Il faut
avoir le courage de le reconnaître :
elle est, non pas exclusivement, mais dans une
très large mesure, dans le système
ecclésiastique qui nous régit
actuellement. Il ne répond plus aux besoins
nouveaux qu'une transformation
générale et rapide de la vie moderne
suscite de toutes parts ».
« Le
groupement, la
solidarité organique en effet, sont aussi
nécessaires dans le domaine spirituel que
dans le domaine naturel. On ne saurait concevoir
que ceux qui partagent les mêmes convictions
ne s'unissent point entre eux, pour s'y affermir,
les répandre » et pour lutter
contre l'adversaire dont les bataillons ennemis
s'avancent en rangs serrés contre
nous.
« Or,
avec le système
qui nous régit, la prière de
Jésus : « Qu'ils soient tous
un » (Jean
17 : 22) ne peut pas être
exaucée ». Comment en serait-il
autrement, quand, dans l'Église nationale,
chacun est libre de croire ce qu'il veut ou de ne
pas croire du tout ; quand chacun peut prendre
pour devise : « Mangeons et buvons,
car demain nous mourrons », ou
s'écrier avec une foi joyeuse :
« Christ est ma vie et la mort m'est un
gain » (Phil.
1: 21).
N'est-ce pas une
illusion en même temps
qu'un péché de vouloir concilier la
vérité et l'erreur, Christ et
Bélial ? Et c'est pour avoir
conservé trop longtemps cette illusion que
nous avons éloigné les foules ;
elles se sont détournées de cet
écoeurant spectacle. Comment pouvaient-elles
s'attacher à une religion qui,
prêchant une chose et son contraire, leur a
nécessairement paru
fausse » ?
« Il
est temps de
réagir contre la conception surannée
du ministère, d'après laquelle le
pasteur fait tout : prêche, visite,
baptise, enterre, distribue les aumônes,
s'use en un mot à la tâche.
L'association des croyants est bien plutôt
semblable à une ruche d'abeilles dans
laquelle chacune travaille au bien de la colonie
entière. Le pasteur ne doit être qu'un
travailleur au milieu de beaucoup
d'autres ».
« Le
groupement que nous
avons en vue, doit donc être une
société d'activité
chrétienne, comprenant des fidèles de
tout âge et de toutes conditions sociales.
Tel est le tableau admirable que Paul nous donne de
l'Eglise, ou plutôt des nombreuses petites
Églises de la Rome antique, au chapitre XVI
de son épître aux
Romains ».
« Or,
cette inspiration ne
lui sera accordée et maintenue, cette vie ne
grandira que si :
1.
Chaque
membre demeure dans des relations personnelles et
constantes avec le Chef qui est Christ, en
évitant avec soin, tout ce qui pourrait
intercepter ces relations et
si :
2.
L'association tout entière s'efforce de
développer la solidarité entre ses
membres, grâce à la
communion de tous avec
Christ. Ce
résultat sera obtenu au moyen de cultes
communs, prédications, cultes mutuels,
cultes de Cène, réunions de
prières, études
bibliques ».
« L'amour
des âmes qui
se perdent, la fidélité à
l'Évangile et la responsabilité d'une
situation trop grave pour durer impunément,
nous poussent à former en dehors des
institutions déjà existantes, sans
haine et sans rivalité, et pour le bien de
ces institutions mêmes, une association de
croyants, à la fois largement ouverte et
inébranlablement basée sur les
principes et les convictions
évangéliques. Cette association sera
dans notre pensée multitudiniste, c'est-à-dire
accessible à tous les croyants et sans
esprit sectaire, et indépendante, c'est-à-dire ne
reconnaissant d'autre autorité que celle du
Divin Chef de l'Eglise. Elle sera de plus
temporaire et ne tendra effectivement
qu'à se rendre inutile ; elle
préparera l'autonomie de l'Eglise en lui
rendant par l'exemple et l'exercice de la
liberté, le goût et l'amour de la
liberté.
« L'association
n'existerait
donc pas pour elle-même ; son rôle
serait de servir, de s'immoler au profit d'une fin
supérieure, celle de constituer le noyau de
l'Eglise indépendante
future ».
« Nous
tendrons une main
fraternelle à tous ceux, quels qu'ils
soient, qui partageant notre foi, nos convictions
et nos craintes voudront travailler au vrai bien de
notre peuple, en l'amenant à de fortes
convictions religieuses, plus nécessaires
que jamais, devant la marée toujours plus
montante du scepticisme et du matérialisme
pratique ».
« Nous
pensons que toutes
les personnes qui comprennent l'importance et
l'urgence de cette oeuvre, devraient se
réunir en une vaste association. Ce ne
serait point une Église. Les membres de
l'Association pourront continuer à faire
partie de l'Eglise à laquelle ils
appartiennent, mais ils trouveront dans
l'Association telle que nous la comprenons
l'entière satisfaction de leurs besoins
spirituels et un milieu où leur
activité chrétienne sera
stimulée et pourra s'exercer
largement ».
« L'association
qui pourrait
prendre le nom d'Association
Évangélique devra affirmer nettement
les vérités chrétiennes
qu'elle reconnaît et pour la profession
desquelles elle se
fonde ».
À la suite de cette
réunion, l'Association Chrétienne
Évangélique (A. C. E.) fut
fondée (4),
elle tint son assemblée
constitutive le 19 janvier 1899. Sur le conseil de
Gaston Frommel, elle n'adopta pas de confession de
foi, mais prit comme devise : Pour Christ
et pour son Règne. Son but était
de modifier et d'améliorer la situation
religieuse ecclésiastique de Genève
en prévision de la séparation de
l'Eglise et de l'État. Des statuts et un
règlement furent élaborés. Il
fallait à ce nouveau groupement un centre
d'action ; le Victoria
Hall
était là. L'accord se trouvait
être complet entre
l'Évangélisation populaire et la
jeune Association et pendant quelques mois Frank
Thomas partagea son temps entre les, deux
sociétés. Cependant les
méthodes étaient un peu autres, les
milieux où se poursuivait le travail assez
différents et, au printemps 1899, Frank
Thomas se consacra complètement à
l'Association Chrétienne. Tous les membres
du Comité d'initiative (M. Frank Thomas
excepté puisqu'il en devenait l'agent)
firent partie d'un nouveau Comité dont le
rôle était de présider aux
destinées de l'A. C. E. Il fut
réélu d'abord tous les trois ans et
plus tard partiellement chaque
année.
Le 28 août 1899, l'Association
reprenait sous sa seule direction les cultes du
Victoria Hall et elle les rendit hebdomadaire
(5).
Depuis lors,
ils n'ont pas cessé ; cependant, chaque
année, ils sont suspendus pendant deux mois
d'été.
Le Comité de l'Association
attachait une grande importance à la forme
du culte. Dès le début, Frank Thomas
fit une large place à la lecture de la
Bible ; l'auditoire fut prié de se
lever pour chanter et de rester assis
pendant les
prières ;
ces mesures aussi favorables au chant qu'au
recueillement, furent d'abord
considérées comme
révolutionnaires.
Suivant les traditions de
l'Évangélisation populaire,
dès le 17 août 1898, un double
quatuor, plus tard un choeur, puis un quatuor
d'hommes, prirent place derrière le
prédicateur et chantent dans un esprit de
prière. Des solide chant, de violon, de
violoncelle furent aussi introduits dans le culte,
et l'orgue accompagne les cantiques de
l'assemblée.
Une dizaine de fois dans l'année,
Frank Thomas se faisait remplacer par des
collègues de diverses églises. Durant
sa vie, la moyenne des auditeurs fut d'environ 1500
par dimanche. Dans certaines occasions, l'affluence
était telle qu'il fallait refuser du monde
et fermer les portes avant le début du
sermon.
Une des anciennes
catéchumènes de Frank Thomas
évoque ainsi le souvenir de ses
prédications :
Quand
on le
voyait s'avancer sur le podium du Victoria Hall, la
tête légèrement
inclinée, on sentait tout de suite qu'il
allait vous communiquer de la force, et son
auditoire, qui fut bien unique au monde par sa
variété, était vite conquis.
Sa voix brisait comme la foudre l'iniquité
humaine ; mais jamais on ne l'entendait
condamner personne.
...
Cette
voix qui passait par toutes les gammes des plus
puissants crescendos, pouvait avoir des inflexions
d'une douceur céleste pour parler du
Christ... C'est là qu'il faut chercher la
cause première de son succès et
l'attrait qu'il exerça sur les foules, qui
ont soif d'un Dieu vivant qui les aime. Les Juifs
ne pouvaient faire autrement que de respecter sa
parole messianique ; les catholiques se
rencontraient avec lui dans la foi aux miracles et
les athées trouvaient en lui une largeur de
vues et une courtoisie qui les désarmaient.
Il avait des amis à tous les degrés
de la hiérarchie sociale, depuis
l'aide-jardinier qui était aussi porteur des
affiches de l'Apollo, jusqu'à la tête
couronnée, en passant par tous ceux qui ont
souffert justement ou injustement et
peut-être est-ce pour ces derniers que la
perte est le plus
irréparable.
Au moment où il quittait
définitivement
l'Évangélisation populaire, il
écrivait à M. Ernest
Favre :
Je
me
permets de formuler un voeu qui est une
prière, c'est que le changement qui commence
aujourd'hui n'amène pas de séparation
entre nous, et que vous me permettiez de vous
considérer toujours comme un frère
aîné, sur les conseils et l'affection
duquel je puis compter. J'ai aujourd'hui plus
besoin de vous que jamais, car je tremble à
la vue de la tâche qui est devant moi et pour
laquelle je suis si peu à la hauteur. Notre
petite barque aura des écueils redoutables
à éviter, des abîmes
profonds à
côtoyer ; que ferais-je si je suis seul
ou à peu près seul ? Oh !
je sais que je puis compter sur mon Dieu, Il est
fidèle et puissant et Il ne nous laissera
pas ; mais les conseils, quand ils viennent de
frères bien-aimés dans le Seigneur,
peuvent être utiles, très utiles.
Donnez-nous en, je vous en prie, sans avoir peur de
nous froisser et faites-nous la grande joie de
considérer notre oeuvre comme votre
oeuvre,
elle l'est, puisqu'elle est fille de
l'Évangélisation
populaire...
J'ai
passé cette année par des
détresses dont je ne suis pas encore remis
à fond ; encore maintenant, si tard que
je me couche, je suis réveillé vers 4
h. et j'ai alors beaucoup de peine à
retrouver le sommeil, tant mon coeur et ma
tête sont agités de pensées
plus ou moins douloureuses. Oh ! comme
j'aurais moins de peine à prendre mon parti
de ce qui s'est passé, si je pouvais avoir
la certitude que la page n'est pas tournée
comme sur un passé fini, mais que nous
sommes entrés dans un nouveau chapitre de
travail
commun,
amenant enfin l'affranchissement de notre peuple
par le réveil des
consciences.
D'après le fragment suivant, on
peut se rendre compte de l'idéal que Frank
Thomas poursuivait dans son travail.
J'ai
comme
une vision soudaine de ce que seraient la vie
humaine et la terre, si tous les hommes avaient
passé par la croix de Golgotha : si la
croix était plantée au point de
départ de toutes les
activités humaines ; si, à
l'entrée de tous les chemins que suit le
génie de l'homme à la conquête
du monde, l'autel du sacrifice était
là comme dans le tabernacle
israélite, l'autel des holocaustes à
la porte du sanctuaire ; si, en d'autres
termes, les hommes, tous les hommes sans exception,
guéris à fond de
l'égoïsme, réellement morts
à eux-mêmes et tout débordants
d'amour, n'avaient plus qu'une pensée :
faire servir leurs talents à la gloire de
leur Père dans le bonheur de leurs
frères ; si au fond de chaque oeuvre
d'art, de chaque découverte scientifique, de
chaque progrès de l'industrie, de chaque
relation commerciale et sociale, on
découvrait une pensée d'amour,
c'est-à-dire la présence invisible,
quoique réelle de Dieu même ; le
ciel alors serait sur la terre, la Jérusalem
céleste serait descendue ici-bas ; Dieu
étant tout en tous, le bonheur parfait
succéderait à la douleur et la vie
aurait pour toujours englouti la mort ;
voilà ce que peut, voilà ce que doit
produire la croix de Jésus-Christ
(6).
Ce qui dans toute cette organisation
nouvelle coûta le plus à Frank Thomas,
ce fut de donner sa démission de l'Eglise
nationale. Il y était très
attaché, soit personnellement, soit par ses
traditions de famille, aussi cette rupture (qui
d'ailleurs n'était que toute
extérieure) fut-elle pour lui
profondément douloureuse.
Il souffrit aussi de toutes les critiques dont il
fut l'objet de la part de gens qui ne pouvaient, ou
ne voulaient pas le comprendre et qui lui
attribuaient des mobiles qui étaient bien
loin de sa pensée. Il est certain cependant
que quelques-unes d'entre elles semblaient
justifiées, car un nouveau groupement au
sein du protestantisme déjà si
fractionné, pouvait paraître
regrettable ; mais comme les mobiles
invoqués par Frank Thomas lui étaient
dictés par sa conscience, on ne peut que
s'incliner devant sa décision.
Il est des plus intéressant et
instructif de suivre au moyen de la lecture des
rapports annuels de l'A. C. E. et de la Feuille
mensuelle, le développement de
l'Association, et plus particulièrement la
prodigieuse activité de son agent
général. On trouve dans ces
écrits le souvenir de tout ce qui fut
entrepris pour l'évangélisation de
Genève et, on peut presque dire de l'Europe.
On reste confondu devant l'étendue du
travail de Frank Thomas, qui semble parfois tenir
du miracle. En ce qui concerne l'Association, l'on
ne peut tout rappeler, il y aurait trop à
dire, mais il importe de noter quelques points
essentiels :
Tout d'abord le centre, qui est la
prédication du Victoria Hall, dont M.
Frédéric Necker pouvait dire en
1902 :
Beaucoup
d'auditeurs ne se contentent pas d'écouter
le prédicateur, mais témoignent le
désir d'entrer en relation avec lui pour
s'éclairer et en recevoir les explications
dont ils ont besoin.
Il
y a
là un travail de cure d'âme d'une
importance considérable dont les
résultats sont très
intéressants.
C'est ainsi que beaucoup d'âmes
sont amenées à la
vérité. Autour de ce centre se
créent de nombreux rouages. Tout d'abord
celui des groupes bibliques par quartiers,
s'étendant même jusque dans la
campagne genevoise, celui des familles bibliques,
des Activités chrétiennes de jeunesse
et de leurs diverses sections, de l'École du
dimanche, du Culte de jeunesse, des réunions
mensuelles et des cultes de Cène, sans
oublier les deux cercles pour ouvriers qui durent
l'un après l'autre se fermer au grand regret
de Frank Thomas. Plus tard se
créèrent des groupes
d'éclaireurs et
d'éclaireuses.
Il y a aussi la collaboration avec
l'Évangélisation populaire et la
Croix-Bleue pour la course en bateau de
l'Ascension, la réunion
de longue veille du 31
décembre, de concert avec
l'Évangélisation, sans oublier les
courses de jeunesse pour
catéchumènes, les fêtes
champêtres, les assemblées mensuelles,
etc. De tout cela Frank Thomas est l'âme, il
est un aimant qui attire jeunes et vieux autour de
lui.
À côté de ses cultes
au Victoria Hall, il fait de nombreuses
prédications et conférences dans les
diverses églises et salles de la ville, en
particulier des conférences contradictoires
à la Salle Centrale, qui parfois sont
très houleuses. Il visite les groupes et
familles bibliques, s'occupe des Activités
chrétiennes et de l'École du
dimanche ; il parle aussi très souvent
dans la campagne genevoise et est constamment
appelé à l'étranger, surtout
en France. Il fait jusqu'à 1200 visites par
an à Genève et dans les environs.
Heureusement que de fidèles et actifs
collaborateurs lui viennent en aide, tel M. Paul
Appia, qui dirigea pendant douze ans l'École
du dimanche et qui fut remplacé par Mlle
Marie Lasserre.
Peu après les débuts de
l'A. C. E. il fut secondé par un agent
adjoint (7). Cet
agent a toujours
été choisi parmi de jeunes pasteurs
qui eurent ainsi l'occasion de s'enrichir au
contact de la personnalité rayonnante de
Frank Thomas.
Les présidents du Comité
de l'A. C. E. furent : MM.
Frédéric Necker, Lucien Gautier,
Edouard Favre, Henri de Morsier, Paul
Appia.
L'A. C. E. eut un premier local, 20, rue
de la Cité ; en 1904, elle se
transporta 9, rue Calvin, et enfin, en 1914, elle
élut domicile 11, rue Général
Dufour, où elle a encore son siège
aujourd'hui.
Dans la Feuille mensuelle,
créée en 1901, on trouve d'excellents
petits articles dus surtout à la plume de
Frank Thomas et parfois aussi de ses agents
adjoints, destinée aux membres de l'A. C. E.
Quelle peine il se donne pour les encourager, les
édifier, les stimuler à la
prière ! On se rend compte de
l'intérêt qu'il leur porte, de
l'affection dont il les entoure et aussi, faut-il
le dire ? du découragement qu'il
éprouve parfois de ne pas les trouver plus
zélés, plus enflammés pour la
cause de Dieu. À chaque ligne on sent vibrer
son grand coeur et sa profonde sensibilité.
En 1908, la séparation de
l'Eglise et de l'État fut prononcée
à Genève. Frank Thomas salua avec
enthousiasme le nouvel état de choses dont
il avait toujours été partisan et
qu'il souhaitait ardemment pour sa ville natale.
Nombre de fois il avait crié ses convictions
du haut de la chaire. Tel ce passage :
Soyez
sûrs, chers lecteurs, que si tant de gens
redoutent la séparation de l'Eglise et de
l'État, bien qu'ils reconnaissent la
justesse des arguments de ceux qui la
réclament, c'est qu'ils seraient
obligés de s'engager pour Christ par un acte
de volonté personnelle. L'institution
nationale selon eux, a l'immense avantage (selon
nous c'est l'un de ses plus graves dangers), de
permettre à quelqu'un d'être d'une
Église chrétienne sans le vouloir,
par le seul fait de la naissance ; on en fait
partie parce que l'on est né protestant, on
a été baptisé sans qu'on le
veuille, on a suivi ensuite son instruction
religieuse, puis on a fait sa première
communion, sans qu'on y soit pour rien pour ainsi
dire, car on a suivi la masse, on s'est
conformé à une coutume qui n'engage
à rien, puisque ensuite on peut croire comme
tout le monde. Rien n'est plus commode, car, disons
le mot, cela permet d'avoir une religion sans
être religieux, d'être chrétien
de nom sans avoir rien à souffrir, de
paraître prendre Jésus pour
Maître, tout en restant son propre
maître, de garder sa pleine liberté
tout, en paraissant avoir abdiqué devant le
Seigneur. Cela permet, en un
mot, de paraître ce que
l'on n'est pas. Et l'on oublie que Dieu ne fait pas
acception de personnes, et qu'Il regarde au coeur,
et au coeur seul. Je voudrais mettre en garde mes
chers lecteurs, contre un pareil danger en leur
rappelant l'exemple de Pierre, qui semblait suivre
Jésus et qui en réalité ne le
suivait pas, parce qu'il le suivait de loin, et qui
fut entraîné à le renier par
trois fois, précisément parce qu'il
s'était donné le change à
lui-même en essayant de le donner aux autres.
Malheur à qui dit au Seigneur, ou à
qui fait comme s'il disait Je te suivrai, mais
permets-moi de ne pas te suivre je te suivrai mais
pour la forme seulement
(8).
Or, à propos de la suppression du
budget des cultes, une question grave allait se
poser. L'Association Chrétienne
Évangélique continuerait-elle
à exister, ou se fondrait-elle dans la
nouvelle Église ? Si nous nous en
référons à la brochure parue
peu avant la fondation de l'A. C. E.,
(9) nous
y lisons
ceci :
L'Association
sera temporaire et ne tendra effectivement
qu'à se rendre inutile ; elle
préparera l'autonomie de l'Eglise en lui
rendant, par l'exemple et l'exercice de la
liberté, le goût et l'amour de la
liberté.
L'Association
n'existerait donc pas
pour elle-même : son rôle serait
de servir, de s'immoler au profit d'une fin
supérieure : celle de
constituer le noyau de
l'Église indépendante future
(10). Cette
Association n'aura qu'un caractère
temporaire. Elle ne doit pas être un
obstacle à la réunion de tous les
chrétiens évangéliques de
Genève en une seule Église, au moment
prochain ou éloigné, n'importe,
où la séparation de l'Eglise et de
l'État sera enfin prononcée
(11).
Rien de plus clair que ces affirmations
et cependant le moment venu, l'Association
Chrétienne Évangélique ne
ferma pas ses portes et continua à exister
comme groupement autonome.
En effet l'assemblée
extraordinaire convoquée pour le 17
décembre 1908 vota les trois
résolutions suivantes :
1°
Continuer l'existence de l'A. C. E. tout en lui
faisant subir certaines
transformations.
2°
Adopter les modifications proposées par le
Comité, en ajoutant aux Statuts un article 4
ainsi conçu : «l'A. C. E. est
indépendante des Églises
constituées. Elles reconnaît à
tous les membres le droit de se rattacher
individuellement à ces
Églises ».
3°
Participer à la formation de la Commission
Centrale Évangélique par l'envoi de
trois délégués.
Cependant le règlement de
l'Association dans un article 8 contenait ces
lignes :
« La
séparation une
fois prononcée, l'Association devra se
dissoudre ou se
transformer ».
Ce fut la transformation qui
prévalut. Voici l'explication donnée
de cette affaire par le président de l'A. C.
E., alors M. Lucien Gautier, dans son rapport du 21
février 1909 :
Le
règlement de notre Association, dans un
article 8, fréquemment rappelé depuis
dix-huit mois, renfermait une disposition due
à nos fondateurs et stipulant que
« la séparation une fois
prononcée, l'Association devra se dissoudre
ou se transformer ». Grâce à
cette sage prévision de nos devanciers, nous
avons été préservés
d'un écueil auquel nous aurions pu sans cela
venir nous heurter ; nous eussions
risqué de méconnaître
l'étroite solidarité qui doit
régner entre notre Association et le
protestantisme genevois dans son ensemble. Nous
aurions pu être tentés de poursuivre
notre marche par nous-mêmes et sans nous
préoccuper des conditions nouvelles dans
lesquelles notre canton se trouve maintenant
placé... Nous avons écarté la
solution d'après laquelle notre groupement
aurait eu purement et simplement à
disparaître. Bien que quelques membres de
l'A. C. E. eussent jugé cette
décision la plus simple, la plus naturelle
et la plus recommandable, la grande majorité
s'est prononcée, dans un sens opposé.
Il
nous a
semblé en effet impossible d'abandonner sans
autre l'ensemble des oeuvres que notre Association
a fondées et qu'elle a poursuivies au cours
de ces dix années
d'existence. Nous ne nous sommes pas reconnu le
droit de mettre fin à toute cette
activité et d'éteindre ce que, sans
présomption, nous pouvons bien appeler un
foyer de vie spirituelle. Si la
réorganisation de l'Eglise nationale se fut
effectuée sur des bases telles que nous
eussions pu lui remettre la totalité ou du
moins la plus grande partie de notre travail, le
problème se serait posé d'une
façon différente. Mais en
l'état des choses, nous nous sommes sentis
tenus en conscience de poursuivre notre
tâche, et c'est dans ce sens que nous avons,
dans l'Assemblée générale
extraordinaire du 17 décembre,
procédé à la révision
de nos Statuts.
Voici,
nous
semble-t-il, comment on peut définir
l'attitude que nous avons prise et les
résolutions que nous avons votées.
D'après sa constitution, l'A. C. E.
poursuivait deux buts, l'un sur le terrain
religieux, l'autre sur le terrain
ecclésiastique. D'une part elle voulait
édifier et évangéliser,
d'autre part elle voulait préparer la
séparation de l'Eglise et de l'État.
Ce dernier résultat ayant été
obtenu, l'Association n'a plus à s'occuper
de la question ecclésiastique : son
activité religieuse, voilà ce qui
reste, et certes c'est bien assez pour justifier la
décision qu'elle a prise d'aller de l'avant.
Du reste, comme nous avons cherché à
l'établir clairement, la transformation
statutaire est peu de chose. Ce qui importe, ce qui
est essentiel et vital, c'est la transformation
spirituelle. Ce qu'il faut, c'est que tous, en
corps et individuellement, nous sentions que de
nombreux devoirs nous incombent. Nous n'avons plus
le droit de nous tranquilliser
en nous disant tacitement ou ouvertement, qu'il
nous fallait attendre, pour agir avec
énergie, l'avènement de l'ère
nouvelle qu'inaugurerait une fois ou l'autre, le
vote de la séparation. Ce vote maintenant
est un fait accompli, l'ère nouvelle a
commencé. Il s'agit par conséquent,
de ne pas perdre de temps, d'examiner les
possibilités qu'amène le nouvel
état de choses et d'entrer résolument
en campagne...
L'heure
des
illusions est passée ; dans notre
Genève, jadis foyer intense de vie
religieuse, les disciples de l'Évangile ne
forment plus qu'une minorité. D'un
côté il y a Rome, toujours plus
puissante, toujours habile, toujours envahissante.
De l'autre il y a la libre pensée, de plus
en plus remuante et agressive, et consciente de
l'appui que lui assurent les penchants de l'homme
naturel. Dans nos rangs eux-mêmes, que
d'indifférence, de tiédeur et de
relâchement. Certes le moment n'est pas venu
de désarmer, mais bien au contraire de
saisir toutes les armes de la foi et de lutter avec
persévérance « pour Christ
et pour son
règne ».
C'est ainsi que l'A. C. E.,
malgré la séparation, poursuivit son
travail. En ce qui nous concerne, nous comprenons,
étant donné le latitudinarisme
dogmatique toléré dans l'Eglise issue
de la séparation, que l'A. C. E. n'ait pas
voulu se dissoudre. Mais on a pu regretter que des
déclarations catégoriques touchant
son avenir eussent été faites dans la
brochure qui
précéda sa fondation. Ces
affirmations pouvaient prêter à
équivoque. Quoi qu'il en soit Frank Thomas
eut, après la suppression du budget des
cultes, la joie de pouvoir rentrer comme pasteur
auxiliaire dans I'Eglise nationale
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