FRANK
THOMAS
SA VIE - SON
OEUVRE
CHAPITRE XI
DERNIÈRES ANNÉES ET MORT DE
FRANK THOMAS.
Tel un navire chargé de richesses
qui s'approche paisiblement du port après
avoir connu des saisons de radieuse navigation,
avoir doublé des caps redoutables et
essuyé de multiples tempêtes, tel
peut-on se représenter Frank Thomas durant
ses dernières années. Il vécut
des jours de bonheur et de plein succès, il
traversa de douloureuses épreuves, mais tout
cela l'avait enrichi d'innombrables
expériences et, plein de confiance, il
avançait vers la Patrie
« céleste dont il parlait si
souvent.
En 1927, un premier départ
s'impose à lui, qui fut comme un son de
cloche. Ses enfants aînés étant
mariés ou dispersés, ses deux filles
cadettes fiancées, le moment
approchait où le nid
serait vide... la vaste demeure de Belmont allait
donc devenir trop grande pour lui et sa femme. Il
se décida, non sans peine, à la
vendre et à se faire construire un chalet
plus petit, à Frontenex, sur un terrain
qu'il avait hérité de ses
parents.
Qui dira le déchirement que causa
à son coeur sensible ce changement de
domicile, cet abandon d'une demeure aimée
dont les murs étaient pleins des
échos des jours d'autrefois ? Joyeux ou
triste, tout ce passé était là
cependant et le moment venait de s'en
séparer ! Il faut avoir connu de, tels
arrachements pour en comprendre toute la
douleur.
En apparence et jusqu'au début de
1928, rien ne semblait altéré en lui.
Il accomplissait toujours un travail
considérable, sa réputation ne
cessait de grandir, la confiance qu'il inspirait
allait croissant. Ses auditoires étaient
loin de diminuer. En Suisse et à
l'étranger, on l'accueillait avec le
même enthousiasme que par le
passé.
Grâce à la T. S. F.,
installée en 1926 au Victoria Hall, les
malades, les isolés pouvaient participer, et
avec quelle joie et quel bénéfice,
à ses cultes.
Le Dr Rollier écrivait à
ce propos :
Leysin.
Le
dimanche, loin
du bruit de la ville, dans ce beau pays où
brille un si doux soleil, il n'est pas de plus
grand bienfait que d'écouter les paroles si
touchantes du cher pasteur Frank Thomas. Quelle
reconnaissance ne lui gardons-nous pas dans nos
coeurs ! Que de bien n'a-t-il pas fait aux
malades, aux découragés, à
tous ceux qui étaient empêchés
de suivre le culte public ! Combien d'autres
qui jamais ne vont à l'église et qui
ont été touchés par ses
excellents sermons en passant une heure de
recueillement avec les auditeurs du Victoria
Hall ; jamais on ne saura assez le
reconnaître et le dire. (1)
Frank Thomas avait une affection toute
particulière pour les
Israélites ; il souffrait de constater
l'ostracisme qui pesait sur eux et il désira
leur manifester publiquement sa sympathie. Aussi
les convoqua-t-il à deux cultes au Victoria
Hall, le 15 février et le 1er mars 1925,
cultes qui leur étaient spécialement
destinés. Ils accoururent en foule,
touchés de ce geste fraternel. Au premier
culte, après avoir lu quelques passages du
prophète Esaïe et d'autres de l'Ancien
Testament, il s'adressa au peuple d'Israël et
lui dit tout le chagrin qu'il éprouvait des
persécutions et de la
malveillance dont il avait été
souvent l'objet, puis il le remercia pour tout ce
que la chrétienté lui devait, au
point de vue religieux. Au second culte enfin,
citant l'Évangile de Jean et le livre des
Actes, il plaça son auditoire en face de
Jésus de Nazareth, l'engageant à
réviser son procès et à le
reconnaître comme le Messie.
Dans une sorte d'invocation
adressée au souvenir de Frank Thomas, une
dame israélite, convertie par lui au
christianisme, rappelle comme suit ces
émouvantes manifestations :
Vous
souvient-il des grandes séances
préparées avec le concours de mon
mari, la réunion de tous les
Israélites de Genève à vos
auditeurs du Victoria Hall, le dimanche matin.
Comme il vous tenait à coeur ce peuple juif,
si injustement traité, comme vous aimiez ses
psaumes, ses prophètes. Je vous revois
ouvrant votre vieille Bible, les pages de l'Ancien
Testament en étaient aussi usées que
celles des Évangiles.
Israël
était pour vous le frère
aîné de l'Écriture et parce
qu'ils réalisaient que vous étiez
leur ami sincère, ils vinrent tous, tous,
les descendants des grands patriarches vous
entendre parler de Celui que vous auriez tant voulu
leur faire connaître. Vous auriez pu leur
répéter, après Christ :
Je ne suis point venu abolir la loi et les
prophètes (Matthieu
5: 17),
je suis venu
vous montrer comme on aime quand on est au service
du Dieu d'Amour.
On peut donc se rendre compte,
d'après ce qui précède,
à quel point l'automne de Frank Thomas
réalisait les espérances qu'avait
fait naître son printemps.
Cependant en 1925, sentant probablement
que malgré les apparences il y avait chez
lui une certaine diminution de forces, il consulta
un médecin qui lui donna l'avis
péremptoire, s'il ne voulait pas
abréger ses jours, de restreindre son
activité et en particulier de ne plus
continuer ses tournées si fatigantes
à l'étranger, mais telle était
sa soif de travail et de dévouement qu'il
n'eut pas le courage de suivre ce conseil et qu'il
ne changea rien à son genre de vie.
Hélas ! malgré son
activité et sa robuste apparence, le mal qui
avait commencé à le miner poursuivait
sournoisement son oeuvre, en dépit de tous
les efforts qu'il faisait pour le dominer. Sa
sensibilité, en particulier, devenait
toujours plus aiguë, mais il allait de l'avant
comme emporté par un courant qu'il ne
pouvait maîtriser.
Cependant, au mois de janvier 1928,
faisant une tournée de prédications
dans l'Ardèche, au cours
de laquelle sa femme l'accompagnait, il fut
subitement saisi durant la nuit d'une crise
d'angine de poitrine qui lui procura un violent
étouffement. Rentré à
Genève, il dut se soigner très
sérieusement durant plusieurs semaines, ce
qui fut pour lui un gros sacrifice, car rien
n'était plus contraire à sa nature
que le repos forcé, aussi dès que
cela lui fut possible reprit-il ses
prédications au Victoria Hall et ses
visites, malgré la recommandation qui lui
avait été faite d'éviter les
étages. Mais en le voyant de nouveau au
travail, le coeur de ceux qui l'aimaient se serra
en constatant à quel point la maladie avait
diminué ses forces. Il traversait des
moments de tristesse lorsqu'il réalisait que
le passé était le passé et
qu'il marchait vers un avenir plein de points
d'interrogation.
Le printemps de 1928 fut douloureux pour
lui, mais pourtant illuminé par la
réalisation d'un voeu qu'il avait toujours
caressé : celui de visiter la
Palestine. Quelques amis, en effet, lui offrirent
de participer au pèlerinage protestant qui
devait avoir lieu du 30 avril au 31 mai. Des avis
médicaux lui firent considérer ce
voyage avec un certain pessimisme,
mais il passa outre tant
était grand son désir de visiter le
pays du Christ et il s'embarqua à Marseille
avec sa femme le 30 avril, rejoignant ses
soixante-dix-huit compagnons et compagnes de
voyage. La traversée jusqu'à
Beyrouth, qui dura quinze jours, fut merveilleuse
et lui réussit pleinement. Il présida
plusieurs fois le culte en commun qui avait lieu
chaque jour entre les pèlerins. Il jouit
intensément des escales à Naples,
Athènes, Constantinople, Smyrne, Rhodes et
jusqu'à Beyrouth tout sembla marcher
à souhait. Hélas ! à
partir de ce moment-là, c'est-à-dire
dès qu'il eut quitté la mer pour la
terre ferme, tout changea car le voyage devint
très éprouvant pour lui. Les trajets
en automobile, par la chaleur torride et la
poussière, lui furent néfastes ;
malgré cela telle était sa
vitalité qu'il voulut continuer à
tout visiter. De Beyrouth il se rendit à
Balbeck et à Damas, puis ce fut l'exode vers
Jérusalem, en passant par Sichem,
Tibériade, le mont des Béatitudes,
Nazareth. Il y trouva de la joie et de
l'intérêt, malgré sa
fatigue ; mais c'eût été
bien autre chose encore si sa santé avait
été bonne. La dernière
étape en auto fut particulièrement
pénible, il souffrit
atrocement de la chaleur et
de
la soif et arriva à Jérusalem dans un
état déplorable. Malgré cela
il voulut, le lendemain, repartir pour
Jéricho et la mer Morte. Ce fut le coup de
grâce. À la suite de cette excursion,
il eut, au milieu de la nuit, un terrible
étouffement provoqué en partie par un
début d'incendie dans l'hôtel. Il
fallut appeler, par téléphone, un
médecin qui lui fit une piqûre et une
saignée. Ce fut une nuit dramatique
où il frôla la mort de
près.
Cependant il était résolu
à visiter Jérusalem, mais la
promenade à pied au travers de ces petites
rues tortueuses lui étant impossible il loua
une chaise à porteur au moyen de laquelle il
parcourut la ville, se rendant ainsi au
Saint-Sépulcre, au Mur des Lamentations,
à la Fontaine de Siloé, à la
Piscine de Béthesda, etc. Il reçut
aussi la visite du directeur du camp sioniste de
Tel-Aviv qui, apprenant sa présence à
Jérusalem, vint passer une après-midi
avec lui pour lui parler du travail intense des
Juifs en Palestine. Cette visite lui fut
très agréable et le captiva au plus
haut point.
Puis ce fut le Caire où il passa
une nuit affreuse, enfin cinq jours de mer qui
furent un repos pour lui. Il
rentra à Genève certainement affaibli
par son voyage et, malgré tout
l'intérêt qu'il y avait trouvé,
déçu par la désolation de
cette terre de Palestine, où il avait
rencontré si peu de spiritualité et
encore tant de superstition, heureux cependant
d'avoir pu réaliser ce rêve longtemps
caressé.
Durant le mois de juin, il prêcha
trois fois au Victoria Hall et goûta de
longues heures de repos dans son jardin. Il put
participer encore à l'Assemblée
mensuelle de l'A. C. E. qui eut lieu le 17 juin,
à Frontenex, chez Mme Max van Berchem. Il
semblait souffrant ce jour-là, mais il put
encore parler de ses impressions de Palestine
à son auditoire, si heureux de se retrouver
auprès de lui.
Le 3 juillet, selon l'ordonnance du
médecin, il partit avec sa femme pour les
bains de Ragatz où il retrouva ses amis, M.
et Mme Hoffer. Ceux qui eurent le privilège
de l'approcher à ce moment-là furent
frappés du changement physique qui
s'était opéré en lui, bien que
son bon sourire fût toujours le même et
que sa bienveillance envers tous n'eût en
rien diminué. Cependant, nous a dit une des
personnes qui le rencontra
souvent à cette
époque, on avait le sentiment très
net que, bien qu'il s'intéressât
à tous ceux qui l'abordaient, les
écoutant avec bonté, il voyait
« au-delà » et que pour
lui les choses d'ici-bas avaient perdu de leur
valeur. Les membres de sa famille qui
l'accompagnaient, c'est-à-dire sa femme,
ainsi que le ménage de son fils William, ne
le laissaient guère seul. Il se reposait
souvent sur la galerie de l'hôtel et chacun
respectait ces moments de solitude ; on le
croisait aussi dans le parc qui relie les deux
hôtels, surtout lorsqu'il y avait des
concerts dont il jouissait, car il goûtait
beaucoup la musique.
Le 11 août, il eut la joie de
bénir le mariage de son fils Robert avec une
jeune Française. Il put encore avoir avec
celle-ci, en tête-à-tête, un
entretien sérieux, dont elle garde un
précieux souvenir.
Malgré sa lassitude, il continua
à prêcher tous les dimanches, il se
rendait en voiture au temple, bien que le trajet ne
fut que de cinq minutes. Il montait lentement les
escaliers de la chaire, mais lors de sa
dernière prédication,
c'est-à-dire le 12 août, il dut parler
assis auprès de la table de
communion.
Il lui arrivait parfois, durant la nuit,
d'avoir de terribles
angoisses
et de se promener dans les corridors de
l'hôtel pour tenter de trouver quelque
soulagement à sa souffrance. Dans ces cas
là, on appelait le médecin de
l'établissement qui lui faisait une
piqûre. Les personnes qui le voyaient chaque
jour avaient l'impression qu'il déclinait
rapidement.
Le 18 août au matin, il descendit
comme d'habitude pour le déjeuner ; se
sentant peu bien il désira remonter dans sa
chambre. Là, peu d'instants après, il
prononça le nom de sa femme comme un
suprême appel et s'affaissa à
côté d'elle. La mort l'avait cueilli
avec douceur, il partit sans agonie ainsi qu'il
l'avait souhaité.
Son corps fut ramené à
Genève et provisoirement
déposé dans la sacristie du temple de
Cologny.
Le service funèbre eut lieu le 21
août, au Victoria Hall, au milieu d'un public
très nombreux et recueilli, venu pour donner
un dernier témoignage d'affection à
celui qu'il avait si souvent entendu parler dans
cette même salle.
La Semaine religieuse du 25 août
rend ainsi compte de cette imposante
cérémonie :
« M. Edouard Favre,
président de l'A. C. E., a lu quelques
belles paroles bibliques et exprimé à
la famille la reconnaissance et la sympathie de
ceux dont M. Frank Thomas a été plus
particulièrement le pasteur. Le
caractère du regretté
prédicateur fut excellemment
résumé en ces trois mots :
zèle irrésistible, humilité
foncière, affection profonde. Frank Thomas a
été dans les mains de Dieu un
instrument béni.
« M. le pasteur William
Poulin, beau-frère de M. Frank Thomas, prend
alors la parole : « Un chef est
tombé en Israël »,
voilà ce que nous avons tous pensé en
apprenant la mort de Frank Thomas, et nous avons
éprouvé en même temps un
sentiment de profonde tristesse, et aussi celui de
la responsabilité qui incombait aux
survivants. Il me semble que j'entends cette voix
qui nous relève et qui nous dit :
« Ne perdez pas courage, Dieu sera avec
vous ».
« M. Poulin adresse aussi au
nom de l'Eglise nationale de Genève, au nom
du Comité directeur de Saint-Loup et au nom
de la Mission romande un hommage de reconnaissance
à celui qui nous a quittés.
» On entend ensuite M. le pasteur,
Houriet qui, remplaçant M. Sauvin absent,
rappelle en termes émus tout ce que
l'Évangélisation populaire doit
à Frank Thomas.
» M. Bauler rend témoignage
à l'intérêt constant et qui
jaillissait d'un coeur profondément aimant,
que M. Thomas a toujours témoigné
à la Croix-Bleue.
» Enfin, le pasteur Charles Dubois,
dans une admirable allocution qui a saisi le coeur
de tous, dégage le sens supérieur et
grave de l'heure qui nous réunit. La
cérémonie se termina par le chant du
cantique préféré de Frank
Thomas : « Plus près de toi,
mon Dieu ».
» À la sortie une foule
immense défila devant le char mortuaire,
témoignant de son respect à celui
dont la vie, toute consacrée, avait
été, dans son milieu et dans son
temps, une
bénédiction. »
Sa dépouille fut conduite au
cimetière de Cologny, au milieu de ceux
qu'il avait aimés et qui l'avaient
précédé dans le pays où
« la mort ne sera plus et où il
n'y aura plus ni deuil ni cri, ni douleur, car les
premières choses auront disparu »
(Apoc. 21: 4).
Sur sa tombe, un modeste rocher
orné de fleurs alpestres, rappelle que la
montagne lui procura quelques-unes de ses plus
grandes joies en ce monde.
Lorsqu'on a étudié, comme
nous l'avons fait, la vie si noble de Frank Thomas,
l'enthousiasme vous gagne devant les merveilleuses
possibilités d'une existence dont l'amour de
Dieu et du prochain, l'oubli de soi-même et
la fidélité à l'appel
intérieur sont les mobiles essentiels et les
seules raisons d'être. Et au moment de clore
ces pages, un verset de la Parole de Dieu nous
vient à l'esprit, verset qui semble
spécialement se rapporter à l'ami qui
nous a quittés : « Ceux qui
auront enseigné la justice à la
multitude brilleront comme les étoiles,
à toujours et à
perpétuité »
(Daniel 12: 3).
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