Sur le Roc
À
ma mère...
Le Val de Freissinières ! Ces mots
glissent comme un ruisseau dans la paix du
soir.
Il est pourtant difficile d'imaginer terre
plus tragique que ce recoin rocheux des alpes
briançonnaises, où corps et
âmes ont souffert tout ce qu'ils pouvaient
souffrir. Parfois, sans doute, entre deux orages
une accalmie, l'espoir ressuscité...
jusqu'au jour où l'avalanche écrasait
tout, avalanche de pierraille descendue des monts
chauves, avalanche humaine, plus cruelle
encore.
Durant des siècles, du Languedoc, de
la Provence, de toutes les terres aux passions
vives, les persécutés
gagnèrent ces forteresses que sont les
hautes vallées alpestres.
Freissinières, le Queyras, la Vallouise
offrirent aux fugitifs les gorges de leurs
montagnes. Mais les autorités veillaient.
S'il arrive qu'un édit ordonne de surseoir
à l'emprisonnement des Vaudois, c'est
« attendu que l'on ne sait plus où
trouver assez de pierres et de mortier pour
construire des prisons ».
Ces Vaudois, on les traque, on met leur
tête à prix, on les brûle sur
les places publiques, on les
enfume dans les grottes comme des
bêtes puantes. En 1293, deux cent cinquante
montagnards de la Vallouise et de
Freissinières montent sur le
bûcher ; il est fait alors
« inhibition d'assister ces gens de
façon quelconque, les visiter, donner
à manger, ni à boire à aucun
d'eux, ni en cas de mort leur donner
sépulture. » On veut en
finir : en 1488, les trois mille Vaudois
réfugiés dans la Vallouise sont
passés au fil de l'épée ou
contraints, pour échapper au supplice, de se
précipiter dans les abîmes. En latin
comme en français, les vainqueurs se
vantèrent d'avoir égorgé
quatre cents enfants dans leurs berceaux.
Chargé d' « enquêter
sur ces opiniâtres », Guillaume du
Bellay de Langey écrira pourtant quelque
jour à son maître François
1er :
« J'ai trouvé que ceux
qu'on appelle Vaudois étaient des gens qui,
depuis trois siècles, par un travail
infatigable et une culture continuelle, avaient
rendu leurs terres fertiles en blé et
propres à nourrir des troupeaux ;
qu'ils savaient souffrir avec patience et le
travail et la nécessité ; qu'ils
abhorraient les querelles et les
procès ; qu'ils étaient doux
à l'égard des pauvres ; qu'ils
payaient avec beaucoup d'exactitude et de
fidélité le tribut du roi et les
droits à leurs seigneurs ; que leurs
prières continuelles et l'innocence de leurs
moeurs faisaient assez voir qu'ils honoraient Dieu
sincèrement. »
Mais l'histoire suivit sa logique ardente.
La révocation de l'édit de Nantes
jeta des milliers
d'« opiniâtres »
sur les routes de l'exil. Ceux qui bravèrent
les dragonnades vécurent en marmottes ou en
chamois, près des sources.
Après la Révolution, les
hautes vallées connaissent enfin la paix.
Mais on n'efface pas à coups de
décrets l'histoire ensanglantée de
six ou sept siècles. Les villages du Val de
Freissinières évoquent encore
l'héroïque passé ; l'un
d'eux, Dormillouse, posé sur la lèvre
du précipice à près de deux
mille mètres d'altitude, illustre de
façon saisissante la volonté des
ancêtres. Il arrive que l'on retrouve au plus
profond des grottes ouvertes comme des gueules dans
les rochers rouges, une Bible emportée des
masures, à l'heure du désastre, par
un farouche croyant. Quelque chose s'est
passé là, s'est posé sur vingt
générations qui ne peut se perdre
sans laisser de traces. Des cendres, sans doute,
mais des braises, sous ces cendres.
Quand Félix Neff, que l'on appelle
encore là-bas le Bienheureux, visita le val
de Freissinières, l'émotion des
montagnards, abandonnés depuis si longtemps
à eux-mêmes, dépassa ce que
nous pouvons imaginer : « Pendant
mon discours toute l'assemblée fondit en
larmes. Beaucoup de jeunes gens, de jeunes filles
étaient à genoux au pied de leurs
bancs. Quand il fallut réciter le voeu du
baptême, je n'en trouvai aucun qui pût
aller jusqu'au bout. Les sanglots
étouffaient leurs voix.... Frappé,
étonné, j'avais peine à me
reconnaître : les rochers, les cascades,
les glaces mêmes, tout me semblait
animé et m'offrait un
aspect moins sévère. Ce pays sauvage
me devenait agréable et cher... On ne voit
pas sans émotion la bergère, assise
au pied d'un bloc de granit, entourée de son
troupeau, lire, les yeux pleins de larmes,
l'histoire du Berger qui donne sa vie pour ses
brebis... »
Ces lignes furent écrites en 1824.
Celle dont nous allons conter les lointains
souvenirs, fille du Val de Freissinières,
naquit vingt ans plus tard. Quelle saveur, quelle
couleur eut cette enfance écoulée au
creux de la tragique vallée !
Puis les trois quarts d'un siècle
passèrent. Voyant s'accentuer la
fragilité de celle qui ne vivait plus que
par un miracle du coeur, les siens lui dirent un
soir, comme pour surprendre à sa source le
secret de tant de vaillance intime :
- Parle-nous de ta vallée comme tu le
faisais jadis. Nous étions alors des
enfants. Maintenant que nos tempes grisonnent, que
nous savons mieux le prix et le sens des choses,
dis-nous à nouveau tes souvenirs...
Comment décrire cette physionomie en
perpétuelle mobilité
d'émotion, constamment
éclairée par la sympathie, ces yeux
où la tristesse même versait de la
lumière, ces mains tantôt
fermées pour mieux posséder la force
à dispenser, tantôt ouvertes et
arrondies comme pour soupeser les valeurs de la
vie ? Très droite sous les draperies
noires qui l'enveloppaient, sous les flèches
de corne piquées dans sa chevelure
argentée, les traits nets, un pied
avancé comme pour se mettre
en route, elle était le soldat de la
bonté énergique. Le drame
séculaire vécu par sa vallée
dans un décor de rochers bleus de lavande ou
de neige montant au niveau des toits, ce tragique
posé sur les monts, caché dans les
âmes, avait mis en elle un lyrisme spirituel
qui éclatait en images fraîches, en
enthousiasmes tels que les plus jeunes, près
d'elle, semblaient infiniment vieux. Sans cesse
elle rayonnait ses joies, ses espoirs, glanant sur
le champ de la vie les épis dont le coeur se
restaure, dialoguant avec la clarté du
soleil, aussi près de ses morts que des
vivants. À qui souriait de ses élans
vers l'invisible, elle disait :
- Pour qui doute, la vie n'est qu'une
absurde pantomime aux grimaces prévues et
non le plus substantiel des miracles. Pauvres
hommes quand leurs pensées sont aussi
courtes que leurs bras, quand ils ne poussent
devant eux que leur moi périssable !
... »
Dure pour elle, se vêtant hors la
mode, inflexible quand entrait en jeu ce que son
coeur et sa raison lui disaient être la
vérité, elle caressait de la main et
de l'âme les souffrances des autres.
Près d'elle avec elle, toutes les heures
furent uniques, tous les jours des jours de
fête. Son mot favori était :
toujours. Quelle passerelle pour les
souvenirs ! quel lien pour unir les
rêves de l'enfant aux méditations de
l'aïeule et aux espoirs illimités du
coeur !...
- Parle-nous de ta vallée....
Volontiers, quand les bruits de la ville
s'exaspéraient, quand les
automobiles jetaient leurs cris de bête,
sollicitée par ce triste tapage à
retrouver sa vallée où le moindre son
était poésie, elle allait à la
rencontre du passé :
« Les miens, je les revois surtout
dans la vaste cuisine de la maison natale. Ils ne
sont d'abord que des ombres glissant sur les
murailles, que des fronts penchés sur mes
premiers étonnements, sur ce berceau de
mélèze où j'en ai tant
bercés, plus tard, de petits êtres
vagissants, qu'il me semble que je me suis
bercée moi-même... Des dos ronds
autour des rouets ronronnants... A la lueur de la
mèche trempée dans l'huile du lume,
de belles mains qui déroulent des nattes de
cheveux bruns comme des châtaignes, et c'est
ma mère, si vive, si sensible, près
de mon père au menton glabre tenu par le
haut col de chanvre roux, aux lèvres
dessinées pour citer les paroles du Vieux
Testament... Et l'oncle Étienne, et les
« tantounes » dont les bonnets
mettaient de si jolies taches blanches sur le
velours des mélèzes tendus contre la
montagne ; et Mimi, ma marraine, et les deux
oncles-grands dont l'aïeul avait subi les
dragonnades. C'est quelque chose, croyez-le, que
d'avoir connu qui cite les paroles et
répète les gestes d'une victime des
grandes tribulations réfugiée dans
les grottes pour y lire les Psaumes à la
lueur des feux d'herbes sèches.
Ces voix des oncles-grands, éteintes
depuis si longtemps, je les entends quand je veux.
Comme elles parlaient des
« témoins », de
« l'indomptable certitude »,
des « héros qui naissent du
sang » ! Tout cela
était comme enveloppé de flammes et
de parfums. Ces
« témoins », on les
évoquait avec tant de passion, autour du
loyer, qu'il me semble avoir vécu et
bataillé près d'eux... Car mon pays
est un nid d'aigles où l'on n'est
monté que pour mieux résister.
À quel prix ! Dans les grottes, on
entend encore des soupirs. Illusions mystiques ou
frissons d'âmes livrées aux violences
et aux tristesses des solitudes, attentives
à découvrir sur quelque chemin
pierreux le Libérateur venu du pays des
oliviers ?... Comme gens et choses portaient
alors la marque du douloureux effort des
siècles ! Quelle misère dans les
masures ! Quelle résignation
désespérée, mais aussi quelle
noblesse, quelle dignité, quels élans
dans les âmes !
« Oui, je vous conterai mon
enfance, si proche d'un incroyable passé. Et
si l'aïeule que je suis précise
certaines impressions qui erraient,
inexprimées mais vivantes
déjà, dans mon coeur d'enfant, c'est
qu'à mon âge on sait qu'une existence
a son unité secrète qui se
révèle lorsque l'on se regarde de
très loin, d'un bord à l'autre de la
vie... »
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