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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



Sur le Roc


À ma mère...

Le Val de Freissinières ! Ces mots glissent comme un ruisseau dans la paix du soir.
Il est pourtant difficile d'imaginer terre plus tragique que ce recoin rocheux des alpes briançonnaises, où corps et âmes ont souffert tout ce qu'ils pouvaient souffrir. Parfois, sans doute, entre deux orages une accalmie, l'espoir ressuscité... jusqu'au jour où l'avalanche écrasait tout, avalanche de pierraille descendue des monts chauves, avalanche humaine, plus cruelle encore.

Durant des siècles, du Languedoc, de la Provence, de toutes les terres aux passions vives, les persécutés gagnèrent ces forteresses que sont les hautes vallées alpestres. Freissinières, le Queyras, la Vallouise offrirent aux fugitifs les gorges de leurs montagnes. Mais les autorités veillaient. S'il arrive qu'un édit ordonne de surseoir à l'emprisonnement des Vaudois, c'est « attendu que l'on ne sait plus où trouver assez de pierres et de mortier pour construire des prisons ».

Ces Vaudois, on les traque, on met leur tête à prix, on les brûle sur les places publiques, on les enfume dans les grottes comme des bêtes puantes. En 1293, deux cent cinquante montagnards de la Vallouise et de Freissinières montent sur le bûcher ; il est fait alors « inhibition d'assister ces gens de façon quelconque, les visiter, donner à manger, ni à boire à aucun d'eux, ni en cas de mort leur donner sépulture. » On veut en finir : en 1488, les trois mille Vaudois réfugiés dans la Vallouise sont passés au fil de l'épée ou contraints, pour échapper au supplice, de se précipiter dans les abîmes. En latin comme en français, les vainqueurs se vantèrent d'avoir égorgé quatre cents enfants dans leurs berceaux.

Chargé d' « enquêter sur ces opiniâtres », Guillaume du Bellay de Langey écrira pourtant quelque jour à son maître François 1er :
« J'ai trouvé que ceux qu'on appelle Vaudois étaient des gens qui, depuis trois siècles, par un travail infatigable et une culture continuelle, avaient rendu leurs terres fertiles en blé et propres à nourrir des troupeaux ; qu'ils savaient souffrir avec patience et le travail et la nécessité ; qu'ils abhorraient les querelles et les procès ; qu'ils étaient doux à l'égard des pauvres ; qu'ils payaient avec beaucoup d'exactitude et de fidélité le tribut du roi et les droits à leurs seigneurs ; que leurs prières continuelles et l'innocence de leurs moeurs faisaient assez voir qu'ils honoraient Dieu sincèrement. »

Mais l'histoire suivit sa logique ardente. La révocation de l'édit de Nantes jeta des milliers d'« opiniâtres » sur les routes de l'exil. Ceux qui bravèrent les dragonnades vécurent en marmottes ou en chamois, près des sources.

Après la Révolution, les hautes vallées connaissent enfin la paix. Mais on n'efface pas à coups de décrets l'histoire ensanglantée de six ou sept siècles. Les villages du Val de Freissinières évoquent encore l'héroïque passé ; l'un d'eux, Dormillouse, posé sur la lèvre du précipice à près de deux mille mètres d'altitude, illustre de façon saisissante la volonté des ancêtres. Il arrive que l'on retrouve au plus profond des grottes ouvertes comme des gueules dans les rochers rouges, une Bible emportée des masures, à l'heure du désastre, par un farouche croyant. Quelque chose s'est passé là, s'est posé sur vingt générations qui ne peut se perdre sans laisser de traces. Des cendres, sans doute, mais des braises, sous ces cendres.

Quand Félix Neff, que l'on appelle encore là-bas le Bienheureux, visita le val de Freissinières, l'émotion des montagnards, abandonnés depuis si longtemps à eux-mêmes, dépassa ce que nous pouvons imaginer : « Pendant mon discours toute l'assemblée fondit en larmes. Beaucoup de jeunes gens, de jeunes filles étaient à genoux au pied de leurs bancs. Quand il fallut réciter le voeu du baptême, je n'en trouvai aucun qui pût aller jusqu'au bout. Les sanglots étouffaient leurs voix.... Frappé, étonné, j'avais peine à me reconnaître : les rochers, les cascades, les glaces mêmes, tout me semblait animé et m'offrait un aspect moins sévère. Ce pays sauvage me devenait agréable et cher... On ne voit pas sans émotion la bergère, assise au pied d'un bloc de granit, entourée de son troupeau, lire, les yeux pleins de larmes, l'histoire du Berger qui donne sa vie pour ses brebis... »

Ces lignes furent écrites en 1824. Celle dont nous allons conter les lointains souvenirs, fille du Val de Freissinières, naquit vingt ans plus tard. Quelle saveur, quelle couleur eut cette enfance écoulée au creux de la tragique vallée !
Puis les trois quarts d'un siècle passèrent. Voyant s'accentuer la fragilité de celle qui ne vivait plus que par un miracle du coeur, les siens lui dirent un soir, comme pour surprendre à sa source le secret de tant de vaillance intime :
- Parle-nous de ta vallée comme tu le faisais jadis. Nous étions alors des enfants. Maintenant que nos tempes grisonnent, que nous savons mieux le prix et le sens des choses, dis-nous à nouveau tes souvenirs...

Comment décrire cette physionomie en perpétuelle mobilité d'émotion, constamment éclairée par la sympathie, ces yeux où la tristesse même versait de la lumière, ces mains tantôt fermées pour mieux posséder la force à dispenser, tantôt ouvertes et arrondies comme pour soupeser les valeurs de la vie ? Très droite sous les draperies noires qui l'enveloppaient, sous les flèches de corne piquées dans sa chevelure argentée, les traits nets, un pied avancé comme pour se mettre en route, elle était le soldat de la bonté énergique. Le drame séculaire vécu par sa vallée dans un décor de rochers bleus de lavande ou de neige montant au niveau des toits, ce tragique posé sur les monts, caché dans les âmes, avait mis en elle un lyrisme spirituel qui éclatait en images fraîches, en enthousiasmes tels que les plus jeunes, près d'elle, semblaient infiniment vieux. Sans cesse elle rayonnait ses joies, ses espoirs, glanant sur le champ de la vie les épis dont le coeur se restaure, dialoguant avec la clarté du soleil, aussi près de ses morts que des vivants. À qui souriait de ses élans vers l'invisible, elle disait :
- Pour qui doute, la vie n'est qu'une absurde pantomime aux grimaces prévues et non le plus substantiel des miracles. Pauvres hommes quand leurs pensées sont aussi courtes que leurs bras, quand ils ne poussent devant eux que leur moi périssable ! ... »

Dure pour elle, se vêtant hors la mode, inflexible quand entrait en jeu ce que son coeur et sa raison lui disaient être la vérité, elle caressait de la main et de l'âme les souffrances des autres. Près d'elle avec elle, toutes les heures furent uniques, tous les jours des jours de fête. Son mot favori était : toujours. Quelle passerelle pour les souvenirs ! quel lien pour unir les rêves de l'enfant aux méditations de l'aïeule et aux espoirs illimités du coeur !...
- Parle-nous de ta vallée....

Volontiers, quand les bruits de la ville s'exaspéraient, quand les automobiles jetaient leurs cris de bête, sollicitée par ce triste tapage à retrouver sa vallée où le moindre son était poésie, elle allait à la rencontre du passé :
« Les miens, je les revois surtout dans la vaste cuisine de la maison natale. Ils ne sont d'abord que des ombres glissant sur les murailles, que des fronts penchés sur mes premiers étonnements, sur ce berceau de mélèze où j'en ai tant bercés, plus tard, de petits êtres vagissants, qu'il me semble que je me suis bercée moi-même... Des dos ronds autour des rouets ronronnants... A la lueur de la mèche trempée dans l'huile du lume, de belles mains qui déroulent des nattes de cheveux bruns comme des châtaignes, et c'est ma mère, si vive, si sensible, près de mon père au menton glabre tenu par le haut col de chanvre roux, aux lèvres dessinées pour citer les paroles du Vieux Testament... Et l'oncle Étienne, et les « tantounes » dont les bonnets mettaient de si jolies taches blanches sur le velours des mélèzes tendus contre la montagne ; et Mimi, ma marraine, et les deux oncles-grands dont l'aïeul avait subi les dragonnades. C'est quelque chose, croyez-le, que d'avoir connu qui cite les paroles et répète les gestes d'une victime des grandes tribulations réfugiée dans les grottes pour y lire les Psaumes à la lueur des feux d'herbes sèches.
Ces voix des oncles-grands, éteintes depuis si longtemps, je les entends quand je veux. Comme elles parlaient des « témoins », de « l'indomptable certitude », des « héros qui naissent du sang » ! Tout cela était comme enveloppé de flammes et de parfums. Ces « témoins », on les évoquait avec tant de passion, autour du loyer, qu'il me semble avoir vécu et bataillé près d'eux... Car mon pays est un nid d'aigles où l'on n'est monté que pour mieux résister. À quel prix ! Dans les grottes, on entend encore des soupirs. Illusions mystiques ou frissons d'âmes livrées aux violences et aux tristesses des solitudes, attentives à découvrir sur quelque chemin pierreux le Libérateur venu du pays des oliviers ?... Comme gens et choses portaient alors la marque du douloureux effort des siècles ! Quelle misère dans les masures ! Quelle résignation désespérée, mais aussi quelle noblesse, quelle dignité, quels élans dans les âmes !

« Oui, je vous conterai mon enfance, si proche d'un incroyable passé. Et si l'aïeule que je suis précise certaines impressions qui erraient, inexprimées mais vivantes déjà, dans mon coeur d'enfant, c'est qu'à mon âge on sait qu'une existence a son unité secrète qui se révèle lorsque l'on se regarde de très loin, d'un bord à l'autre de la vie... »


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