Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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(Notre confession de foi: ici)
Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



Sur le Roc



 IMAGINEZ, JUDITH...

Du pied des rochers jusqu'à ce trait blanc que tire la rivière au creux du val, on ne voit que des dos ployés, que des bras qui fouillent le sol, que des ânes et des mulets portant à pleins sacs le fumier de mouton.
Dans la grande maison, le silence. Sur l'âtre, des braises achèvent de s'éteindre. Et nous aurions peur, mon frère Xandrou et moi - nous n'avons pas seize ans à nous deux - s'il n'y avait ces belles taches de soleil posées sur les dalles de la cuisine, ces danses des insectes autour des premières fleurs données au jardin par le printemps, et surtout, le dos appuyé à l'une des colonnes de la galerie, le grand-oncle Jean qui reste volontiers assis en compagnie de ses quatre-vingts ans. Sa tête ronde aux cheveux blancs comme de la laine d'agneau, au teint rose comme une pelure d'oignon, est penchée de côté, à la recherche de l'ombre ; ses mains, dans le soleil, font des gestes lents, toujours les mêmes, pour partager les pommes de terre.

- Vous voyez ces points blancs ? C'est ça qui germe, c'est ça qui donne la tige de la plante...

L'oncle-grand ajoute avec un sourire qui tient tout entier dans ses petits yeux bleus :
- Ah ! les braves !... Vous en abattrez de la besogne, plus tard !

De curieux échos, contrariés par les parois de rochers, se heurtent dans le couloir de la vallée. C'est court, insistant. Cela ne ressemble pas au long roulement des avalanches. L'oncle Alexandre nous parla si souvent des batailles livrées par le grand Napoléon, que je demande, timide :
- Dis, oncle-grand, c'est Napoléon qui revient ?
- Ma brave, Napoléon dort, et pour longtemps. La canonnade que tu entends ne tuera personne. On élargit le sentier du col d'Orsières. C'est ça qui réjouit ta maman ! Votre père, quand il s'est marié, est allé chercher votre mère de l'autre côté du col, loin, très loin, près d'un petit lac. Ah ! elle en a eu le languissou de son Orsières ! Et voilà qu'on lui fait un beau chemin !... Moi, ça ne m'enchante guère. J'ai toujours connu cette vallée close. Avec les chemins, gens et bonnes coutumes s'en vont.

L'oncle contemple la montagne, du côté de Dormillouse où il passa presque toute sa vie.
- Ah ! mes braves, Dormillouse ! Il a fallu le grand âge pour que j'en descende. Ceux qui ont poussé et duré à Dormillouse peuvent dire qu'ils connaissent le soleil !

Je regarde là-haut. Je n'y découvre qu'un rocher à tête humaine dont le nez, les babines, la grimace m'inquiètent.
- Oncle, c'est haut ce col Sorcière ?

L'oncle-grand a un petit rire, comme un roucoulement de pigeon.
- Va pour le col Sorcière !... Ah ! oui, il monte haut, presque jusqu'au sommet du pic Brun. Qui suivra le nouveau chemin pourra dire qu'il a touché le ciel !

Xandrou et moi nous connaissons les sentiers qui se perdent, ceux qui mènent aux hameaux, la route qui court au fond de la vallée : on la voit un moment, elle se cache derrière un rocher, puis, tordue comme un serpent, gravit la pente. Or, voici que l'oncle-grand parle d'un chemin qui mène vers un autre monde, d'un chemin qui touche le ciel ! Prenant la main de Xandrou, je l'entraîne.
- Pense un peu : en allant chez elle sur la mule, maman n'aura qu'à tendre le bras pour toucher le ciel... Dis, si nous pouvions le trouver, ce chemin ?

Courageux, nous trottons à la rencontre des montagnes. Le ciel nous appelle ! Les chiens aboyeurs ont compris, sans doute aucun, puisqu'ils se taisent.
Allons-nous, soudain, écarter un rideau ? franchir un portail ? ou simplement, au fond d'une plaine bleue, trouver le bon Dieu et son fils Jésus assis sous un mélèze ? Qui touche le ciel doit aussi cueillir des étoiles comme des fleurs ?... Nous achoppant aux pierres, étouffant sous nos vêtements de bure, évitant les ânes dont le hi-han trouble notre rêve, la bouche ouverte, le coeur très grand, nous courons...

Nous voici près de la cascade où se suspend un arc-en-ciel qui a pris les couleurs de tous les insectes et de toutes les fleurs. La porte du ciel ! Entrons !... Mais le chemin monte encore, plus raide, plus caillouteux, plus brûlant, aussi loin du ciel qu'il est possible. Effrayés, nous nous retournons : sur le pré qui l'entoure notre maison n'est pas plus grosse qu'une ruche d'abeilles !
Manquer le ciel et perdre sa maison !

Quelle panique ! Dégringolant la pente plus vivement que le ruisseau, nous ne nous sentons rassurés que lorsque nous foulons un chemin connu. Retrouvant les vergers sur lesquels voisinent taches d'ombre et tartines de soleil, nous comprenons que du temps a passé.
- Xandrou, cueillons des fleurs ! Nous les donnerons ; ils n'oseront pas nous gronder... Du jaune, encore du jaune ! apportons ce miel dans la vieille cuisine !

Bientôt nous gravissons en tumulte l'escalier qui conduit à la galerie. Paisible, l'oncle-grand partage encore les pommes de terre. Il lève les yeux.
- D'où venez-vous, petits coquins

Je n'ose avouer. Xandrou s'en charge.
- Nous avons cherché le nouveau chemin. Nous voulions toucher le ciel !

L'oncle-grand a un geste immense.
- Mes braves ! Je le toucherai avant vous. Il faut mourir à la terre pour toucher le ciel...

À notre mère, rentrée des champs et qui s'affaire autour du foyer, il dit en patois :
- Esmadzina Dzudith, que los petiotes on tzartza lou tzamïn d'Orsières per toutzar lou ciel !

Elle répond dans un bruit de casseroles remuées :
- Pecaïre ! lou toutzarén toudzout prou vite.... Per lou moument, si vouoroun de soupo, qu'anion quére de bouose per lou fouoc....

Voilà ! Quand on n'a pu toucher le ciel, il faut se contenter, si l'on veut de la soupe, d'aller chercher du bois pour le feu.


LA TZARANTZO !...

En juillet, les foins, les moissons, la peine étendue de l'aurore au crépuscule, la joie aussi, puisqu'on récolte. Ma mère prépare un café dont le parfum éveille les dormeurs ; elle reste penchée sur la grosse marmite après le départ des travailleurs. Quand tout est cuit, il faut remplir les paniers, songer au vin, au pain, au fromage, aux oeufs durs, au lard, aux haricots, à tout ce que réclame l'appétit d'hommes trimant sous le soleil et qui ne rentreront qu'avec la nuit.
Ma mère nous a quittés, un panier à chaque bras.

Nous voici de nouveau seuls avec l'oncle Jean. À le voir si blanc, si ridé, je pense qu'il doit être né le même jour que les montagnes. Et je l'admire parce qu'il ressemble à ces vieux arbres au tronc couvert de mousse, réduits à quelques branches, mais dont les fruits sont les meilleurs. Appuyé sur sa canne, glissant plutôt que marchant, l'oncle Jean va et vient pour remettre chaque chose à sa place.
- Il faut qu'une maison soit tenue !

Large, indépendante, dominant le hameau, cette maison s'entoure de trois côtés d'une parure de noyers ; au val, elle montre sa façade, sa galerie à arcades où s'ouvrent les portes, celle de la cuisine laissant voir le feu de l'âtre. La première arcade, blanche de soleil, avec l'ombre bleue qui est derrière et au coeur de cette ombre l'éclat des flammes, est comme l'oeil de la maison. Nulle cloche ne dit l'écoulement du temps. Des bruits toujours les mêmes ; par vagues régulières, le chant du torrent monte jusqu'au visage de la vieille demeure ; le babil enfantin d'une fontaine lui répond ; et quand glisse sur les champs l'aile du vautour, toutes les poules du village, gloussent d'indignation, tous les coqs protestent.
L'homme a disparu, laissant la place aux volailles, aux parfums qui s'exaspèrent, aux pierres des chemins luisantes du fer des charrettes, aux marmots gardés par les anciens moins vivants que la lumière qui danse au soleil comme un désir.

Tandis que nous cueillons des fleurs dans un pré, le boitillement d'un mendiant goitreux nous ramène au galop près de l'oncle-grand que nous ne quittons plus.
Quand l'ombre a fait un pas au pied des murs, des sabots raclent les pavés de la cour. Guidée par Isaïe, le domestique, la mule, raidie sur ses jarrets, hissé jusqu'à la grange la charrette où sont entassés six ballots de foin.
- Ah ! les braves !

Ce compliment est pour la mule autant que pour Isaïe. Du geste, plus que de sa force, l'oncle-grand pousse la charrette.
- Ce que j'en ai rentré, des charges de foin !

De Faravel, du Fangeas, de Valhaute, de partout ! Du foin de charrette et du foin d'épaules, du foin de précipice et du foin de plat !
Ses narines aspirent la forte odeur des souvenirs.
Dans la maison solitaire, nous prenons la soupe réchauffée à la chaleur de la braise. Sur notre seuil, soudain, les yeux suppliants, tenant d'une main sa culotte qui tombe, Tiénot, l'orphelin qu'un oncle supporte mal au milieu de sa marmaille.
- Verse-lui une écuellée de soupe, dit l'oncle, coupe-lui un quignon de pain.

L'enfant a plus de trous que d'habits, grand'honte et point de paroles. Craintif, la tête penchée sur une épaule, il lape sa soupe à la manière d'un chat puis disparaît sur la pointe des pieds nus.
- Oncle-grand, si tu le prenais à la maison ?
- Les choses ne se font pas comme ça.
- Alors, une semaine et pas l'autre.
- Encore moins. Vous ne connaissez pas l'oncle de Tiénot ! Ah ! mes amis, la vie n'est pas toute belle....

Une fois encore les cris d'Isaïe à la mule. On va voir à la grange comme le tas de foin monte haut. Il fait bon ensuite regarder les ruches qui sont des troncs creux, l'essaim qui les couronne et se déplace en chantant vers les hautes crêtes flambantes de soleil. Sur la pente, le hameau des Roberts ; le mas des Hodouls derrière son rideau de peupliers ; un sentier rose y arrive, en repart, zigzaguant en marge des maisons ; près des rochers, la maison des « tantounes. »
- Bouon vespre !

Un gars de Dormillouse regagne son lointain village. L'oncle-grand tressaille. Il s'informe de l'état des cultures, là-haut. Le gars concède que les pommes de terre ont des feuilles, les champs de seigle des épis, ce qui est déjà quelque chose ; après quoi, il faudra voir !
- Las trufos an de fueilloss, lou bla a d'epios, es dza coouquaren. Per lou resto, tzaré veïre !
- Salua la coumpagnio et que Diou vous counduisi....

Les gens de Dormillouse, on les appelle beccarus, becs en avant. Nés dans un air capiteux comme du vin, ils ont le verbe haut et prennent volontiers la lune avec les dents ; quand ils vont, ils bondissent, pareils aux chamois sur les roches.
Longuement, l'oncle-grand accompagne du regard celui qui montera par le chemin qu'arrosent les cascades. C'est l'heure où le soleil se réfugie dans le haut pays, où l'ombre mange la rivière. Parce que le soir vient, je me rapproche de l'oncle-grand ; je me serre contre celui qui a tant souri au cours de sa longue existence que les petites rides creusées au coin des yeux ont toujours l'air de s'amuser.
- Oncle-grand, avant qu'ils rentrent, contez-nous une histoire de Dormillouse....
- Si ça vous intéresse ! Alors venez à la cuisine.

Nous nous sommes assis près de l'âtre. L'oncle revient de sa chambrette avec un livre plus gros qu'une Bible. Ses mains tremblantes cherchent une page.
- Plus tard, vous lirez ce livre. Vous y verrez ce qu'ont souffert ceux qui vivaient sur le toit des montagnes. Écoutez comment mon père raconte ce qu'il advint à mon trisaïeul Michel, dans la maison même où je vis le jour.
« Une coulée de neige arriva sur les neuf heures du soir qui écrasa la moitié de la demeure, tua Michel dans son écurie et pareillement sa femme près de son accouchement. Les trois enfants échappèrent. Néanmoins leur fille Marie eut un bras tellement endommagé qu'il lui devint sec. Cette pauvre fille filait devant que le malheur arriva; ayant le bras tendu il fut immobilisé par le poids des décombres sur l'épaule de son père, ce qui fut cause qu'elle connut le soubresaut par lequel il rendit l'âme autour de la minuit. Il fallut rester dans cette misérable situation, tant les enfants encore en vie que le père et la mère morts, jusqu'à ce que les voisins eussent ôté les décombres pour les en tirer... Quant à Marie dont le bras était devenu sec, le bonheur succéda pour elle au malheur. On était en 1698. Il arriva que comme des fugitifs du Languedoc passaient chez nous dans le courant de janvier pour gagner le pays de Prusse, elle accompagna la caravane qui comptait quatre-vingts personnes et franchit la montagne. Cette fille dont s'agit s'en fut à Berlin, capitale de Prusse, où elle trouva des médecins qui la guérirent par charité. Peu de temps après, un ministre l'épousa. Et voilà comment son malheur la conduisit au bonheur. »

L'oncle Jean relève la tête.
- Ah ! mes petits, comprenez-vous ça ? S'enfuir du pays de Provence, de la terre des oliviers, camper sur les rochers et périr sous la tzarantzo !.., Pour qui survit, fuir une fois encore, à travers les neiges des montagnes, jusqu'au fond de la Prusse, là-bas, tout là-bas et encore plus loin !
Quelle histoire que celle de nos anciens !

Un long moment de silence. Car il faut du temps pour aller en Prusse, même par la pensée. Un mouvement de tête. Voici l'oncle Jean revenu dans la vallée.
- C'est dans cette même maison, rebâtie avec les mêmes pierres, que moins d'un siècle plus tard l'avalanche recommença son mauvais jeu.

J'avais quinze ans, peut-être. Nous vivions comme on vit là-haut, mes soeurs, mes frères et moi, autour d'un père et d'une mère sagaces. On sortait d'un bel été. Ah ! l'été de Dormillouse, un cantique ! Dieu dans sa gloire ! Du soleil tant et plus, de l'eau pendue à chaque roche, un air qui nourrit, des fleurs jusque sur les pierres !... Mais un jour tout ça casse net : le vent se lève, le ciel enfile son manteau et crache de la neige pendant des semaines... Alors, d'une maison à l'autre, on creuse des tunnels. Vu de loin, au pied de ses rocs, le village c'est une trentaine de taupinières soulevant la neige, avec autant de cheminées fumant au ras du blanc. Sous chacune de ces taupinières, des hommes, des femmes, des enfants... Pour quérir de l'eau au creux de la gorge de Chichin, - on n'en trouvait que là, - il fallait avoir envie de se casser trois fois la jambe. Ah la triste glace verte et le gouffre au-dessous Mes braves, c'est abominable ces choses-là et pourtant rien ne vous attache plus à un pays. Bref ! un soir de mars je rapporte mon seau d'eau. Jamais les montagnes ne m'avaient paru plus hautes sous leurs voiles de mariées. Mais la nuit court vite là-haut. Elle saute des rochers tête la première et tout sombre dans les ténèbres. On est heureux, alors, de pousser une porte, de trouver des animaux qui ruminent, la soupière sur la table, le lume pendu à son clou et d'entendre des voix... On s'attable donc dans la cuisine qui est comme une chapelle avec des vitraux de givre. Pan ! pan ! pan ! On frappe à la porte. Qui est-ce ? Les voisins ne sortent guère à cette heure. Mon père se lève, hésitant, quand il découvre un long nez derrière une fenêtre. Le facteur Mathurin !
- Es iou, Mathurin, lou piétoun !... Aï proufita d'uno néou ni duro ni trop mato per venir saluar la coumpagnio d'en haoût.

On tire le verrou, on dégage la bobinette et voici, vus de plus près, le nez et la moustache de Mathurin. Vite, de la tomme, du lard ajoutés au repas. Mathurin, c'est la joie de vivre. Une flamme aux yeux, une autre sur ses joues de vermillon, il rit toujours. « Ah ! ah ! - et il pose dans un coin son sac bourré de nouvelles - il en a coulé du temps depuis que vous ne m'avez contemplé ! Ah ! ah ! faut-il vous aimer pour venir jusqu'à vous !... Heureusement que la besogne ne m'épouvante pas, que je suis un homme pénible... Dans ce sac, je vous apporte toutes les morts, toutes les naissances, toutes les gaudrioles du département... J'y ajoute tous les rires de Mathurin, car moi, voyez-vous, quand je mourrai, ça sera d'avoir trop ri... » Ah ! ce Mathurin ! On n'en refait plus, des hommes comme celui-là. Avec quel entrain il parlait ! Avec quelle ardeur il marchait ! Je revois encore, quand il se penchait sur les flammes de notre feu, les ombres en croc de ses moustaches sur des pommettes si rouges qu'il disait : « Ah ! que voulez ! On me las a fatsos en cresto de coq ! » Mathurin savait tout, avait tout vu, tout entendu, tout deviné... Le soir dont je vous parle, ce qu'il en raconta au coin du feu !... Jusqu'à ce que le sommeil de la digestion lui ferme la bouche. Ma mère lui étend une gerbe de paille contre la muraille. L'instant d'après il ronfle comme il parle, avec entrain.

Ici, l'oncle Jean nous regarde. Nos yeux qui brillent lui disent : Puis alors ?
- Comme chacun se lève pour aller coucher, chèvres et brebis se démènent à l'écurie, cornes et sabots entrent en danse. Mon père crie : « Calma vous, las bellos ! » Depuis lors j'ai remarqué que les bêtes sentent passer le diable avant les gens... Tout à coup comme un roulement de tambour mouillé par la pluie, le souffle d'une masse qui mange l'air, le sifflement de l'aigle quand il tombe du ciel. Tout tremble, tout craque ! Contre les parois et sur le toit c'est le bruit d'un gros matelas qui s'aplatit... La flamme du foyer dessine un cerceau de fumée et le lume agonise. Mon père a sauté sur Mathurin : « Léva vous, piétoun ! La tzarantzo ! La néou dévalo ! » Mathurin jaillit de sa paille. Vivement, il empoigne le chaudron plein d'eau bouillante, grimpe comme un chat l'échelle du grenier, ouvre une lucarne et zou! contre la muraille blanche où se creuse un trou. « D'aïgue tzaoudo ! »... « Lou fuoc es tua ! ». À la brassée mon père apporte pelles et pioches et nous voilà tous grattant, creusant, empilant la neige dans le grenier. Nous autres, nous savons nous taire. Seul, Mathurin, qui ne veut pas périr faute de souffle, encourage son monde : « Zou ! zou ! piochez, braves gens ! zou ! zou ! On ne va pourtant pas périr comme des rats ! zou ! » Déjà, l'air nous manque, gorges et poumons réclament, les narines sifflent... On tâtonne. « Que Diou nous assisti ! » gémissent les femmes. « Travaillons ! » clame le piéton. Soudain d'autres coups que les nôtres. Les voisins sont à l'oeuvre. « Zou ! leur crie Mathurin. Montrez-vous pénibles, Dormillousains ! » De part et d'autre, on pioche, on pelle, on fouille... Brusquement, comme dans une lunette, je découvre une étoile qui me dit : « Tu vivras, Jean-Daniel ! » On parle de l'autre côté. « Sia touts aqui ? - Touts, mais despatza-vous, braves amis ! » Que ces voix venues du monde où l'on respire sont belles ! Respirer ! La merveille des merveilles pour qui gît dans la tombe !

Manger de l'air ! en remplir ses poumons ! ressusciter !... La cheminée, cette narine du foyer, active le feu, le lume revit. Une voix de l'autre monde crie encore : « Vous ne risquez plus rien ! Demain, à la belle pointe du jour, on finira le tunnel. » « Merci, les amis ! » Alors Mathurin. « Oh ! qu'aventuro ! qu'histoiro ! Faré tzaoudo quand me reveiren éissic ! Un pé de néou es un amusament, mais cinq mètres que la Providença nous mando, es un poou tropp... Ah ! lou bouon café ! » Quelle liqueur que ce café, après l'alerte mortelle !..

On cause. Mathurin se vante. On rappelle l'avalanche qui tua le bisaïeul et sa femme et comme quoi les destins ne sont pas tous pareils. Mathurin se recouche et ronfle à nouveau, glorieusement, rêvant aux récits qu'il portera demain aux gens du val. Cependant mon père nous considère, nous adopte une fois encore, regarde la crémaillère, le lume, la table, le plafond voûté et de nouveau ma mère, mes soeurs, mes frères, moi-même. Alors, ayant ouvert la Bible toujours à portée sur la tablette d'une fenêtre, il lit ces paroles que dans la suite j'ai appris par coeur : « Les cordeaux de la mort m'avaient environné et les détresses du sépulcre m'avaient rencontré. Mais j'invoquai le nom de l'Éternel, disant : Je te prie, délivre mon âme !... Mon âme, retourne en ton repos, car l'Éternel t'a fait du bien. L'Éternel a retiré mon âme de la mort, mes yeux des pleurs et mes pieds de la chute. Je marcherai en la présence de l'Éternel dans la terre des vivants. »

L'oncle Jean s'est tu, très loin dans le temps où nous l'avons rejoint. Une fois encore, haletants, nous demandons
- Puis alors ?

Mais l'oncle ne nous voit pas, ne nous entend pas. Il se parle à lui-même quand il ajoute enfin :
- C'est dans des moments pareils que la Parole vous entre jusqu'au fond du système...


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