Sur le Roc
IMAGINEZ, JUDITH...
Du pied des rochers jusqu'à ce trait
blanc que tire la rivière au creux du val,
on ne voit que des dos ployés, que des bras
qui fouillent le sol, que des ânes et des
mulets portant à pleins sacs le fumier de
mouton.
Dans la grande maison, le silence. Sur
l'âtre, des braises achèvent de
s'éteindre. Et nous aurions peur, mon
frère Xandrou et moi - nous n'avons pas
seize ans à nous deux - s'il n'y avait ces
belles taches de soleil posées sur les
dalles de la cuisine, ces danses des insectes
autour des premières fleurs données
au jardin par le printemps, et surtout, le dos
appuyé à l'une des colonnes de la
galerie, le grand-oncle Jean qui reste volontiers
assis en compagnie de ses quatre-vingts ans. Sa
tête ronde aux cheveux blancs comme de la
laine d'agneau, au teint rose comme une pelure
d'oignon, est penchée de côté,
à la recherche de l'ombre ; ses mains,
dans le soleil, font des gestes lents, toujours les
mêmes, pour partager les pommes de
terre.
- Vous voyez ces points blancs ? C'est
ça qui germe, c'est
ça qui donne la tige de la plante...
L'oncle-grand ajoute avec un sourire qui
tient tout entier dans ses petits yeux
bleus :
- Ah ! les braves !... Vous en
abattrez de la besogne, plus tard !
De curieux échos, contrariés
par les parois de rochers, se heurtent dans le
couloir de la vallée. C'est court,
insistant. Cela ne ressemble pas au long roulement
des avalanches. L'oncle Alexandre nous parla si
souvent des batailles livrées par le grand
Napoléon, que je demande, timide :
- Dis, oncle-grand, c'est Napoléon
qui revient ?
- Ma brave, Napoléon dort, et pour
longtemps. La canonnade que tu entends ne tuera
personne. On élargit le sentier du col
d'Orsières. C'est ça qui
réjouit ta maman ! Votre père,
quand il s'est marié, est allé
chercher votre mère de l'autre
côté du col, loin, très loin,
près d'un petit lac. Ah ! elle en a eu
le languissou de son Orsières ! Et
voilà qu'on lui fait un beau
chemin !... Moi, ça ne m'enchante
guère. J'ai toujours connu cette
vallée close. Avec les chemins, gens et
bonnes coutumes s'en vont.
L'oncle contemple la montagne, du
côté de Dormillouse où il passa
presque toute sa vie.
- Ah ! mes braves, Dormillouse !
Il a fallu le grand âge pour que j'en
descende. Ceux qui ont poussé et duré
à Dormillouse peuvent dire qu'ils
connaissent le soleil !
Je regarde là-haut. Je n'y
découvre qu'un rocher
à tête humaine dont le nez, les
babines, la grimace m'inquiètent.
- Oncle, c'est haut ce col
Sorcière ?
L'oncle-grand a un petit rire, comme un
roucoulement de pigeon.
- Va pour le col Sorcière !...
Ah ! oui, il monte haut, presque jusqu'au
sommet du pic Brun. Qui suivra le nouveau chemin
pourra dire qu'il a touché le
ciel !
Xandrou et moi nous connaissons les sentiers
qui se perdent, ceux qui mènent aux hameaux,
la route qui court au fond de la
vallée : on la voit un moment, elle se
cache derrière un rocher, puis, tordue comme
un serpent, gravit la pente. Or, voici que
l'oncle-grand parle d'un chemin qui mène
vers un autre monde, d'un chemin qui touche le
ciel ! Prenant la main de Xandrou, je
l'entraîne.
- Pense un peu : en allant chez elle
sur la mule, maman n'aura qu'à tendre le
bras pour toucher le ciel... Dis, si nous pouvions
le trouver, ce chemin ?
Courageux, nous trottons à la
rencontre des montagnes. Le ciel nous
appelle ! Les chiens aboyeurs ont compris,
sans doute aucun, puisqu'ils se taisent.
Allons-nous, soudain, écarter un
rideau ? franchir un portail ? ou
simplement, au fond d'une plaine bleue, trouver le
bon Dieu et son fils Jésus assis sous un
mélèze ? Qui touche le ciel doit
aussi cueillir des étoiles
comme des fleurs ?... Nous achoppant aux
pierres, étouffant sous nos vêtements
de bure, évitant les ânes dont le
hi-han trouble notre rêve, la bouche ouverte,
le coeur très grand, nous courons...
Nous voici près de la cascade
où se suspend un arc-en-ciel qui a pris les
couleurs de tous les insectes et de toutes les
fleurs. La porte du ciel ! Entrons !...
Mais le chemin monte encore, plus raide, plus
caillouteux, plus brûlant, aussi loin du ciel
qu'il est possible. Effrayés, nous nous
retournons : sur le pré qui l'entoure
notre maison n'est pas plus grosse qu'une ruche
d'abeilles !
Manquer le ciel et perdre sa
maison !
Quelle panique ! Dégringolant la
pente plus vivement que le ruisseau, nous ne nous
sentons rassurés que lorsque nous foulons un
chemin connu. Retrouvant les vergers sur lesquels
voisinent taches d'ombre et tartines de soleil,
nous comprenons que du temps a passé.
- Xandrou, cueillons des fleurs ! Nous
les donnerons ; ils n'oseront pas nous
gronder... Du jaune, encore du jaune !
apportons ce miel dans la vieille
cuisine !
Bientôt nous gravissons en tumulte
l'escalier qui conduit à la galerie.
Paisible, l'oncle-grand partage encore les pommes
de terre. Il lève les yeux.
- D'où venez-vous, petits
coquins
Je n'ose avouer. Xandrou s'en charge.
- Nous avons cherché le nouveau
chemin. Nous voulions toucher le ciel !
L'oncle-grand a un geste immense.
- Mes braves ! Je le toucherai avant
vous. Il faut mourir à la terre pour toucher
le ciel...
À notre mère, rentrée
des champs et qui s'affaire autour du foyer, il dit
en patois :
- Esmadzina Dzudith, que los petiotes on
tzartza lou tzamïn d'Orsières per
toutzar lou ciel !
Elle répond dans un bruit de
casseroles remuées :
- Pecaïre ! lou toutzarén
toudzout prou vite.... Per lou moument, si vouoroun
de soupo, qu'anion quére de bouose per lou
fouoc....
Voilà ! Quand on n'a pu toucher
le ciel, il faut se contenter, si l'on veut de la
soupe, d'aller chercher du bois pour le feu.
LA
TZARANTZO !...
En juillet, les foins, les moissons, la peine
étendue de l'aurore au crépuscule, la
joie aussi, puisqu'on récolte. Ma
mère prépare un café dont le
parfum éveille les dormeurs ; elle
reste penchée sur la grosse marmite
après le départ des travailleurs.
Quand tout est cuit, il faut remplir les paniers,
songer au vin, au pain, au fromage, aux oeufs durs,
au lard, aux haricots, à tout ce que
réclame l'appétit d'hommes trimant
sous le soleil et qui ne rentreront qu'avec la
nuit.
Ma mère nous a quittés, un
panier à chaque bras.
Nous voici de nouveau seuls avec l'oncle
Jean. À le voir si blanc, si ridé, je
pense qu'il doit être né le même
jour que les montagnes. Et je l'admire parce qu'il
ressemble à ces vieux arbres au tronc
couvert de mousse, réduits à quelques
branches, mais dont les fruits sont les meilleurs.
Appuyé sur sa canne, glissant plutôt
que marchant, l'oncle Jean va et vient pour
remettre chaque chose à sa place.
- Il faut qu'une maison soit
tenue !
Large, indépendante, dominant le
hameau, cette maison s'entoure de trois
côtés d'une parure de noyers ; au
val, elle montre sa façade, sa galerie
à arcades où s'ouvrent les portes,
celle de la cuisine laissant voir le feu de
l'âtre. La première arcade, blanche de
soleil, avec l'ombre bleue qui est derrière
et au coeur de cette ombre l'éclat des
flammes, est comme l'oeil de la maison. Nulle
cloche ne dit l'écoulement du temps. Des
bruits toujours les mêmes ; par vagues
régulières, le chant du torrent monte
jusqu'au visage de la vieille demeure ; le
babil enfantin d'une fontaine lui
répond ; et quand glisse sur les champs
l'aile du vautour, toutes les poules du village,
gloussent d'indignation, tous les coqs
protestent.
L'homme a disparu, laissant la place aux
volailles, aux parfums qui s'exaspèrent, aux
pierres des chemins luisantes du fer des
charrettes, aux marmots gardés par les
anciens moins vivants que la lumière qui
danse au soleil comme un désir.
Tandis que nous cueillons des fleurs dans un
pré, le boitillement d'un mendiant goitreux
nous ramène au galop près de
l'oncle-grand que nous ne quittons plus.
Quand l'ombre a fait un pas au pied des
murs, des sabots raclent les pavés de la
cour. Guidée par Isaïe, le domestique,
la mule, raidie sur ses jarrets,
hissé jusqu'à la grange la charrette
où sont entassés six ballots de
foin.
- Ah ! les braves !
Ce compliment est pour la mule autant que
pour Isaïe. Du geste, plus que de sa force,
l'oncle-grand pousse la charrette.
- Ce que j'en ai rentré, des charges
de foin !
De Faravel, du Fangeas, de Valhaute, de
partout ! Du foin de charrette et du foin
d'épaules, du foin de précipice et du
foin de plat !
Ses narines aspirent la forte odeur des
souvenirs.
Dans la maison solitaire, nous prenons la
soupe réchauffée à la chaleur
de la braise. Sur notre seuil, soudain, les yeux
suppliants, tenant d'une main sa culotte qui tombe,
Tiénot, l'orphelin qu'un oncle supporte mal
au milieu de sa marmaille.
- Verse-lui une écuellée de
soupe, dit l'oncle, coupe-lui un quignon de
pain.
L'enfant a plus de trous que d'habits,
grand'honte et point de paroles. Craintif, la
tête penchée sur une épaule, il
lape sa soupe à la manière d'un chat
puis disparaît sur la pointe des pieds
nus.
- Oncle-grand, si tu le prenais à la
maison ?
- Les choses ne se font pas comme
ça.
- Alors, une semaine et pas l'autre.
- Encore moins. Vous ne connaissez pas
l'oncle de Tiénot ! Ah ! mes amis,
la vie n'est pas toute belle....
Une fois encore les cris d'Isaïe
à la mule. On va voir à la grange
comme le tas de foin monte haut. Il fait bon
ensuite regarder les ruches qui sont des troncs
creux, l'essaim qui les couronne et se
déplace en chantant vers les hautes
crêtes flambantes de soleil. Sur la pente, le
hameau des Roberts ; le mas des Hodouls
derrière son rideau de peupliers ; un
sentier rose y arrive, en repart, zigzaguant en
marge des maisons ; près des rochers,
la maison des
« tantounes. »
- Bouon vespre !
Un gars de Dormillouse regagne son lointain
village. L'oncle-grand tressaille. Il s'informe de
l'état des cultures, là-haut. Le gars
concède que les pommes de terre ont des
feuilles, les champs de seigle des épis, ce
qui est déjà quelque chose ;
après quoi, il faudra voir !
- Las trufos an de fueilloss, lou bla a
d'epios, es dza coouquaren. Per lou resto,
tzaré veïre !
- Salua la coumpagnio et que Diou vous
counduisi....
Les gens de Dormillouse, on les appelle
beccarus, becs en avant. Nés dans un air
capiteux comme du vin, ils ont le verbe haut et
prennent volontiers la lune avec les dents ;
quand ils vont, ils bondissent, pareils aux chamois
sur les roches.
Longuement, l'oncle-grand accompagne du
regard celui qui montera par le chemin qu'arrosent
les cascades. C'est l'heure où le soleil se
réfugie dans le haut pays,
où l'ombre mange la rivière. Parce
que le soir vient, je me rapproche de
l'oncle-grand ; je me serre contre celui qui a
tant souri au cours de sa longue existence que les
petites rides creusées au coin des yeux ont
toujours l'air de s'amuser.
- Oncle-grand, avant qu'ils rentrent,
contez-nous une histoire de Dormillouse....
- Si ça vous intéresse !
Alors venez à la cuisine.
Nous nous sommes assis près de
l'âtre. L'oncle revient de sa chambrette avec
un livre plus gros qu'une Bible. Ses mains
tremblantes cherchent une page.
- Plus tard, vous lirez ce livre. Vous y
verrez ce qu'ont souffert ceux qui vivaient sur le
toit des montagnes. Écoutez comment mon
père raconte ce qu'il advint à mon
trisaïeul Michel, dans la maison même
où je vis le jour.
« Une coulée de neige
arriva sur les neuf heures du soir qui
écrasa la moitié de la demeure, tua
Michel dans son écurie et pareillement sa
femme près de son accouchement. Les trois
enfants échappèrent. Néanmoins
leur fille Marie eut un bras tellement
endommagé qu'il lui devint sec. Cette pauvre
fille filait devant que le malheur arriva; ayant le
bras tendu il fut immobilisé par le poids
des décombres sur l'épaule de son
père, ce qui fut cause qu'elle connut le
soubresaut par lequel il rendit l'âme autour
de la minuit. Il fallut rester
dans cette misérable situation, tant les
enfants encore en vie que le père et la
mère morts, jusqu'à ce que les
voisins eussent ôté les
décombres pour les en tirer... Quant
à Marie dont le bras était devenu
sec, le bonheur succéda pour elle au
malheur. On était en 1698. Il arriva que
comme des fugitifs du Languedoc passaient chez nous
dans le courant de janvier pour gagner le pays de
Prusse, elle accompagna la caravane qui comptait
quatre-vingts personnes et franchit la montagne.
Cette fille dont s'agit s'en fut à Berlin,
capitale de Prusse, où elle trouva des
médecins qui la guérirent par
charité. Peu de temps après, un
ministre l'épousa. Et voilà comment
son malheur la conduisit au
bonheur. »
L'oncle Jean relève la
tête.
- Ah ! mes petits, comprenez-vous
ça ? S'enfuir du pays de Provence, de
la terre des oliviers, camper sur les rochers et
périr sous la tzarantzo !.., Pour qui
survit, fuir une fois encore, à travers les
neiges des montagnes, jusqu'au fond de la Prusse,
là-bas, tout là-bas et encore plus
loin !
Quelle histoire que celle de nos
anciens !
Un long moment de silence. Car il faut du
temps pour aller en Prusse, même par la
pensée. Un mouvement de tête. Voici
l'oncle Jean revenu dans la vallée.
- C'est dans cette même maison,
rebâtie avec les mêmes pierres, que
moins d'un siècle plus tard l'avalanche
recommença son mauvais jeu.
J'avais quinze ans, peut-être. Nous
vivions comme on vit là-haut, mes soeurs,
mes frères et moi, autour d'un père
et d'une mère sagaces. On sortait d'un bel
été. Ah ! l'été de
Dormillouse, un cantique ! Dieu dans sa
gloire ! Du soleil tant et plus, de l'eau
pendue à chaque roche, un air qui nourrit,
des fleurs jusque sur les pierres !... Mais un
jour tout ça casse net : le vent se
lève, le ciel enfile son manteau et crache
de la neige pendant des semaines... Alors, d'une
maison à l'autre, on creuse des tunnels. Vu
de loin, au pied de ses rocs, le village c'est une
trentaine de taupinières soulevant la neige,
avec autant de cheminées fumant au ras du
blanc. Sous chacune de ces taupinières, des
hommes, des femmes, des enfants... Pour
quérir de l'eau au creux de la gorge de
Chichin, - on n'en trouvait que là, - il
fallait avoir envie de se casser trois fois la
jambe. Ah la triste glace verte et le gouffre
au-dessous Mes braves, c'est abominable ces
choses-là et pourtant rien ne vous attache
plus à un pays. Bref ! un soir de mars
je rapporte mon seau d'eau. Jamais les montagnes ne
m'avaient paru plus hautes sous leurs voiles de
mariées. Mais la nuit court vite
là-haut. Elle saute des rochers tête
la première et tout sombre dans les
ténèbres. On est heureux, alors, de
pousser une porte, de trouver des animaux qui
ruminent, la soupière sur la table, le lume
pendu à son clou et d'entendre des voix...
On s'attable donc dans la cuisine qui est
comme une chapelle avec des
vitraux de givre. Pan ! pan ! pan !
On frappe à la porte. Qui est-ce ? Les
voisins ne sortent guère à cette
heure. Mon père se lève,
hésitant, quand il découvre un long
nez derrière une fenêtre. Le facteur
Mathurin !
- Es iou, Mathurin, lou
piétoun !... Aï proufita d'uno
néou ni duro ni trop mato per venir saluar
la coumpagnio d'en haoût.
On tire le verrou, on dégage la
bobinette et voici, vus de plus près, le nez
et la moustache de Mathurin. Vite, de la tomme, du
lard ajoutés au repas. Mathurin, c'est la
joie de vivre. Une flamme aux yeux, une autre sur
ses joues de vermillon, il rit toujours.
« Ah ! ah ! - et il pose dans
un coin son sac bourré de nouvelles - il en
a coulé du temps depuis que vous ne m'avez
contemplé ! Ah ! ah ! faut-il
vous aimer pour venir jusqu'à vous !...
Heureusement que la besogne ne m'épouvante
pas, que je suis un homme pénible... Dans ce
sac, je vous apporte toutes les morts, toutes les
naissances, toutes les gaudrioles du
département... J'y ajoute tous les rires de
Mathurin, car moi, voyez-vous, quand je mourrai,
ça sera d'avoir trop ri... »
Ah ! ce Mathurin ! On n'en refait plus,
des hommes comme celui-là. Avec quel entrain
il parlait ! Avec quelle ardeur il
marchait ! Je revois encore, quand il se
penchait sur les flammes de notre feu, les ombres
en croc de ses moustaches sur des pommettes si
rouges qu'il disait : « Ah !
que voulez ! On me las a fatsos
en cresto de
coq ! » Mathurin savait tout, avait
tout vu, tout entendu, tout deviné... Le
soir dont je vous parle, ce qu'il en raconta au
coin du feu !... Jusqu'à ce que le
sommeil de la digestion lui ferme la bouche. Ma
mère lui étend une gerbe de paille
contre la muraille. L'instant d'après il
ronfle comme il parle, avec entrain.
Ici, l'oncle Jean nous regarde. Nos yeux qui
brillent lui disent : Puis alors ?
- Comme chacun se lève pour aller
coucher, chèvres et brebis se
démènent à l'écurie,
cornes et sabots entrent en danse. Mon père
crie : « Calma vous, las
bellos ! » Depuis lors j'ai
remarqué que les bêtes sentent passer
le diable avant les gens... Tout à coup
comme un roulement de tambour mouillé par la
pluie, le souffle d'une masse qui mange l'air, le
sifflement de l'aigle quand il tombe du ciel. Tout
tremble, tout craque ! Contre les parois et
sur le toit c'est le bruit d'un gros matelas qui
s'aplatit... La flamme du foyer dessine un cerceau
de fumée et le lume agonise. Mon père
a sauté sur Mathurin :
« Léva vous, piétoun !
La tzarantzo ! La néou
dévalo ! » Mathurin jaillit
de sa paille. Vivement, il empoigne le chaudron
plein d'eau bouillante, grimpe comme un chat
l'échelle du grenier, ouvre une lucarne et
zou! contre la muraille blanche où se creuse
un trou. « D'aïgue
tzaoudo ! »... « Lou fuoc
es tua ! ». À la
brassée mon père apporte pelles et
pioches et nous voilà tous grattant,
creusant, empilant la neige dans
le grenier. Nous autres, nous savons nous taire.
Seul, Mathurin, qui ne veut pas périr faute
de souffle, encourage son monde :
« Zou ! zou ! piochez, braves
gens ! zou ! zou ! On ne va pourtant
pas périr comme des rats !
zou ! » Déjà, l'air
nous manque, gorges et poumons réclament,
les narines sifflent... On tâtonne.
« Que Diou nous
assisti ! » gémissent les
femmes. « Travaillons ! »
clame le piéton. Soudain d'autres coups que
les nôtres. Les voisins sont à
l'oeuvre. « Zou ! leur crie
Mathurin. Montrez-vous pénibles,
Dormillousains ! » De part et
d'autre, on pioche, on pelle, on fouille...
Brusquement, comme dans une lunette, je
découvre une étoile qui me dit :
« Tu vivras,
Jean-Daniel ! » On parle de l'autre
côté. « Sia touts
aqui ? - Touts, mais despatza-vous, braves
amis ! » Que ces voix venues du
monde où l'on respire sont belles !
Respirer ! La merveille des merveilles pour
qui gît dans la tombe !
Manger de l'air ! en remplir ses
poumons ! ressusciter !... La
cheminée, cette narine du foyer, active le
feu, le lume revit. Une voix de l'autre monde crie
encore : « Vous ne risquez plus
rien ! Demain, à la belle pointe du
jour, on finira le tunnel. »
« Merci, les amis ! »
Alors Mathurin. « Oh !
qu'aventuro ! qu'histoiro ! Faré
tzaoudo quand me reveiren éissic ! Un
pé de néou es un amusament, mais cinq
mètres que la Providença nous mando,
es un poou tropp... Ah ! lou bouon
café ! » Quelle liqueur que
ce café, après l'alerte
mortelle !..
On cause. Mathurin se vante. On rappelle
l'avalanche qui tua le bisaïeul et sa femme et
comme quoi les destins ne sont pas tous pareils.
Mathurin se recouche et ronfle à nouveau,
glorieusement, rêvant aux récits qu'il
portera demain aux gens du val. Cependant mon
père nous considère, nous adopte une
fois encore, regarde la crémaillère,
le lume, la table, le plafond voûté et
de nouveau ma mère, mes soeurs, mes
frères, moi-même. Alors, ayant ouvert
la Bible toujours à portée sur la
tablette d'une fenêtre, il lit ces paroles
que dans la suite j'ai appris par coeur :
« Les cordeaux de la mort m'avaient
environné et les détresses du
sépulcre m'avaient rencontré. Mais
j'invoquai le nom de l'Éternel,
disant : Je te prie, délivre mon
âme !... Mon âme, retourne en ton
repos, car l'Éternel t'a fait du bien.
L'Éternel a retiré mon âme de
la mort, mes yeux des pleurs et mes pieds de la
chute. Je marcherai en la présence de
l'Éternel dans la terre des
vivants. »
L'oncle Jean s'est tu, très loin dans
le temps où nous l'avons rejoint. Une fois
encore, haletants, nous demandons
- Puis alors ?
Mais l'oncle ne nous voit pas, ne nous
entend pas. Il se parle à lui-même
quand il ajoute enfin :
- C'est dans des moments pareils que la
Parole vous entre jusqu'au fond du
système...
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