Sur le Roc
AVEC LES ANCIENS
Levés à l'aube,
poussés par la joie, nous suivons le chemin
que tant de fois nous fîmes au bras de
l'oncle Etienne... Les Viollins avec leurs maisons
tapissées de fagots, leur clocher
blanc ; l'île des ânes où
brillent toutes les fleurs de mai ; les
masures des Mensals, puis, entre la muraille du
Gramuzac et la pente sur laquelle est juché
Dormillouse, un cimetière de blocs plus
hauts que des maisons... C'est l'oeuvre de la
trombe. Maintenant ce coin du val appartient aux
vipères. Vivement, nous passons.
Mais rien ne peut nous attrister, ce matin.
Pour allonger encore la route nous dansons autour
de Mimi qui a « sa figure de
Dormillouse », grave, tendue de
volonté, avec une clarté sortant du
regard.
Faussant compagnie à la Byaisse, le
chemin, brusquement, attaque la montagne qu'il
griffe de ses tourniquets dont les boucles
s'étagent jusqu'au point où la roche,
dressée à pic, défend le
passage. Alors, plus humble, suspendu sur le
gouffre, le chemin se faufile au pied de la
barrière de granit. Soudain, trois cascades
l'assaillent... En
été, elles ne sont
qu'un voile ténu mollement balancé au
flanc de la roche rouge, mais en ce premier
printemps c'est un jaillissement furieux,
là-haut, le saut fantastique des torrents
vers le fond du val, par-dessus le chemin où
leurs arches blanches s'ajoutent aux arches
multicolores des arcs-en-ciel... Tremblants, nous
franchissons ces tunnels à la voûte
mouvante.
Mimi se retourne :
- Ces tourniquets, ces viravaux comme on
disait jadis, les anciens les taillèrent.
Sous les cascades, portiques de leur courage, ils
reçurent le baptême qui donne
accès à la liberté des cimes.
Il n'y a pas un caillou de ce chemin sur lequel un
de nos ancêtres n'ait posé le pied...
Chaque fois que je passe ici, cela me touche plus
que je ne peux dire.
Nous montons encore entre roche et
précipice au fond duquel le val étale
sa verdure, montre les bras blancs de la Byaisse
qui sans cesse, comme s'ils jouaient, se rejoignent
et se séparent. Des oiseaux
s'élancent dans ce vide bleu qu'ils
traversent au rythme balancé de leur vol, et
c'est du Gramuzac aux sommets de Dormillouse,
pardessus la vallée, des cascades de
là-bas aux cascades d'ici, un va et vient de
petites choses vivantes et prestes.
De Dormillouse on ne découvre d'abord
qu'une maison campée sur le roc avec sa
galerie de mélèze.
- Ici demeura le bienheureux Félix
Neff l'instructeur de ma jeunesse. Celui-là
s'était donné. (Comme Mimi prononce
ce mot !) Toujours il allait de l'avant...
Cette vallée, il l'a ressuscitée...
Chétif, il n'était jamais au bout de
ses forces. Tout l'intéressait. On le vit
manier la pioche, guider les travailleurs pour
creuser des canaux. On le vit plus souvent encore
frapper à la porte des coeurs, capter les
sources de la confiante, conduire les âmes
desséchées aux eaux qui
rafraîchissent... Chaque matin,
agenouillé à l'heure de la prime
lumière dans cette galerie, il
bénissait la vallée... Après
quatre années d'efforts incroyables, notre
chef rentra mourant dans sa ville de Genève
d'où il m'écrivit avant de fermer les
yeux : « Qu'on fasse les affaires de
Dieu d'un côté ou de l'autre du voile,
c'est la même joie ! »...
Village de maisonnettes, de cabanes, de
bercails, Dormillouse a l'air d'un troupeau
descendu des pâturages, arrêté
près de l'abîme. Quelle lumière
sur ce plateau qu'entourent des roches d'or !
Quelle puissance a ce bleu du ciel posé
comme un toit sur les piliers des montagnes !
Du même bleu, des fumées montent des
cheminées comme pour tendre les fils qui
attachent au ciel ce pays du miracle...
Cependant les marmots ont reconnu leur
« maîtressoune ». Il en
sort de chaque porte, tignasse
emmêlée, qui trottinent, qui
emboîtent le pas et font cortège en
jacassant derrière celle qui les
aime tant... Penchées sur
les mottes de beurre qu'elles pétrissent en
plein air, des femmes lèvent leur figure
brune, secouent leurs mains luisantes en signe de
bienvenue... Les hommes travaillent au loin. Seul,
assis sur un mur, le patriarche de Dormillouse. On
ne voit que de petits yeux vers lesquels courent
cent rides encadrées par barbe et chevelure
qui ne sont qu'une même broussaille blanche.
Ce vieil ami des oncles ne sait plus très
bien s'il vit en ce monde ou dans l'autre. Montrant
le village haut perché, il dit avec
vaillance. « On n'aura pas à
monter bien haut pour les
retrouver ».
Au sortir de la ruelle où flotte une
odeur de résine, une maison isolée.
C'est elle, nous le savons bien ! Si souvent
on nous l'a décrite avec sa voûte sous
laquelle ouvre la porte de l'écurie, sa
galerie courant dans l'azur au long de deux
façades, l'intimité de ses petites
fenêtres ! Mimi dit
simplement :
- Oui, c'est là qu'ils
vivaient...
Aussi joyeuse que nous, la voici dans la
cuisine où la crémaillère et
le tas de bois, sous le ventre du chaudron,
attendent le retour ; la voici dans les
chambrettes qui sentent la lavande. Que c'est
propre, doux et accueillant ! Avec orgueil,
Mimi ouvre chaque armoire, tâte les piles de
draps rêches, compte ses bonnets blancs
tandis que nous grimpons au grenier par
l'échelle extérieure qui montre une
cascade entre chacun de ses échelons.
Avant d'allumer le feu préparé
l'automne passé, Mimi joint les mains. Elle
parle au bon Dieu comme s'il était assis, la
regardant, sur le mont de Faravel.
- On lui doit bien un merci, quand on
retrouve sa maison !
Nous faisons honneur à l'omelette, au
jambon, au miel qui a le goût de la
montagne.
Les assiettes lavées à la
fontaine, séchées au soleil, remises
derrière les barreaux de la crédence,
nous accompagnons de nouveau Mimi qui veut nous
faire les honneurs de « sa patrie
terrestre ». Si nos coeurs, à
Masseron, sont tombés à terre, les
voici remis en place !
- Voulez-vous que je vous mène vers
la cabane de Sichem, sur le chemin du col
d'Orsières ?
Un vallon monte vers ce col. Couleur de
cuivre, d'ardoise et de vert-de-gris, des roches
tendent sur le ciel la dentelle de leurs falaises,
aiguilles, cathédrales et clochetons,
l'outrance de leurs profils humains, si bien que
l'on peut croire les anciens immortalisés
aux lieux de leurs souffrances. Nous comptons cent
cascades que l'on voit sauter à bord de
ciel, se suspendre aux rocs, tantôt
immobiles, tantôt balancées comme des
branches d'aubépine fleurie ; autant de
ruisseaux, augmentés de ceux qui jaillissent
des sources, clapotent dans le val, courent,
brillent, se partagent pour que rien
n'échappe à leurs doigts
d'argent.
- Vous voyez, près des neiges, la
courbure du col
d'Orsières ?... C'est là que
passa votre mère au lendemain de ses
noces...
Un pont sous lequel bouillonne, au creux
d'un gouffre, une eau d'un bleu tragique, nous
conduit parmi les mélèzes.
- Retournez-vous... Ces tas de pierres sont
les restes du village tant de fois détruit
par les avalanches et la malice des hommes...
De la main, Mimi nous montre un
pâturage penché sur l'abîme,
coupe verte entre des coulées de sable
rouge, des éboulis, de fantastiques
murailles hérissées de pointes
méchantes.
- Les anciens se réfugiaient
là-haut pour échapper aux
mousquets.
- On ne voit pas de maisons !
- À quoi bon ! Nos anciens
avaient du coeur. C'est la plus belle des maisons
quand on y trouve la paix. Que de fois,
courbés sous le poids des détresses,
ils ont entonné le cantique de la
résistance : « Que Dieu se
montre seulement... » Les
précipices pouvaient bien avaler les
torrents, ils n'ont jamais pu tuer le courage de
ceux que possédait la Parole... Celui qui ne
croit pas aux miracles, qu'il vienne
ici !
Timide, je questionne :
- Pourquoi, avant Masseron, ne pas nous
avoir conduits à Dormillouse ?
- Pour comprendre certaines choses, ce qui
s'appelle comprendre, il faut commencer par
recevoir des coups de marteau sur le coeur.
Alors Xandrou, plus timide
encore :
- Comment Dieu s'est-il montré
à nos ancêtres puisqu'ils sont morts
dans les précipices ?
Mimi avec un sourire vaillant :
- Quand on a Dieu dans la poitrine, pour qui
croit mourir, c'est encore vivre !
Nous regagnons Dormillouse, à la nuit
tombante, avec le troupeau de chèvres
conduit par des gamins aussi vifs qu'elles. Devant
chaque seuil, on presse les mamelles
gonflées et c'est au fond des
« pérores » le bruit
confidentiel du lait jaillissant, tandis que les
brebis, dans les bercails, réclament le sel
qu'on tarde à leur apporter.
Des nez s'écrasent aux vitres de la
maison de Mimi.
« Maîtressoune ! »
On s'agite dehors, on se pousse, on se bat. Une
voix claire lance la malédiction du
crû : « Que le diable te
sèche les mains ! »
Mimi apparaît sur son seuil.
- Et que Dieu vous calme, marmaille... Dans
huit jours, l'école, c'est entendu. Dites-le
à vos mamans. Croyez-vous, par hasard, que
je vais vous abandonner ?... Et maintenant,
zou ! à la paillasse !
Piaillant de plaisir, la marmaille s'enfonce
dans la nuit.
Après le souper, les coudes aux
genoux, le menton sur les poings, rejoints par le
mugissement de la Byaisse sautant dans
l'abîme, nous regardons monter les
étincelles dans le trou noir de la
cheminée. L'oncle Jean,
l'oncle Alexandre, l'aïeul Michel, bien
d'autres furent assis là... Sans doute,
Mimi, Xandrou et moi, avons-nous les mêmes
pensées. Si l'horrible mort nous est apparue
par trois fois, n'est-ce pas pour nous montrer
qu'un corps n'est rien dès la seconde
où la chaleur de l'âme s'en est
retirée pour aller où elle doit
aller ?... Sous la voûte de cette
cuisine, devant ce foyer qui fut leur foyer, nous
sommes en communion avec les ancêtres. La
force qui était en eux, nous pouvons nous en
saisir, l'enfermer en nous.
Mimi nous observe.
- Que je suis contente de vous avoir
là, petits, avec les anciens. Car je les
sais ici, tous, autour de nous, avec nous...
À Masseron, vous étiez comme des
moineaux tombés du nid. Ces moineaux, on ne
les gronde pas, on les prend dans sa main, on les
caresse, on leur montre qu'ils ont des ailes et que
les ailes sont faites pour voler... Savez-vous ce
qui vous manque ? Vous n'avez pas encore
compris que le bon Dieu ne descend pas de son ciel,
chaque matin, pour s'imposer aux humains. C'est
à nous à le chercher, à le
réclamer malgré fatigues et
découragements. Jusqu'au moment où la
vie n'a plus de sens. Alors, on a un sursaut. On
dit une fois pour toutes : « Dieu,
tu existes, je te mets dans mon coeur et je sais
que tu y vis puisque tout à coup je me sens
fort... » Alors qu'importe ce que raconte
un père ou une fille
Lottin, ce que chantent les gens des ruelles !
Votre force ne dépend plus des autres, elle
est en vous. Quand tu étais petit, Xandrou,
tu demandais souvent « Pourquoi donc les
hommes naissent-ils ?... » n'y a
qu'une réponse qui en vaille la peine :
Pour être un reflet de la joie divine. Votre
oncle-grand Alexandre disait volontiers que nos
anciens trouvaient plus de plaisir à pleurer
que nous à rire... Et pourquoi ? Parce
qu'ils s'étaient constitués les
prisonniers de Dieu qui est lumière, chaleur
et vaillance... Emparez-vous, mes plantes, de
toutes les forces qui sont dans cette vieille
cuisine de Dormillouse, de toutes les
prières montées de tant d'âmes
ardentes, faites-en un bouquet et marchez sans
crainte dans la vie ! ...
... Posées sur nos épaules,
les mains frémissantes de Mimi nous poussent
sur la galerie, dans la nuit où les cascades
disent des choses éternelles, où des
astres fleurissent près des rocs, où
d'autres sèment jusqu'au fond des espaces
leur poussière d'argent. Agenouillée,
Mimi nous tient serrés contre elle. Et elle
parle au Dieu que son
« péronnette » appelait
le Grand Ami :
« À toi qui du néant
fis sortir les soleils et les étoiles du
ciel, tous les nobles combattants de la
terre ; à toi qui envoyas dans ce
pauvre monde un adorable Sauveur ; à
toi sans qui la vie n'est qu'une grimace
achevée dans le silence, à toi je
confie ces deux enfants. Que la force des anciens,
des oncles bien-aimés, soit en
eux ! »
Une fois encore notre père va nous
conduire à Masseron. Mais nous n'y ferons
qu'une halte ! De là, en trois jours,
la diligence nous mènera dans cette ville
d'Annonay qui nous paraît être au bout
du monde.
Il faut partir ! Nous versons des
larmes en quittant la maison où nous ne
reviendrons pas de longtemps. Même la
Coucoule, même Jean Pierrasse nous saluent.
Du haut d'un arbre qu'il ébranche, Bagrave
laisse tomber sur la charrette que la mule
entraîne des mots patois qui sont une
bénédiction.
... Le pont franchi, il est doux de voir une
fois encore, sur la galerie, nous faisant des
signes d'adieu, notre mère avec le petit
Auguste dans ses bras, Mimi, les tantounes,
Isaïe. En cette minute où je quitte
à la fois mon enfance et mon nid, je
m'empare de ces affections, de la lumière
posée sur les cimes et des parfums que
m'apporte la brise. Mon bagage est derrière
moi sur la charrette. Mais j'emporte mieux que
cela : la certitude d'être aimée,
la richesse de mes souvenirs, le mot d'ordre des
anciens.
Près de Pallons, là où
s'ouvre la plaine, je me retourne furtivement pour
bénir ma claire vallée...
L'AUTRE
MAISON
Depuis lors, soixante-cinq ans se sont
écoulés, années de paix,
années de guerre aussi, plus cruelles que la
tzarantzo ! Quand sonna le tocsin de 1914,
quarante hommes de ma vallée
dégringolèrent les sentiers qui
mènent à la plaine. Trente d'entre
eux dorment dans la terre des champs de bataille.
L'alerte sergent d'alpins qui devait continuer le
Livre des ancêtres, seul fils d'un
frère né après le petit
Auguste, a disparu dans la
tempête.
Combien l'ont accueilli
de
l'autre côté ! Car tous ceux dont
j'ai parlé, tous ont quitté ce
monde... Après que mon père et ma
mère furent allés
« chercher demain
là-haut », comme ils disaient,
après que les tantounes se furent mises
à filer la quenouille des bienheureux, que
Mimi, frappant des mains de plaisir, laissa ses
choses de la terre, Xandrou et le petit Auguste
gagnèrent à leur tour
« l'autre maison... » Et
Bagrave, et Isaïe, et Jean Pierrasse,
tous !
Soixante-cinq ans, qui
connurent
tant de découvertes, après quoi le
monde fut changé... Le chemin de fer court
dans la plaine, au pied de ma vallée ;
un gros tuyau conduit aux usines les eaux de la
Byaisse, et les femmes ne
portent plus guère le bonnet blanc, qui leur
allait si bien...
Partageant le destin de
celui qui
était venu chercher à
Freissinières l'exemple de Félix Neff
(il l'a rejoint maintenant) ; j'ai
quitté ma vallée, j'ai connu la
douceur d'un autre foyer. Mais la demeure
construite sur le bord du torrent de la vie est un
refuge où l'on ne s'installe que pour un
temps. Elle vient toujours l'heure tragique
où l'on bénit les cercueils et masque
de son mieux la douleur des
absences.
Belle et pauvre maison
que celle
des hommes !
Belle parce qu'elle est
le nid
des tendresses, pauvre, parce qu'on a beau l'orner,
l'attiédir, elle réclame sans cesse
les ouvriers, jusqu'au jour où l'orage la
détruit...
Au carrefour, sur la
place, le
tourbillon des intérêts, les discours
des habiles et des sincères, les prix
donnés à qui court le plus vite ou
crie le plus fort.
Il faut bien se mêler
à cela. Puis on regagne sa maison. Et le
soir, on regarde les places vides, on écoute
le travail des termites dans le bois des vieux
meubles, dans son propre coeur le rongement des
années qui s'essayent à tuer les
précieux souvenirs. Pour qui ne croit
qu'à la maison de la terre, que resterait-il
des joies de l'enfance, de l'amour, des
enthousiasmes ? Une tristesse que mange
l'oubli...
Ce serait bête et cruel
s'il n'y avait l'autre demeure où l'on
pénètre en disant : toujours...
Enfance austère, je te
bénis pour la richesse d'âme que tu as
mise en moi. Oh ! mes anciens, mes parents,
combien je vous suis reconnaissante de m'avoir
donné, par l'exemple quotidien de votre
certitude, l'intime vision de cette autre demeure.
Quand je songe aux promesses chantées par
mes ancêtres sur les rocs de Dormillouse, je
frissonne de joie, je bats des mains comme Mimi, je
me réjouis tant de connaître la
bonté parfaite, que je vous étonne
presque, mes enfants.
Sur la galerie de
l'autre maison,
nous regardant venir par les sentiers rocailleux de
la terre, je vois sourire ceux que je n'ai pas
besoin de nommer tant ils sont vivants dans mon
âme, ceux qui mûrirent près des
sources, dans la lumineuse solitude de ma
vallée, tous ceux qui vécurent
ailleurs, quelle que fût leur famille
spirituelle, en nobles témoins de la
confiance.
Cette confiance dissipe
les
nuages de la vie, ne permet d'en emporter qu'une
récolte de soleil, de tendresse, de courage
et de joie. Alors, partir, c'est aller, de la
maison des hommes, à la maison de toujours
dont les hôtes ont des yeux pareils aux
étoiles, dont le lume est une aurore
éternelle, dont le foyer est chaud comme un
coeur. Mes enfants, que ce sera beau !...
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