Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
REGARD
Bibliothèque chrétienne online
EXAMINEZ toutes choses... RETENEZ CE QUI EST BON
- 1Thess. 5: 21 -
(Notre confession de foi: ici)
Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



Sur le Roc



AVEC LES ANCIENS

 Levés à l'aube, poussés par la joie, nous suivons le chemin que tant de fois nous fîmes au bras de l'oncle Etienne... Les Viollins avec leurs maisons tapissées de fagots, leur clocher blanc ; l'île des ânes où brillent toutes les fleurs de mai ; les masures des Mensals, puis, entre la muraille du Gramuzac et la pente sur laquelle est juché Dormillouse, un cimetière de blocs plus hauts que des maisons... C'est l'oeuvre de la trombe. Maintenant ce coin du val appartient aux vipères. Vivement, nous passons.
Mais rien ne peut nous attrister, ce matin. Pour allonger encore la route nous dansons autour de Mimi qui a « sa figure de Dormillouse », grave, tendue de volonté, avec une clarté sortant du regard.

Faussant compagnie à la Byaisse, le chemin, brusquement, attaque la montagne qu'il griffe de ses tourniquets dont les boucles s'étagent jusqu'au point où la roche, dressée à pic, défend le passage. Alors, plus humble, suspendu sur le gouffre, le chemin se faufile au pied de la barrière de granit. Soudain, trois cascades l'assaillent... En été, elles ne sont qu'un voile ténu mollement balancé au flanc de la roche rouge, mais en ce premier printemps c'est un jaillissement furieux, là-haut, le saut fantastique des torrents vers le fond du val, par-dessus le chemin où leurs arches blanches s'ajoutent aux arches multicolores des arcs-en-ciel... Tremblants, nous franchissons ces tunnels à la voûte mouvante.

Mimi se retourne :
- Ces tourniquets, ces viravaux comme on disait jadis, les anciens les taillèrent. Sous les cascades, portiques de leur courage, ils reçurent le baptême qui donne accès à la liberté des cimes. Il n'y a pas un caillou de ce chemin sur lequel un de nos ancêtres n'ait posé le pied... Chaque fois que je passe ici, cela me touche plus que je ne peux dire.

Nous montons encore entre roche et précipice au fond duquel le val étale sa verdure, montre les bras blancs de la Byaisse qui sans cesse, comme s'ils jouaient, se rejoignent et se séparent. Des oiseaux s'élancent dans ce vide bleu qu'ils traversent au rythme balancé de leur vol, et c'est du Gramuzac aux sommets de Dormillouse, pardessus la vallée, des cascades de là-bas aux cascades d'ici, un va et vient de petites choses vivantes et prestes.

De Dormillouse on ne découvre d'abord qu'une maison campée sur le roc avec sa galerie de mélèze.
- Ici demeura le bienheureux Félix Neff l'instructeur de ma jeunesse. Celui-là s'était donné. (Comme Mimi prononce ce mot !) Toujours il allait de l'avant... Cette vallée, il l'a ressuscitée... Chétif, il n'était jamais au bout de ses forces. Tout l'intéressait. On le vit manier la pioche, guider les travailleurs pour creuser des canaux. On le vit plus souvent encore frapper à la porte des coeurs, capter les sources de la confiante, conduire les âmes desséchées aux eaux qui rafraîchissent... Chaque matin, agenouillé à l'heure de la prime lumière dans cette galerie, il bénissait la vallée... Après quatre années d'efforts incroyables, notre chef rentra mourant dans sa ville de Genève d'où il m'écrivit avant de fermer les yeux : « Qu'on fasse les affaires de Dieu d'un côté ou de l'autre du voile, c'est la même joie ! »...

Village de maisonnettes, de cabanes, de bercails, Dormillouse a l'air d'un troupeau descendu des pâturages, arrêté près de l'abîme. Quelle lumière sur ce plateau qu'entourent des roches d'or ! Quelle puissance a ce bleu du ciel posé comme un toit sur les piliers des montagnes ! Du même bleu, des fumées montent des cheminées comme pour tendre les fils qui attachent au ciel ce pays du miracle...

Cependant les marmots ont reconnu leur « maîtressoune ». Il en sort de chaque porte, tignasse emmêlée, qui trottinent, qui emboîtent le pas et font cortège en jacassant derrière celle qui les aime tant... Penchées sur les mottes de beurre qu'elles pétrissent en plein air, des femmes lèvent leur figure brune, secouent leurs mains luisantes en signe de bienvenue... Les hommes travaillent au loin. Seul, assis sur un mur, le patriarche de Dormillouse. On ne voit que de petits yeux vers lesquels courent cent rides encadrées par barbe et chevelure qui ne sont qu'une même broussaille blanche. Ce vieil ami des oncles ne sait plus très bien s'il vit en ce monde ou dans l'autre. Montrant le village haut perché, il dit avec vaillance. « On n'aura pas à monter bien haut pour les retrouver ».

Au sortir de la ruelle où flotte une odeur de résine, une maison isolée. C'est elle, nous le savons bien ! Si souvent on nous l'a décrite avec sa voûte sous laquelle ouvre la porte de l'écurie, sa galerie courant dans l'azur au long de deux façades, l'intimité de ses petites fenêtres ! Mimi dit simplement :
- Oui, c'est là qu'ils vivaient...

Aussi joyeuse que nous, la voici dans la cuisine où la crémaillère et le tas de bois, sous le ventre du chaudron, attendent le retour ; la voici dans les chambrettes qui sentent la lavande. Que c'est propre, doux et accueillant ! Avec orgueil, Mimi ouvre chaque armoire, tâte les piles de draps rêches, compte ses bonnets blancs tandis que nous grimpons au grenier par l'échelle extérieure qui montre une cascade entre chacun de ses échelons.

Avant d'allumer le feu préparé l'automne passé, Mimi joint les mains. Elle parle au bon Dieu comme s'il était assis, la regardant, sur le mont de Faravel.
- On lui doit bien un merci, quand on retrouve sa maison !

Nous faisons honneur à l'omelette, au jambon, au miel qui a le goût de la montagne.
Les assiettes lavées à la fontaine, séchées au soleil, remises derrière les barreaux de la crédence, nous accompagnons de nouveau Mimi qui veut nous faire les honneurs de « sa patrie terrestre ». Si nos coeurs, à Masseron, sont tombés à terre, les voici remis en place !
- Voulez-vous que je vous mène vers la cabane de Sichem, sur le chemin du col d'Orsières ?

Un vallon monte vers ce col. Couleur de cuivre, d'ardoise et de vert-de-gris, des roches tendent sur le ciel la dentelle de leurs falaises, aiguilles, cathédrales et clochetons, l'outrance de leurs profils humains, si bien que l'on peut croire les anciens immortalisés aux lieux de leurs souffrances. Nous comptons cent cascades que l'on voit sauter à bord de ciel, se suspendre aux rocs, tantôt immobiles, tantôt balancées comme des branches d'aubépine fleurie ; autant de ruisseaux, augmentés de ceux qui jaillissent des sources, clapotent dans le val, courent, brillent, se partagent pour que rien n'échappe à leurs doigts d'argent.
- Vous voyez, près des neiges, la courbure du col d'Orsières ?... C'est là que passa votre mère au lendemain de ses noces...

Un pont sous lequel bouillonne, au creux d'un gouffre, une eau d'un bleu tragique, nous conduit parmi les mélèzes.
- Retournez-vous... Ces tas de pierres sont les restes du village tant de fois détruit par les avalanches et la malice des hommes...

De la main, Mimi nous montre un pâturage penché sur l'abîme, coupe verte entre des coulées de sable rouge, des éboulis, de fantastiques murailles hérissées de pointes méchantes.
- Les anciens se réfugiaient là-haut pour échapper aux mousquets.
- On ne voit pas de maisons !
- À quoi bon ! Nos anciens avaient du coeur. C'est la plus belle des maisons quand on y trouve la paix. Que de fois, courbés sous le poids des détresses, ils ont entonné le cantique de la résistance : « Que Dieu se montre seulement... » Les précipices pouvaient bien avaler les torrents, ils n'ont jamais pu tuer le courage de ceux que possédait la Parole... Celui qui ne croit pas aux miracles, qu'il vienne ici !

Timide, je questionne :
- Pourquoi, avant Masseron, ne pas nous avoir conduits à Dormillouse ?
- Pour comprendre certaines choses, ce qui s'appelle comprendre, il faut commencer par recevoir des coups de marteau sur le coeur.

Alors Xandrou, plus timide encore :
- Comment Dieu s'est-il montré à nos ancêtres puisqu'ils sont morts dans les précipices ?

Mimi avec un sourire vaillant :
- Quand on a Dieu dans la poitrine, pour qui croit mourir, c'est encore vivre !

Nous regagnons Dormillouse, à la nuit tombante, avec le troupeau de chèvres conduit par des gamins aussi vifs qu'elles. Devant chaque seuil, on presse les mamelles gonflées et c'est au fond des « pérores » le bruit confidentiel du lait jaillissant, tandis que les brebis, dans les bercails, réclament le sel qu'on tarde à leur apporter.
Des nez s'écrasent aux vitres de la maison de Mimi. « Maîtressoune ! » On s'agite dehors, on se pousse, on se bat. Une voix claire lance la malédiction du crû : « Que le diable te sèche les mains ! »

Mimi apparaît sur son seuil.
- Et que Dieu vous calme, marmaille... Dans huit jours, l'école, c'est entendu. Dites-le à vos mamans. Croyez-vous, par hasard, que je vais vous abandonner ?... Et maintenant, zou ! à la paillasse !

Piaillant de plaisir, la marmaille s'enfonce dans la nuit.

Après le souper, les coudes aux genoux, le menton sur les poings, rejoints par le mugissement de la Byaisse sautant dans l'abîme, nous regardons monter les étincelles dans le trou noir de la cheminée. L'oncle Jean, l'oncle Alexandre, l'aïeul Michel, bien d'autres furent assis là... Sans doute, Mimi, Xandrou et moi, avons-nous les mêmes pensées. Si l'horrible mort nous est apparue par trois fois, n'est-ce pas pour nous montrer qu'un corps n'est rien dès la seconde où la chaleur de l'âme s'en est retirée pour aller où elle doit aller ?... Sous la voûte de cette cuisine, devant ce foyer qui fut leur foyer, nous sommes en communion avec les ancêtres. La force qui était en eux, nous pouvons nous en saisir, l'enfermer en nous.

Mimi nous observe.
- Que je suis contente de vous avoir là, petits, avec les anciens. Car je les sais ici, tous, autour de nous, avec nous... À Masseron, vous étiez comme des moineaux tombés du nid. Ces moineaux, on ne les gronde pas, on les prend dans sa main, on les caresse, on leur montre qu'ils ont des ailes et que les ailes sont faites pour voler... Savez-vous ce qui vous manque ? Vous n'avez pas encore compris que le bon Dieu ne descend pas de son ciel, chaque matin, pour s'imposer aux humains. C'est à nous à le chercher, à le réclamer malgré fatigues et découragements. Jusqu'au moment où la vie n'a plus de sens. Alors, on a un sursaut. On dit une fois pour toutes : « Dieu, tu existes, je te mets dans mon coeur et je sais que tu y vis puisque tout à coup je me sens fort... » Alors qu'importe ce que raconte un père ou une fille Lottin, ce que chantent les gens des ruelles ! Votre force ne dépend plus des autres, elle est en vous. Quand tu étais petit, Xandrou, tu demandais souvent « Pourquoi donc les hommes naissent-ils ?... » n'y a qu'une réponse qui en vaille la peine : Pour être un reflet de la joie divine. Votre oncle-grand Alexandre disait volontiers que nos anciens trouvaient plus de plaisir à pleurer que nous à rire... Et pourquoi ? Parce qu'ils s'étaient constitués les prisonniers de Dieu qui est lumière, chaleur et vaillance... Emparez-vous, mes plantes, de toutes les forces qui sont dans cette vieille cuisine de Dormillouse, de toutes les prières montées de tant d'âmes ardentes, faites-en un bouquet et marchez sans crainte dans la vie ! ...

... Posées sur nos épaules, les mains frémissantes de Mimi nous poussent sur la galerie, dans la nuit où les cascades disent des choses éternelles, où des astres fleurissent près des rocs, où d'autres sèment jusqu'au fond des espaces leur poussière d'argent. Agenouillée, Mimi nous tient serrés contre elle. Et elle parle au Dieu que son « péronnette » appelait le Grand Ami :
« À toi qui du néant fis sortir les soleils et les étoiles du ciel, tous les nobles combattants de la terre ; à toi qui envoyas dans ce pauvre monde un adorable Sauveur ; à toi sans qui la vie n'est qu'une grimace achevée dans le silence, à toi je confie ces deux enfants. Que la force des anciens, des oncles bien-aimés, soit en eux ! »

Une fois encore notre père va nous conduire à Masseron. Mais nous n'y ferons qu'une halte ! De là, en trois jours, la diligence nous mènera dans cette ville d'Annonay qui nous paraît être au bout du monde.
Il faut partir ! Nous versons des larmes en quittant la maison où nous ne reviendrons pas de longtemps. Même la Coucoule, même Jean Pierrasse nous saluent. Du haut d'un arbre qu'il ébranche, Bagrave laisse tomber sur la charrette que la mule entraîne des mots patois qui sont une bénédiction.

... Le pont franchi, il est doux de voir une fois encore, sur la galerie, nous faisant des signes d'adieu, notre mère avec le petit Auguste dans ses bras, Mimi, les tantounes, Isaïe. En cette minute où je quitte à la fois mon enfance et mon nid, je m'empare de ces affections, de la lumière posée sur les cimes et des parfums que m'apporte la brise. Mon bagage est derrière moi sur la charrette. Mais j'emporte mieux que cela : la certitude d'être aimée, la richesse de mes souvenirs, le mot d'ordre des anciens.

Près de Pallons, là où s'ouvre la plaine, je me retourne furtivement pour bénir ma claire vallée...



L'AUTRE MAISON

Depuis lors, soixante-cinq ans se sont écoulés, années de paix, années de guerre aussi, plus cruelles que la tzarantzo ! Quand sonna le tocsin de 1914, quarante hommes de ma vallée dégringolèrent les sentiers qui mènent à la plaine. Trente d'entre eux dorment dans la terre des champs de bataille. L'alerte sergent d'alpins qui devait continuer le Livre des ancêtres, seul fils d'un frère né après le petit Auguste, a disparu dans la tempête.

Combien l'ont accueilli de l'autre côté ! Car tous ceux dont j'ai parlé, tous ont quitté ce monde... Après que mon père et ma mère furent allés « chercher demain là-haut », comme ils disaient, après que les tantounes se furent mises à filer la quenouille des bienheureux, que Mimi, frappant des mains de plaisir, laissa ses choses de la terre, Xandrou et le petit Auguste gagnèrent à leur tour « l'autre maison... » Et Bagrave, et Isaïe, et Jean Pierrasse, tous !

Soixante-cinq ans, qui connurent tant de découvertes, après quoi le monde fut changé... Le chemin de fer court dans la plaine, au pied de ma vallée ; un gros tuyau conduit aux usines les eaux de la Byaisse, et les femmes ne portent plus guère le bonnet blanc, qui leur allait si bien...

Partageant le destin de celui qui était venu chercher à Freissinières l'exemple de Félix Neff (il l'a rejoint maintenant) ; j'ai quitté ma vallée, j'ai connu la douceur d'un autre foyer. Mais la demeure construite sur le bord du torrent de la vie est un refuge où l'on ne s'installe que pour un temps. Elle vient toujours l'heure tragique où l'on bénit les cercueils et masque de son mieux la douleur des absences.
Belle et pauvre maison que celle des hommes !
Belle parce qu'elle est le nid des tendresses, pauvre, parce qu'on a beau l'orner, l'attiédir, elle réclame sans cesse les ouvriers, jusqu'au jour où l'orage la détruit...

Au carrefour, sur la place, le tourbillon des intérêts, les discours des habiles et des sincères, les prix donnés à qui court le plus vite ou crie le plus fort.
Il faut bien se mêler à cela. Puis on regagne sa maison. Et le soir, on regarde les places vides, on écoute le travail des termites dans le bois des vieux meubles, dans son propre coeur le rongement des années qui s'essayent à tuer les précieux souvenirs. Pour qui ne croit qu'à la maison de la terre, que resterait-il des joies de l'enfance, de l'amour, des enthousiasmes ? Une tristesse que mange l'oubli...

Ce serait bête et cruel s'il n'y avait l'autre demeure où l'on pénètre en disant : toujours... Enfance austère, je te bénis pour la richesse d'âme que tu as mise en moi. Oh ! mes anciens, mes parents, combien je vous suis reconnaissante de m'avoir donné, par l'exemple quotidien de votre certitude, l'intime vision de cette autre demeure. Quand je songe aux promesses chantées par mes ancêtres sur les rocs de Dormillouse, je frissonne de joie, je bats des mains comme Mimi, je me réjouis tant de connaître la bonté parfaite, que je vous étonne presque, mes enfants.

Sur la galerie de l'autre maison, nous regardant venir par les sentiers rocailleux de la terre, je vois sourire ceux que je n'ai pas besoin de nommer tant ils sont vivants dans mon âme, ceux qui mûrirent près des sources, dans la lumineuse solitude de ma vallée, tous ceux qui vécurent ailleurs, quelle que fût leur famille spirituelle, en nobles témoins de la confiance.

Cette confiance dissipe les nuages de la vie, ne permet d'en emporter qu'une récolte de soleil, de tendresse, de courage et de joie. Alors, partir, c'est aller, de la maison des hommes, à la maison de toujours dont les hôtes ont des yeux pareils aux étoiles, dont le lume est une aurore éternelle, dont le foyer est chaud comme un coeur. Mes enfants, que ce sera beau !...


Table des matières

 

- haut de page -