Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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(Notre confession de foi: ici)
Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



Sur le Roc



SI LES ONCLES NOUS VOYAIENT !

 Ce printemps encore, des mélèzes possédaient la pente qui lie le pied du Gourent à la vallée. Agrippés au sol par mille racines, poussant haut leur tête dans le ciel, ils dominaient le val. Soudain, broyés par l'avalanche qui jusqu'alors avait roulé ses flots de neige sur d'autres pentes, ces mélèzes, que l'on croyait éternels, ne sont plus qu'un amas de souches et de branches tordues.... Désormais, au flanc de la montagne, une blessure montre les entrailles de la terre.

Les oncles, eux aussi, nous semblaient éternels. La maison, la vie, c'était eux. La mort frappait ailleurs... L'avalanche ! Les oncles couchés sous les orties du cimetière, il n'y a plus que la blessure au coeur des survivants. On dit maintenant : « Quand les oncles étaient là... » Les semaines passant, on le dit de moins en moins. Ma mère et Mimi ne parlent guère. Tout le jour mon père besogne dans les bois. Je me sens seule !

À quatorze ans, devant le silence de la mort, l'imagination tracasse le coeur, met à vif la sensibilité. Que répondre aux questions que l'on se pose ? Les oncles sont-ils partis pour cette voie lactée qu'ils appelaient « la ceinture de Dieu » ? ... Se sont-ils retrouvés dans la même étoile ? ... Quand je garnis la crèche des brebis, quand je lis, quand je pleure, à cause d'eux, me voient-ils ?
Je veux le croire, mais je ne le sens pas.

Un soir, comme nous nous sommes réfugiés à l'étable, près du ruminement des bêtes, Xandrou me dit avec violence :
- Tu sais, la vie, elle est finie pour nous. Avant, on racontait des choses, on chantait... Maintenant, tout le monde se tait... Dépêchons-nous d'aller dans les écoles, de vieillir. Alors, c'est nous qui serons les oncles. Toi, tu raconteras des histoires. Moi, je dessinerai, je jouerai de la flûte.
- Qui sera les enfants ?
- Auguste en aura deux ou trois. Nous serons leurs oncles.
- Et s'il veut aussi être un oncle ?
- Alors ça n'ira pas. Je te disais bien que la vie était finie pour nous.

Souvent, je me glisse dans les chambres des oncles, je caresse les objets qui leur ont appartenu, qu'ils ont touchés. Il m'arrive même de tirer de la flûte des sons essoufflés ; mais la poussière qui la recouvre est aussi sur mon coeur. La vie s'est retirée de la maison.

... Depuis quelques jours, la jument de l'oncle Alexandre ne touche plus au foin qu'on lui donne. On dit qu'elle a vingt ans, que c'est l'extrême vieillesse. Moi, je préfère penser qu'elle ne veut pas survivre à l'oncle-grand ; et quand on dit, un matin, que la cavale est morte, j'en suis heureuse.
Pendant des heures on a creusé un trou en marge d'un champ. Puis on a lié ensemble les quatre pattes de la jument ; la mule, sans même regarder sa compagne d'écurie, s'est attelée à la masse derrière laquelle traîne une crinière. - De loin, j'ai entendu le bruit sourd des chairs mortes tombant dans l'oubli.
- Pecaïre ! a gémi ma mère, la tête dans les mains.

Peu après, Xandrou me confie :
- Tu sais, cette gravure qu'oncle Jean regardait souvent ? Je l'ai jetée dans le trou, à côté de la cavale, avec le cahier bleu de l'oncle Étienne. Comme ça ils retrouveront, les trois en même temps, une chose qu'ils aimaient.

Le brave Xandrou ! Comme je l'embrasse !

Autour de la table où fume la soupe aux pommes de terre, on se tait encore. Mes parents, Mimi, je les regarde avec reproche. Mon père n'a pas quitté son grand chapeau. Je vois son profil maigre. À quoi pense-t-il ? Voici qu'un homme entr'ouvre la porte. Sa chèvre dépérit, il lui en faudrait une autre, mais comment trouver l'argent ?
- En travaillant ! répond mon père avec brusquerie.

La porte se referme.
- Oui, en travaillant ! Je sais ce que raconte ce Théodore ainsi que quelques autres qui crèvent de jalousie. Maintenant que les oncles sont partis, qu'on ne craint plus le percepteur, les calomnies vont leur train. Malheur !... On me reproche d'avoir trop de champs, trop d'eau à la fontaine, trop de moutons, trop de mélèzes, trop de tout !

Ma mère hausse les épaules.
- Quand ils seront fatigués de parler, ils se tairont ! Combien sont-ils à conter ces sornettes ?
- Quatre ou cinq !
- Peu importe, ça me froisse. Ah ! Étienne, les oncles, quel bouclier !

Maman se tait, Mimi détourne la tête. Mon père suit son idée :
- Depuis combien de générations entassons-nous la fatigue dans ces mauvais parages ? Pourquoi ne pas regagner maintenant les plaines d'où sont venus les ancêtres, où chacun de nos épis deviendrait une gerbe ?

Mon père repousse son chapeau sur la nuque, découvrant un front de souffrance, des yeux où s'agite le souci.
- Partir ! J'y pense chaque jour. J'y pense bien avant dans les ténèbres... Les oncles nous tenaient ici. Maintenant que leur force s'est évanouie, les serpents se dressent !

Maman relève la tête.
- Laissez mordre qui veut mordre !... La jalousie ? Elle est de tous les temps, de tous les endroits. Ah ! si les oncles nous voyaient, nous entendaient ! Pauvres amis !

Mimi ne dit toujours rien.
Ces silences, ces attitudes embarrassées, ces projets de départ, qu'est-ce que cela signifie ? Suffirait-il vraiment des calomnies d'un Théodore ou d'un Rugassoune, des cancans d'une Coucoule pour tuer notre maison ? Si l'on s'aigrit, s'exaspère et suit par la pensée des chemins opposés, si l'on est mécontent de soi et des autres, si la tristesse se change en mauvaise humeur, la cause n'en est-elle pas ces testaments au sujet desquels on écrit si souvent au notaire ? L'autre jour, dans le bureau, les voix tremblaient ! Depuis lors, on se regarde et chaque regard est un froissement. Il y a mon père d'un côté, Mimi de l'autre. Ne sachant sans doute à qui donner raison, ma mère répète encore :
- Si les oncles nous voyaient !

Enfin, Mimi se décide à répondre :
- Ils ne nous en voudraient peut-être pas trop, parce que trois chagrins, coup sur coup, ça retourne le coeur jusqu'à l'énervement... Alors on dit des mots, on riposte, on blesse d'autant plus qu'on s'aime davantage. Ah ! mes amis, prenons garde ! Respectons l'argent, ne l'aimons pas trop !.. Tenons-nous en à la lettre des testaments sinon nous sommes perdus. À l'heure de mon départ, vous le savez, tout reviendra à la maison. Jusque là, à chacun le sien ; j'ajoute : pour le bien de l'ensemble... Cousin, êtes-vous d'accord ?
- Chef de cette maison, je ne peux pas faire valoir les terres sans argent liquide. C'est l'intérêt de tous, ce n'est pas le mien que je défends !
- Regardez-moi, cousin ! Chef, vous l'êtes, vous le serez. Puisque je vis du produit de vos terres, il est juste que je contribue à leur culture. Ne changeons rien aux dispositions des oncles. J'y tiens. Mais disons que nous sommes d'assez bons chrétiens pour comprendre l'un et l'autre notre devoir. Au printemps, vous vous apercevrez que nous sommes solidaires.
- Et ne parlez plus de partir ! supplie ma mère !
- Si l'on s'arrange, personne ne parlera plus de partir.
- Et ne vous inquiétez pas des médisants !
- Si l'on s'arrange, personne ne s'inquiétera plus des médisants. Dans la discussion de l'autre jour, j'ai dit un mot blessant. Je demande qu'on l'oublie...

On lève la tête, soulagé. Pour l'instant, on n'ose ajouter d'autres paroles. Cette détente suffit, elle chasse le souvenir des jours mauvais, elle ramène la tradition qui incline les coeurs sur la même tâche. Mimi dit encore de sa voix de jadis :
- Cousin, signons notre promesse. Ouvrez le Livre. 'Nous vous écoutons...

Mon père feuillette longuement la grande Bible. On n'entend que le bruit léger des pages tournées, que le ronron des chats couchés autour de l'âtre.
« J'ai reconnu que tout ce que Dieu fait subsiste à toujours : on ne peut rien y ajouter, rien en retrancher ; Dieu agit ainsi afin qu'on le craigne. Ce qui est, a été autrefois ; ce qui sera, a déjà été... Dieu fera reparaître le passé qui a fui. »

Mon père répète : « Dieu fera reparaître le passé qui a fui... » On comprend qu'il appelle les oncles. Alors, tendant la main droite :
- Oublions les disputes où chacun s'avançait de bonne foi ! Vivons ensemble, en accord du coeur...

Ma mère se penche :
- Embrassons-nous, Mimi !

Je vois briller les yeux qui se rapprochent. Quelle joie ! Après des semaines de laide tristesse, de vide, après un Noël tout noir, je retrouve mes parents, je retrouve Mimi ! Les oncles ne sont pas tout à fait partis !
- Mes enfants, dit alors ma mère, comme on a mal su vous aimer, ces dernières semaines ! Et pourtant vous allez nous quitter... Dans huit jours vous serez à Masseron... Encore un départ ! Mais puisque c'est pour votre bien !

Je n'osais songer à ce moment. Voici que j'accepte. À Masseron j'emporterai le souvenir de cette soirée, les bons regards de ceux que je croyais avoir perdus ; à Masseron j'emporterai ces mots que Mimi m'offre comme un bouquet après que nous avons garni la crèche des brebis :
- Tu es grandette, maintenant, tu peux comprendre. Depuis que les oncles sont partis, comme tu as été déçue par ceux qui restent ! ... Il y a des heures difficiles, dans la vie, où le diable s'attache à ceux qui le détestent. Alors, on a le coeur comme bouché... Les oncles, c'était l'automne qui donne ses fruits, toute la pensée mûrie d'une existence... Nous, nous tâtonnons encore... Tu verras, ma petite, comme il est difficile de faire l'apprentissage de la vie !... Le bon Dieu ne se laisse pas trouver en un jour...



POUR CONNAÎTRE LE MONDE...

- Quel languissou je vais avoir !

Maman nous embrasse, Mimi nous embrasse. Notre père enfonce son chapeau noir jusqu'aux oreilles, tandis que la lueur du lume guide nos pieds posés sur l'essieu de la charrette. Ayant encordé nos coffres, Isaïe crie avant de disparaître dans l'étable :
- Salua lou moundo !

Le fouet effleure le dos de la mule qui part à grande allure. Retournés, nous ne voyons plus que des ombres qui s'agitent.
Il n'y a qu'à se laisser glisser entre les pentes blanches, dans le froid de la nuit finissante. Pas de neige dans la plaine, triste avec ses arbres noirs. Nous traversons un bourg où des hommes en pantoufles bâillent sur le pas des portes, où, des femmes en camisole poussent les volets contre les murs... Durant des heures, les graviers arrachés aux montagnes, éventails gris déployés de la sortie des gorges à la Durance, coupés par le trait blanc de la route. Du bout du fouet notre père montre cette dévastation.
- Les montagnes !... Elles ne laissent la paix aux hommes que lorsqu'elles se couchent comme des brebis, tout là-bas, dans la vraie plaine...

Encore des ponts, des rivières, des rochers couronnés de forteresses ; enfin Masseron serré comme dans un nid au pied d'un moutonnement de Collines. Intimidée, je tire mes manches sur mes poignets rougis par l'air vif. Xandrou, raidi dans sa fierté de garçon, s'applique à prendre un air blasé que démentent ses yeux frais, ses joues si bien savonnées, ce matin, à la fontaine.

Masseron ! Que de savates, de gravats malodorants dans les fossés de son mur d'enceinte ! Aux boutiques des ruelles, des volets pendent, retenus par un seul gond. Le long des murs, sous les fenêtres sans rideaux, des liquides ont coulé... Fermons les yeux ! Quand je les rouvre, nous débouchons sur la place.

Cette place, je la verrai toujours telle qu'elle m'apparaît pendant que mon père conduit la mule dans une écurie banale : claire sous le soleil de février avec les trous noirs des ruelles, serrée de près par les façades de vieilles maisons, par l'église-cathédrale grimaçante de figures rongées par les siècles, roucoulante de pigeons. Assis sur une borne, un aveugle tourne la manivelle d'un orgue. Une fille rit aux éclats... Ce rire, le chant grêle de l'orgue, le roucoulement gras des pigeons ne troublent guère le pharmacien chauve penché sur sa balance.

Nous déjeunons à l'hôtel. Assiettes, serviettes et bouteilles s'alignent au long d'une table étroite. Aux murs, des tableaux : je remarque un monsieur jouant de la trompette sous un arbre, un autre monsieur qui embrasse une dame. Assis sur des chaises trop hautes, nous regardons toute close avec application pendant que notre père se promène de long en large, les mains nouées sous les pans de son habit brun. Quand midi sonne, des gens bien mis défilent devant la glace qui est près de la porte : alors, ils touchent leur cravate et caressent leur moustache. Mlle Auriette, qui sert chacun - on l'appelle constamment par son nom - ressemble à la poupée de M. Fiouque : cheveux blonds, joues roses, un sourire dans les yeux. Quand sa jupe bouffante se balance, on croirait qu'elle est en nacelle. Comme elle secoue joliment ses manches !

Le repas s'achève. Nous suivons les épaules un peu voûtées de mon père. Sur la place, sous le heurtoir d'une porte, une carte dit aux passants Alcide Lottin, Directeur de l'octroi ; une autre Mlle Adèle Lottin, Directrice d'Institut pour Jeunes Filles. Le coup d'appel résonne dans les profondeurs d'un corridor. Devinant qui nous sommes, Mme Lottin, toute petite et plate, très propre et un peu triste, nous conduit dans une salle à manger ornée de cornes de chamois.
- Nos demoiselles se plaisent beaucoup... Moi, je donne la couture, je surveille les travaux de maison. Pour les cours, c'est ma fille, diplômée, naturellement...

Exubérante dans sa robe à crinoline, les yeux mi-clos, Mlle Adèle Lottin apparaît. Tenant sa tête large un peu inclinée, très pâle sous ses cheveux lustrés, elle avance la bouche avant de parler d'une voix suave, se sourit et s'approuve. Qui donc oserait l'interrompre ?
- Les demoiselles à nous confiées, trois pour l'instant, qualité et non quantité, sont nos enfants. Nous travaillons à leur développement intellectuel, moral et religieux. Quant à votre fils, sa chambre est retenue chez les Garosse, famille amie dont je garantis la parfaite honorabilité. Mon père que voici, vous guidera tout à l'heure... Voulez-vous voir la salle d'études ? les chambres à coucher ?... Ah ! vous êtes un peu pressé... Je crois du reste que M. le banquier Maffiouse vous a donné les renseignements propres à tranquilliser les parents les plus scrupuleux...

Bonasse, très gros, le nez violet pointant sur la moustache à la Croquemitaine, le directeur de l'octroi nous serre la main à tous avec une extrême amabilité. S'étant enquis de nos santés, il nous ramène sur la place en nous distribuant des tapes affectueuses dans le dos.
- Les Garosse ? Censément à cent mètres. Tout à fait nos amis. Le jeune homme y sera comme un coq en pâte.

Le corridor dans lequel nous nous enfonçons ne paye pas de mine. Une femme volubile accourt... Comme elle soignera son pensionnaire !... Voyez la chambre si elle est plaisante ! Petite, sans doute, mais on est chez soi, on a chaud...
- Très bien ! dit mon père. Il ne faut pas que la jeunesse soit gâtée. Le garçon est de bonne composition. Néanmoins, qu'on le surveille !

Voici le mari de la femme volubile, l'entrepreneur Garosse, bas sur pattes, transpirant de cordialité. Sa voix sonne comme une trompette.
- Nous sommes une famille sé-ri-euse ! À l'occasion, je fais fonction de chantre au temple. Ah ! quand nous entonnons, Lottin et moi, Garosse, on peut dire qu'il y a quelqu'un ! En comparaison, l'harmonium c'est du petit vin !

Mon père s'éclaire. Bientôt, resté seul avec nous, il nous fait ses recommandations.
- Tu aideras Xandrou à déballer son coffre. Puis Xandrou t'accompagnera chez les Lottin avant d'aller se présenter à M. Signorette, proviseur du collège. Retenez bien ceci : l'instruction coûte gros. Travaillez ! Que chaque matin on se dise : « Va vers la fourmi, considère ses voies et deviens sage ! ... » Toi, Xandrou, si tu le veux, tu reprendras un jour les registres de l'oncle. Toi, ma fille, tu en remontreras au plus sagace... Marchez droit jusqu'au retour, vous n'aurez pas de visites ! Ça trouble. Au revoir, enfants !

Notre père nous tend la main. Sans se retourner, il s'en va.
Deux jeunes filles forment avec moi le petit troupeau de Mlle Adèle Lottin : Marie, flasque, pas méchante, Victorine, une efflanquée aux yeux hardis. Ce premier soir, elles m'inspectent. Ahurie, j'écoute le bavardage du directeur d'octroi, les gloussements de Mme Lottin, les phrases si bien articulées de Mlle Adèle... Ma tête dodeline.
- Fatiguée ?... Morphée réclame ses droits. Je vous accompagne jusqu'à vos appartements.

Un couloir sur lequel ouvrent des portes, dont l'une est celle de ma chambrette.
- Vous êtes chez vous. Ces deux issues sont condamnées, soyez sans crainte... Prière, quand vous présiderez à votre toilette, de ne pas répandre d'eau, fût-ce une goutte, sur cette table en chêne ciré... Si vous percevez quelque bruit, dehors, conservez votre sang-froid : on relève les sentinelles qui entourent la prison. Dormez bien !

Restée seule, je m'assieds sur le lit qui occupe la moitié de « mes appartements ». De la ruelle monte une odeur fade. On entend chuchoter dans la chambre voisine. L'article 9 du règlement dit pourtant : « On se couche à neuf heures et s'endort aussitôt »... Tâchons d'obéir. Mais on gratte à l'une des portes condamnées.
- Vous dormez ?

Je reconnais la voix de Victorine. Faut-il répondre ? Je me décide.
- Pas encore.
- Comment trouvez-vous Adèle ?
- Adèle qui ?
- Adèle Lottin, bien sûr !

Ai-je une opinion ?
- Mais je la trouve très bien...

On pouffe de rire. On répète vingt fois : « Je la trouve très bien ! ... » Un appel retentit, s'éloigne, se rapproche : « Sentinelle, que vois-tu dans la nuit ? » Tout cela est étrange pour des oreilles habituées au grand silence de la montagne.
Au moment de souffler ma chandelle, je découvre à la paroi, sur un carton orné de myosotis, cette exhortation versifiée :

Avant que le sommeil te ferme la paupière,
Sur tes oeuvres du jour porte un regard sévère...

Les mains jointes, je récite une prière de Mimi...

Au réveil, il me faut un instant pour réaliser ma situation présente : la fenêtre me montre des lucarnes où sèchent des hardes, les barreaux de la prison, une tour carrée dont un homme gravit l'escalier menant au nid des cloches ; l'une d'elles, bientôt, se balance entre les poutres. On l'entend, peut-être, du seuil de ma vallée... Mon coeur s'émeut. Mais je me raidis, je veux que cette cloche me dise : Bonjour et bon courage !

Dans la salle à manger, que la toile cirée de la table ronde refroidit encore, mes camarades et moi déjeunons seules.
- Qui est-ce qui a fait votre robe ? demande Victorine.
- Une tante.
- Ben ! vous lui direz de ma part qu'elle a raté son affaire... Quand on se promènera en ville, les garçons vont rire de vos manches trop courtes... Et des bas bruns à grosses côtes !
Et la coiffure !... Votre tante, toujours ?

- Elle vous vaut cent fois !
- Possible !... Au lieu de vous fâcher, vous pourriez me remercier. La mode ! Vous croyez qu'on se moque de la mode, vous ... Bon, voilà Toupie qui appelle !

J'ai de la peine à comprendre ce que dit Mlle Lottin du pupitre que déborde la cloche bleue de sa robe. Il me semble qu'elle aussi pose sur moi un regard moqueur. La mode ! Ce mot tourne dans ma tête.... Suis-je donc ridicule ? Et je regarde mes manches trop courtes, mes bas à côtes. Quelle gale, cette Victorine ! J'ai envie de pleurer.
- Quand je parle, j'ai l'habitude d'être écoutée !

Je rougis. Cette remarque fouaille ma volonté et je recueille de toutes mes forces les paroles qui tombent de la bouche arrondie.
- Fondement de l'instruction comme d'une saine éducation, l'écriture est une politesse offerte à nos lecteurs. Indéchiffrable ou simplement lâchée, elle dit le désordre d'une âme. J'attache le plus grand prix à l'écriture... Les modèles sont affichés. Calligraphiez, mesdemoiselles !

Pendant une heure, je calligraphie. Après quoi le corridor tient lieu de cour pour la récréation. Près de moi, Marie et Victorine chuchotent, nez rond et nez pointu collés aux vitres donnant sur la place. Poussant les mots entre leurs lèvres aussi vite qu'il est possible, elles disent, suivant du regard tel ou tel passant : « Bon-ami-Toupie-numéro-un ! -Bon-ami-Toupie-numéro-deux ! ... » Ce jeu les amuse follement. Dans le creux de l'oreille elles se content des histoires comme si je n'existais pas. Et je me morfonds.

Un claquement de main nous rappelle à la salle d'études. Nous allons décalquer la carte orographique de l'Europe. Tout en décalquant, je me demande si l'oncle Étienne, qui expliquait, expliquait encore, n'aurait pas été étonné de ce travail machinal.
Nouvelle récréation. Victorine, dont les yeux louchards me troublent et me déplaisent, vient à moi le plus naturellement du monde.
- Savez-vous que Toupie est poète ? Elle publie dans le Réveil de Masseron des vers signés Amaryllis. En réserve, dix-neuf cahiers. Je les ai tous attrapés. C'est sur le printemps, les cimetières, les étoiles, sur les hommes bruns et les blonds, sur ses fiancés...
- Ses fiancés ?
- Elle en a eu des tas. C'est son genre. Elle se fiance, se défiance et se refiance. Chacun se conduit comme il l'entend, après tout.
- Ce n'est pas vrai ! Monsieur Maffiousse a dit à mon père que...
- Maffiousse ! Le fils Maffiousse Laissez-moi rire, c'est le fiancé de maintenant !

La délurée pirouette et, du bout des doigts, lance un baiser aux soldats arrêtés sur la place.
- Je vais vous dicter trente dates, dit maintenant la voix suave, et trente noms de villes importantes... Vous les mémoriserez très exactement. Mémoriser signifie répéter une chose jusqu'à ce qu'elle se soit enfoncée dans la mémoire Mémoriser ! L'instruction tient dans ce mot.

Je mémorise, mémorise. Mon père ne nous a-t-il pas dit, hier : « L'instruction coûte gros ! » Puisque s'instruire c'est mémoriser, mémorisons !... Cependant sur des feuilles roses dont le parfum erre parmi nous, Mlle Adèle écrit en remuant les lèvres. « Ne troublez pas l'inspiration ! Toupie compose ! » et Victorine prend un air drôlement tragique.

Quand sonne midi, Mlle Adèle étire ses mains jointes sur le ballon bleu de sa crinoline, nous sourit, éteint ce sourire et soudain grave : « La prière ! »
« Nous te demandons, ô notre Dieu ! de bénir nos travaux, de présider à nos progrès, de nous conduire jour après jour sur la voie de l'obéissance. »
Cette prière, trop bien dite, me choque. Tout serait-il machinal, ici ?

Dans le corridor, une délicieuse odeur de fricot.
Sitôt le père Lottin rentré, nous prenons place autour de la table ronde. L'humble maman va, vient, apporte et emporte les plats, mangeant à vives bouchées quand elle a une minute, tandis que son époux, moustache humide, s'esclaffe et déroule un chapelet d'histoires, arrosées de vin rouge, souvent terminées par ces mots :
- Moi, n'est-ce pas, je fais mon service, je mange, je bois et je ris !

On sent ce père constamment étonné d'avoir en face de lui une fille aussi distinguée. Quand elle cite pour notre édification des noms d'auteur et leurs oeuvres principales, de quel ton il s'exclame :
- Ma fille sait tout ! ce qui s'appelle tout, depuis les arts d'agrément jusqu'aux mathématiques. Aussi, ce n'est pas ma fille, c'est Mademoiselle Lottin !... Un institut, des leçons de musique en ville, des cours de danse et de maintien à l'Hôtel Sébastopol pour le monde bien, c'est une carrière, ça !

Le repas terminé, père et fille disparaissent. Alors, nous appartenons à Mme Lottin. La vaisselle lavée, essuyée, rangée, on prend sur l'armoire le panier aux broderies. Nous nous appliquons au plumetis. Maternelle, Mme Lottin guide mes doigts, me caresse une joue, et voici que je l'aime, que je lui souris, que je lui conte des histoires de la vallée.

Après le goûter, la promenade hors de ville, dans la campagne plate. Se donnant le bras, Victorine et Marie jacassent. Moi, je m'attache à Mme Lottin qui ne parle guère, sauf de recettes de cuisine dont elle nous fait bientôt la démonstration pratique autour de son fourneau. Et c'est le souper, les anecdotes du bon vivant que des amis attendent au café, le trottinement de la petite maman, les remarques judicieuses de Mlle Adèle que je salue respectueusement quand elle nous quitte enveloppée d'un châle multicolore.

Peu après, sous la surveillance assoupie de Mme Lottin, nous nous accoudons devant livres et cahiers dans le cercle de lumière jeté sur la table par la lampe à abat-jour rose. Marie a beau bâiller sans cesse, Victorine écrire des lettres mystérieuses derrière le rempart de sa main gauche, les poings aux tempes je mémorise les principes de la règle de trois, je mémorise des noms de ville. Tandis que le chat ronronne, Mme Lottin sommeille modestement, les lunettes glissées au bout du nez. Quand neuf heures sonnent, elle s'éveille pour ouvrir la Bible à la page marquée par un signet. À tour de rôle, nous lisons. Ce passage m'échoit :
« Asa et Baésa, roi d'Israël, se firent la guerre tout le temps de leur vie. Baésa, roi d'Israël, marcha contre Juda et il fortifia Rama afin d'empêcher les gens d'Asa, roi de Juda, soit de sortir de leur pays, soit d'y rentrer. Mais Asa ayant pris ce qui restait d'argent et d'or dans les trésors ; du temple de l'Éternel et de la maison royale, remit le tout à ses serviteurs. Et il les envoya auprès de Ben-Hadad, fils de Zabrimmon, fils de Hésion, roi de Syrie, qui demeurait à Damas. »
- Très bien ! conclut Mme Lottin. Et maintenant, bonne nuit !

Que me font, à moi, cet Asa et ce Baésa ? Y aurait-il une Bible pour les gens de la vallée et une autre pour les gens de la plaine ? Retirée dans ma chambrette, je me le demande. Une tristesse me tourmente. À mes questions, cette seule réponse : calligraphier, mémoriser, décalquer... Cette journée a suffi pour me rendre étrangère à moi-même... On rit dans la chambre voisine... Je suis comme une plante arrachée, jetée hors de son champ. Non, ce soir, je n'ai pas le courage d'écrire à Freissinières. Ceux que j'aime existent-ils encore ? Le nom de ma vallée amène des larmes dans mes yeux...

Les jours, les semaines se suivent, monotones. Rien pour l'imagination, rien pour l'âme. Entre les méchancetés de Victorine, l'ironie sucrée de Mlle Lottin, les plaisanteries tonitruantes du directeur d'octroi, j'évolue de mon mieux, mémorisant à force pour tuer le temps.
Heureusement qu'il y a le jeudi, le dimanche ! Alors je retrouve Xandrou et nous parlons du collège, de l'institut, des leçons, de nos camarades. Chaque soir, à six heures, le pauvre Xandrou rentre à sa pension mort de fatigue. Tout est nouveau pour lui. Que de choses à faire s'il veut rattraper ses camarades !
- C'est ce latin qui me tourmente ! Ça m'agace de n'y rien comprendre. Chaque soir j'apprends des déclinaisons jusqu'à minuit. Il faut bien travailler puisque papa veut que je sois percepteur ! Seulement, le matin, impossible de me réveiller. Voilà trois fois que j'arrive en classe trop tard. Retenue et pensum.
- Une idée, Xandrou. Attache une ficelle à ton bras, laisse-la pendre par la fenêtre dans le petit jardin. Moi, la cloche de la tour me réveille... J'expliquerai à Mlle Lottin. En cinq minutes je suis chez toi. Ça va ?
- Bien sûr que ça va.
- Tu penses encore à la vallée, toi ?
- Le moins possible, c'est-à-dire tout le temps.

À grandes foulées d'imagination, nous parcourons le val, nous le parons de toutes les beautés. Et nous voilà "nourrissons" jusqu'au prochain revoir.
Chaque matin, je cours donc jusque chez Xandrou. La ficelle pend le long de la muraille. Doucement, puis par secousses précipitées, je tire et j'appelle. Une frimousse apparaît enfin là-haut.
- Ça y est ! Merci.
- Bonne journée !

Maintenant, le jeudi - les amandiers fleurissent, l'air tiédit - Xandrou me demande :
- Tu as la clef, au moins ?

L'oncle-percepteur possédait à Masseron un pré, entouré de hauts murs, dont il parlait avec fierté. La veille du départ, maman m'a remis une clef monumentale :
- Quand vous aurez le temps, n'oubliez pas le pré de l'oncle. Là, du moins, vous serez un peu chez vous...

Si nous y sommes chez nous ! C'est en dehors et au-dessus de la ville, un sommet et tout un versant de colline appuyé aux remparts de Masseron qui est gracieux, vu de loin, avec le chevauchement de ses toits, le hérissement de ses cheminées, le vol circulaire de ses pigeons. Parfois, les clairons mêlent leur gaieté aux glouglous du ruisseau qui sautille à côté de nous... Bientôt, debout sur la pointe de la colline, nous laissons courir notre joie sur les pentes rousses d'où la neige vient de se retirer. Cette entaille, c'est l'entrée du val ! Franchissons les forêts, grises sur le rose des roches, gagnons les forteresses de nos montagnes ! ... « Vois-tu le Gourent ?... Vois-tu le Gramuzac ?... Derrière ce blanc et ce bleu, c'est là qu'ils sont les nôtres, la maison, les champs, les brebis, la mule... » Telle est notre exaltation que les primevères, dans l'herbe neuve, sont le sourire des oncles revenus.
Alors, nous nous laissons aller aux confidences.
- Dans ma classe, explique Xandrou, il y a ceux à joues rouges et ceux à joues blêmes. Les rouges parlent des filles tout le temps, les blêmes bûchent et saluent les curés. Ils se moquent de moi : les uns parce que je ne dis pas de saletés, les autres parce que je viens d'une vallée où les gens ont une corne au milieu du front, tous parce que j'ai des drôles d'habits. Ça m'est égal ! Je dessine mieux qu'eux tous. Même pour les problèmes, je les gratte ! ... Il n'y a que le latin !
- Tu n'as pas d'ami ?
- Si, un bossu : Célestin. Il descend d'une vallée, comme nous... Pendant les récréations, on se tient ensemble... Tu sais, ceux des vallées, ceux de la plaine, ça donne deux races. Tu ne trouves pas ?... Ici quand on regarde, surtout le soir, on voit des drôles de choses... Et toi, que dis-tu ?
- Oh ! Marie est une bonne fille, un peu bête. Victorine, elle, une vicieuse ! Elle dit des choses !
- Tu lui parles ?
- Il faut bien.
- Tu as raison. Quand on sort d'une vallée, on doit apprendre à connaître les gens d'en bas... Et ta directrice ?
- Je ne sais pas qu'en penser...
- Quand les camarades la rencontrent, ils reniflent son parfum et racontent des histoires. Tu ne crois pas que c'est une espèce ?

À la maison, on appelle « espèce » les jeunes filles pas trop comme il faut. Dans la bouche des oncles, ce mot avait la valeur d'une condamnation sans appel. Pourtant, que ma directrice soit une « espèce » me blesse et je proteste.
- À quoi penses-tu ?... Est-ce qu'elle nous ferait lire la Bible, le soir ?

Xandrou a un rire étrange.
- Dans certains cas, c'est comme ça qu'on attrape les mouches.
- Voyons ! Papa a pris des renseignements !
- Oui, chez Maffiousse... Si tu savais ! Les gens d'en haut seront toujours roulés par ceux d'en bas.
- Alors je vais écrire à la maison. Et que tout le temps Mlle Lottin me dit - « Que vous êtes naïve !... »
- Se plaindre !... Non. Pas de jérémiades. Il faut écrire que tout va bien, puisque nous sommes ici pour connaître le monde.

Étonnée, je regarde Xandrou. Dans la vallée, c'est moi qui lui expliquais les choses, qui le guidais. Et le voici, après un mois de séjour à la plaine, qui juge les gens et fait le philosophe, peut-être même le sceptique. Encore un mot que les oncles ne prononçaient qu'en fronçant le sourcil ! J'attaque :
- Xandrou, deviendrais-tu sceptique ?
- Non, mais j'ai des yeux, un nez, des oreilles, un peu d'intelligence. Alors je vois, je sens, j'entends, je comprends plus ou moins... L'oncle Alexandre avait voyagé dans toute l'Europe, rencontré cent espèces de gens ; est-ce qu'il était devenu sceptique ?

Décidément, Xandrou devient un petit homme.
Les ombres du soir nous chassent du pré de l'oncle. Par les ruelles où les soldats chantent, où des filles en cheveux cherchent aventure, où les chiens se disputent les immondices tirés du ruisseau, nous regagnons la petite place. Une cloche sonne. Mains jointes sur le chapelet, des religieuses mènent leur cortège de cornettes vers la porte ouverte sur des profondeurs éclairées...

Les lettres du dimanche remettent un peu d'ordre dans mes pensées. Comme ils nous chérissent, là-haut ! Comme ils savent nous le dire ! ... Je réponds que tout va bien.
Cependant, un jour suivant un jour, voici le printemps. J'aime ces soirs pleins de coups de vent partis à l'assaut des girouettes, ces matins où bat l'aile blanche des giboulées ; soudain, dans les nuages, un trou bleu que les flaques, en hâte, répètent. Le lyrisme du père Lottin ne connaît plus de bornes.
- Le printemps ! Comme il s'y entend à secouer le coeur !

Mme Lottin lève sur son époux une pauvre figure inquiète.
Certes, le printemps ne laisse pas non plus Mlle Adèle indifférente. Les vers coulent de sa plume tandis que Victorine fredonne : « L'amour, c'est la vie, le bonheur... » Il n'y a guère que Mme Lottin qui se moque du printemps. Penchée sur son fourneau elle dit volontiers : « Encore un peu de sel. Les hommes aiment le sel... Il faut tenir compte de tout ! »
Tenir compte de tout, c'est aussi l'opinion de Mlle Adèle.

Depuis des mois, le pasteur était malade. Le voici rétabli. La cloche du temple sonne. Et nous répondons à l'appel... Dieu règne, dit une inscription. L'entrepreneur Garosse entonne. Alors son menton s'enfuit, ses yeux se mouillent de dévotion. Quand le pasteur, un vieillard transparent, monte en chaire, je retrouve l'atmosphère bienheureuse de ma vallée. Les oncles sont autour de moi, mes parents me regardent, Mimi me tient la main.

Pour rattraper le temps perdu, le catéchisme du jeudi dure deux heures. Filles et garçons, nous sommes neuf sur les bancs d'une salle claire. Plongé dans son sujet, un peu sourd probablement aussi, le bon vieillard ne voit pas que l'auditoire s'agite, qu'un voyou chatouille la nuque de Victorine avec une plume d'oie. Un billet circule : « Prière de lire le Cantique des cantiques ! » Puis un second billet : « Tes caresses sont plus douces que le vin... »

À la sortie, le voyou m'adresse la parole. Laissez-moi tranquille ! Pimbêche !
Xandrou s'en mêle :
- File, ou je t'enfonce les pouces dans les yeux !

Victorine ricane. Je l'attaque aussitôt !
- Croyez-vous, par hasard, que je n'aie pas reconnu votre écriture ? Vous finirez dans le ruisseau des ruelles !
- Et vous, sainte Nitouche, vous monterez au ciel !
- On y sera mieux que dans le ruisseau...

En hâte, je m'éloigne avec Xandrou encore tremblant de colère. Troublée, je lui demande :
- Crois-tu vraiment que Dieu règne ?
- Oui, mais pas tout le temps et pas partout.
- Je n'y reviendrai pas à ce catéchisme !
- Si, il faut. Tu t'assiéras à côté de moi.
- Tu ne penses pas que ça nous rendra sceptiques ? Ils riaient même pendant la prière !
- Sceptiques ?... Puisque le monde est comme ça !

Certaine nuit, un tapage m'éveille en sursaut, Sûrement, on assassine un homme ! En deux bonds je suis à la fenêtre où j'écoute et regarde dans la nuit. Rien que la lune et le silence. Pourtant, les lucarnes s'éclairent, des têtes remuent dans ces carrés de lumière ; on crie : « Vas-y, Piccolo !... » Alors un hurlement suivi de lamentations affreuses : Ayez pitié de l'humanité souffrante ! Ayez pitié !... Pitié ! pitié !... Vingt fois la voix folle répète : Pitié ! Cette plainte court dans la nuit comme le souffle d'un vent maudit, tombe dans les ruelles où l'écho la répète. Autour de la prison, les sentinelles s'agitent. Je découvre enfin, sur la façade de la prison, une face tragique, pâle de lune, avec des trous d'ombre à la place des yeux ; collée aux barreaux d'une fenêtre, elle hurle encore : Pitié ! pitié ! Le long corridor de la prison s'éclaire, on pénètre dans la cellule. L'homme s'est retourné, a bondi, et c'est une lutte d'ombres, des ploiements d'échines ; saisi aux épaules, aux jambes, par dix mains, le furieux se débat, bombe la poitrine et les reins, se ramasse et se détend... On l'emporte. La lamentation s'éloigne... Alors, on rit aux lucarnes, on crie : « Bravo Piccolon ! » Et chacun retourne se coucher.

Comment dormir après cela ? À chaque instant ce cri me rejoint : Pitié !... Qu'a donc commis cet homme ? Vraiment, je dois lutter pour ne pas crier à mon tour - Pitié ! tant je me sens seule dans ce monde si différent de celui où j'ai grandi.
Autour de moi je sens des démons à l'oeuvre, je devine des vies gâchées, des choses sales, comme un tourbillon de folie emportant choses et gens...

Enfin, à l'instant où la cloche se balance dans la lumière du matin, je cours éveiller Xandrou.
- As-tu entendu ?
- Bien sûr.
- Sais-tu qui c'est ?
- Non, mais ça apprend à connaître le monde !

À la salle à manger, je trouve le père Lottin qui déjeune de mie de pain trempée dans du vin rouge. Les rires le secouent.
- Alors, vous avez eu peur ?... C'est Piccolon qui a sa petite crise de delirium. Vous ne connaissez pas Piccolon ? Quand les singes se mettent à ses trousses, il crie - Pitié ! Alors les gens rigolent... Pourtant, il n'est pas commode ce Piccolon quand ça l'empoigne. Pour le calmer, zou ! tout nu sous une douche...
- On ne peut donc pas le changer ?
- Est-ce qu'on a jamais changé un homme ou une femme, surtout une femme ? Dites ? Jamais. On ne change personne !

De mon mieux j'argumente contre le père Lottin. Je lui cite des propos de l'oncle Étienne. Mais lui :
- Dans une vallée on peut encore se conduire à peu près. À la plaine, le vent vient de trop loin ! Voulez-vous mon idée Dieu travaille le coeur, le diable tout le reste ! L'un vous mène au sermon, l'autre au cabaret ; l'un vous apprend à aimer le ciel, l'autre les créatures de ce monde, Ah ! c'est une drôle de boutique ! ...
« On ne change personne ... Ces paroles me suivent, me préoccupent, me tourmentent. On ne disait jamais ça à la maison.

Au soir de ce jour, passant devant ma porte, Victorine dit assez haut pour que je l'entende :
- Quel couplet elle a servi sur ses oncles qui vendaient leurs moutons le plus cher possible ! Des maquignons, rien d'autre !
Laissons baver... Pourtant, je suis blessée au vif. Braves oncles ! je m'en veux de me sentir si loin de vous dans cet étrange Masseron où tout me gèle le coeur, me froisse, me scandalise. Pour qui suivit l'école d'une marraine et d'un oncle penchés avec tendresse sur la naïveté des petits, qu'il est vide l'enseignement d'une demoiselle Lottin !... Mémoriser, mémoriser... mais l'intelligence se fige, le sentiment meurt ! Pour se défendre on ne peut que se barricader en soi-même... Là-haut, la pensée des anciens transmise par des coeurs ardents ; ici, le sourire triste de Mme Lottin, l'indifférence moqueuse de sa fille, les yeux vicieux de Victorine, cette prison où grimacent des faces blêmes, une louche rumeur au fond des ruelles... Que c'est laid de cesser d'être une enfant, d'avoir quatorze ans et d'apprendre à connaître le monde !

Est-ce bien moi qui courais sur le chemin d'Orsières pour toucher le ciel, qui ai vu Ruben se lever et dire, en extase : « Maîtressoune, un ange a touché votre coiffe ! ... » Ces souvenirs m'attristent. C'est que j'avais alors les yeux ouverts sur un monde où tout était simple, frais, solidement attaché...
Xandrou, quand je lui dis mon dégoût intime, me répond il est vrai :
- Vaï ! on en sortira vivant. Et puis on connaîtra le monde !

Le monde, est-il donc bien nécessaire de le connaître ? « Pitié ! » crie Piccolon. Pour délivrer ma poitrine du poids qui l'écrase, je voudrais pleurer. Cela m'est refusé.

À deux heures précises éclate le vacarme de la fête patronale dont on parle depuis si longtemps.
Dans les ruelles, sur la place, oriflammes et banderoles, guirlandes de fleurs en papier posées jusque sur le crâne des saints rangés autour de la cathédrale ; eux aussi, soudain, prennent un air polisson. Trompettes, tambours et crécelles, détonations et rugissements du lion aveugle, chants et vociférations des humains ; le tapage discordant monte de la ville avec la fumée des toits...

La salle d'études ne nous voit guère. En grand mystère, Mlle Lottin s'éclipse, ne laissant d'elle qu'un parfum insistant. Sans tarder, Victorine nous renseigne :
- Toupie sera en Colombine avec Maffiousse en brigand calabrais. Je l'ai vue hier, par le trou de la serrure, qui essayait son costume et s'offrait des révérences devant la glace... En tout cas, moi, ce soir, quand la vieille dormira, personne ne m'empêchera de faire un tour en ville. Avec un domino, qui peut me reconnaître ? Même pas les oncles !
- Je vous défends de parler de mes oncles ! Vous êtes trop sale pour vous occuper d'eux !

Par ordre, nous sommes consignées. Il n'est pourtant pas défendu d'écarter le rideau. Tout ce qui s'embusque au fond des louches corridors, tout ce qui grouille dans les ruelles s'est donné rendez-vous sur la petite place. On danse, on se pourchasse entre hommes travestis en femmes et filles de café vêtues en hommes, on se montre en s'esclaffant des masques monstrueux, des têtes d'idiot, des nez en trompette, des groins de cochon, sous un parapluie une nourrice à face de gorille. Victorine piétine d'enthousiasme.
- Ce zouave, c'est Auriette !... Là-bas, sous le platane, Toupie et Maffiousse ! Ce qu'on va rire, ce soir !

Secouée d'éclairs, percée de bombes, assaillie de cris aigus, la nuit est tombée sur la mascarade.
- Ça devient presque excessif ! constate Mme Lottin. À Masseron, on se dissipe trop. Ces soldats qui ne savent que faire, ces personnes des ruelles, le printemps revenu, le vin ... Je sais bien qu'il faut tenir compte de tout ! ... Enfin ! Si nous lisions le texte ? Autant se coucher que d'écouter ça...

Un vacarme de pas, dans le corridor, coupe net la phrase d'Ezéchiel. Bras dessus, bras dessous, titubants, apoplectiques et glorieux, le père Lottin et l'entrepreneur Garosse envahissent la salle à manger.
- Femme ! place aux joyeux gosiers !... La clef de la cave ! la clef !

Les mains jointes comme pour supplier, Mme Lottin parlemente :
- Revenez plus tard... une autre fois...

Cette réponse irrite le colosse moustachu.
- Tu refuses ? tu insultes mon hôte ?... Les uns courent le guilledou, d'autres courtisent la bouteille !... Chacun son genre ! Est-ce que je reproche à ta fille d'avoir un coeur d'artichaut, d'en donner une feuille à l'un, une feuille à l'autre ?

Mme Lottin s'est précipitée pour fermer la bouche qui étale des tristesses secrètes. Dans la lutte, son maigre chignon se dénoue, ses lunettes tombent sous la table, tandis que le chantre en goguette entonne d'une voix tragique :

Que Dieu se montre seulement
Et l'on verra...

... Enfermée dans ma chambre, le coeur en déroute, je supplie mes parents de venir à mon secours. À phrases hachées, je leur écris : « Retirez-moi d'ici. J'y étouffe ! Tout y est laid ! En cet instant, Lottin et Garosse, ivres, chantent des cantiques au fond de la cave. Quant à ma directrice, elle a un coeur d'artichaut dont elle distribue les feuilles à qui les demande. C'est le père Lottin qui l'a dit en bousculant sa femme dont les lunettes sont tombées sous la table... Je ne comprends rien à cette famille... En cet instant, dans la ruelle, quels cris, quelles poursuites !... Venez, emportez-moi avec Xandrou qui devient sceptique... »

Le lendemain, tout est rentré dans l'ordre. Après sa crise de folie la petite ville se chauffe au soleil. Timide, le père Lottin se tord la moustache. Sa fille ne décolère pas. La vieille maman soupire. On ne se parle guère. Victorine chuchote dans les coins et Marie a des rires épais. Moi, j'attends !

Quelle minute que celle où je me suis précipitée dans les bras de mon père, grave comme un naïf, de Mimi à la bonne figure rayonnante ! Je m'accroche à eux. Comme par hasard, Mme Lottin est seule pour les recevoir. Elle reconnaît qu'à Masseron on se dissipe trop ;... que voulez-vous ? ma fille est jeune, on lui tourne la tête... Et les hommes ont des tentations... Il faut tenir compte de tout ! Surtout ne le racontez guère... »

La malle est vite faite. Gonflée d'indignation, Mimi parle par petits coups :
- Ce Maffiousse !... Fils d'un père tellement sérieux, que les oncles avaient en si belle estime C'est lui qui nous a trompés... Quel triste type ! Ton père ne voulait pas qu'on vous visite, crainte de vous attendrir... Aussi pourquoi écrivais-tu que tout allait bien ?... Pour ne pas nous inquiéter, je devine... Ah ! dépêchons-nous, sortons vite de ce Masseron...

Xandrou est déjà sur le siège de la charrette, à côté de mon père.
- Hu ! Colinette !

Parmi les vergers blancs et roses, comme nous courons à la rencontre des montagnes ! Chapeau noir et coiffe blanche dansent dans le soleil. Trr ! ... plus vite, Colinette. Bonjour, Durance ! Quand tu m'apparais enfin, petite vallée, avec ta parure de mélèzes, tes ruisseaux bondissants, tes roches rouges, quand tu me montres l'enclos où reposent les dépouilles des absents, la maison où la tendresse d'une mère attend, que t'offrir sinon des larmes de joie ?
« Quelle aventure ! » répète maman qui nous embrasse encore et encore tandis que le petit Auguste pousse des cris de plaisir et qu'Isaïe rit de toute sa large face. Et Tatoï nous lèche et les chats mettent autour de nous leurs frôlements câlins... Nous voici ouvrant les portes pour le plaisir de les ouvrir, caressant les meubles, accoudés sur la galerie pour nous emparer à nouveau du paysage, dansant sous les solives de la cuisine auxquelles les oncles suspendaient les bouquets d'hysope... La maison !... Mon coeur éclate. Je ne crois pas avoir jamais éprouvé joie pareille...
- Tu vois, dit Xandrou dont les yeux brillent, c'est encore plus beau qu'avant !

Après le souper on reste autour de la table, on parle. Nous savons déjà qu'il nous faudra repartir dans quelques jours, pour Annonay. Sur la charrette qui roulait dans la plaine, Mimi nous dit doucement. On nous le dit encore.
- Si les oncles étaient là, petits, ils vous expliqueraient les choses mieux que nous... Les oncles, la meilleure manière de les aimer, c'est de s'instruire comme eux pour pouvoir agir comme eux...
- Là-bas, soyez sans crainte, vous serez accueillis... Xandrou, tu seras en pension chez le pasteur... Quant aux Liénard, ça c'est un institut !... Rien qui rappelle Maffiousse ou les Lottin... Certes, on aurait dû commencer par là, mais on vous aimait trop, on vous voulait près du seuil de la vallée.

Notre père nous regarde dans les yeux.
- L'oncle Étienne avait votre âge quand il nous quitta pour s'instruire, infirme comme il était... Et l'oncle Alexandre partit dix fois pour aller à la bataille, et sans se retourner... Enfants, êtes-vous dignes d'eux ?

Nous voici liés. Puisque l'oncle-grand, sans se retourner, partit pour aller à la bataille, nous pouvons bien, nous, partir pour aller à la rencontre de la vie.
- Et maintenant que racontez-vous de ce Masseron ?...

Xandrou parle, je parle, nous parlons ensemble. Tout ce que nous avons deviné là-bas de bizarre, d'équivoque, vient au jour pêle-mêle, maladroit, grossi par notre imagination d'enfant. Un peu effrayé, on nous écoute. Soudain, d'un geste, notre père nous arrête.
- Vous a-t-on jamais dit, enfants, que le paradis existe sur terre ?... Des moqueries, des mensonges, des saletés... On passe à travers, on se secoue, on est plus fort qu'avant. Si notre Sauveur s'était découragé devant tous les Masseron de Palestine, où en serions-nous ?... Enfants, c'est le moment de devenir quelqu'un. Mimi, dites-leur votre projet.
- Mes jeunes plantes, après-demain je vous mène à Dormillouse. Avant de redescendre dans la plaine il faut que vous connaissiez le nid de vos ancêtres. Ce soir, je vous ai écoutés. Là-haut, je vous répondrai.

Xandrou se tait. Je me tais aussi. Que pèsent nos pauvres histoires de Masseron dans la balance où l'on jette les souffrances des anciens ?
Notre père ouvre la Bible. Avec une violence fidèle il dit les paroles qui ont traversé les siècles et nourri les coeurs des siens... Cette Bible-là, je la comprends.

Maman nous enveloppe d'un regard :
- Maintenant, mes amis, si nous allions chercher demain ?

De mon lit, j'entends parler mes parents dans la grande chambre. Je ne comprends qu'à moitié, assez pourtant pour savoir qu'on pense à nous... « Ça est jeune ... Un enfant, un rien le blesse, un rien le ramène ... Demain, je n'irai pas au labour. On ne les verra plus de longtemps, alors il faut leur donner ce qu'on peut, une provision pour le temps et pour la distance... Les oncles partis, nous sommes tout pour eux. Les confier à d'autres, quel sacrifice ! Ils ne sauront jamais combien il faut les aimer pour consentir à leur départ... »

Les voix se font plus lentes comme quand on va dormir.
- Allons, bonsoir Judith !
- Bonsoir ! Que Dieu nous ait !

Mes parents, je les vénère. Je sens que la mort des oncles les a désemparés, comme nous, plus que nous, peut-être, qu'à leur manière ils ont connu Masseron, mais qu'il leur vient maintenant une force nouvelle qui est celle des disparus...

Que de tendresses vigilantes autour de nous, que de présences invisibles ! Et tout autour de la maison la grande paix de la montagne.


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