Sur le Roc
SI LES ONCLES NOUS VOYAIENT !
Ce printemps encore, des
mélèzes possédaient la pente
qui lie le pied du Gourent à la
vallée. Agrippés au sol par mille
racines, poussant haut leur tête dans le
ciel, ils dominaient le val. Soudain, broyés
par l'avalanche qui jusqu'alors avait roulé
ses flots de neige sur d'autres pentes, ces
mélèzes, que l'on croyait
éternels, ne sont plus qu'un amas de souches
et de branches tordues.... Désormais, au
flanc de la montagne, une blessure montre les
entrailles de la terre.
Les oncles, eux aussi, nous semblaient
éternels. La maison, la vie, c'était
eux. La mort frappait ailleurs...
L'avalanche ! Les oncles couchés sous
les orties du cimetière, il n'y a plus que
la blessure au coeur des survivants. On dit
maintenant : « Quand les oncles
étaient là... » Les
semaines passant, on le dit de moins en moins. Ma
mère et Mimi ne parlent guère. Tout
le jour mon père besogne dans les bois. Je
me sens seule !
À quatorze ans, devant le silence de
la mort, l'imagination tracasse le coeur, met
à vif la sensibilité. Que
répondre aux questions que l'on se
pose ? Les oncles
sont-ils
partis pour cette voie lactée qu'ils
appelaient « la ceinture de
Dieu » ? ... Se sont-ils
retrouvés dans la même
étoile ? ... Quand je garnis la
crèche des brebis, quand je lis, quand je
pleure, à cause d'eux, me
voient-ils ?
Je veux le croire, mais je ne le sens
pas.
Un soir, comme nous nous sommes
réfugiés à l'étable,
près du ruminement des bêtes, Xandrou
me dit avec violence :
- Tu sais, la vie, elle est finie pour nous.
Avant, on racontait des choses, on chantait...
Maintenant, tout le monde se tait...
Dépêchons-nous d'aller dans les
écoles, de vieillir. Alors, c'est nous qui
serons les oncles. Toi, tu raconteras des
histoires. Moi, je dessinerai, je jouerai de la
flûte.
- Qui sera les enfants ?
- Auguste en aura deux ou trois. Nous serons
leurs oncles.
- Et s'il veut aussi être un
oncle ?
- Alors ça n'ira pas. Je te disais
bien que la vie était finie pour nous.
Souvent, je me glisse dans les chambres des
oncles, je caresse les objets qui leur ont
appartenu, qu'ils ont touchés. Il m'arrive
même de tirer de la flûte des sons
essoufflés ; mais la poussière
qui la recouvre est aussi sur mon coeur. La vie
s'est retirée de la maison.
... Depuis quelques jours, la jument de
l'oncle Alexandre ne touche plus
au foin qu'on lui donne. On dit qu'elle a vingt
ans, que c'est l'extrême vieillesse. Moi, je
préfère penser qu'elle ne veut pas
survivre à l'oncle-grand ; et quand on
dit, un matin, que la cavale est morte, j'en suis
heureuse.
Pendant des heures on a creusé un
trou en marge d'un champ. Puis on a lié
ensemble les quatre pattes de la jument ; la
mule, sans même regarder sa compagne
d'écurie, s'est attelée à la
masse derrière laquelle traîne une
crinière. - De loin, j'ai entendu le bruit
sourd des chairs mortes tombant dans l'oubli.
- Pecaïre ! a gémi ma
mère, la tête dans les mains.
Peu après, Xandrou me
confie :
- Tu sais, cette gravure qu'oncle Jean
regardait souvent ? Je l'ai jetée dans
le trou, à côté de la cavale,
avec le cahier bleu de l'oncle Étienne.
Comme ça ils retrouveront, les trois en
même temps, une chose qu'ils aimaient.
Le brave Xandrou ! Comme je
l'embrasse !
Autour de la table où fume la soupe
aux pommes de terre, on se tait encore. Mes
parents, Mimi, je les regarde avec reproche. Mon
père n'a pas quitté son grand
chapeau. Je vois son profil maigre. À quoi
pense-t-il ? Voici qu'un homme entr'ouvre la
porte. Sa chèvre dépérit, il
lui en faudrait une autre, mais comment trouver
l'argent ?
- En travaillant ! répond mon
père avec brusquerie.
La porte se referme.
- Oui, en travaillant ! Je sais ce que
raconte ce Théodore ainsi que quelques
autres qui crèvent de jalousie. Maintenant
que les oncles sont partis, qu'on ne craint plus le
percepteur, les calomnies vont leur train.
Malheur !... On me reproche d'avoir trop de
champs, trop d'eau à la fontaine, trop de
moutons, trop de mélèzes, trop de
tout !
Ma mère hausse les
épaules.
- Quand ils seront fatigués de
parler, ils se tairont ! Combien sont-ils
à conter ces sornettes ?
- Quatre ou cinq !
- Peu importe, ça me froisse.
Ah ! Étienne, les oncles, quel
bouclier !
Maman se tait, Mimi détourne la
tête. Mon père suit son
idée :
- Depuis combien de
générations entassons-nous la fatigue
dans ces mauvais parages ? Pourquoi ne pas
regagner maintenant les plaines d'où sont
venus les ancêtres, où chacun de nos
épis deviendrait une gerbe ?
Mon père repousse son chapeau sur la
nuque, découvrant un front de souffrance,
des yeux où s'agite le souci.
- Partir ! J'y pense chaque jour. J'y
pense bien avant dans les ténèbres...
Les oncles nous tenaient ici. Maintenant que leur
force s'est évanouie, les serpents se
dressent !
Maman relève la tête.
- Laissez mordre qui veut mordre !...
La jalousie ? Elle est de tous les temps, de
tous les endroits. Ah ! si les oncles nous
voyaient, nous entendaient ! Pauvres
amis !
Mimi ne dit toujours rien.
Ces silences, ces attitudes
embarrassées, ces projets de départ,
qu'est-ce que cela signifie ? Suffirait-il
vraiment des calomnies d'un Théodore ou d'un
Rugassoune, des cancans d'une Coucoule pour tuer
notre maison ? Si l'on s'aigrit,
s'exaspère et suit par la pensée des
chemins opposés, si l'on est
mécontent de soi et des autres, si la
tristesse se change en mauvaise humeur, la cause
n'en est-elle pas ces testaments au sujet desquels
on écrit si souvent au notaire ?
L'autre jour, dans le bureau, les voix
tremblaient ! Depuis lors, on se regarde et
chaque regard est un froissement. Il y a mon
père d'un côté, Mimi de
l'autre. Ne sachant sans doute à qui donner
raison, ma mère répète
encore :
- Si les oncles nous voyaient !
Enfin, Mimi se décide à
répondre :
- Ils ne nous en voudraient peut-être
pas trop, parce que trois chagrins, coup sur coup,
ça retourne le coeur jusqu'à
l'énervement... Alors on dit des mots, on
riposte, on blesse d'autant plus qu'on s'aime
davantage. Ah ! mes amis, prenons garde !
Respectons l'argent, ne l'aimons pas trop !..
Tenons-nous en à la lettre des testaments
sinon nous sommes perdus.
À l'heure de mon départ, vous le
savez, tout reviendra à la maison. Jusque
là, à chacun le sien ;
j'ajoute : pour le bien de l'ensemble...
Cousin, êtes-vous d'accord ?
- Chef de cette maison, je ne peux pas faire
valoir les terres sans argent liquide. C'est
l'intérêt de tous, ce n'est pas le
mien que je défends !
- Regardez-moi, cousin ! Chef, vous
l'êtes, vous le serez. Puisque je vis du
produit de vos terres, il est juste que je
contribue à leur culture. Ne changeons rien
aux dispositions des oncles. J'y tiens. Mais disons
que nous sommes d'assez bons chrétiens pour
comprendre l'un et l'autre notre devoir. Au
printemps, vous vous apercevrez que nous sommes
solidaires.
- Et ne parlez plus de partir ! supplie
ma mère !
- Si l'on s'arrange, personne ne parlera
plus de partir.
- Et ne vous inquiétez pas des
médisants !
- Si l'on s'arrange, personne ne
s'inquiétera plus des médisants. Dans
la discussion de l'autre jour, j'ai dit un mot
blessant. Je demande qu'on l'oublie...
On lève la tête,
soulagé. Pour l'instant, on n'ose ajouter
d'autres paroles. Cette détente suffit, elle
chasse le souvenir des jours mauvais, elle
ramène la tradition qui incline les coeurs
sur la même tâche. Mimi dit encore de
sa voix de jadis :
- Cousin, signons notre promesse. Ouvrez le
Livre. 'Nous vous écoutons...
Mon père feuillette longuement la
grande Bible. On n'entend que le bruit léger
des pages tournées, que le ronron des chats
couchés autour de l'âtre.
« J'ai reconnu que tout ce que
Dieu fait subsiste à toujours : on ne
peut rien y ajouter, rien en retrancher ; Dieu
agit ainsi afin qu'on le craigne. Ce qui est, a
été autrefois ; ce qui sera, a
déjà été... Dieu fera
reparaître le passé qui a
fui. »
Mon père répète :
« Dieu fera reparaître le
passé qui a fui... » On comprend
qu'il appelle les oncles. Alors, tendant la main
droite :
- Oublions les disputes où chacun
s'avançait de bonne foi ! Vivons
ensemble, en accord du coeur...
Ma mère se penche :
- Embrassons-nous, Mimi !
Je vois briller les yeux qui se rapprochent.
Quelle joie ! Après des semaines de
laide tristesse, de vide, après un Noël
tout noir, je retrouve mes parents, je retrouve
Mimi ! Les oncles ne sont pas tout à
fait partis !
- Mes enfants, dit alors ma mère,
comme on a mal su vous aimer, ces dernières
semaines ! Et pourtant vous allez nous
quitter... Dans huit jours vous serez à
Masseron... Encore un départ ! Mais
puisque c'est pour votre bien !
Je n'osais songer à ce moment. Voici
que j'accepte. À Masseron j'emporterai le
souvenir de cette soirée, les bons regards
de ceux que je croyais avoir perdus ; à
Masseron j'emporterai ces mots
que Mimi m'offre comme un bouquet après que
nous avons garni la crèche des
brebis :
- Tu es grandette, maintenant, tu peux
comprendre. Depuis que les oncles sont partis,
comme tu as été déçue
par ceux qui restent ! ... Il y a des heures
difficiles, dans la vie, où le diable
s'attache à ceux qui le détestent.
Alors, on a le coeur comme bouché... Les
oncles, c'était l'automne qui donne ses
fruits, toute la pensée mûrie d'une
existence... Nous, nous tâtonnons encore...
Tu verras, ma petite, comme il est difficile de
faire l'apprentissage de la vie !... Le bon
Dieu ne se laisse pas trouver en un jour...
POUR
CONNAÎTRE LE
MONDE...
- Quel languissou je vais avoir !
Maman nous embrasse, Mimi nous embrasse.
Notre père enfonce son chapeau noir
jusqu'aux oreilles, tandis que la lueur du lume
guide nos pieds posés sur l'essieu de la
charrette. Ayant encordé nos coffres,
Isaïe crie avant de disparaître dans
l'étable :
- Salua lou moundo !
Le fouet effleure le dos de la mule qui part
à grande allure. Retournés, nous ne
voyons plus que des ombres qui s'agitent.
Il n'y a qu'à se laisser glisser
entre les pentes blanches, dans le froid de la nuit
finissante. Pas de neige dans la plaine, triste
avec ses arbres noirs. Nous traversons un bourg
où des hommes en pantoufles bâillent
sur le pas des portes, où, des femmes en
camisole poussent les volets contre les murs...
Durant des heures, les graviers arrachés aux
montagnes, éventails gris
déployés de la sortie des gorges
à la Durance, coupés par le trait
blanc de la route. Du bout du fouet notre
père montre cette dévastation.
- Les montagnes !... Elles ne laissent
la paix aux hommes que lorsqu'elles se couchent
comme des brebis, tout là-bas, dans la vraie
plaine...
Encore des ponts, des rivières, des
rochers couronnés de forteresses ;
enfin Masseron serré comme dans un nid au
pied d'un moutonnement de Collines.
Intimidée, je tire mes manches sur mes
poignets rougis par l'air vif. Xandrou, raidi dans
sa fierté de garçon, s'applique
à prendre un air blasé que
démentent ses yeux frais, ses joues si bien
savonnées, ce matin, à la
fontaine.
Masseron ! Que de savates, de gravats
malodorants dans les fossés de son mur
d'enceinte ! Aux boutiques des ruelles, des
volets pendent, retenus par un seul gond. Le long
des murs, sous les fenêtres sans rideaux, des
liquides ont coulé... Fermons les
yeux ! Quand je les rouvre, nous
débouchons sur la place.
Cette place, je la verrai toujours telle
qu'elle m'apparaît pendant que mon
père conduit la mule dans une écurie
banale : claire sous le soleil de
février avec les trous noirs des ruelles,
serrée de près par les façades
de vieilles maisons, par
l'église-cathédrale grimaçante
de figures rongées par les siècles,
roucoulante de pigeons. Assis sur une borne, un
aveugle tourne la manivelle d'un orgue. Une fille
rit aux éclats... Ce rire, le chant
grêle de l'orgue, le roucoulement gras des
pigeons ne troublent guère le pharmacien
chauve penché sur sa balance.
Nous déjeunons à
l'hôtel. Assiettes, serviettes et bouteilles
s'alignent au long d'une table étroite. Aux
murs, des tableaux : je remarque un monsieur
jouant de la trompette sous un arbre, un autre
monsieur qui embrasse une dame. Assis sur des
chaises trop hautes, nous regardons toute close
avec application pendant que notre père se
promène de long en large, les mains
nouées sous les pans de son habit brun.
Quand midi sonne, des gens bien mis défilent
devant la glace qui est près de la
porte : alors, ils touchent leur cravate et
caressent leur moustache. Mlle Auriette, qui sert
chacun - on l'appelle constamment par son nom -
ressemble à la poupée de M.
Fiouque : cheveux blonds, joues roses, un
sourire dans les yeux. Quand sa jupe bouffante se
balance, on croirait qu'elle est en nacelle. Comme
elle secoue joliment ses manches !
Le repas s'achève. Nous suivons les
épaules un peu voûtées de mon
père. Sur la place, sous le heurtoir d'une
porte, une carte dit aux passants Alcide Lottin,
Directeur de l'octroi ; une autre Mlle
Adèle Lottin, Directrice d'Institut pour
Jeunes Filles. Le coup d'appel résonne dans
les profondeurs d'un corridor. Devinant qui nous
sommes, Mme Lottin, toute petite et plate,
très propre et un peu triste, nous conduit
dans une salle à manger ornée de
cornes de chamois.
- Nos demoiselles se plaisent beaucoup...
Moi, je donne la couture, je surveille les travaux
de maison. Pour les cours, c'est
ma fille, diplômée,
naturellement...
Exubérante dans sa robe à
crinoline, les yeux mi-clos, Mlle Adèle
Lottin apparaît. Tenant sa tête large
un peu inclinée, très pâle sous
ses cheveux lustrés, elle avance la bouche
avant de parler d'une voix suave, se sourit et
s'approuve. Qui donc oserait
l'interrompre ?
- Les demoiselles à nous
confiées, trois pour l'instant,
qualité et non quantité, sont nos
enfants. Nous travaillons à leur
développement intellectuel, moral et
religieux. Quant à votre fils, sa chambre
est retenue chez les Garosse, famille amie dont je
garantis la parfaite honorabilité. Mon
père que voici, vous guidera tout à
l'heure... Voulez-vous voir la salle
d'études ? les chambres à
coucher ?... Ah ! vous êtes un peu
pressé... Je crois du reste que M. le
banquier Maffiouse vous a donné les
renseignements propres à tranquilliser les
parents les plus scrupuleux...
Bonasse, très gros, le nez violet
pointant sur la moustache à la
Croquemitaine, le directeur de l'octroi nous serre
la main à tous avec une extrême
amabilité. S'étant enquis de nos
santés, il nous ramène sur la place
en nous distribuant des tapes affectueuses dans le
dos.
- Les Garosse ? Censément
à cent mètres. Tout à fait nos
amis. Le jeune homme y sera comme un coq en
pâte.
Le corridor dans lequel nous nous
enfonçons ne paye pas de
mine. Une femme volubile accourt... Comme elle
soignera son pensionnaire !... Voyez la
chambre si elle est plaisante ! Petite, sans
doute, mais on est chez soi, on a chaud...
- Très bien ! dit mon
père. Il ne faut pas que la jeunesse soit
gâtée. Le garçon est de bonne
composition. Néanmoins, qu'on le
surveille !
Voici le mari de la femme volubile,
l'entrepreneur Garosse, bas sur pattes, transpirant
de cordialité. Sa voix sonne comme une
trompette.
- Nous sommes une famille
sé-ri-euse ! À l'occasion, je
fais fonction de chantre au temple. Ah ! quand
nous entonnons, Lottin et moi, Garosse, on peut
dire qu'il y a quelqu'un ! En comparaison,
l'harmonium c'est du petit vin !
Mon père s'éclaire.
Bientôt, resté seul avec nous, il nous
fait ses recommandations.
- Tu aideras Xandrou à
déballer son coffre. Puis Xandrou
t'accompagnera chez les Lottin avant d'aller se
présenter à M. Signorette, proviseur
du collège. Retenez bien ceci :
l'instruction coûte gros. Travaillez !
Que chaque matin on se dise : « Va
vers la fourmi, considère ses voies et
deviens sage ! ... » Toi, Xandrou,
si tu le veux, tu reprendras un jour les registres
de l'oncle. Toi, ma fille, tu en remontreras au
plus sagace... Marchez droit jusqu'au retour, vous
n'aurez pas de visites ! Ça trouble. Au
revoir, enfants !
Notre père nous tend la main. Sans se
retourner, il s'en va.
Deux jeunes filles forment avec moi le petit
troupeau de Mlle Adèle Lottin : Marie,
flasque, pas méchante, Victorine, une
efflanquée aux yeux hardis. Ce premier soir,
elles m'inspectent. Ahurie, j'écoute le
bavardage du directeur d'octroi, les gloussements
de Mme Lottin, les phrases si bien
articulées de Mlle Adèle... Ma
tête dodeline.
- Fatiguée ?... Morphée
réclame ses droits. Je vous accompagne
jusqu'à vos appartements.
Un couloir sur lequel ouvrent des portes,
dont l'une est celle de ma chambrette.
- Vous êtes chez vous. Ces deux issues
sont condamnées, soyez sans crainte...
Prière, quand vous présiderez
à votre toilette, de ne pas répandre
d'eau, fût-ce une goutte, sur cette table en
chêne ciré... Si vous percevez quelque
bruit, dehors, conservez votre sang-froid : on
relève les sentinelles qui entourent la
prison. Dormez bien !
Restée seule, je m'assieds sur le lit
qui occupe la moitié de « mes
appartements ». De la ruelle monte une
odeur fade. On entend chuchoter dans la chambre
voisine. L'article 9 du règlement dit
pourtant : « On se couche à
neuf heures et s'endort
aussitôt »... Tâchons
d'obéir. Mais on gratte à l'une des
portes condamnées.
- Vous dormez ?
Je reconnais la voix de Victorine. Faut-il
répondre ? Je me décide.
- Pas encore.
- Comment trouvez-vous Adèle ?
- Adèle qui ?
- Adèle Lottin, bien
sûr !
Ai-je une opinion ?
- Mais je la trouve très bien...
On pouffe de rire. On répète
vingt fois : « Je la trouve
très bien ! ... » Un appel
retentit, s'éloigne, se rapproche :
« Sentinelle, que vois-tu dans la
nuit ? » Tout cela est
étrange pour des oreilles habituées
au grand silence de la montagne.
Au moment de souffler ma chandelle, je
découvre à la paroi, sur un carton
orné de myosotis, cette exhortation
versifiée :
- Avant que le sommeil te ferme la
paupière,
- Sur tes oeuvres du jour porte un regard
sévère...
Les mains jointes, je récite une
prière de Mimi...
Au réveil, il me faut un instant pour
réaliser ma situation présente :
la fenêtre me montre des lucarnes où
sèchent des hardes, les barreaux de la
prison, une tour carrée dont un homme gravit
l'escalier menant au nid des cloches ; l'une
d'elles, bientôt, se balance entre les
poutres. On l'entend, peut-être, du seuil de
ma vallée... Mon coeur s'émeut. Mais
je me raidis, je veux que cette cloche me
dise : Bonjour et bon courage !
Dans la salle à manger, que la toile
cirée de la table ronde refroidit encore,
mes camarades et moi déjeunons seules.
- Qui est-ce qui a fait votre robe ?
demande Victorine.
- Une tante.
- Ben ! vous lui direz de ma part
qu'elle a raté son affaire... Quand on se
promènera en ville, les garçons vont
rire de vos manches trop courtes... Et des bas
bruns à grosses côtes !
Et la coiffure !... Votre tante,
toujours ?
- Elle vous vaut cent fois !
- Possible !... Au lieu de vous
fâcher, vous pourriez me remercier. La
mode ! Vous croyez qu'on se moque de la mode,
vous ... Bon, voilà Toupie qui
appelle !
J'ai de la peine à comprendre ce que
dit Mlle Lottin du pupitre que déborde la
cloche bleue de sa robe. Il me semble qu'elle aussi
pose sur moi un regard moqueur. La mode ! Ce
mot tourne dans ma tête.... Suis-je donc
ridicule ? Et je regarde mes manches trop
courtes, mes bas à côtes. Quelle gale,
cette Victorine ! J'ai envie de pleurer.
- Quand je parle, j'ai l'habitude
d'être écoutée !
Je rougis. Cette remarque fouaille ma
volonté et je recueille de toutes mes forces
les paroles qui tombent de la bouche arrondie.
- Fondement de l'instruction comme d'une
saine éducation, l'écriture est une
politesse offerte à nos lecteurs.
Indéchiffrable ou simplement
lâchée, elle dit le désordre
d'une âme. J'attache le plus grand prix
à l'écriture... Les modèles
sont affichés. Calligraphiez,
mesdemoiselles !
Pendant une heure, je calligraphie.
Après quoi le corridor tient lieu de cour
pour la récréation. Près de
moi, Marie et Victorine chuchotent, nez rond et nez
pointu collés aux vitres donnant sur la
place. Poussant les mots entre leurs lèvres
aussi vite qu'il est possible, elles disent,
suivant du regard tel ou tel passant :
« Bon-ami-Toupie-numéro-un !
-Bon-ami-Toupie-numéro-deux !
... » Ce jeu les amuse follement. Dans le
creux de l'oreille elles se content des histoires
comme si je n'existais pas. Et je me morfonds.
Un claquement de main nous rappelle à
la salle d'études. Nous allons
décalquer la carte orographique de l'Europe.
Tout en décalquant, je me demande si l'oncle
Étienne, qui expliquait, expliquait encore,
n'aurait pas été étonné
de ce travail machinal.
Nouvelle récréation.
Victorine, dont les yeux louchards me troublent et
me déplaisent, vient à moi le plus
naturellement du monde.
- Savez-vous que Toupie est
poète ? Elle publie dans le
Réveil de Masseron des vers signés
Amaryllis. En réserve, dix-neuf cahiers. Je
les ai tous attrapés. C'est sur le
printemps, les cimetières, les
étoiles, sur les hommes bruns et les blonds,
sur ses fiancés...
- Ses fiancés ?
- Elle en a eu des tas. C'est son genre.
Elle se fiance, se défiance et se refiance.
Chacun se conduit comme il l'entend, après
tout.
- Ce n'est pas vrai ! Monsieur
Maffiousse a dit à mon père
que...
- Maffiousse ! Le fils Maffiousse
Laissez-moi rire, c'est le fiancé de
maintenant !
La délurée pirouette et, du
bout des doigts, lance un baiser aux soldats
arrêtés sur la place.
- Je vais vous dicter trente dates, dit
maintenant la voix suave, et trente noms de villes
importantes... Vous les mémoriserez
très exactement. Mémoriser signifie
répéter une chose jusqu'à ce
qu'elle se soit enfoncée dans la
mémoire Mémoriser !
L'instruction tient dans ce mot.
Je mémorise, mémorise. Mon
père ne nous a-t-il pas dit, hier :
« L'instruction coûte
gros ! » Puisque s'instruire c'est
mémoriser, mémorisons !...
Cependant sur des feuilles roses dont le parfum
erre parmi nous, Mlle Adèle écrit en
remuant les lèvres. « Ne troublez
pas l'inspiration ! Toupie
compose ! » et Victorine prend un
air drôlement tragique.
Quand sonne midi, Mlle Adèle
étire ses mains jointes sur le ballon bleu
de sa crinoline, nous sourit, éteint ce
sourire et soudain grave : « La
prière ! »
« Nous te demandons, ô notre
Dieu ! de bénir nos travaux, de
présider à nos progrès, de
nous conduire jour après jour sur la voie de
l'obéissance. »
Cette prière, trop bien dite, me
choque. Tout serait-il machinal, ici ?
Dans le corridor, une délicieuse
odeur de fricot.
Sitôt le père Lottin
rentré, nous prenons place autour de la
table ronde. L'humble maman va, vient, apporte et
emporte les plats, mangeant à vives
bouchées quand elle a une minute, tandis que
son époux, moustache humide, s'esclaffe et
déroule un chapelet d'histoires,
arrosées de vin rouge, souvent
terminées par ces mots :
- Moi, n'est-ce pas, je fais mon service, je
mange, je bois et je ris !
On sent ce père constamment
étonné d'avoir en face de lui une
fille aussi distinguée. Quand elle cite pour
notre édification des noms d'auteur et leurs
oeuvres principales, de quel ton il
s'exclame :
- Ma fille sait tout ! ce qui s'appelle
tout, depuis les arts d'agrément jusqu'aux
mathématiques. Aussi, ce n'est pas ma fille,
c'est Mademoiselle Lottin !... Un institut,
des leçons de musique en ville, des cours de
danse et de maintien à l'Hôtel
Sébastopol pour le monde bien, c'est une
carrière, ça !
Le repas terminé, père et
fille disparaissent. Alors, nous appartenons
à Mme Lottin. La vaisselle lavée,
essuyée, rangée, on prend sur
l'armoire le panier aux broderies. Nous nous
appliquons au plumetis. Maternelle, Mme Lottin
guide mes doigts, me caresse une joue, et voici que
je l'aime, que je lui souris, que je lui conte des
histoires de la vallée.
Après le goûter, la promenade
hors de ville, dans la campagne
plate. Se donnant le bras, Victorine et Marie
jacassent. Moi, je m'attache à Mme Lottin
qui ne parle guère, sauf de recettes de
cuisine dont elle nous fait bientôt la
démonstration pratique autour de son
fourneau. Et c'est le souper, les anecdotes du bon
vivant que des amis attendent au café, le
trottinement de la petite maman, les remarques
judicieuses de Mlle Adèle que je salue
respectueusement quand elle nous quitte
enveloppée d'un châle
multicolore.
Peu après, sous la surveillance
assoupie de Mme Lottin, nous nous accoudons devant
livres et cahiers dans le cercle de lumière
jeté sur la table par la lampe à
abat-jour rose. Marie a beau bâiller sans
cesse, Victorine écrire des lettres
mystérieuses derrière le rempart de
sa main gauche, les poings aux tempes je
mémorise les principes de la règle de
trois, je mémorise des noms de ville. Tandis
que le chat ronronne, Mme Lottin sommeille
modestement, les lunettes glissées au bout
du nez. Quand neuf heures sonnent, elle
s'éveille pour ouvrir la Bible à la
page marquée par un signet. À tour de
rôle, nous lisons. Ce passage
m'échoit :
« Asa et Baésa, roi
d'Israël, se firent la guerre tout le temps de
leur vie. Baésa, roi d'Israël, marcha
contre Juda et il fortifia Rama afin
d'empêcher les gens d'Asa, roi de Juda, soit
de sortir de leur pays, soit d'y rentrer. Mais Asa
ayant pris ce qui restait d'argent et d'or dans les
trésors ; du temple
de l'Éternel et de la maison royale, remit
le tout à ses serviteurs. Et il les envoya
auprès de Ben-Hadad, fils de Zabrimmon, fils
de Hésion, roi de Syrie, qui demeurait
à Damas. »
- Très bien ! conclut Mme
Lottin. Et maintenant, bonne nuit !
Que me font, à moi, cet Asa et ce
Baésa ? Y aurait-il une Bible pour les
gens de la vallée et une autre pour les gens
de la plaine ? Retirée dans ma
chambrette, je me le demande. Une tristesse me
tourmente. À mes questions, cette seule
réponse : calligraphier,
mémoriser, décalquer... Cette
journée a suffi pour me rendre
étrangère à moi-même...
On rit dans la chambre voisine... Je suis comme une
plante arrachée, jetée hors de son
champ. Non, ce soir, je n'ai pas le courage
d'écrire à Freissinières. Ceux
que j'aime existent-ils encore ? Le nom de ma
vallée amène des larmes dans mes
yeux...
Les jours, les semaines se suivent,
monotones. Rien pour l'imagination, rien pour
l'âme. Entre les méchancetés de
Victorine, l'ironie sucrée de Mlle Lottin,
les plaisanteries tonitruantes du directeur
d'octroi, j'évolue de mon mieux,
mémorisant à force pour tuer le
temps.
Heureusement qu'il y a le jeudi, le
dimanche ! Alors je retrouve Xandrou et nous
parlons du collège, de l'institut, des
leçons, de nos camarades. Chaque soir,
à six heures, le pauvre Xandrou
rentre à sa pension mort
de fatigue. Tout est nouveau pour lui. Que de
choses à faire s'il veut rattraper ses
camarades !
- C'est ce latin qui me tourmente !
Ça m'agace de n'y rien comprendre. Chaque
soir j'apprends des déclinaisons
jusqu'à minuit. Il faut bien travailler
puisque papa veut que je sois percepteur !
Seulement, le matin, impossible de me
réveiller. Voilà trois fois que
j'arrive en classe trop tard. Retenue et
pensum.
- Une idée, Xandrou. Attache une
ficelle à ton bras, laisse-la pendre par la
fenêtre dans le petit jardin. Moi, la cloche
de la tour me réveille... J'expliquerai
à Mlle Lottin. En cinq minutes je suis chez
toi. Ça va ?
- Bien sûr que ça va.
- Tu penses encore à la
vallée, toi ?
- Le moins possible, c'est-à-dire
tout le temps.
À grandes foulées
d'imagination, nous parcourons le val, nous le
parons de toutes les beautés. Et nous
voilà "nourrissons" jusqu'au prochain
revoir.
Chaque matin, je cours donc jusque chez
Xandrou. La ficelle pend le long de la muraille.
Doucement, puis par secousses
précipitées, je tire et j'appelle.
Une frimousse apparaît enfin
là-haut.
- Ça y est ! Merci.
- Bonne journée !
Maintenant, le jeudi - les amandiers
fleurissent, l'air tiédit - Xandrou me
demande :
- Tu as la clef, au moins ?
L'oncle-percepteur possédait à
Masseron un pré, entouré de hauts
murs, dont il parlait avec fierté. La veille
du départ, maman m'a remis une clef
monumentale :
- Quand vous aurez le temps, n'oubliez pas
le pré de l'oncle. Là, du moins, vous
serez un peu chez vous...
Si nous y sommes chez nous ! C'est en
dehors et au-dessus de la ville, un sommet et tout
un versant de colline appuyé aux remparts de
Masseron qui est gracieux, vu de loin, avec le
chevauchement de ses toits, le hérissement
de ses cheminées, le vol circulaire de ses
pigeons. Parfois, les clairons mêlent leur
gaieté aux glouglous du ruisseau qui
sautille à côté de nous...
Bientôt, debout sur la pointe de la colline,
nous laissons courir notre joie sur les pentes
rousses d'où la neige vient de se retirer.
Cette entaille, c'est l'entrée du val !
Franchissons les forêts, grises sur le rose
des roches, gagnons les forteresses de nos
montagnes ! ... « Vois-tu le
Gourent ?... Vois-tu le Gramuzac ?...
Derrière ce blanc et ce bleu, c'est
là qu'ils sont les nôtres, la maison,
les champs, les brebis, la mule... »
Telle est notre exaltation que les
primevères, dans l'herbe neuve, sont le
sourire des oncles revenus.
Alors, nous nous laissons aller aux
confidences.
- Dans ma classe, explique Xandrou, il y a
ceux à joues rouges et ceux à joues
blêmes. Les rouges parlent des filles tout le
temps, les blêmes
bûchent et saluent les
curés. Ils se moquent de moi : les uns
parce que je ne dis pas de saletés, les
autres parce que je viens d'une vallée
où les gens ont une corne au milieu du
front, tous parce que j'ai des drôles
d'habits. Ça m'est égal ! Je
dessine mieux qu'eux tous. Même pour les
problèmes, je les gratte ! ... Il n'y a
que le latin !
- Tu n'as pas d'ami ?
- Si, un bossu : Célestin. Il
descend d'une vallée, comme nous... Pendant
les récréations, on se tient
ensemble... Tu sais, ceux des vallées, ceux
de la plaine, ça donne deux races. Tu ne
trouves pas ?... Ici quand on regarde, surtout
le soir, on voit des drôles de choses... Et
toi, que dis-tu ?
- Oh ! Marie est une bonne fille, un
peu bête. Victorine, elle, une
vicieuse ! Elle dit des choses !
- Tu lui parles ?
- Il faut bien.
- Tu as raison. Quand on sort d'une
vallée, on doit apprendre à
connaître les gens d'en bas... Et ta
directrice ?
- Je ne sais pas qu'en penser...
- Quand les camarades la rencontrent, ils
reniflent son parfum et racontent des histoires. Tu
ne crois pas que c'est une
espèce ?
À la maison, on appelle
« espèce » les jeunes
filles pas trop comme il faut. Dans la bouche des
oncles, ce mot avait la valeur d'une condamnation
sans appel. Pourtant, que ma directrice soit une
« espèce » me blesse et
je proteste.
- À quoi penses-tu ?... Est-ce
qu'elle nous ferait lire la Bible, le soir ?
Xandrou a un rire étrange.
- Dans certains cas, c'est comme ça
qu'on attrape les mouches.
- Voyons ! Papa a pris des
renseignements !
- Oui, chez Maffiousse... Si tu
savais ! Les gens d'en haut seront toujours
roulés par ceux d'en bas.
- Alors je vais écrire à la
maison. Et que tout le temps Mlle Lottin me dit -
« Que vous êtes
naïve !... »
- Se plaindre !... Non. Pas de
jérémiades. Il faut écrire que
tout va bien, puisque nous sommes ici pour
connaître le monde.
Étonnée, je regarde Xandrou.
Dans la vallée, c'est moi qui lui expliquais
les choses, qui le guidais. Et le voici,
après un mois de séjour à la
plaine, qui juge les gens et fait le philosophe,
peut-être même le sceptique. Encore un
mot que les oncles ne prononçaient qu'en
fronçant le sourcil !
J'attaque :
- Xandrou, deviendrais-tu
sceptique ?
- Non, mais j'ai des yeux, un nez, des
oreilles, un peu d'intelligence. Alors je vois, je
sens, j'entends, je comprends plus ou moins...
L'oncle Alexandre avait voyagé dans toute
l'Europe, rencontré cent espèces de
gens ; est-ce qu'il était devenu
sceptique ?
Décidément, Xandrou devient un
petit homme.
Les ombres du soir nous chassent du
pré de l'oncle. Par les ruelles où
les soldats chantent, où des filles en
cheveux cherchent aventure, où
les chiens se disputent les
immondices tirés du ruisseau, nous regagnons
la petite place. Une cloche sonne. Mains jointes
sur le chapelet, des religieuses mènent leur
cortège de cornettes vers la porte ouverte
sur des profondeurs éclairées...
Les lettres du dimanche remettent un peu
d'ordre dans mes pensées. Comme ils nous
chérissent, là-haut ! Comme ils
savent nous le dire ! ... Je réponds
que tout va bien.
Cependant, un jour suivant un jour, voici le
printemps. J'aime ces soirs pleins de coups de vent
partis à l'assaut des girouettes, ces matins
où bat l'aile blanche des
giboulées ; soudain, dans les nuages,
un trou bleu que les flaques, en hâte,
répètent. Le lyrisme du père
Lottin ne connaît plus de bornes.
- Le printemps ! Comme il s'y entend
à secouer le coeur !
Mme Lottin lève sur son époux
une pauvre figure inquiète.
Certes, le printemps ne laisse pas non plus
Mlle Adèle indifférente. Les vers
coulent de sa plume tandis que Victorine
fredonne : « L'amour, c'est la vie,
le bonheur... » Il n'y a guère que
Mme Lottin qui se moque du printemps.
Penchée sur son fourneau elle dit
volontiers : « Encore un peu de sel.
Les hommes aiment le sel... Il faut tenir compte de
tout ! »
Tenir compte de tout, c'est aussi l'opinion
de Mlle Adèle.
Depuis des mois, le pasteur était
malade. Le voici rétabli. La cloche du
temple sonne. Et nous répondons à
l'appel... Dieu règne, dit une inscription.
L'entrepreneur Garosse entonne. Alors son menton
s'enfuit, ses yeux se mouillent de dévotion.
Quand le pasteur, un vieillard transparent, monte
en chaire, je retrouve l'atmosphère
bienheureuse de ma vallée. Les oncles sont
autour de moi, mes parents me regardent, Mimi me
tient la main.
Pour rattraper le temps perdu, le
catéchisme du jeudi dure deux heures. Filles
et garçons, nous sommes neuf sur les bancs
d'une salle claire. Plongé dans son sujet,
un peu sourd probablement aussi, le bon vieillard
ne voit pas que l'auditoire s'agite, qu'un voyou
chatouille la nuque de Victorine avec une plume
d'oie. Un billet circule :
« Prière de lire le Cantique des
cantiques ! » Puis un second
billet : « Tes caresses sont plus
douces que le vin... »
À la sortie, le voyou m'adresse la
parole. Laissez-moi tranquille !
Pimbêche !
Xandrou s'en mêle :
- File, ou je t'enfonce les pouces dans les
yeux !
Victorine ricane. Je l'attaque
aussitôt !
- Croyez-vous, par hasard, que je n'aie pas
reconnu votre
écriture ? Vous finirez dans le
ruisseau des ruelles !
- Et vous, sainte Nitouche, vous monterez au
ciel !
- On y sera mieux que dans le
ruisseau...
En hâte, je m'éloigne avec
Xandrou encore tremblant de colère.
Troublée, je lui demande :
- Crois-tu vraiment que Dieu
règne ?
- Oui, mais pas tout le temps et pas
partout.
- Je n'y reviendrai pas à ce
catéchisme !
- Si, il faut. Tu t'assiéras à
côté de moi.
- Tu ne penses pas que ça nous rendra
sceptiques ? Ils riaient même pendant la
prière !
- Sceptiques ?... Puisque le monde est
comme ça !
Certaine nuit, un tapage m'éveille en
sursaut, Sûrement, on assassine un
homme ! En deux bonds je suis à la
fenêtre où j'écoute et regarde
dans la nuit. Rien que la lune et le silence.
Pourtant, les lucarnes s'éclairent, des
têtes remuent dans ces carrés de
lumière ; on crie :
« Vas-y, Piccolo !... »
Alors un hurlement suivi de lamentations
affreuses : Ayez pitié de
l'humanité souffrante ! Ayez
pitié !... Pitié !
pitié !... Vingt fois la voix folle
répète : Pitié !
Cette plainte court dans la nuit comme le souffle
d'un vent maudit, tombe dans les ruelles où
l'écho la répète. Autour de la
prison, les sentinelles s'agitent. Je
découvre enfin, sur la façade de la
prison, une face tragique, pâle de lune, avec
des trous d'ombre à la place des yeux ;
collée aux barreaux d'une
fenêtre, elle hurle encore :
Pitié ! pitié ! Le long
corridor de la prison s'éclaire, on
pénètre dans la cellule. L'homme
s'est retourné, a bondi, et c'est une lutte
d'ombres, des ploiements d'échines ;
saisi aux épaules, aux jambes, par dix
mains, le furieux se débat, bombe la
poitrine et les reins, se ramasse et se
détend... On l'emporte. La lamentation
s'éloigne... Alors, on rit aux lucarnes, on
crie : « Bravo
Piccolon ! » Et chacun retourne se
coucher.
Comment dormir après cela ?
À chaque instant ce cri me rejoint :
Pitié !... Qu'a donc commis cet
homme ? Vraiment, je dois lutter pour ne pas
crier à mon tour - Pitié ! tant
je me sens seule dans ce monde si différent
de celui où j'ai grandi.
Autour de moi je sens des démons
à l'oeuvre, je devine des vies
gâchées, des choses sales, comme un
tourbillon de folie emportant choses et
gens...
Enfin, à l'instant où la
cloche se balance dans la lumière du matin,
je cours éveiller Xandrou.
- As-tu entendu ?
- Bien sûr.
- Sais-tu qui c'est ?
- Non, mais ça apprend à
connaître le monde !
À la salle à manger, je trouve
le père Lottin qui déjeune de mie de
pain trempée dans du vin rouge. Les rires le
secouent.
- Alors, vous avez eu peur ?... C'est
Piccolon qui a sa petite crise de delirium. Vous ne
connaissez pas Piccolon ? Quand les singes se
mettent à ses trousses,
il crie - Pitié ! Alors les gens
rigolent... Pourtant, il n'est pas commode ce
Piccolon quand ça l'empoigne. Pour le
calmer, zou ! tout nu sous une douche...
- On ne peut donc pas le changer ?
- Est-ce qu'on a jamais changé un
homme ou une femme, surtout une femme ?
Dites ? Jamais. On ne change
personne !
De mon mieux j'argumente contre le
père Lottin. Je lui cite des propos de
l'oncle Étienne. Mais lui :
- Dans une vallée on peut encore se
conduire à peu près. À la
plaine, le vent vient de trop loin !
Voulez-vous mon idée Dieu travaille le
coeur, le diable tout le reste ! L'un vous
mène au sermon, l'autre au cabaret ;
l'un vous apprend à aimer le ciel, l'autre
les créatures de ce monde, Ah ! c'est
une drôle de boutique ! ...
« On ne change personne ... Ces
paroles me suivent, me préoccupent, me
tourmentent. On ne disait jamais ça à
la maison.
Au soir de ce jour, passant devant ma porte,
Victorine dit assez haut pour que je
l'entende :
- Quel couplet elle a servi sur ses oncles
qui vendaient leurs moutons le plus cher
possible ! Des maquignons, rien
d'autre !
Laissons baver... Pourtant, je suis
blessée au vif. Braves oncles ! je m'en
veux de me sentir si loin de vous dans cet
étrange Masseron où tout me
gèle le coeur, me froisse, me scandalise.
Pour qui suivit l'école d'une marraine et
d'un oncle penchés avec
tendresse sur la naïveté des petits,
qu'il est vide l'enseignement d'une demoiselle
Lottin !... Mémoriser,
mémoriser... mais l'intelligence se fige, le
sentiment meurt ! Pour se défendre on
ne peut que se barricader en soi-même...
Là-haut, la pensée des anciens
transmise par des coeurs ardents ; ici, le
sourire triste de Mme Lottin, l'indifférence
moqueuse de sa fille, les yeux vicieux de
Victorine, cette prison où grimacent des
faces blêmes, une louche rumeur au fond des
ruelles... Que c'est laid de cesser d'être
une enfant, d'avoir quatorze ans et d'apprendre
à connaître le monde !
Est-ce bien moi qui courais sur le chemin
d'Orsières pour toucher le ciel, qui ai vu
Ruben se lever et dire, en extase :
« Maîtressoune, un ange a
touché votre coiffe ! ... »
Ces souvenirs m'attristent. C'est que j'avais alors
les yeux ouverts sur un monde où tout
était simple, frais, solidement
attaché...
Xandrou, quand je lui dis mon
dégoût intime, me répond il est
vrai :
- Vaï ! on en sortira vivant. Et
puis on connaîtra le monde !
Le monde, est-il donc bien nécessaire
de le connaître ?
« Pitié ! » crie
Piccolon. Pour délivrer ma poitrine du poids
qui l'écrase, je voudrais pleurer. Cela
m'est refusé.
À deux heures précises
éclate le vacarme de la fête patronale
dont on parle depuis si longtemps.
Dans les ruelles, sur la place, oriflammes
et banderoles, guirlandes de fleurs en papier
posées jusque sur le crâne des saints
rangés autour de la cathédrale ;
eux aussi, soudain, prennent un air polisson.
Trompettes, tambours et crécelles,
détonations et rugissements du lion aveugle,
chants et vociférations des humains ;
le tapage discordant monte de la ville avec la
fumée des toits...
La salle d'études ne nous voit
guère. En grand mystère, Mlle Lottin
s'éclipse, ne laissant d'elle qu'un parfum
insistant. Sans tarder, Victorine nous
renseigne :
- Toupie sera en Colombine avec Maffiousse
en brigand calabrais. Je l'ai vue hier, par le trou
de la serrure, qui essayait son costume et
s'offrait des révérences devant la
glace... En tout cas, moi, ce soir, quand la
vieille dormira, personne ne m'empêchera de
faire un tour en ville. Avec un domino, qui peut me
reconnaître ? Même pas les
oncles !
- Je vous défends de parler de mes
oncles ! Vous êtes trop sale pour vous
occuper d'eux !
Par ordre, nous sommes consignées. Il
n'est pourtant pas défendu d'écarter
le rideau. Tout ce qui s'embusque au fond des
louches corridors, tout ce qui grouille dans les
ruelles s'est donné rendez-vous sur la
petite place. On danse, on se pourchasse entre
hommes travestis en femmes et filles de café
vêtues en hommes, on se montre en
s'esclaffant des masques monstrueux, des
têtes d'idiot, des nez en
trompette, des groins de cochon, sous un parapluie
une nourrice à face de gorille. Victorine
piétine d'enthousiasme.
- Ce zouave, c'est Auriette !...
Là-bas, sous le platane, Toupie et
Maffiousse ! Ce qu'on va rire, ce
soir !
Secouée d'éclairs,
percée de bombes, assaillie de cris aigus,
la nuit est tombée sur la mascarade.
- Ça devient presque excessif !
constate Mme Lottin. À Masseron, on se
dissipe trop. Ces soldats qui ne savent que faire,
ces personnes des ruelles, le printemps revenu, le
vin ... Je sais bien qu'il faut tenir compte de
tout ! ... Enfin ! Si nous lisions le
texte ? Autant se coucher que d'écouter
ça...
Un vacarme de pas, dans le corridor, coupe
net la phrase d'Ezéchiel. Bras dessus, bras
dessous, titubants, apoplectiques et glorieux, le
père Lottin et l'entrepreneur Garosse
envahissent la salle à manger.
- Femme ! place aux joyeux
gosiers !... La clef de la cave ! la
clef !
Les mains jointes comme pour supplier, Mme
Lottin parlemente :
- Revenez plus tard... une autre
fois...
Cette réponse irrite le colosse
moustachu.
- Tu refuses ? tu insultes mon
hôte ?... Les uns courent le guilledou,
d'autres courtisent la bouteille !... Chacun
son genre ! Est-ce que je reproche à ta
fille d'avoir un coeur d'artichaut, d'en donner une
feuille à l'un, une feuille à
l'autre ?
Mme Lottin s'est précipitée
pour fermer la bouche qui étale des
tristesses secrètes. Dans la lutte, son
maigre chignon se dénoue, ses lunettes
tombent sous la table, tandis que le chantre en
goguette entonne d'une voix tragique :
- Que Dieu se montre seulement
- Et l'on verra...
... Enfermée dans ma chambre, le coeur en
déroute, je supplie mes parents de venir
à mon secours. À phrases
hachées, je leur écris :
« Retirez-moi d'ici. J'y
étouffe ! Tout y est laid ! En cet
instant, Lottin et Garosse, ivres, chantent des
cantiques au fond de la cave. Quant à ma
directrice, elle a un coeur d'artichaut dont elle
distribue les feuilles à qui les demande.
C'est le père Lottin qui l'a dit en
bousculant sa femme dont les lunettes sont
tombées sous la table... Je ne comprends
rien à cette famille... En cet instant, dans
la ruelle, quels cris, quelles poursuites !...
Venez, emportez-moi avec Xandrou qui devient
sceptique... »
Le lendemain, tout est rentré dans
l'ordre. Après sa crise de folie la petite
ville se chauffe au soleil. Timide, le père
Lottin se tord la moustache. Sa fille ne
décolère pas. La vieille maman
soupire. On ne se parle guère. Victorine
chuchote dans les coins et Marie a des rires
épais. Moi, j'attends !
Quelle minute que celle où je me suis
précipitée dans les bras de mon
père, grave comme un naïf, de Mimi
à la bonne figure rayonnante ! Je
m'accroche à eux. Comme
par hasard, Mme Lottin est seule pour les recevoir.
Elle reconnaît qu'à Masseron on se
dissipe trop ;... que voulez-vous ? ma
fille est jeune, on lui tourne la tête... Et
les hommes ont des tentations... Il faut tenir
compte de tout ! Surtout ne le racontez
guère... »
La malle est vite faite. Gonflée
d'indignation, Mimi parle par petits
coups :
- Ce Maffiousse !... Fils d'un
père tellement sérieux, que les
oncles avaient en si belle estime C'est lui qui
nous a trompés... Quel triste type !
Ton père ne voulait pas qu'on vous visite,
crainte de vous attendrir... Aussi pourquoi
écrivais-tu que tout allait bien ?...
Pour ne pas nous inquiéter, je devine...
Ah ! dépêchons-nous, sortons vite
de ce Masseron...
Xandrou est déjà sur le
siège de la charrette, à
côté de mon père.
- Hu ! Colinette !
Parmi les vergers blancs et roses, comme
nous courons à la rencontre des
montagnes ! Chapeau noir et coiffe blanche
dansent dans le soleil. Trr ! ... plus vite,
Colinette. Bonjour, Durance ! Quand tu
m'apparais enfin, petite vallée, avec ta
parure de mélèzes, tes ruisseaux
bondissants, tes roches rouges, quand tu me montres
l'enclos où reposent les dépouilles
des absents, la maison où la tendresse d'une
mère attend, que t'offrir sinon des larmes
de joie ?
« Quelle
aventure ! » répète
maman qui nous embrasse encore
et encore tandis que le petit Auguste pousse des
cris de plaisir et qu'Isaïe rit de toute sa
large face. Et Tatoï nous lèche et les
chats mettent autour de nous leurs frôlements
câlins... Nous voici ouvrant les portes pour
le plaisir de les ouvrir, caressant les meubles,
accoudés sur la galerie pour nous emparer
à nouveau du paysage, dansant sous les
solives de la cuisine auxquelles les oncles
suspendaient les bouquets d'hysope... La
maison !... Mon coeur éclate. Je ne
crois pas avoir jamais éprouvé joie
pareille...
- Tu vois, dit Xandrou dont les yeux
brillent, c'est encore plus beau
qu'avant !
Après le souper on reste autour de la
table, on parle. Nous savons déjà
qu'il nous faudra repartir dans quelques jours,
pour Annonay. Sur la charrette qui roulait dans la
plaine, Mimi nous dit doucement. On nous le dit
encore.
- Si les oncles étaient là,
petits, ils vous expliqueraient les choses mieux
que nous... Les oncles, la meilleure manière
de les aimer, c'est de s'instruire comme eux pour
pouvoir agir comme eux...
- Là-bas, soyez sans crainte, vous
serez accueillis... Xandrou, tu seras en pension
chez le pasteur... Quant aux Liénard,
ça c'est un institut !... Rien qui
rappelle Maffiousse ou les Lottin... Certes, on
aurait dû commencer par là, mais on
vous aimait trop, on vous voulait près du
seuil de la vallée.
Notre père nous regarde dans les
yeux.
- L'oncle Étienne avait votre
âge quand il nous quitta
pour s'instruire, infirme comme il était...
Et l'oncle Alexandre partit dix fois pour aller
à la bataille, et sans se retourner...
Enfants, êtes-vous dignes d'eux ?
Nous voici liés. Puisque
l'oncle-grand, sans se retourner, partit pour aller
à la bataille, nous pouvons bien, nous,
partir pour aller à la rencontre de la
vie.
- Et maintenant que racontez-vous de ce
Masseron ?...
Xandrou parle, je parle, nous parlons
ensemble. Tout ce que nous avons deviné
là-bas de bizarre, d'équivoque, vient
au jour pêle-mêle, maladroit, grossi
par notre imagination d'enfant. Un peu
effrayé, on nous écoute. Soudain,
d'un geste, notre père nous
arrête.
- Vous a-t-on jamais dit, enfants, que le
paradis existe sur terre ?... Des moqueries,
des mensonges, des saletés... On passe
à travers, on se secoue, on est plus fort
qu'avant. Si notre Sauveur s'était
découragé devant tous les Masseron de
Palestine, où en serions-nous ?...
Enfants, c'est le moment de devenir quelqu'un.
Mimi, dites-leur votre projet.
- Mes jeunes plantes, après-demain je
vous mène à Dormillouse. Avant de
redescendre dans la plaine il faut que vous
connaissiez le nid de vos ancêtres. Ce soir,
je vous ai écoutés. Là-haut,
je vous répondrai.
Xandrou se tait. Je me tais aussi. Que
pèsent nos pauvres histoires de Masseron
dans la balance où l'on
jette les souffrances des anciens ?
Notre père ouvre la Bible. Avec une
violence fidèle il dit les paroles qui ont
traversé les siècles et nourri les
coeurs des siens... Cette Bible-là, je la
comprends.
Maman nous enveloppe d'un regard :
- Maintenant, mes amis, si nous allions
chercher demain ?
De mon lit, j'entends parler mes parents
dans la grande chambre. Je ne comprends qu'à
moitié, assez pourtant pour savoir qu'on
pense à nous... « Ça est
jeune ... Un enfant, un rien le blesse, un rien le
ramène ... Demain, je n'irai pas au labour.
On ne les verra plus de longtemps, alors il faut
leur donner ce qu'on peut, une provision pour le
temps et pour la distance... Les oncles partis,
nous sommes tout pour eux. Les confier à
d'autres, quel sacrifice ! Ils ne sauront
jamais combien il faut les aimer pour consentir
à leur départ... »
Les voix se font plus lentes comme quand on
va dormir.
- Allons, bonsoir Judith !
- Bonsoir ! Que Dieu nous
ait !
Mes parents, je les vénère. Je
sens que la mort des oncles les a
désemparés, comme nous, plus que
nous, peut-être, qu'à leur
manière ils ont connu Masseron, mais qu'il
leur vient maintenant une force nouvelle qui est
celle des disparus...
Que de tendresses vigilantes autour de nous,
que de présences invisibles ! Et tout
autour de la maison la grande paix de la montagne.
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