Voix Chrétiennes dans la
Tourmente
LES LARMES DU CHRIST
Pasteur G. VIDAL
2 Novembre 1941
LECTURES BIBLIQUES
- Jésus, à son
arrivée, trouva qu'il y avait
déjà quatre jours que Lazare
était dans le tombeau. Or,
Béthanie n'était
éloignée de Jérusalem que
d'environ quinze stades. Plusieurs des Juifs
s'étaient rendus auprès de Marthe
et de Marie pour les consoler de la mort de leur
frère. Quand Marthe apprit que
Jésus arrivait, elle alla au-devant de
lui ; mais Marie était restée
assise à la maison. Marthe dit à
Jésus : « Seigneur, si tu
avais été ici, mon frère ne
serait pas mort ; et maintenant même,
je sais que tout ce que tu demanderas à
Dieu, Dieu te l'accordera. »
Jésus lui dit : « Je suis
la résurrection et la vie ; celui
qui croit en moi vivra, quand même il
serait mort. Et quiconque vit et croit en moi ne
mourra jamais. Crois-tu cela ? Elle lui
répondit : « Oui,
Seigneur, je crois que tu es le Christ, le Fils
de Dieu, celui qui devait venir dans le
monde. »
Quand il eut dit ces paroles, elle s'en
alla, appela en secret Marie, sa soeur, et lui
dit : « Le Maître est
là, et il t'appelle. »
Dès que Marie eut entendu cette parole,
elle se leva promptement et alla vers lui. Or
Jésus n'était pas encore
entré dans le village, mais il
était resté à l'endroit
où Marthe était allée
à sa rencontre. Quand les Juifs, qui
étaient avec Marie dans la maison et qui
la consolaient, la virent se lever et sortir si
promptement, ils la suivirent, croyant qu'elle
allait au tombeau pour y pleurer. Mais Marie,
étant arrivée à l'endroit
où se trouvait Jésus, se jeta
à ses pieds dès qu'elle
l'aperçut et elle lui dit :
« Seigneur, si tu avais
été ici, mon frère ne
serait pas mort ! »
Lorsque Jésus vit qu'elle pleurait
et que les Juifs qui étaient venus avec
elle pleuraient aussi, il frémit en son
esprit et il fut tout troublé. Puis il
demanda : « Où l'avez-vous
mis ? » Ils lui
répondirent : « Seigneur,
viens et vois. »
Jésus pleura.
ÉVANGILE SELON SAINT JEAN, CH.
XI, V. 17 A 36.
Quand il fut près de la
ville, en la voyant, Jésus pleura sur elle,
et il dit : « Si tu avais reconnu,
toi aussi, au moins en ce jour, ce qui pouvait te
donner la paix ! Mais maintenant tout cela est
caché à tes yeux... Car des jours
viendront sur toi où tes ennemis
t'environneront de tranchées, t'investiront
et te serreront de toutes parts. Ils te
détruiront entièrement, toi et tes
enfants au milieu de toi ; et ils ne te
laisseront pas une pierre sur une autre pierre,
parce que tu n'as point reconnu le temps où
tu as été
visitée. »
ÉVANGILE SELON SAINT LUC, CH.
XIX, V. 41 A 44.
Jésus
pleura.
JEAN,
XI, 35.
Quand il fut
près de la ville, en la voyant, Jésus
pleura sur elle.
Luc,
XIX, 41.
Un jour, Anna Magdelena Bach entra dans la
chambre où travaillait son mari, dans le
moment même où il composait le
pathétique « Ah !
Golgotha » de la Passion selon saint
Matthieu, et, sur le seuil, la visiteuse
s'arrêta bouleversée. « Quel
saisissement », écrivait-elle plus
tard, « lorsque j'aperçus son
visage, à l'ordinaire si coloré et
calme, de la couleur des cendres et tout ruisselant
de larmes. Il ne me vit heureusement pas, je me
glissai tout doucement dehors, m'assis devant sa
porte et pleurai. Il n'a jamais su que je l'avais
vu dans la douleur de la création, et je
m'en réjouis encore aujourd'hui, car c'est
une minute dont Dieu seul devait être
témoin. »
Il est des spectacles qui ne sont pas
faits pour des regards humains, et, entre tous,
celui des, larmes versées par les forts, les
vaillants, dans la solitude de la douleur. Mais,
quand c'est le Christ lui-même qui pleure,
n'est-ce pas un sacrilège d'arrêter
sur son visage un regard curieux ? La pudeur,
la piété, le respect ne nous
invitent-ils pas à, passer en baissant les
yeux, à refermer silencieusement la porte,
entr'ouverte par l'évangéliste sur
cette vision, pour ne répondre que par nos
larmes aux larmes du Christ ?
Si les disciples ont surpris leur
Maître dans la solitude des larmes, les
évangélistes n'en ont rien dit,
peut-être n'en ont-ils rien su. En revanche,
par deux fois, ils nous montrent le Christ
pleurant : un jour sur le tombeau de Lazare,
et plus tard sur
Jérusalem. Mais ici, Jésus ne cherche
pas la solitude ; ses disciples, la foule,
l'entourent ; il n'essaie pas de leur cacher
ses larmes. Simplement, humblement, devant la mort
et le péché : les deux grandes
puissances qui menacent et frappent
l'humanité dans sa chair et dans son
âme, Il laisse voir son trouble et sa
douleur. Or, si le secret des larmes humaines,
répandues dans le mystère d'une
visitation divine, n'appartient qu'à Celui
devant qui elles furent versées et qui les
inspira, les larmes divines, les larmes du Christ
appartiennent à tous les hommes avec qui ou
sur qui Il a pleuré. Et puis les larmes du
Christ ont quelque chose à nous dire, que
les mots infirmes ne pouvaient exprimer. Elles nous
apportent un message d'En-Haut, une réponse
ou un appel divin qu'il nous faut essayer de
comprendre. Mais, aucun langage ne nous traduira ce
message si, d'abord, aux larmes du Christ nous ne
savons pas ouvrir notre coeur pour les y
recueillir.
Il y a des larmes forcées ou
faciles ; il y a des larmes de dépit et
de colère, d'amour-propre ou d'orgueil
froissés ; il y a des larmes futiles et
puériles ; à ces larmes
Jésus n'a pas mêlé les siennes.
Sans doute Il avait vu, parfois, des yeux clairs
d'un enfant, rouler de ces larmes trop lourdes,
expression de chagrins démesurés, et
Lui, l'ami des petits, n'a pas
méprisé cette douleur, mais Il n'a
pas pleuré avec elle ; Il a
trouvé dans son coeur le secret du geste, de
la caresse qui apaisent et rassurent, et du sourire
qui ramène la joie. Il avait
écouté les sanglots de la
pécheresse au parfum de nard pur et senti la
brûlure de ses larmes, mais sur elle Il n'a
pas pleuré, car la joie chantait dans son
coeur devant cette âme ressuscitée.
Mais, à Béthanie, aux approches de la
maison hospitalière que la mort vient de
visiter, Il rencontre la plus profonde, la plus
poignante des douleurs humaines. Les larmes
enfantines s'évaporent, comme une
rosée printanière au lever du
soleil ; les larmes du repentir, comme la
source jaillit dans le désert forme autour
d'elle une oasis, préparent une vie
transformée. Mais la mort, sur les coeurs
qui aiment, même soutenus par
l'espérance et par la foi, laisse toujours
sa marque. De sa griffe ils
peuvent sortir purifiés, grandis, mais ils
restent blessés. Déjà, sans
doute, Jésus avait rencontré la mort
sur sa route, pourtant ni devant le fils de la
veuve de Naïn, ni devant la fille de
Jaïrus il n'a pleuré. Il a dit, au
contraire, aux affligés :
« Ne pleurez pas. »
Mais, à Béthanie, le
Christ a connu toute la douceur des tendresses
humaines. Et puis, ici, la douleur éclate
dans l'espérance et dans la foi. Aveugles et
naïfs ceux qui voient dans la foi un
remède contre la douleur ou un
anesthésique ! Ne vient-elle pas aux
coeurs les plus sensibles, et, sur cette terre,
celui qui souffre le plus n'est-il pas toujours
celui qui aime le plus ? L'active et vaillante
Marthe, elle-même, ne cherche pas un
dérivatif dans les soins du foyer ; la
première, elle accourt au-devant de
Jésus. Ce n'est plus la femme positive
absorbée dans les détails de la vie
pratique, mais une âme transformée par
la douleur. Quelle assurance, quelle fermeté
dans sa foi ! « Seigneur »
- s'écrie-t-elle - « si tu avais
été ici, mon frère ne serait
pas mort. Mais, maintenant même, je
sais que tout ce que tu demanderas à Dieu,
Dieu te l'accordera. » Et la tendre et
rêveuse Marie, si souvent absente, et comme
évadée de ce foyer où
s'écoule sa vie, qu'elle est proche de ses
bien-aimés, dans le drame qui bouleverse la
maison ! Accourue à son tour, elle la
fervente, la mystique qui déjà
semblait avoir échappé à la
terre, ne peut que s'écrouler aux pieds de
Jésus, toute secouée de
sanglots.
Quel enseignement pour les âmes
dont la foi impassible semble planer au-dessus des
détresses humaines, et que scandalisent
peut-être les éclats d'une douleur
profonde et vraie ! Car Jésus - qui
savait bien, Lui, que la foi tend toutes les fibres
du coeur aux rafales de la souffrance comme aux
souffles de l'Esprit - devant cette âme,
entre toutes pieuse et confiante, assurée
que pour Dieu il n'y a pas de mort et pourtant
écrasée de chagrin, Jésus
frémit en lui-même,
pénétré d'une émotion
qui le bouleverse. Il mesure, mieux que jamais
peut-être, la force et le prix des liens
charnels par quoi les âmes se lient et
communiquent ici-bas et, à l'heure où
se brisent ces entrelacements de la chair, devant
la demeure dont tous les aîtres
évoquent le visage et le sourire de l'ami
disparu et où sa voix
parle encore, la houle des larmes, tout à
coup, monte et soulève son coeur :
« Jésus
pleura ! »
En ce jour que la piété
des hommes consacre au souvenir des morts, et
où nous songeons particulièrement
à ces jeunes vies données pour nous
défendre, regardons à travers les
visages bien-aimés de nos disparus, au
visage de Celui qui est venu mêler à
nos larmes ses larmes, et cherchons le message
qu'elles apportent à nos coeurs
douloureux.
Peut-être quelques-uns ont-ils
peine à reconnaître, sous cet aspect
nouveau, exceptionnel, la figure du Christ. Le vrai
Christ, pour eux, c'est le lutteur viril, le
consolateur qui, dans la souffrance, apporte aux
âmes les radieuses certitudes de la foi. Mais
ce Christ qui s'abandonne - ils diraient
presque : qui se laisse aller -, ce Christ qui
rejoint les hommes dans leur infirmité, les
étonne et les déçoit.
Peut-être regrettent-ils que les disciples et
la foule aient surpris le Maître dans un
instant d'humaine défaillance !
Ah, les aveugles ! qui ne sentent
pas que les larmes, même les leurs, sont un
des signes de la grandeur de l'homme, et d'abord
parce qu'elles ont l'éloquence de la
vérité, de cette vérité
pure, nue, qui se passe des mots incapables de
l'exprimer, et trop capables, hélas !
de la déformer et de la travestir. Ah, ces
hommes graves figés dans leur raideur
stoïque, ces hommes aux yeux secs, qui ne
savent pas qu'ils étouffent ce qu'il y a en
eux de plus spontané, de plus naturel, de
plus vrai ! Ces hommes sincères qui ne
savent pas, qu'ils ne sont plus vrais ! Ces
hommes forts qui ne savent pas qu'ils sont faibles,
parce qu'ils tarissent en eux, avec les larmes, la
source des élans et des enthousiasmes
créateurs !
C'est au coeur qu'est la source des
larmes. Elles jaillissent spontanément quand
il frémit, quand il s'émeut et quand
il s'ouvre, déchiré, aux heures
où la tête ne peut plus comprendre et
traduire ses peines, ses transports et ses messages
ineffables. Car les larmes sont encore le langage
de l'amour, le plus émouvant des langages de
l'amour et le signe de sa profondeur. L'amour
pleure, quand les mots sont trop petits pour lui,
et ils le sont toujours quand il souffre.
Faiblesse ! Mais l'amour
est
la plus grande des choses qui demeurent ;
aussi, les heures où nous avons
pleuré sont-elles, souvent, les plus grandes
de notre vie et celles qui demeurent,
échappent à l'effritement du temps,
insérées dans
l'éternité. Et nous savons bien qu'il
y a dans ces larmes d'amour une vertu
purificatrice, car, dans la douleur aussi bien que
dans le repentir, après avoir pleuré,
nous nous sommes sentis meilleurs.
Mais il y a plus encore, et le divin
Maître ne l'ignorait pas qui disait à
Marie de Magdala, penchée sur le
sépulcre : « Femme pourquoi
pleures-tu ? Qui
cherches-tu ? », associant ainsi aux
larmes l'idée d'une recherche. Oui, il y a
dans nos larmes une recherche, un appel, une
espérance déjà, puisqu'elles
brisent l'encerclement du désespoir. Marie
répondait à Jésus :
« Ils ont enlevé mon Seigneur et
je ne sais où ils l'ont mis... Si c'est toi
qui l'a emporté, dis-moi où tu l'as
mis, et j'irai le prendre. » Recherche
d'un bonheur perdu, d'un visage aimé
disparu, appel au secours lancé dans
l'espace par une âme en détresse,
quête éperdue d'une certitude qui
permettra de reprendre la vie, nos larmes sont des
prières, la prière de notre
amour ; et chaque prière n'est-elle pas
aussi une espérance tendue vers
Dieu ?
C'est à cette prière de
nos larmes que viennent répondre les larmes
du Christ. « Jésus
pleura ! » Sentez-vous bien toute la
signification de ces simples mots ? Nous
sommes bien trop indigents pour faire fi d'une
sympathie humaine, quelque maladroite et infirme
qu'elle soit. Mais celle qui nous émeut,
nous réconforte profondément, nous
vient des forts de ceux surtout qui ont
traversé victorieusement la même
épreuve que nous et qui ont plié sous
le même fardeau. Or, ici, frères
douloureux, c'est le Fort entre les forts qui vient
pleurer avec vous ! C'est l'homme de douleur,
celui qui a porté toute la souffrance des
hommes ! Seriez-vous abandonnés de
tous, lui n'abandonne jamais ; seriez-vous
incompris de ceux qui vous aiment le mieux, lui
comprend toujours. Le Christ, en pleurant avec
nous, non seulement légitime nos larmes dans
la douleur, mais il nous affirme qu'il y a pour
tous ceux qui pleurent de vraies larmes, une
sympathie toujours prête à se
manifester, une sympathie surhumaine, divine, et
dans cette sympathie le plus
merveilleux des réconforts. Voilà la
première réponse apportée
à la prière de nos larmes par les
larmes du Christ.
Il y en a une autre. Ce n'est pas
l'homme de douleur seulement qui vient pleurer avec
nous, c'est l'homme qui a vaincu la douleur et qui
a vaincu la mort. Tout à l'heure, en
s'adressant à Marthe, Il a prononcé
cette parole qui reste comme une lumière sur
la nuit du tombeau : « Je suis la
résurrection et la vie. Celui qui croit en
moi vivra quand même il serait mort ; et
quiconque vit et croit en moi ne mourra
jamais. » Et les larmes du Christ coulent
dans cette lumière qui les éclaire,
comme tombent, parfois, les gouttes d'une averse
dans l'oblique clarté des rayons du soleil.
Et de même aussi que la pluie enfonce dans le
sol les semences, les gonfle et les fait germer,
les larmes du Christ, pénétrant les
coeurs douloureux de la certitude que Dieu les aime
et souffre avec eux, implantent et font germer en
eux la promesse de la vie éternelle. Car le
Dieu qui nous aime ne nous appelle pas à la
vie pour nous condamner à la mort ; Il
ne veut pas enfermer nos âmes dans le
désespoir et ne fait pas naître
l'amour, dans nos coeurs, pour les briser ensuite.
Si, à l'heure des départs
déchirants, à nos coeurs anxieux qui
voudraient une réponse à tous leurs
pourquoi, le Christ ne donne pas de
précisions, ses larmes leur apportent la
certitude que Dieu aime et que, dès lors,
tout sera bien.
Alors pourquoi les larmes devant la
mort ? Ces larmes, dans l'affirmation de la
vie éternelle, ne sont-elles pas le signe
d'un doute qui subsiste, d'une secrète
angoisse devant le grand mystère ? Ne
sentez-vous pas, au contraire, qu'elles apportent
à notre foi le témoignage dont elle a
besoin, qu'elles confèrent un pouvoir de
persuasion bouleversant à la solennelle
promesse du Christ ? Qu'apporterait à
notre coeur, devant un tombeau, le raisonnement
d'un philosophe aux yeux secs, démontrant la
probabilité de la vie future, ou même
la froide assurance d'une âme qui n'aurait
pas connu l'étreinte de la mort ? Ici
la vérité ne nous devient sensible et
certaine que lorsqu'elle est cherchée,
reçue et donnée, dans les
larmes ; alors elle jaillit du coeur comme un
cri de victoire. Jésus pleure
devant la mort, sachant
qu'il l'a
vaincue. Il ne pleurerait pas s'il la croyait
victorieuse, car les douleurs
désespérées n'ont pas de
larmes. À travers les larmes humaines
déjà murmure le doux chant de
l'espérance, mais, à travers les
larmes du Christ, il éclate comme un hymne
de triomphe. Au Maître qui affirme :
« Je suis la résurrection et la
vie » et 'nous interroge :
« Crois-tu cela ? », nous
pouvons répondre avec Marthe :
« Oui, Seigneur, je crois que tu es le
Christ, le Fils de Dieu. »
Peu de jours après la résurrection
de Lazare, Jésus s'avance vers
Jérusalem, entouré déjà
de quelques amis venus à sa rencontre, et
« comme Il approchait de la ville, en la
voyant, Il pleura sur elle ».
Mais ici, ce n'est plus le même
message que nous apportent les larmes du Christ.
Ici, Jésus ne vient pas se pencher sur la
douleur des hommes et pleurer avec eux ; au
contraire, c'est à travers les transports
d'allégresse d'un peuple qui l'accueille en
triomphateur, que ses yeux s'emplissent de larmes.
Ici Il est seul à pleurer, parce qu'Il est
seul à se rendre compte de la situation
tragique de son peuple et des menaces qui
pèsent sur Jérusalem. Et la foule,
les disciples eux-mêmes, s'étonnent,
sans doute, qu'à l'heure où ils
l'acclament, au moment même où
apparaît la blanche cité promise
à son règne, le Messie, pour la
saluer, ne puisse trouver que des larmes.
Certes une émotion profonde
où s'exalte leur amour et leur fierté
étreint aussi le coeur des disciples devant
la capitale, témoin superbe et meurtri des
jours héroïques, devant la cité
sainte, la ville des prophètes, visionnaires
des jours glorieux, la ville du temple dont ils
feront admirer bientôt les assises puissantes
à leur Maître. Sans doute aussi
souffrent-ils, dans leur patriotisme et leur
orgueil national, à la vue de la cité
humiliée. Devant eux, symbole de
l'occupation ennemie, se dresse la citadelle
dominant la ville et le temple : cette tour
Antonia où veille la garde romaine. Au loin,
les bâtiments du prétoire attestent la
présence du représentant de la loi de
Rome, exécuteur indifférent et
impitoyable de ses hautes
oeuvres, aux jours où
l'excès de la souffrance fait exploser la
révolte. Récemment encore, Pilate
n'a-t-il pas mêlé au sang de leurs
sacrifices celui de quelques-uns de leurs
compatriotes galiléens, dont Jésus
disait qu'ils n'avaient pas été plus
coupables que « tous les autres habitants
de la Galilée ! Mais cette souffrance
est de celles qu'on garde les dents
serrées ; elle ne s'exprime
guère dans des larmes, surtout dans des
larmes versées publiquement.
Jésus a peut-être
éprouvé quelque chose de cette
souffrance, mais Il voit plus loin que les
épreuves physiques d'un peuple
opprimé. C'est à son âme qu'Il
songe, et, vraisemblablement, c'est moins la
souffrance de ce peuple que son absence de
souffrance qui le bouleverse en ce moment. C'est sa
veulerie, sa soumission devant la puissance du mal,
son inertie spirituelle, sa déchéance
morale qui le désolent. Il songe à
ces Sadducéens qui subordonnent tout,
même les valeurs religieuses, à leurs
ambitions politiques, toujours prêts aux
concessions et aux compromis qui laisseront entre
leurs mains quelques parcelles d'un pouvoir
éphémère, et d'ailleurs
illusoire. Il songe à ces Pharisiens. dont
le patriotisme ne sait s'exprimer qu'en haine
contre l'étranger et qui, enfermés
dans les pratiques de dévotion d'une
religion formaliste, ne veulent pas
reconnaître que le salut de leur peuple
exigerait une transformation de son âme, une
révolution spirituelle et morale et non pas
un conformisme de gestes et d'attitudes. Il songe
à ce peuple de Jérusalem, asservi,
avili, mené, à cette masse
changeante, esclave de ses appétits et de
ses passions, criminelle et inconsciente, et
cependant plus saine, dans son âme profonde,
que ceux qui la dirigent, car c'est auprès
d'elle qu'Il a trouvé le plus de
compréhension, la foi la plus vivante et
cette faim de l'âme, cet appétit
spirituel depuis longtemps émoussé
chez les conviés de haut rang, pourvus et
satisfaits.
Et Jésus pleura sur la
ville ! Mais ici ses larmes prennent un sens
nouveau, elles ne sont plus une réponse
à la prière des hommes, comme sur le
tombeau de Lazare ; elles sont
elles-mêmes une prière, un appel.
Celui qui est venu s'associer à la
souffrance des hommes les invite, ici, à
s'associer à sa propre souffrance, qui est
aussi souffrance de Dieu. Celui
qui est venu pleurer, avec
nous,
des larmes humaines, nous appelle maintenant
à pleurer, avec Lui, des larmes divines.
Larmes divines, celles qu'Il verse sur le
péché des hommes, sur toute cette
boue dissimulée, parfois, sous l'orgueilleux
décor des cités opulentes, mais
remuée par le piétinement quotidien
des fils prodigues et des fils aînés
et des troupeaux humains en marche ! Larmes
actuelles du Christ versées sur notre
humanité coupable et douloureuse, sur notre
Jérusalem si étrangement semblable,
aujourd'hui, à celle d'autrefois !
Laisserons-nous encore le Christ pleurer tout seul,
nous ses disciples, devant l'incompréhension
et le mensonge, les reniements et les trahisons,
l'oppression écrasante et l'acceptation
veule, devant l'opportunisme sadducéen et ce
pharisaïsme qui s'abrite dans les
églises et se réfugie dans
l'éternel quand les exigences de
l'actualité lui font peur ?
Nous trouvons naturel que le Christ
vienne pleurer avec nous et notre foi,
peut-être, se scandaliserait qu'il en
fût autrement. Mais nous ne savons pas, nous,
pleurer avec Lui. Nous gémissons et nous
nous lamentons sur les malheurs du temps
présent, mais ils ne nous arrachent
guère de larmes, et, d'ailleurs, n'est-ce
pas du malheur que nous souffrons plutôt que
du mal, sa source ? Devant les audaces et les
éclats de la puissance du mal, nous avons
des sursauts de révolte, d'indignation ou de
peur, nous ne pleurons guère de douleur. Les
cauchemars qui, parfois, troublent notre sommeil ne
durent pas et nous nous familiarisons même
avec l'horrible, quand il ne nous touche pas
directement. Quel pouvoir a donc sur nous
l'habitude, que nous puissions, à la longue,
nous faire à l'horreur et à la honte,
et mener une existence ordinaire, dans
l'extraordinaire abomination !
Mais à quoi bon les larmes !
Pleurer ne sert de rien - nous dira-t-on -, il faut
agir. Agir ! Mais ne sentez-vous pas que les
larmes auxquelles Jésus nous demande de nous
associer sont encore, ici et toujours, les larmes
de l'amour ; or l'amour est la grande force
créatrice. Sans lui toute action reste sans
élan et demeure stérile, comme une
semence éborgnée jetée dans le
sillon. L'amour qui pleure ! mais, entre tous
- le Christ est venu nous le prouver - c'est celui
qui agit, car c'est celui qui se
donne, celui qui s'immole pour sauver. En sorte
que, par ses larmes, c'est à l'amour
même que le Christ nous appelle, à
cette souffrance d'amour, créatrice et
vivifiante qui transforme les croix en instruments
de salut.
Devant la Jérusalem moderne qui
menace ruine, sourde aux appels de Celui qui
voudrait rassembler ses enfants et incapable de
comprendre ce qui est nécessaire à sa
paix, ne résistons pas à la muette
imploration de l'amour du Christ ! Alors
à travers nos larmes, mêlées
aux siennes qui les sanctifieront, nous pourrons
voir encore resplendir dans nos
ténèbres cette immense clarté
d'espérance qui, il y a vingt
siècles, annonçait aux hommes la
naissance d'un monde nouveau.
Car ici, comme sur le tombeau de Lazare,
les larmes du Christ nous apportent encore une
promesse : la promesse d'une victoire.
Jésus pleure sur le monde, mais
déjà Il l'a vaincu. Il pleure sur
l'incompréhension et l'endurcissement du
coeur humain qui font peser sur ce monde une menace
de mort ; mais son amour est plus fort que la
mort. À travers les larmes, Il nous rappelle
le message qui permet de ne jamais
désespérer : « Vous
avez des tribulations dans le monde, mais prenez
courage, j'ai vaincu le monde. » La
prophétie se réalisera :
« Les ténèbres ne
régneront pas toujours sur la terre
où il y a maintenant des
angoisses. » À travers les larmes
du Christ apparaît la vision de la
cité sainte : la Jérusalem
céleste où il n'y aura
« plus de mer » pour
séparer les hommes, « plus de
nuit » pour les égarer et
où « la mort ne sera
plus » !
Ainsi, devant le monde et devant le tombeau, les
larmes de Jésus deviennent les
messagères de l'espérance. Mais la
promesse de victoire reste conditionnée par
notre amour. Le Christ ne s'associe pas à
toutes les douleurs. Il faut que nos larmes soient
dignes de ses larmes. Si, en ce jour, dans nos
coeurs c'est bien l'amour qui pleure et qui saigne
devant quelque tombeau, n'en doutons pas, le Christ
est avec nous et, à
travers les larmes, notre foi peut s'emparer de la
merveilleuse promesse : « Je suis la
résurrection et la vie. »
Et, devant notre monde misérable
et déchu, nos larmes resteront
stériles si nous ne pouvons pleurer que de
dégoût, de colère, ou
même de douleur et de pitié !
Apprenons à pleurer avec Christ !
Efforçons-nous d'élever nos larmes
à la hauteur de ses larmes et quand elles
monteront de nos coeurs pour jaillir toutes
brûlantes d'amour, de cet amour
chrétien qui pleure non seulement sur les
victimes, mais sur les coupables et sur les
ennemis, alors, à travers nos larmes, nous
trouverons le secret de la vraie victoire, celle
« par laquelle le monde est
vaincu ».
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