Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



JEAN NISSOLLE
SON ÉVASION HORS DE FRANCE
À la suite de la Révocation de l'Édit de Nantes


VIII
DE NÎMES A GENÈVE

Je fus bien aise d'être du voyage, tant pour voir mon fils que pour me tirer du chagrin où j'étais continuellement dans la maison, parce que je ne pouvais souffrir que ma femme et les autres personnes de la famille fissent des choses que je ne croyais pas que leur conscience leur permît de faire, ce qui causait même quelquefois du bruit entre nous. Pendant le séjour que nous fîmes à Nîmes, ma femme reçut une lettre de mon fils, par laquelle il lui marquait qu'elle ne se donnât pas la peine d'aller à Marseille, que son voyage serait inutile et qu'elle aurait le chagrin de ne pouvoir point le voir, parce qu'on ne laissait entrer aucune femme dans les galères, à moins que d'avoir de grands et puissants amis. Nos parents mêmes de Nîmes ne nous conseillèrent pas de passer plus avant, si bien qu'ayant changé de dessein, je résolus de prendre le chemin de Lyon, pour de là me rendre à Genève, quoique je fusse encore fort incommodé des pieds, et que j'eusse même une fièvre d'accès fort fâcheuse.

Nos parents, nos amis et ma femme ne négligèrent rien pour me mettre entre les mains de quelque guide assuré. On en trouva deux qui promirent de me conduire, et l'on tomba même d'accord du prix avec un. Cependant l'un et l'autre manqua de parole, en alléguant chacun quelque méchante excuse ou quelque mauvais prétexte, disant entr'autres qu'il était presque inévitable qu'un homme incommodé comme je l'étais ne fût pris et arrêté en chemin. Cela me causa une douleur mortelle, et me mit dans une peine plus grande que je ne saurais vous exprimer. Je ne savais où donner de la tête, personne ne voulait plus me retirer (1) : chacun appréhendait de se faire des affaires avec le monde, mais personne ne craignait de s'en faire avec le bon Dieu, en refusant de retirer un des pauvres membres de Jésus-Christ, et ne voulant pas risquer la moindre chose pour cela, tant la charité était refroidie.

Je résolus donc, ne pouvant faire autrement d'acheter quelque bête pour me porter, et de me mettre tout seul en chemin à la garde du bon Dieu, et remettant entièrement tout le soin de ma conduite entre les mains de sa divine Providence. On m'acheta un âne dont on ne donna qu'une pistole (2) aussi à peine pouvait-il me porter. Je partis pour Lyon, et ma femme se retira à Ganges dans sa famille.

J'arrivai enfin à Lyon après beaucoup de peine et de dépense, car il me fallut mettre la moitié plus de temps en chemin que je n'aurais fait si j'avais été tant soit peu bien monté. J'avais une lettre de recommandation pour une dame de Lyon, par laquelle on la priait de me rendre tous les services possibles, et de me procurer quelque bon guide. Elle me fit demeurer douze jours à Lyon dans l'espérance de m'en trouver quelqu'un ; enfin il y en eut un qui lui promit, mais quand il fut question de partir, il ne voulut point me prendre, sous prétexte qu'il avait d'autres gens à conduire, qui ne pourraient point aller aussi lentement que j'allais. Cette bonne dame consulta avec ses amis et ne trouva point d'autre expédient, sinon de risquer à me mettre une seconde fois en chemin tout seul, puisqu'il n'y avait pas d'apparence qu'on s'avisât d'arrêter un homme incommodé comme je l'étais. On me donna par écrit la route que je devais tenir de Lyon à Genève.

Quand j'eus fait environ la moitié du chemin, il survint une fort grosse pluie qui rendit les chemins pleins d'eau et de boue, en sorte que ma pauvre monture ne marchait qu'avec toutes les peines du monde. Il fallait même qu'en beaucoup d'endroits j'attendisse que quelqu'un passât pour m'aider, on pour le faire passer devant. Quant je fus à un quart de lieue de Saint-Jean-le-Vieux (3), ma bête se trouva extrêmement fatiguée et n'en pouvait presque plus, à cause qu'elle avait marché pendant près d'une lieue toujours dans des pierres et dans des cailloux. Il se trouva cependant un endroit plein d'eau et de boue, par où il fallait nécessairement passer, ne voyant pas qu'il y eût d'autre chemin. Le bourbier me paraissait si dangereux que je voulais presque une fois faire passer ma bête sur une planche d'un demi-pied de large. Après l'avoir un peu examinée, je vis pourtant qu'elle ne pouvait pas le faire, sans courir beaucoup de risque de tomber et de se noyer en même temps ; si bien que ne voyant venir personne, je me résolus à passer dans l'eau. Je n'eus pas fait quatre pas que le pauvre animal s'enfonça jusqu'aux sangles. Je voulus le presser, croyant le tirer d'affaire par un effort, mais il s'engagea toujours davantage dans le bourbier. Il fallut donc que je me misse dans l'eau, ne pouvant faire autrement. Je fis tous mes efforts pendant trois quarts d'heure pour le dégager, mais ils furent fort inutiles, jusqu'à ce qu'enfin je me sentis du mal aux reins et extrêmement faible. Après avoir beaucoup sué, le froid commença aussi à me saisir, si bien que, ne voyant venir personne, et me trouvant dans l'eau et dans une boue gluante et épaisse jusqu'à la ceinture, je craignis de rester là et de ne pouvoir me tirer moi-même du bourbier. J'avais d'autant plus sujet de craindre que je sentais augmenter ma faiblesse par la peine que j'avais, pour empêcher que ma bête, qui se couchait entièrement dans l'eau, ne se noyât, de lui tenir toujours la tête en haut.

Dans ce triste et déplorable état, accablé de douleur et de lassitude, privé de tout recours humain, j'implorai le secours céleste, et je priai Dieu, avec toute l'ardeur dont je fus capable, qu'il envoyât quelque personne à mon aide. Ce Dieu pitoyable et tendre, qui se tient près des coeurs désolés et qui m'avait fait si souvent ressentir les effets de son secours d'une manière merveilleuse, ne fut pas sourd à ma voix dans ce besoin pressant. Il exauça ma prière, et je ne l'eus pas plus tôt achevée que je vis deux hommes qui gardaient les vaches sur une montagne voisine. Je criai de toute ma force pour me faire entendre, et j'eus pourtant bien de la peine d'être entendu. Sitôt qu'ils m'eurent ouï, ils quittèrent leurs vaches et vinrent droit à moi. Après beaucoup de peine, ils me dégagèrent, aussi bien que l'animal qu'il fallut traîner pour cela comme s'il avait été mort. Un de ces hommes, me voyant dans un si pitoyable état, eut bien encore la charité de m'accompagner jusqu'à Saint-Jean-le-Vieux, où j'arrivai à dix heures du matin, et où je restai tout ce jour-là et le lendemain encore, pour me remettre un peu de mes fatigues.

Pendant que j'étais dans le logis sur un lit, il vint un homme qui me demanda si je n'allais point à Genève. Je fus surpris, et je ne savais que lui répondre. Il s'aperçut de mon embarras et de ma crainte, et me dit de n'avoir point de peur, de lui parler hardiment ; qu'il était Suisse, qu'il avait appris avec combien de peine j'étais arrivé là, et qu'il s'en allait à Genève. Il ajouta qu'il faudrait que je donnasse ma monture à quelqu'un, et qu'il se chargeât de me conduire à Genève. Je lui répondis que je le ferais très volontiers, que je donnerais même de l'argent pour cela, mais que je ne trouvais personne qui voulût se charger de moi. Il me promit de me rendre tous les services qu'il pourrait et de ne rien négliger pour me faire trouver quelque bon guide. Il me demanda ensuite si j'avais une route. Je la lui fis voir, et comme il vit que j'allais passer au fort de l'Écluse, il me dit de prendre garde de ne le pas faire, qu'infailliblement j'y serais arrêté, puisqu'il savait que des personnes qui avaient de bons passeports, avaient pourtant eu beaucoup de peine à pouvoir passer. Il me conseilla donc de m'en aller au pont de Maillat (4), et me dit qu'il y arriverait plus tôt que moi, qu'il me recommanderait à l'hôte, afin qu'il me rendît tous les services possibles, que je n'avais qu'à faire tout ce que cet hôte me dirait, que je pouvais m'y fier entièrement puisqu'il était honnête homme et fort de ses amis.
Je me rendis à ce pont de Maillat, et j'y séjournai un jour. Le lendemain, l'hôte me dit d'aller coucher à la Voûte, et me dit de faire des baise-mains de la part de l'hôte du pont de Maillat, nommé M. de La Croix, au maître du logis, de lui dire qu'il le priait fort de me rendre service et de me mettre entre les mains de quelque bon guide et peu intéressé ; et d'ajouter que je lui étais encore recommandé par un de ses meilleurs amis qui était Suisse. Quand je fus arrivé à ce dernier endroit, l'hôte me promit de faire tout ce qui dépendrait de lui. En effet, il me fit trouver un guide tel que je le pouvais souhaiter et auquel je promis un louis d'or avec ma monture, pour qu'il me conduisît jusqu'à Chancy, sur terre de Genève.

Nous partîmes le lendemain, demi-heure de nuit, et après avoir fait une lieue, mon guide me fit quitter le grand chemin. Il me fallut mettre pied à terre ; nous passions par des chemins effroyables, et, après avoir monté une grande demi-lieue, nous arrivâmes à une maison où l'on nous fit boire et manger, et où nous nous reposâmes pendant quelques heures. En partant de là, il fallut grimper une montagne qui me paraissait presque inaccessible. Je crois qu'on l'appelle le Credo (5). Je n'eus pas monté quatre ou cinq cents pas que je n'en pouvais presque plus. Je fus effrayé de voir qu'il me fallût faire un pareil chemin à pied, et écheler une montagne aussi rude et aussi escarpée. Je dis alors à mon guide qu'il m'était absolument impossible de passer plus avant, et que ma monture ne pourrait jamais monter sur le plus haut de cette montagne. Il en demeura d'accord me voyant si las et si abattu ; mais comme ce bon Dieu n'a jamais manqué de me favoriser de son assistance dans mes plus pressants besoins, je vis arriver dans ce moment deux grands chevaux de charrette avec deux hommes qui allaient labourer sur cette montagne.
Un d'eux me dit fort honnêtement que, puisque je ne pouvais pas marcher, je n'avais qu'à monter sur un de leurs chevaux, qu'il me tirerait de partout, et qu'il me porterait jusqu'au plus haut de la montagne. J'acceptai son offre agréablement, et, sans cela, peut-être m'aurait-il fallu rester au pied de la montagne. Nous arrivâmes enfin en haut, mais non sans beaucoup de risque, car nous n'eûmes pas fait la moitié de la montée qu'il s'éleva un vent terrible qui, à tous coups, jetait le cheval à deux pas du chemin, et qui me faisait craindre à tout moment d'être précipité dans quelque abîme. Par la grâce de Dieu, il ne m'arriva pourtant aucun mal. Je remerciai cet homme du service qu'il m'avait rendu, et lui donnai cinq ou six sols pour boire, dont il fut plus que satisfait. Il m'offrit encore son cheval et voulait même aller plus loin.

Nous n'eûmes pas fait demi-lieue sur le haut de la montagne que nous trouvâmes de la neige jusqu'au genou. Ce qui nous incommodait le plus fut que la neige ne portait pas, tellement que ma pauvre monture ne pouvait pas marcher, et qu'elle se couchait à tous coups dans la neige. Nous la relevions, mais sitôt qu'elle voulait changer les pieds pour faire quelques pas, elle se recouchait d'abord, si bien qu'il fallut nous résoudre à la traîner sept ou huit cents pas jusqu'à la descente où il y avait fort peu de neige. Il me fallut encore descendre cette montagne à pied pendant trois quarts de lieue. Je ne saurais assez m'étonner, Monsieur, de la force que Dieu me donnait de surmonter tant de difficultés. Je la sentais s'augmenter, cette force, à mesure que je m'approchais de ce pays tant désiré et où j'aspirais depuis si longtemps. Après être descendus, nous traversâmes une partie du pays de Gex. Mon guide me faisait toujours éviter les villages, ce qui fut cause que nous endurâmes beaucoup de soif. Enfin nous traversâmes le Rhône et abordâmes à Chancy sur terres de Genève.

Il serait inutile, Monsieur, de tâcher de vous exprimer la joie que j'eus, après tant de hasards et de fatigues, de me voir arrivé heureusement dans un pays de liberté de conscience. Je vis en passant le temple de ce village, qui me fit presque verser des larmes de joie. Je couchai là, et il se trouva un honnête homme à souper dans le logis, qui devait aller le lendemain à Genève et qui menait deux chevaux. Il m'en offrit un que j'acceptai agréablement. C'est ainsi que Dieu m'accompagna jusqu'au bout et qu'il me conduisit, pour ainsi dire, comme par la main. Mon guide s'en retourna de Chancy le lendemain, aussi bien n'était-il pas obligé de me conduire plus avant, et je partis avec cet autre pour Genève. Nous y arrivâmes entre sept et huit heures du matin, un jeudi 15e de mai 1687, et assez à temps pour entendre le prêche à Saint-Pierre. Ce fut alors, Monsieur, que mon âme se trouva dans des transports de joie et dans des ravissements qui ne se peuvent exprimer, ni même comprendre que par ceux à qui Dieu a fait la même grâce.

Je remerciai ce grand Dieu, du plus profond de mon coeur, de l'assistance particulière dont il m'avait favorisé, de tant de biens dont il m'a toujours comblé, et surtout de ce dernier qu'il venait de m'accorder, en me faisant arriver dans un pays où l'on peut le servir sans crainte et avec une entière liberté. Je rencontrai à Genève beaucoup de personnes du pays et de ma connaissance, des ministres même, qui tous m'offrirent leurs services. Mais j'ai surtout une obligation particulière, à un nommé M. Nouel, qui avait été prisonnier à Lyon avec mon fils. Il me fit part de ses biens, ne négligea rien pour me faire plaisir, et me pourvut, en un mot, de tout ce qui m'était nécessaire. Ce n'était pourtant pas peu de chose ; il est aisé de juger de quelle manière je devais être délabré. C'est aussi une des personnes les plus obligeantes et des plus officieuses que je connaisse.

Cependant, Monsieur, il est bien temps de finir. Je vous avais préparé à beaucoup de longueur ; je n'ai sans doute que trop tenu ma parole. Si cette lecture vous ennuie, prenez-vous en à votre amitié qui m'avait absolument commandé de vous faire un détail de mes aventures. Quoiqu'il n'y ait rien de fort extraordinaire et qui tienne du merveilleux, il me semble pourtant que les marques du secours et de la protection de Dieu y sont toutes visibles. Ce n'a pas été dans une seule occasion où son bras puissant et sa vertu divine m'ont soutenu, mais ç'a été, comme vous voyez, pendant une longue suite de souffrances, d'accidents et de traverses, qu'il m'a fait la grâce de surmonter heureusement. À lui seul aussi en soit toute la gloire. je le prie de tout mon coeur qu'il veuille bientôt donner la paix à sa pauvre Église, et qu'il vous comble toujours de ses plus précieuses bénédictions. Ainsi soit-il .


Nous savons très peu de chose sur la suite de la vie de l'auteur de cette émouvante narration. Étienne Serres dit de lui : « Je viens d'apprendre que le sieur Nissolle est heureusement arrivé à Baret (Baireuth), en Allemagne, et qu'il doit venir en cette ville (Amsterdam), avec ses deux fils, l'un desquels a été tiré des galères, où il a demeuré longtemps pour la cause de Dieu. » (Un déporté pour la foi, page 143). Les archives de la Bourse française de Lausanne mentionnent Jean Nissolle, de Ganges, « confesseur », ayant « beaucoup souffert pour l'Évangile », comme demandant du secours en 1689. On lui donna 4 livres 10 sols, et on l'engagea à retourner à Baireuth. Il est assisté de nouveau en décembre de la même année.

FIN

Table des matières

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(1) Me donner asile.

(2) La pistole valait 10 livres tournois, et la livre, à cette époque, valait environ 2 francs de notre monnaie. Cet âne valait donc environ 20 francs.

(3) Saint-Jean-le-Vieux, arr. de Nantua (Ain).

(4) Maillat, village du canton de Nantua.

(5) Montagne du Jura, qui se dresse à 1.624 mètres d'altitude, entre Collonges et Châtillon, au-dessus de Bellegarde et des gorges étroites du Rhône.

 

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