JEAN
NISSOLLE
SON ÉVASION
HORS DE FRANCE
À la suite de
la Révocation de l'Édit de
Nantes
VIII
DE NÎMES A GENÈVE
Je fus bien aise d'être du voyage, tant
pour voir mon fils que pour me tirer du chagrin
où j'étais continuellement dans la
maison, parce que je ne pouvais souffrir que ma
femme et les autres personnes de la famille fissent
des choses que je ne croyais pas que leur
conscience leur permît de faire, ce qui
causait même quelquefois du bruit entre nous.
Pendant le séjour que nous fîmes
à Nîmes, ma femme reçut une
lettre de mon fils, par laquelle il lui marquait
qu'elle ne se donnât pas la peine d'aller
à Marseille, que son voyage serait inutile
et qu'elle aurait le chagrin de ne pouvoir point le
voir, parce qu'on ne laissait entrer aucune femme
dans les galères, à moins que d'avoir
de grands et puissants amis. Nos parents
mêmes de Nîmes ne nous
conseillèrent pas de passer plus avant, si
bien qu'ayant changé de dessein, je
résolus de prendre le chemin de Lyon, pour
de là me rendre à Genève,
quoique je fusse encore fort incommodé des
pieds, et que j'eusse même une fièvre
d'accès fort fâcheuse.
Nos parents, nos amis et ma
femme ne
négligèrent rien pour me mettre entre
les mains de quelque guide assuré. On en
trouva deux qui promirent de me conduire, et l'on
tomba même d'accord du prix avec un.
Cependant l'un et l'autre manqua de parole, en
alléguant chacun quelque méchante
excuse ou quelque mauvais prétexte, disant
entr'autres qu'il était presque
inévitable qu'un homme incommodé
comme je l'étais ne fût pris et
arrêté en chemin. Cela me causa une
douleur mortelle, et me mit dans
une peine plus grande que je
ne
saurais vous exprimer. Je ne savais où
donner de la tête, personne ne voulait plus
me retirer
(1) :
chacun
appréhendait de se faire des affaires avec
le monde, mais personne ne craignait de s'en faire
avec le bon Dieu, en refusant de retirer un des
pauvres membres de Jésus-Christ, et ne
voulant pas risquer la moindre chose pour cela,
tant la charité était
refroidie.
Je résolus donc, ne pouvant
faire autrement d'acheter quelque bête pour
me porter, et de me mettre tout seul en chemin
à la garde du bon Dieu, et remettant
entièrement tout le soin de ma conduite
entre les mains de sa divine Providence. On
m'acheta un âne dont on ne donna qu'une
pistole (2) aussi
à peine pouvait-il me porter. Je partis pour
Lyon, et ma femme se retira à Ganges dans sa
famille.
J'arrivai enfin à Lyon
après beaucoup de peine et de
dépense, car il me fallut mettre la
moitié plus de temps en chemin que je
n'aurais fait si j'avais été tant
soit peu bien monté. J'avais une lettre de
recommandation pour une dame de Lyon, par laquelle
on la priait de me rendre tous les services
possibles, et de me procurer quelque bon guide.
Elle me fit demeurer douze jours à Lyon dans
l'espérance de m'en trouver quelqu'un ;
enfin il y en eut un qui lui promit, mais quand il
fut question de partir, il ne voulut point me
prendre, sous prétexte qu'il avait d'autres
gens à conduire, qui ne pourraient point
aller aussi lentement que j'allais. Cette bonne
dame consulta avec ses amis et ne trouva point
d'autre expédient, sinon de risquer à
me mettre une seconde fois en chemin tout seul,
puisqu'il n'y avait pas
d'apparence qu'on s'avisât d'arrêter un
homme incommodé comme je l'étais. On
me donna par écrit la route que je devais
tenir de Lyon à Genève.
Quand j'eus fait environ la
moitié du chemin, il survint une fort grosse
pluie qui rendit les chemins pleins d'eau et de
boue, en sorte que ma pauvre monture ne marchait
qu'avec toutes les peines du monde. Il fallait
même qu'en beaucoup d'endroits j'attendisse
que quelqu'un passât pour m'aider, on pour le
faire passer devant. Quant je fus à un quart
de lieue de Saint-Jean-le-Vieux
(3), ma
bête se trouva extrêmement
fatiguée et n'en pouvait presque plus,
à cause qu'elle avait marché pendant
près d'une lieue toujours dans des pierres
et dans des cailloux. Il se trouva cependant un
endroit plein d'eau et de boue, par où il
fallait nécessairement passer, ne voyant pas
qu'il y eût d'autre chemin. Le bourbier me
paraissait si dangereux que je voulais presque une
fois faire passer ma bête sur une planche
d'un demi-pied de large. Après l'avoir un
peu examinée, je vis pourtant qu'elle ne
pouvait pas le faire, sans courir beaucoup de
risque de tomber et de se noyer en même
temps ; si bien que ne voyant venir personne,
je me résolus à passer dans l'eau. Je
n'eus pas fait quatre pas que le pauvre animal
s'enfonça jusqu'aux sangles. Je voulus le
presser, croyant le tirer d'affaire par un effort,
mais il s'engagea toujours davantage dans le
bourbier. Il fallut donc que je me misse dans
l'eau, ne pouvant faire autrement. Je fis tous mes
efforts pendant trois quarts d'heure pour le
dégager, mais ils furent fort inutiles,
jusqu'à ce qu'enfin je me sentis du mal aux
reins et extrêmement faible. Après
avoir beaucoup sué, le froid commença
aussi à me saisir, si bien que, ne voyant
venir personne, et me trouvant dans l'eau et dans
une boue gluante et
épaisse jusqu'à la
ceinture, je craignis de rester là et de ne
pouvoir me tirer moi-même du bourbier.
J'avais d'autant plus sujet de craindre que je
sentais augmenter ma faiblesse par la peine que
j'avais, pour empêcher que ma bête, qui
se couchait entièrement dans l'eau, ne se
noyât, de lui tenir toujours la tête en
haut.
Dans ce triste et déplorable
état, accablé de douleur et de
lassitude, privé de tout recours humain,
j'implorai le secours céleste, et je priai
Dieu, avec toute l'ardeur dont je fus capable,
qu'il envoyât quelque personne à mon
aide. Ce Dieu pitoyable et tendre, qui se tient
près des coeurs désolés et qui
m'avait fait si souvent ressentir les effets de son
secours d'une manière merveilleuse, ne fut
pas sourd à ma voix dans ce besoin pressant.
Il exauça ma prière, et je ne l'eus
pas plus tôt achevée que je vis deux
hommes qui gardaient les vaches sur une montagne
voisine. Je criai de toute ma force pour me faire
entendre, et j'eus pourtant bien de la peine
d'être entendu. Sitôt qu'ils m'eurent
ouï, ils quittèrent leurs vaches et
vinrent droit à moi. Après beaucoup
de peine, ils me dégagèrent, aussi
bien que l'animal qu'il fallut traîner pour
cela comme s'il avait été mort. Un de
ces hommes, me voyant dans un si pitoyable
état, eut bien encore la charité de
m'accompagner jusqu'à Saint-Jean-le-Vieux,
où j'arrivai à dix heures du matin,
et où je restai tout ce jour-là et le
lendemain encore, pour me remettre un peu de mes
fatigues.
Pendant que j'étais dans le
logis sur un lit, il vint un homme qui me demanda
si je n'allais point à Genève. Je fus
surpris, et je ne savais que lui répondre.
Il s'aperçut de mon embarras et de ma
crainte, et me dit de n'avoir point de peur, de lui
parler hardiment ; qu'il était Suisse,
qu'il avait appris avec combien de peine
j'étais arrivé là, et qu'il
s'en allait à Genève. Il ajouta qu'il
faudrait que je donnasse ma monture à
quelqu'un, et qu'il se chargeât de me
conduire à Genève. Je lui
répondis que je le ferais
très volontiers, que je
donnerais même de l'argent pour cela, mais
que je ne trouvais personne qui voulût se
charger de moi. Il me promit de me rendre tous les
services qu'il pourrait et de ne rien
négliger pour me faire trouver quelque bon
guide. Il me demanda ensuite si j'avais une route.
Je la lui fis voir, et comme il vit que j'allais
passer au fort de l'Écluse, il me dit de
prendre garde de ne le pas faire,
qu'infailliblement j'y serais arrêté,
puisqu'il savait que des personnes qui avaient de
bons passeports, avaient pourtant eu beaucoup de
peine à pouvoir passer. Il me conseilla donc
de m'en aller au pont de Maillat
(4), et
me dit
qu'il y arriverait plus tôt que moi, qu'il me
recommanderait à l'hôte, afin qu'il me
rendît tous les services possibles, que je
n'avais qu'à faire tout ce que cet
hôte me dirait, que je pouvais m'y fier
entièrement puisqu'il était
honnête homme et fort de ses amis.
Je me rendis à ce pont de
Maillat, et j'y séjournai un jour. Le
lendemain, l'hôte me dit d'aller coucher
à la Voûte, et me dit de faire des
baise-mains de la part de l'hôte du pont de
Maillat, nommé M. de La Croix, au
maître du logis, de lui dire qu'il le priait
fort de me rendre service et de me mettre entre les
mains de quelque bon guide et peu
intéressé ; et d'ajouter que je
lui étais encore recommandé par un de
ses meilleurs amis qui était Suisse. Quand
je fus arrivé à ce dernier endroit,
l'hôte me promit de faire tout ce qui
dépendrait de lui. En effet, il me fit
trouver un guide tel que je le pouvais souhaiter et
auquel je promis un louis d'or avec ma monture,
pour qu'il me conduisît jusqu'à
Chancy, sur terre de Genève.
Nous partîmes le lendemain,
demi-heure de nuit, et après avoir fait une
lieue, mon guide me fit quitter le grand chemin. Il
me fallut mettre pied à terre ; nous
passions par des chemins effroyables, et,
après avoir monté
une grande demi-lieue, nous
arrivâmes à une maison où l'on
nous fit boire et manger, et où nous nous
reposâmes pendant quelques heures. En partant
de là, il fallut grimper une montagne qui me
paraissait presque inaccessible. Je crois qu'on
l'appelle le Credo (5).
Je n'eus pas monté quatre
ou cinq cents pas que je n'en pouvais presque plus.
Je fus effrayé de voir qu'il me fallût
faire un pareil chemin à pied, et
écheler une montagne aussi rude et aussi
escarpée. Je dis alors à mon guide
qu'il m'était absolument impossible de
passer plus avant, et que ma monture ne pourrait
jamais monter sur le plus haut de cette montagne.
Il en demeura d'accord me voyant si las et si
abattu ; mais comme ce bon Dieu n'a jamais
manqué de me favoriser de son assistance
dans mes plus pressants besoins, je vis arriver
dans ce moment deux grands chevaux de charrette
avec deux hommes qui allaient labourer sur cette
montagne.
Un d'eux me dit fort
honnêtement que, puisque je ne pouvais pas
marcher, je n'avais qu'à monter sur un de
leurs chevaux, qu'il me tirerait de partout, et
qu'il me porterait jusqu'au plus haut de la
montagne. J'acceptai son offre agréablement,
et, sans cela, peut-être m'aurait-il fallu
rester au pied de la montagne. Nous arrivâmes
enfin en haut, mais non sans beaucoup de risque,
car nous n'eûmes pas fait la moitié de
la montée qu'il s'éleva un vent
terrible qui, à tous coups, jetait le cheval
à deux pas du chemin, et qui me faisait
craindre à tout moment d'être
précipité dans quelque abîme.
Par la grâce de Dieu, il ne m'arriva pourtant
aucun mal. Je remerciai cet homme du service qu'il
m'avait rendu, et lui donnai cinq ou six sols pour
boire, dont il fut plus que
satisfait. Il m'offrit encore son cheval et voulait
même aller plus loin.
Nous n'eûmes pas fait
demi-lieue sur le haut de la montagne que nous
trouvâmes de la neige jusqu'au genou. Ce qui
nous incommodait le plus fut que la neige ne
portait pas, tellement que ma pauvre monture ne
pouvait pas marcher, et qu'elle se couchait
à tous coups dans la neige. Nous la
relevions, mais sitôt qu'elle voulait changer
les pieds pour faire quelques pas, elle se
recouchait d'abord, si bien qu'il fallut nous
résoudre à la traîner sept ou
huit cents pas jusqu'à la descente où
il y avait fort peu de neige. Il me fallut encore
descendre cette montagne à pied pendant
trois quarts de lieue. Je ne saurais assez
m'étonner, Monsieur, de la force que Dieu me
donnait de surmonter tant de difficultés. Je
la sentais s'augmenter, cette force, à
mesure que je m'approchais de ce pays tant
désiré et où j'aspirais depuis
si longtemps. Après être descendus,
nous traversâmes une partie du pays de Gex.
Mon guide me faisait toujours éviter les
villages, ce qui fut cause que nous endurâmes
beaucoup de soif. Enfin nous traversâmes le
Rhône et abordâmes à Chancy sur
terres de Genève.
Il serait inutile, Monsieur, de
tâcher de vous exprimer la joie que j'eus,
après tant de hasards et de fatigues, de me
voir arrivé heureusement dans un pays de
liberté de conscience. Je vis en passant le
temple de ce village, qui me fit presque verser des
larmes de joie. Je couchai là, et il se
trouva un honnête homme à souper dans
le logis, qui devait aller le lendemain à
Genève et qui menait deux chevaux. Il m'en
offrit un que j'acceptai agréablement. C'est
ainsi que Dieu m'accompagna jusqu'au bout et qu'il
me conduisit, pour ainsi dire, comme par la main.
Mon guide s'en retourna de Chancy le lendemain,
aussi bien n'était-il pas obligé de
me conduire plus avant, et je partis avec cet autre
pour Genève. Nous y arrivâmes
entre sept et huit heures du
matin, un jeudi 15e de mai 1687, et assez à
temps pour entendre le prêche à
Saint-Pierre. Ce fut alors, Monsieur, que mon
âme se trouva dans des transports de joie et
dans des ravissements qui ne se peuvent exprimer,
ni même comprendre que par ceux à qui
Dieu a fait la même grâce.
Je remerciai ce grand Dieu, du
plus
profond de mon coeur, de l'assistance
particulière dont il m'avait
favorisé, de tant de biens dont il m'a
toujours comblé, et surtout de ce dernier
qu'il venait de m'accorder, en me faisant arriver
dans un pays où l'on peut le servir sans
crainte et avec une entière liberté.
Je rencontrai à Genève beaucoup de
personnes du pays et de ma connaissance, des
ministres même, qui tous m'offrirent leurs
services. Mais j'ai surtout une obligation
particulière, à un nommé M.
Nouel, qui avait été prisonnier
à Lyon avec mon fils. Il me fit part de ses
biens, ne négligea rien pour me faire
plaisir, et me pourvut, en un mot, de tout ce qui
m'était nécessaire. Ce n'était
pourtant pas peu de chose ; il est aisé
de juger de quelle manière je devais
être délabré. C'est aussi une
des personnes les plus obligeantes et des plus
officieuses que je connaisse.
Cependant, Monsieur, il est bien
temps de finir. Je vous avais préparé
à beaucoup de longueur ; je n'ai sans
doute que trop tenu ma parole. Si cette lecture
vous ennuie, prenez-vous en à votre
amitié qui m'avait absolument
commandé de vous faire un détail de
mes aventures. Quoiqu'il n'y ait rien de fort
extraordinaire et qui tienne du merveilleux, il me
semble pourtant que les marques du secours et de la
protection de Dieu y sont toutes visibles. Ce n'a
pas été dans une seule occasion
où son bras puissant et sa vertu divine
m'ont soutenu, mais ç'a été,
comme vous voyez, pendant une longue suite de
souffrances, d'accidents et de traverses, qu'il m'a
fait la grâce de surmonter
heureusement. À lui seul
aussi en soit toute la gloire. je le prie de tout
mon coeur qu'il veuille bientôt donner la
paix à sa pauvre Église, et qu'il
vous comble toujours de ses plus précieuses
bénédictions. Ainsi soit-il .
Nous savons très peu de chose sur la
suite de la vie de l'auteur de cette
émouvante narration. Étienne Serres
dit de lui : « Je viens d'apprendre
que le sieur Nissolle est heureusement
arrivé à Baret (Baireuth), en
Allemagne, et qu'il doit venir en cette ville
(Amsterdam), avec ses deux fils, l'un desquels a
été tiré des galères,
où il a demeuré longtemps pour la
cause de Dieu. » (Un
déporté pour la foi, page 143). Les
archives de la Bourse française de Lausanne
mentionnent Jean Nissolle, de Ganges,
« confesseur », ayant
« beaucoup souffert pour
l'Évangile », comme demandant du
secours en 1689. On lui donna 4 livres 10 sols, et
on l'engagea à retourner à Baireuth.
Il est assisté de nouveau en décembre
de la même année.
FIN
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