JEAN
NISSOLLE
SON ÉVASION
HORS DE FRANCE
À la suite de
la Révocation de l'Édit de
Nantes
VII
SÉJOUR A GANGES
Nous prîmes donc d'abord le chemin de
Ganges ; peu de temps après, nous
vîmes venir un prêtre. Le garçon
qui me conduisait en eut tant de peur qu'il se crut
perdu et qu'il voulait absolument me laisser
là. Je lui dis que tous ceux qui m'avaient
rendu service, dans des occasions beaucoup plus
dangereuses, ne s'en étaient point mal
trouvés, et qu'il ne leur était
jamais arrivé aucun mal. Il fallut cependant
mettre pied à terre et me cacher dans un
fossé qui était tout proche. Le
garçon marchait toujours et allait fort
lentement pour laisser passer le prêtre.
Sitôt qu'il fut un peu loin, le garçon
revint me prendre, comme il me l'avait promis, et
je remontai à cheval. Il ne voulut pourtant
pas me conduire tout à fait jusqu'à
Ganges. Il me laissa dans une petite
métairie de mon beau-père, à
deux mousquetades de la ville. Je le priai d'aller
avertir ma femme de ma venue, afin qu'elle n'en
fût pas surprise, et de lui dire qu'elle
m'envoyât un de ses cousins, nommé
Massias, pour savoir de lui de quelle
manière je devrais me ménager. Il
vint quelques heures après et me conseilla
de partir lorsqu'il serait nuit, pour me rendre,
par un chemin assez caché, dans le logis de
ma nièce Tartairon.
Je me mis donc en chemin tout
seul
et à pied. Je n'eus pas passé la
fontaine de Ganges que je rencontrai un
garçon, que ma femme et ma soeur
m'envoyaient pour me dire qu'elles ne me
conseillaient point d'entrer ce soir-là dans
la ville, mais que je devais m'en aller pour cette
nuit à la Baraque de Figon, ou dans un
autre endroit qu'il me nomma
assez éloigné. Je dis à ce
messager de leur dire qu'elles cherchassent quelque
autre expédient, que je ne pouvais
absolument point aller où il me disait,
parce que j'étais d'une lassitude
extrême, n'ayant encore point tant
marché ni fait un si grand effort depuis ma
chute - Je l'attendis derrière une muraille.
Il ne tarda pas à revenir, et me dit que je
pouvais me rendre tout doucement dans une petite
maison que nous avions, et où l'on ne tenait
que du bois et quelques pourceaux. Je m'y rendis et
je m'assis d'abord sur l'auge où mangeaient
les pourceaux. Je n'y fus pas plus tôt que ma
grande lassitude fit que je m'endormis aussi
profondément que si j'avais
été dans un bon lit.
Ma femme me vint voir sitôt
que ses dragons furent couchés, et me mena
dans un magasin que nous avons chez nous, au-dessus
des degrés, qui est un endroit assez
caché et où l'on avait mis un lit. Je
demeurai là dix ou douze jours ; mais,
comme cet endroit-là était fort
humide, je crus devoir n'y pas rester davantage, de
peur d'y prendre quelque maladie.
Je changeai donc de lieu et
m'allai
mettre dans un autre endroit de la maison assez
grand, mais dont le plancher était fort bas,
et dans lequel je ne pouvais être à
mon aise que couché. J'entendais de
là tout ce qui se passait, non seulement
dans la rue, mais aussi dans la maison. Je vous
laisse à penser Monsieur, le chagrin que
j'avais d'entendre à tous moments pester et
renier ces dragons. Je n'étais pas moins
scandalisé d'ouïr la conversation de
quantité de femmes, à leur retour du
sermon. Les unes se moquaient de toutes les
impertinences qu'elles avaient ouï dire au
prédicateur, et en riaient à gorge
déployée. Les autres racontaient ce
qu'elles avaient dit au prêtre en confession,
la pénitence qu'il leur avait
ordonnée et toutes les questions impudiques
qu'il leur avait faites. Je vous assure, Monsieur,
que j'entendais quelquefois des choses si
infâmes qu'elles me faisaient dresser
les cheveux. Cependant la
plupart
de celles qui les racontaient ne faisaient qu'en
rire. Des autres, dont la conscience n'était
pas plus délicate, nous disaient d'une
manière froide et indifférente la
disposition où elles étaient
lorsqu'elles allaient communier. « Ce n'a
été au moins, disait l'une,
qu'après avoir bien
dîné ». - « J'ai
pris l'hostie consacrée, disait l'autre, que
le prêtre m'a donnée, de la même
manière que je prendrais un morceau de
pomme, et sans y ajouter plus de
foi ; » et de tout cela elles ne
témoignaient pas plus de douleur et de
remords que si ç'avait été les
choses du monde les plus indifférentes.
Elles assistaient, disaient-elles, à la
messe comme elles auraient fait à une
comédie ; mais ces malheureuses ne
prenaient pas garde que ce qui, avant leur chute,
n'avait été qu'un simple effet de
curiosité, ou tout au moins qu'une chose
indifférente, devenait, après ce
funeste changement, un acte formel
d'idolâtrie et une profession entière
d'antichristianisme. Je vous assure, Monsieur, fort
sincèrement, que cette indifférence
et ce peu de marrissement, pour ainsi dire, que ces
misérables perverties témoignaient de
leur crime, m'a causé plus de chagrin et de
tristesse que tout ce que j'avais souffert dans les
prisons. Joignez à quand ces dragons
étaient ivres, ils ne pouvaient s'aller
coucher, et c'était alors pendant toute la
nuit des jurements effroyables, des danses, des
chansons impudiques et scandaleuses, en un mot un
bruit et un tintamarre horrible.
Je ne demeurai que dix à
douze jours dans cet endroit, parce que le moins du
monde que j'eusse craché ou toussé un
peu fort, on m'aurait infailliblement
découvert. Je résolus donc d'aller
coucher dans mon lit ordinaire, quoi qu'il en
dût arriver, me remettant absolument entre
les mains de la Providence. Elle me fit bien aussi
éprouver, dans cette occasion, que ce que
Dieu garde est bien gardé, comme l'on dit
ordinairement. Je couchai dans
mon lit environ un mois,
sans que
personne s'aperçût de la moindre
chose, à la réserve que m'habillant
un jour dans la ruelle du lit, où
était ma fille aînée qui en
berçait une autre de quinze à seize
mois, j'entendis monter quelqu'un fort lentement et
sans faire de bruit. Je me jetai d'abord sur le lit
et tirai le rideau, mais je ne pus point le faire
si promptement que le chirurgien d'une de ces
compagnies de dragons, qui entra dans ce moment, ne
s'en aperçût. Il s'approche du lit,
ouvre le rideau, me vit là couché, et
me regardant fixement pour voir s'il me
connaîtrait, il dit à ma fille d'un
air fort sérieux : « C'est
sans doute quelqu'un de vos galants ;
voilà qui est fort
honnête ! » Elle
répondit que c'était un de nos
parents de Sumène qui, se trouvant
attaqué d'une grande douleur de tête,
s'était jeté sur le lit. Je dis alors
au dragon qu'il n'en devait pas douter, et que je
ne ferais pas difficulté de me faire voir
à lui. Il ne dit mot, mais il monta
promptement au second étage du logis,
où était un autre dragon malade
depuis un mois. Il lui dit qu'il avait surpris un
homme dans le lit de l'hôtesse, qu'on avait
voulu lui persuader que c'était quelque
parent, mais qu'il voulait perdre la vie si ce
n'était son fils qui s'était
sauvé des prisons du château, ou
quelque ministre, qui se cachait.
Le dragon malade désabusa
l'autre et lui dit que, quoi qu'il en fût, il
devait bien prendre garde de n'en pas souffler pour
ne pas faire des affaires à leur
hôtesse. Il ajouta que ce serait avoir
entièrement éteint la charité
d'en agir autrement, qu'il voyait bien de quelle
manière ils étaient dans ce logis,
que l'hôtesse ne négligeait rien pour
les bien servir, et que d'ailleurs elle avait de si
grands sujets d'affliction, ayant son
aîné dans les galères et son
mari errant, n'osant paraître en aucun lieu
et peut-être dans la misère et dans la
souffrance. L'autre lui promit de n'en dire jamais
rien à personne. C'est ainsi, Monsieur, que
la Providence veillait à ma conservation,
par des moyens que je ne
saurais
jamais assez admirer. Peu de temps après, ma
femme eut envie d'aller voir notre fils
aîné, qui était à
Marseille aux galères. J'avais
oublié, Monsieur, de vous en marquer la
raison... (1)
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