Contes du
Dimanche
Récits
allégoriques
La bombe de Noël.
I
AUL Mallard venait de terminer son
instruction primaire et avait obtenu son certificat
d'études. Il avait treize ans ;
aîné de cinq enfants, c'était
le moment pour lui de se mettre au travail et
d'aider ses parents. Le père était
menuisier, la mère faisait des
ménages sans compter le sien.
Pauvreté, honneur, telle était en
deux mots la devise de la famille.
Paul, en outre, était
chrétien. Non pas comme l'est tout le monde,
mais par ce choix du coeur qui s'appelle la
conversion. Élève d'une école
du dimanche à Montmartre où il
habitait, Paul avait, peu de temps avant le moment
où commence notre récit, compris et
accepté la grâce de Dieu en
Jésus notre bien-aimé Sauveur.
Quelques jours après la
distribution des prix, son père l'avait
placé chez un changeur de la rue
Montorgueil, près de la Bourse. La place
n'était pas brillante, mais c'était
un début. Tous les matins, Paul descendait
à pied des hauteurs de la butte chère
aux Parisiens, emportant dans une serviette
d'employé son repas de midi : un peu de
viande froide et du pain. Sa journée
commençait à huit heures, et
finissait à six heures du soir.
Pour tout dire, le pauvre Paul trouva
bien dur, pendant ces beaux mois
d'été qu'il avait passés, les
années précédentes, chez sa
grand'mère, bonne paysanne de Normandie, de
rester emprisonné dans cette grande cage
à l'atmosphère lourde et accablante
qui s'appelle Paris, et d'avoir chaque jour dix
heures à passer, comme les singes du jardin
des Plantes, derrière un grillage, dans un
sombre rez-de-chaussée de la vieille rue
Montorgueil. Mais nous avons dit qu'il était
chrétien ; c'est dire qu'il avait
sacrifié ses préférences
à la volonté de Dieu, et lui
était même reconnaissant d'avoir cette
longue course à faire le long des grands
boulevards plantés de marronniers et de
sycomores; l'imagination aidant, il voyait de la
poésie dans ce qu'il appelait plaisamment
« la forêt de Paris, » et
les moineaux piailleurs qui la peuplent en si grand
nombre représentaient à ses yeux
l'élément de
liberté et de sauvagerie
sans lequel la vraie nature n'existe pas.
Maintenant, l'hiver était venu et
l'on approchait de Noël.
Le patron de Paul s'appelait M. Salomon
Lévi, et ce nom indique suffisamment
à quelle race il appartenait. Comme la
plupart des Israélites qui s'adonnent au
commerce de l'argent (et on sait qu'ils sont
nombreux), M. Lévi était, comme on
dit, « serré ». Ses
employés le voyaient manier l'or toute la
journée, mais ils ne roulaient pas dessus.
Un maigre comptable, M. Flachon, au crâne
chauve et luisant sous la lumière du gaz, et
un garçon de bureau, Lucien, formaient, avec
Paul, tout le personnel de la maison. M.
Lévi exigeait d'eux, pour un salaire
dérisoire, une ponctualité
irréprochable et la plus grande
obséquiosité. Quant à la
probité, il l'eût demandée sans
doute s'il l'avait crue possible, mais il
était de ces hommes qui, jugeant autrui
à leur propre mesure, ne croient pas
à la conscience des autres parce qu'ils n'en
ont guère. Il était son propre
caissier, et sa vigilance rendait impossible le
moindre larcin de ses employés.
À franchement parler, les
collègues de Paul ne lui inspiraient
guère plus de sympathie que le patron. M.
Flachon avait la mine d'un vieux renard, et Lucien
était un noceur fini. Dès
que M. Salomon Lévi avait
tourné le dos, ces deux individus
commençaient entre eux des conversations
abominables, où les propos les plus haineux
à l'endroit du
« Youtre » se mêlaient
aux paroles ordurières. Le pauvre Paul en
était écoeuré. Il ne se
mêlait point à ces discours, et
souvent il se sentait prêt à pleurer,
quand la verve caustique de ses compagnons se
tournait contre lui. Ils l'avaient affublé
du surnom d'Eliacin, à cause de sa
naïveté qu'ils trouvaient amusante et
ridicule, et qu'ils s'efforçaient - les
misérables - de lui faire perdre par une
exécrable initiation aux vices qu'il ne
connaissait point.
Le retour du patron mettait un terme au
supplice de Paul, mais, hélas ! il n'en
était guère mieux, car il assistait
souvent, derrière son grillage, à des
actes de piraterie commis en plein Paris sous
l'égide des lois. C'était, par
exemple, quelque pauvre fabricant, comme il y en a
beaucoup dans ce quartier où se fait
« l'article de Paris, » qui
venait présenter ses billets à
l'escompte, pressé par le besoin d'un peu
d'argent comptant, et à qui l'âpre
changeur ne prenait pas moins du quarante pour
cent, sous divers prétextes. Trop peu
initié encore aux roueries de la finance
pour comprendre l'infamie de l'usure, Paul voyait
bien pourtant, à l'éclair de
colère impuissante qui luisait dans les
yeux du malheureux client,
qu'un
acte louche et condamnable venait de se
passer.
« Pour une boîte, c'est
une boîte, » disait le père
Mallard à son fils, quand celui-ci lui
racontait, le soir, quelque tour du patron, ou
quelques propos des employés.
« Mais que veux-tu, mon petit, nous
n'avons pu te caser que là.... En attendant,
tu apprends un peu le commerce ; et puis,
vois-tu, dans notre position, vingt francs par
mois, c'est une somme ! »
II
Malgré toutes ces misères, Paul
n'était pas sans consolations :
à treize ans, il faudrait qu'une vie
fût bien sinistre pour être tout
à fait décolorée.
Et d'abord, il avait sa famille, et
surtout sa soeur Julie, grande fillette
sérieuse et sage, bien qu'elle n'eût
que douze ans, une vraie petite femme. Elle aussi
s'était convertie à l'école du
dimanche ; aussi l'intimité
était elle grande entre les deux
aînés. Le soir, après que Julie
avait fait ses devoirs de classe, ils lisaient
ensemble la Bible, ou quelque bon livre qu'on leur
avait prêté. Et c'étaient des
conversations interminables, souvent fort
animées, dont le prétexte
était fourni par ce qu'on avait lu. Les
cadets, Marie, Louis et Georges,
formaient autour d'eux la galerie et subissaient
l'influence des deux
« grands. » Le père, sa
journée faite, avait l'habitude trop
fréquente de s'arrêter chez le
marchand de vin pour boire un verre avec les amis,
sans trop se griser, cependant ; et la pauvre
Mme Mallard, heureuse de n'avoir pas, comme tant
d'autres, un ivrogne renforcé pour
époux, ne lui faisait aucun reproche. Ses
travaux, d'ailleurs, l'absorbaient. Elle ne
comprenait pas grand'chose aux idées
religieuses de ses enfants : en vraie fille de
Paris, elle n'avait jamais été
pratiquante, et depuis son mariage n'avait
guère franchi le seuil des églises.
Mais elle se félicitait in petto d'avoir
autorisé ses enfants à
fréquenter cette espèce de
« chapelle en boutique, » comme
on l'appelait dans le quartier, où des dames
et des messieurs très aimables leur
apprenaient à chanter des cantiques et
à prier Dieu, ce qui, pensait Mme Mallard,
ne peut jamais nuire à personne.
Le dimanche était pour Paul et
Julie le meilleur jour de la semaine, cela va sans
dire. Quand il faisait beau, ils allaient le matin,
quelquefois avec Marie, se promener jusqu'aux
Buttes-Chaumont ; quand il pleuvait, on
restait à la maison où les heures
passaient vite. L'après-midi, on allait
à l'école du dimanche. Enfants, qui
lisez ces lignes, vous qui avez
été élevés avec tant de
soin par des parents chrétiens, je ne crois
pas que vous sachiez apprécier, que vous
puissiez aimer votre école du dimanche,
comme le font ces petits païens de Paris, qui,
intéressés aux choses merveilleuses
que raconte l'Évangile, reviennent
régulièrement chaque dimanche, sans
qu'on les y contraigne, uniquement parce que ce
lieu est pour eux le seul coin d'idéal, et
cette heure le seul moment de la semaine où
brille sur eux un rayon du ciel, et parce que leur
âme ignorante et avide trouve là
seulement cette pâture dont nul être
humain ne peut se passer sans mourir !
Au commencement de décembre, le
directeur prit Paul à part et lui
annonça qu'il l'avait choisi pour une
tâche importante, la veille de Noël.
C'est lui qui, devant l'arbre illuminé,
devait réciter l'histoire de la
Nativité, racontée dans les
Évangiles. Ce récit est long, il
fallait donc l'apprendre soigneusement pour le
répéter mot à mot.
« C'est toi qui es mon meilleur
élève, ajouta le directeur, et je
compte sur toi pour faire honneur à
l'école. »
Paul promit et se mit à la
besogne, assez facile en somme : sa
mémoire était excellente. Mais il ne
se doutait guère de quelle façon se
passerait pour lui cette veille de Noël !
III
Huit jours avant le 25 décembre, M.
Salomon Lévi descendit de bonne heure de
l'entresol qu'il occupait au-dessus de son bureau.
Paul était à son poste, mais les deux
autres employés n'étaient pas encore
arrivés. Le patron constata leur absence par
un juron :
- Toujours en retard, ces
paresseux-là ! grommela-t-il. Il faut
que ça change !
M. Flachon et Lucien ne tardèrent
pas à arriver. Tous deux avaient l'oeil
allumé et le nez rougi de gens qui viennent
de prendre de l'alcool. Ils venaient en effet, de
chez le « mastroquet » d'en
face, où ils avaient bu le coup de vin blanc
matinal.
- Ah ! vous voilà, vous
autres ! cria M. Lévi en les
apercevant. C'est donc toujours la même
chose ! Je ne veux pas de pochards chez moi,
entendez-vous ?
(je renonce à reproduire les
expressions exactes dont se servit le
patron).
Les deux compères ne
répondirent pas tout d'abord ; ils
s'assirent en silence et firent semblant de se
mettre au travail. Mais M. Lévi était
de plus mauvaise humeur ce
jour-là que de coutume ; il continua
à invectiver ses employés,
jusqu'à ce qu'enfin le garçon de
bureau leva la tête :
- Eh bien, quoi ! Voilà bien
du train pour pas grand'chose ! A-t-on pas le
droit de boire un coup comme tout le monde ?
Après tout, votre
« boîte » n'est pas si
amusante, et ce ne sera pas difficile d'en trouver
une autre !
- Ah ! C'est comme ça ?
hurla M. Lévi. Eh bien, je vous mets
à la porte tous les deux.... Vous
entendez.... dans huit jours, vous sortirez
d'ici.
- Je vous ferai observer, Monsieur, dit
le comptable d'un ton calme, que je ne vous ai rien
dit, moi, bien que vous m'insultiez depuis un quart
d'heure.
- Ça ne fait rien ! Vous ne
me plaisez pas, vous, avec vos manières. Et
puis c'est dit, Je ne reviens jamais sur ma
parole.
Le pauvre Paul, pendant cette
scène violente, tremblait de tous ses
membres. Jamais la brutalité humaine ne lui
était apparue si horrible et si crue que
dans cette dispute, où des blasphèmes
et des injures sortaient de bouches tordues par la
haine.
Quand le patron fut sorti, les deux
hommes donnèrent un libre cours à
leur colère. Lucien surtout était
hors de lui :
- Je ferai sauter sa cambuse !
cria-t-il en frappant la table du poing.
Mais M. Flachon le rappela à
l'ordre :
- Allons, Lucien, ne dites pas de
bêtises. On se contentera de dénoncer
le « Youtre » à Drumont,
de la Libre Parole : il lui dédiera un
bon petit article, et nous rigolerons. Mais il ne
faut pas parler de faire sauter les gens.... C'est
pourtant « chien » de nous
mettre à la porte au moment des
étrennes !
En parlant ainsi, le comptable cligna de
l'oeil à Lucien, en lui désignant
Paul. Cela voulait dire : « Si tu as
des projets, nous en causerons entre nous, mais
méfie-toi du petit ! » Paul
saisit vaguement ce signe, mais n'y attacha pas une
grande importance.
IV
La veille de Noël notre jeune ami apporta
son Nouveau Testament au bureau, car la fête
de l'école du dimanche devait avoir lieu ce
soir-là, et il tenait à dire sans
aucune faute le récit
évangélique. De temps en temps, quand
il avait terminé un bordereau et que
l'ouvrage chômait, il ouvrait son livre
à la dérobée, et lisait.
Mais rien n'échappait aux yeux
d'Argus de M. Salomon Lévi. Paul vit tout
à coup le patron à ses
côtés, et avant qu'il eût le
temps de cacher son livre, celui-ci le lui prit des
mains :
- Croyez-vous que je vous paie pour lire
des romans ? dit-il d'un ton bourru ; car
je parie bien que c'est quelque chose de ce genre
que vous lisez en cachette. Voyons.... Le Nouveau
Testament de notre Seigneur Jésus-Christ.
Ah ! par exemple ! vous donnez dans ces
blagues-là ? Je ne vous croyais pas si
bête !
Paul sentit une rougeur monter à
ses joues ; il allait faire une réponse
vive, mais il se contint :
- Enfin, dit le patron, toutes les
opinions sont libres ; mais je n'aime pas les
cagots, surtout quand ils se cachent pour faire
leurs simagrées. Le voilà, votre
livre, mais que je ne vous y prenne
plus !
Paul reprit son Nouveau
Testament ;
il était humilié et irrité.
Paraître manquer de droiture aux yeux d'un
juif pour avoir lu l'Évangile ! Sa
conscience lui disait pourtant que le patron
n'avait pas tort, malgré sa brusquerie,
puisque le temps de ses employés lui
appartenait.
Six heures sonnèrent enfin :
dans deux heures, là-haut, à
Montmartre, s'allumeront les bougies de
l'arbre de Noël, et Paul
récitera l'histoire des bergers de
Bethléem....
Avec l'insouciance de son âge, il
a presque oublié la scène d'il y a
huit jours. M. Flachon et Lucien n'ont plus eu
d'altercation avec le patron, qui s'est
montré vis-à-vis d'eux comme
d'ordinaire. Seulement, les deux hommes ont eu des
conciliabules à voix basse, surtout dans
cette dernière journée.
Enfin M. Lévi appelle les deux
employés :
- Voilà votre argent, leur
dit-il, en comptant à chacun son salaire du
mois. Nous sommes le 24, mais je vous paie le mois
entier ; vous n'avez pas besoin de revenir,
vos places seront occupées
après-demain. Comme, après tout, je
n'ai pas de graves reproches à vous faire,
voici pour chacun de vous un bon certificat.
Maintenant, nous ne nous devons plus rien. Bonne
chance, et au revoir !
Et il tendit sa main froide et
sèche aux deux hommes, qui firent semblant
de ne pas la voir.
- Comme vous voudrez, dit-il. Je ne vous
retiens plus. Vous, Paul, restez après ces
messieurs, vous m'aiderez à fermer le
bureau.
Le comptable et le garçon
étaient entrés dans
l'arrière-boutique, qui servait de
vestiaire. Tandis que le premier mettait lentement
son pardessus, le second était penché
sur une table, comme pour chercher un objet perdu.
- Eh bien, messieurs, je suis
pressé, dit M. Salomon Lévi avec
impatience, en saisissant la poignée de la
manivelle qui fermait la devanture.
- Nous partons, nous partons !
répondit M. Flachon. Adieu,
Paul !
- Petit Poucet, prends garde à
l'ogre ! ajouta Lucien.
Puis, passant à côté
de l'enfant, il lui glissa rapidement quelques mots
à l'oreille :
- Sors avec nous, prends garde à
toi, c'est pour ton bien !
Mais Paul, fidèle à la
consigne, fit un signe de tête
négatif. « Au revoir »
dit-il, et il vit, par la vitrine, les deux hommes
s'éloigner précipitamment dans la
direction des Halles.
Il se retourna. Une légère
odeur de brûlé le saisit aux narines.
Le patron tournait paisiblement la
manivelle.
Le jeune garçon fit un pas vers
l'arrière-boutique, où brûlait
un bec de gaz. Tout à coup il aperçut
sous la petite table une mèche
allumée, sortant d'une boîte de
fer-blanc : UNE BOMBE ! Ce Mot terrible
se présenta aussitôt à son
esprit. La mèche était très
courte, elle brûlait bien, dans quelques
secondes la flamme allait atteindre la boite ....
C'était la vengeance des deux
misérables !
Le premier mouvement de Paul fut de fuir
dans la rue par la porte,
restée grande ouverte. Le patron ? Il
méritait bien ce qui allait lui
arriver ; et rapide comme l'éclair, son
humiliation de la journée lui revint
à la mémoire. Mais ce ne fut qu'un
éclair : le sentiment du devoir, de
l'honneur, du sacrifice, le sens chrétien
enfin, prit le dessus dans l'âme. de
l'enfant ; il s'élança vers la
table, se baissa, étendit les mains vers
l'engin meurtrier :
- Sauvez-vous, Monsieur,
sauvez-vous ! Une bombe !
cria-t-il.
Au même instant, une
détonation se produisit. Pendant quelques
secondes, le bureau fut plein de fumée et de
la poussière des plâtras tombés
de toutes parts. Paul était étendu
sans connaissance sur le parquet ; M.
Lévi avait fui dans la rue en poussant des
cris affolés....
V
Heureusement, la bombe avait été
fabriquée par des novices. En outre, si Paul
n'avait pu éteindre la mèche à
temps, il avait du moins déplacé
l'axe de l'engin qui, éclatant du
côté du mur, avait perdu une grande
partie de sa puissance destructrice. Lorsque, la
police étant accourue, on
releva le courageux enfant, il se trouva n'avoir
que des contusions sans gravité, produites
par la chute des matériaux et de quelques
meubles légers qui s'étaient
renversés sur lui.
M. Salomon Lévi insista pour que
Paul fût transporté dans son
appartement, où il voulut lui-même lui
administrer un cordial. Cet homme n'était
plus le même ; ses mains tremblaient en
tendant le verre au jeune
garçon :
- C'est bien, petit, c'est bien, ce que
tu as fait là ! ... Les
lâches ! Ils n'ont pas reculé
devant le meurtre d'un innocent comme toi pour se
venger .... Et toi, tu m'as averti, tu as
risqué ta vie .... Tu es un homme, va, je
saurai te récompenser.
Paul ne répondait pas. Un sourire
triste errait sur ses lèvres.
- Pourtant, ajouta M. Lévi, je
n'ai pas été aimable pour toi ;
je t'ai souvent grondé ; aujourd'hui
encore, pour ce livre que tu lisais....
- Monsieur, dit enfin Paul, ne parlons
plus de cela. J'ai fait mon devoir, mais il s'en
est fallu de peu que la peur ne soit la plus forte.
J'aurais été lâche, moi aussi,
si Jésus ne m'avait secouru au dernier
moment.
- Hein ?
- Oui, ce Jésus dont parle mon
livre, c'est lui que j'ai prié et qui m'a
rendu capable de me jeter sur la mèche pour
l'éteindre, au lieu de me sauver.
- Bah ! veux-tu me persuader que
Jésus de Nazareth, mort depuis si longtemps,
t'a donné le courage que tu as
eu ?
- Oui, Monsieur. Sans lui, qui est mort
pour moi et m'a appris à aimer mon prochain,
j' aurais d'abord sauvé ma vie, sans penser
à la vôtre !
M. Lévi était ému.
Dans son âme ténébreuse,
pénétrait un rayon d'une
clarté nouvelle. Il y a donc dans le monde
d'autres mobiles que l'argent et
l'intérêt personnel ! L'amour de
Dieu et du prochain, idée qu'il eût
traitée de folie quelques instants
auparavant, se présentait maintenant comme
une puissance réelle, puisqu'il lui devait
l'existence.
- Mon enfant, dit-il d'un ton
très doux, avec des larmes dans les yeux, il
faudra que tu pries pour moi. Je me suis
trompé ; j'ai manqué ma vie, mes
employés ne sont guère plus coupables
que moi. Tu me prêteras ton livre : je
veux lire l'histoire de ce Jésus que nos
pères ont tué, et que vous adorez
comme le Messie. Il doit y avoir quelque chose de
vrai là-dedans. Eh bien, s'il y a
un Dieu comme je commence
à le croire, peut-être aura-t-il
pitié de moi !
Paul ne répondit rien, mais des
larmes de joie brillèrent dans son
regard.
Quelques instants après, le
patron le mit dans un fiacre, et l'emmena chez ses
parents. Grand émoi au logis ! La
fête de Noël fut manquée. Paul ne
récita pas sa leçon, aucun membre de
sa famille n'alla voir l'arbre de Noël. Mais
après que M. Lévi se fut
retiré en serrant affectueusement la main
à tout le monde et en particulier à
son petit sauveur, toute la famille, réunie
dans l'humble salle à manger, courba la
tête pour la prière et l'action de
grâces que prononça Julie à
voix basse (car c'était la première
fois qu'elle osait le faire devant ses parents).
À ce moment, les anges qui contemplaient
cette scène se réjouirent comme jadis
au-dessus de la crèche, et ce fut, vous
pouvez m'en croire, une belle nuit de Noël.
La mort du Vieil Homme.
I
UAND aux yeux des bergers se fut éteinte
la lumière miraculeuse qui les avait
éblouis et jetés sur leurs faces, et
que les derniers accents du Gloria in excelsis
furent devenus indistincts, puis imperceptibles,
ils se levèrent sous la pâle
clarté des étoiles, qui jamais ne
leur avaient semblé si ternes ; - et
pourtant, elles sont brillantes les étoiles
de l'Orient !
Ils restèrent un moment
silencieux et comme écrasés sous
l'impression des choses extraordinaires qu'ils
avaient vues et entendues.
- Ils sont partis ! dit enfin
l'un
d'eux.
- Partis, et nous restons dans la nuit,
sur cette froide terre !
- Oui, dit un troisième, mais ils
nous ont annoncé une
bonne nouvelle. Allons jusqu'à
Bethléem, et voyons ce qui y est
arrivé, et que le Seigneur nous a fait
connaître !
Ils se mirent donc en route,
après avoir enfermé leurs brebis dans
l'une des grottes qui sont creusées au flanc
de la montagne, près du sommet de laquelle
Bethléem est situé.
Le voyage n'était pas long. Ils
gravirent rapidement le sentier rocailleux qui
conduisait au village. Comme ils en approchaient,
ils virent déboucher d'un petit bois
d'oliviers et de figuiers qui bordait le chemin,
une grande ombre noire, une espèce de
géant à l'allure sinistre. À
la clarté de la lune il leur apparut couvert
d'une peau de bête, les cheveux longs,
incultes, tout blancs. Sous ses larges sourcils
flamboyaient des yeux égarés et
farouches. Les bergers eurent peur. Que cette
vision était différente de celle de
tout à l'heure !
Pourtant, comme la bonne nouvelle leur
avait donné du courage, les bergers
n'hésitèrent qu'un instant. L'un
d'eux s'approcha du grand vieillard :
- Étranger, dit-il, qui
es-tu ? d'où viens-tu ? Et que
fais-tu ici à cette heure ?
Une voix rauque leur
répondit :
- Que vous importe ? Passez votre
chemin !
- Tu as tort de nous parler ainsi,
reprit doucement le berger. Tu es seul, tu parais
vieux, la nuit est froide. Tu ne
peux rester là ; viens avec nous !
Une place se trouvera bien pour toi dans quelque
maison, et tu dormiras tranquille.
L'inconnu parut touché de cette
affectueuse insistance.
- D'ailleurs, poursuivit le berger, nous
avons appris tout à l'heure de grandes
choses....
- Chut ! fit l'un de ses
camarades.
Il vaudrait peut-être mieux n'en pas parler
à tout venant.
- N'en pas parler ! reprit
l'autre.
Mais ne te souviens-tu pas des paroles de
l'ange : « Je vous annonce une
grande joie qui sera pour tout le
peuple ? » C'est notre devoir
d'informer tout venant de ce qui vient
d'arriver ; et qui aurait besoin plus que
celui-ci, d'entendre une si excellente
nouvelle ?
Là-dessus, le brave homme se mit
à conter à son mystérieux
compagnon de route les merveilles de cette
nuit.
- Viens avec nous voir l'Enfant,
conclut-il, et peut-être te rendra-t-il la
paix, que tu sembles avoir perdue.
À ces mots, le vieux vagabond
éclata d'un rire effrayant :
- La paix ! ah !
ah !
ah ! ... La paix, voilà bien longtemps
que je ne la cherche plus. Je l'ai perdue le jour
où.... mais pourquoi vous raconter cette
histoire ? je suis
maudit,
et nul enfant, nul homme au monde ne pourra me
rendre le bonheur. Je porte une plaie incurable, et
qui me tient dans une fièvre continuelle....
Voyez plutôt !
Et le vieillard, écartant les
broussailles de sa chevelure, leur montra sur son
front une large tache sanglante, affreuse à
voir.
- J'ai lavé cette plaie dans
toutes les rivières, dans toutes les mers.
J'ai laissé tomber sur elle les pluies et la
rosée ; j'ai appliqué mon front
brûlant sur la neige vierge des monts ;
rien n'a effacé la tache, rien n'a
guéri ma fièvre. Et tant que la plaie
durera, je ne pourrai mourir. Elle me dévore
et me protège en même temps. C'est la
mort perpétuelle, la mort sans repos, sans
oubli. Et cela durera jusqu'à ce que le sang
d'une nouvelle victime, que je ne sais où
trouver, me guérisse en tombant sur
moi.
Les bergers se regardaient,
effarés.
- Qui es-tu donc ?
interrogeaient-ils.
- Qui je suis ? Ah ! ne
demandez pas mon nom, il vous ferait horreur.
Laissez-moi plutôt à ma solitude et
à mon tourment. Adieu ! soyez
bénis, vous du moins, pour avoir eu
compassion de moi !
Il allait disparaître, mais le
berger qui lui avait parlé le premier,
courut après lui :
- Mon frère, lui cria-t-il, reste
avec nous. J'ignore ton nom et ne veux pas le
connaître ; mais qui
que tu sois, l'ange a parlé pour toi comme
pour nous. Écoute on entend peut-être
encore la multitude céleste
« Bonne volonté envers les
hommes.... » tous les hommes !
viens, viens ! L'Enfant nous est né, la
terre n'est plus maudite !
L'amour est tout-puissant. Le vieillard
se laissa vaincre ; et ils arrivèrent
ainsi à Bethléem.
II
Aux signes qui leur avaient été
donnés, les bergers n'eurent pas de peine
à découvrir l'Enfant divin. Il n'y
avait pas eu beaucoup de naissances, cette
nuit-là, dans la petite ville ; et
celle-ci était la seule qui se fût
produite dans l'étable d'une
hôtellerie.
Ils entrèrent donc dans cette
étable, et le vagabond avec eux. Mais lui
restait au dernier rang, n'osant approcher,
sceptique et craintif à la fois, promenant
sur toutes choses ses yeux farouches de bête
traquée. Enfin son ami vint le prendre par
la main :
- Regarde, lui dit-il, voilà le
petit Enfant !
L'homme avança vers la
crèche, et se pencha pour regarder le
frêle nouveau-né. Tous furent
saisis du contraste entre
cette
affreuse vieillesse et l'adorable fleur de
pureté qui venait d'éclore en ce
pauvre lieu. Marie, la jeune mère, eut un
frisson ; elle avança la main comme
pour écarter l'être repoussant dont
l'haleine allait peut-être empoisonner son
fils... Mais elle n'en eut pas le temps, car
soudain le vieillard se redressa, poussa un
cri :
- C'est lui, c'est lui ! Est-ce
possible ? c'est lui, le frère que J'ai
tué, et qui revient au monde pour se
venger ! Le voilà tel qu'il
était, aux bras de notre mère....
Abel, Abel ! ton sang crie contre
moi !
Et, sur ces paroles
désespérées, le vieux vagabond
s'enfuit, comme s'enfuit l'assassin poursuivi par
la justice. Tous le prirent pour un pauvre
dément, et nul ne songea même à
le rappeler.
III
Plus de trente ans se sont écoulés
depuis la nuit de Noël. Nous sommes à
la porte de la Ville Sainte, par un
après-midi de printemps. Une foule
énorme s'entasse sur un étroit
espace, en forme de mamelon, au milieu duquel
s'élèvent trois croix. C'est ici le
Golgotha, la funèbre colline où
s'accomplit le plus grand de tous les crimes, qui
fut en même temps le plus
grand de tous les sacrifices : dernier mot de
la haine et dernier mot de l'amour.
Parmi ceux qui contemplent de loin la
mort du Fils de l'homme, se trouve l'un des bergers
qui assistèrent à sa naissance ;
et c'est justement celui qui se montra si
compatissant pour le vieil inconnu. Le berger n'est
plus jeune, il s'appuie plus lourdement
qu'autrefois sur son bâton noueux ; mais
c'est toujours, dans ses yeux, la même
bonté qu'on peut lire. Il pleure. L'enfant,
dont la naissance fut pour lui et pour ses
compagnons le sujet d'une si grande joie, le
voilà, maintenant, cloué,
mourant !... « Crucifie, ôte,
crucifie ! » crie la foule haineuse
et aveugle. Et il lui semble entendre, au-dessus de
toutes ces voix, flotter le chant joyeux dont la
musique n'a jamais cessé, depuis plus de
trente ans, de résonner dans sa
mémoire : « Gloire soit
à Dieu au plus haut des cieux, paix sur la
terre, bonne volonté envers les
hommes ! » Mystère
affreux ! Comment ce chant s'accorde-t-il avec
la réalité ? Comment
sauvera-t-il le monde, ce pauvre champion de la
justice, vaincu définitivement dans son duel
avec l'iniquité ?
Tandis que le berger se perd dans ses
réflexions, quelqu'un s'approche de lui.
Rencontre surprenante ! c'est notre vagabond
d'autrefois. Il a peu
changé : même
allure farouche, mêmes cheveux blancs,
couvrant la plaie du front, qui saigne
toujours....
- C'est ici, murmure-t-il à voix
basse, c'est ici que mon frère avait
dressé son autel et que, jaloux de la faveur
qui lui fut montrée, je le tuai. Et
maintenant, on a fait de cette affreuse lande un
lieu de supplice, et j'y reviens souvent,
attiré par je ne sais quelle force
souveraine. Mais qui donc, aujourd'hui, fait-on
mourir, pour que l'assistance soit si
nombreuse ?
Cette dernière phrase fut
prononcée à voix plus haute, et le
berger l'entendit. Il releva la tête et
reconnut son étrange compagnon de
Noël.
- Ceux de droite et de gauche sont des
malfaiteurs, répondit le berger, mais celui
du milieu, c'est Jésus, l'ami des
pécheurs. l'enfant qui naquit à
Bethléem, dans la nuit où nous nous
rencontrâmes pour la première fois....
T'en souvient-il, vieillard ?
À ces mots, Caïn le
regarda.
- Oui, je te reconnais, dit-il. Mais que
dis-tu ? Ce criminel, ce serait l'Enfant qui
ressemblait tant à mon frère ?
Laisse-moi le voir de plus près....
Ciel ! c'est lui, c'est lui, te dis-je, plus
encore qu'à sa naissance. Abel, Abel, mon
frère, qui donc t'a tué de
nouveau ? Quel crime, plus horrible encore
que le, mien, se commet à
cette heure ?... Arrêtez, bourreaux, il
n'est pas mort encore ! Ôtez cet homme
de cette croix, il ne doit pas mourir, car il est
innocent ! Il est innocent, et le coupable,
c'est moi.... Tuez-moi à sa place, mais
laissez-le aller !... Abel, Abel,
pardonne !
Ainsi criait le grand Meurtrier, en
paroles entrecoupées. Il s'était
approché de la croix, il embrassait les
pieds sanglants de la grande Victime, qui laissa
tomber sur lui un regard d'amour.
Et une voix se fit
entendre :
- C'est ici le sang qui crie de
meilleures choses que celui d'Abel.
Une goutte de sang tomba sur le front de
Caïn....
La plaie, l'horrible plaie se
ferma.
Le visage du vagabond fut
transfiguré.
Une paix céleste brilla dans son
regard, tandis que son front pâlissait,
pâlissait....
- Pardonné ! murmura-t-il en
un dernier soupir.
Et le Vieil Homme, enfin, mourut au pied
de la croix.
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