FÉLIX NEFF PORTEUR DE
FEU
CHAPITRE
I
PREMIERS PAS
Ces Neff (1), aussi haut qu'on
peut remonter, avaient de la poudre dans le sang,
une soif d'aventures dans le coeur. Armés de
Morgenstern convenablement cloutés,
à Cappel, aux cotes de Zwingli,
d'authentiques ancêtres de Félix
abattent gaillardement, selon la loi de
l'époque, des adversaires de
leur foi et meurent pour elle.
Dans la suite, des représentants de la
famille quittent leur ville de Zurich pour les
bords vaudois ou genevois du Léman.
Magistrats, professeurs, artistes, pasteurs de
stricte discipline ou mécréants
généreux, ils ne font rien à
moitié, tel ce Jean-Henri, père de
Félix, dont il serait passionnant de conter
la vie tourmentée.
Dès son jeune
âge, la bagarre l'attire. Il n'a pas dix-huit
ans qu'il prend une part active, en 1782, à
Genève, à
l'échauffourée de la porte neuve, son
premier Cappel, car il en connaîtra d'autres.
Disciple des philosophes et encyclopédistes
du XVIIIe siècle, ennemi des tyrans,
voltairien, artiste, incroyablement primesautier,
se perchant au gré de sa fantaisie sur
toutes les branches de l'arbre social. il est, tour
à tour, peintre sur émail, juge de
paix, à la fois animateur et
modérateur des révolutionnaires
genevois, puis, en France, membre du Comité
de salut public - nonobstant candidat à la
guillotine à laquelle il n'échappe
que de justesse, général d'artillerie
lors du siège de Lyon au cours duquel, et au
péril de sa vie, il sauve la famille
Eynard ; enfin industriel et conservateur
à Paris, de l'école des Arts et
Manufactures. Sexagénaire, il fait le coup
de feu en 1830 et meurt en 1849, chevalier de la
Légion d'honneur et médaillé
de Juillet.
TEMPLE DE PENEY QUE FÉLIX
NEFF A DÛ FRÉQUENTER
On ne le
voyait que fort rarement à Genève
où il comptait pourtant des amis hauts
placés, parmi lesquels
Horace-Benédict de Saussure... et un fils,
le futur apôtre des Hautes-Alpes, né
le 8 octobre 1797 des relations de
l'homme-protée avec Jeanne-Pernette
Bonneton. De ce fils, rousseauiste même en
cela, Jean-Henri Neff ne se préoccupa que
médiocrement, laissant la mère de son
enfant se débrouiller seule. Il existe
pourtant des lettres où ce père aux
amours multiples s'intéresse, au moins
épistolairement, à l'instruction de
Félix, « se tourmente de son
sort », déplore « ne
disposer que de quelques louis en sa
faveur ». Mais Pernette Bonneton,
fière, réservée, ne tient
guère à voir le volage prendre trop
d'empire sur l'enfant dont elle entend, non sans
courage, être seule à
s'occuper.
Elle s'y emploie dans des
conditions matérielles précaires qui
conduiront la petite famille de Genève
même à Peney, puis à Russin,
à Cartigny, à Lancy, ailleurs encore
peut-être, toujours dans le cadre et le
décor de cette merveilleuse campagne
genevoise où l'enfant puise cet amour de la
nature, des choses simples, sous le grand soleil de
Dieu, qui l'accompagnera toute sa
vie.
Quand Ami Bost
écrivit son livre sur Neff, c'est à
la mère qu'il s'adressa pour que soient
mises en juste lumière les années
d'enfance de celui qui venait de mourir. Il
reçut alors une longue lettre où, un
peu pêle-mêle, avec
autant de franchise que d'amour, la maman laisse
parler son coeur.
« Je suis
une triste exception sur la remarque qu'on a faite
sur presque tous les serviteurs distingués
de Dieu, savoir qu'ils ont eu des mères
chrétiennes. Votre ami n'a pas eu cet
avantage. je marchais avec le siècle et mon
union avec un homme rempli d'esprit et
d'incrédulité m'amena bientôt
à n'être plus, comme lui, que
déiste et à vivre sans culte. Il n'en
fut pas de même pour mon enfant ; bien
jeune, encore, il prit beaucoup de goût pour
les saintes assemblées ; non seulement
il n'en manquait point, mais il se faisait
remarquer par son recueillement... Quand il savait
toutes ses leçons, il lui arrivait
d'apprendre encore un psaume pour avoir une bonne
note de plus... Heureusement qu'il ne me demanda
jamais pourquoi je n'allais pas au culte. J'aurais
été bien embarrassée pour
répondre... »
De son Félix
la mère parle avec tendresse. Elle dit sa
fermeté de caractère, son
mépris pour les histoires de revenants, sa
prodigieuse mémoire, dont elle donne un
exemple : ayant visite a Plombières la
fontaine de Stanislas, sitôt de retour
à Genève, Neff dit à sa
mère : « Prends ta plume. je
veux savoir si je me souviens encore des vers lus
à la fontaine. » Il me les dicta,
au nombre de vingt-quatre, comme s'il les avait eus
sous les yeux. »
Après quoi,
retour aux souvenirs de la petite enfance. Le
Félix de quatre ans et demi pousse un peu
à l'aventure. Ses journées, il les
passe dans les près, au milieu des hautes
herbes, au pied des arbres et des haies. C'est
là, consciencieux et
volontaire, que, plus tard, il
apprend ses leçons. Il dira, parvenu
à l'âge d'homme : « je
n'ai étudié que trois livres :
la Bible, mon coeur et la nature. » Sa
passion d'enfant : les ruisseaux,
« faire des sources », creuser
des canaux - il s'en souviendra à
Dormillouse, - installer en bonne place des moulins
aux ailes battantes. Observateur, logique dans ses
déductions, il demande :
- « Quand y
aura-t-il de la neige
rouge ? »
-
« Pourquoi ? »
- « Parce
que, ce soir, les nuages sont
rouges. »
« Je ne me
rappelle pas l'avoir entendu jamais mentir, ni
prononcer une mauvaise parole. Mais il était
fier et absolu. »
Enfant de la
nature ! Ami de tout ce qui germe, verdit,
fleurit, bourdonne, vole, bêle, broute,
heureux de garder les vaches, en automne, applique
à les faire « revirer »
en compagnie de petits camarades.
« Une
hirondelle avait attaché son nid au plafond
d'un corridor. On sait que ces nids ne laissent
au-dessus du bord que la place nécessaire
pour qu'un oiseau puisse s'y
glisser.
- « Maman,
j'aimerais tant voir le fond de ce nid. Permets-le
moi ! »
- « Oui,
mais comment veux-tu t'y
prendre ?
-
« Oh ! c'est bien facile. Mets-moi
une table dessous le nid, une chaise sur la
table... »
L'enfant
grimpé là-dessus insère un
miroir dans l'étroit espace dont il peut
disposer. Naturellement, le fond, avec ses jolis
oeufs, se voyait comme si l'on avait eu le nid en
main. »
Dès
l'âge de treize ans, Félix se
passionne pour la lecture. Il dévore la
bibliothèque maternelle, livres d'histoire,
de sciences, de géographie,
« abrégé de mythologie dont
j'avais enlevé les pages inconvenantes, ce
qui ne laissait pas de l'intriguer un
peu. » En renfort, bientôt, des
livres loués en ville, Histoire générale des
voyages, en treize volumes, Intérêts
de la France mal entendus, Trésor des
enfants, Conversations d'Émilie, Annales de
la vertu, Fables de la Fontaine.
Et voici Neff
auteur : a quinze ans, il compose un
traité sur La
culture des arbres de haute futaie. C'est dans ce temps-là que le
pasteur de Cartigny lui donne des leçons de
latin, qu'il étudie seul les
mathématiques... Mais le temps passe, les
ressources maternelles s'épuisent. Le jeune
homme doit gagner sa vie. Le voici à
Crépi, chez un fermier, cultivateur
d'oeillets, jardinier à l'ancien couvent de
Pommier, à Ambilly.
En marge de ses
travaux champêtres, l'adolescent lit et relit
la Vie des hommes
illustres et l'Émile. Plutarque et Rousseau sont ses
maîtres secrets. À l'un il demande
l'héroïsme, à l'autre les
effusions lyriques, un enseignement sur les
richesses de la vie isolée d'un monde
corrupteur. Et, parallèlement, écoute
avec passion l'enseignement du
catéchisme.
À dix-sept ans, enfin,
car il faut bien trouver un métier stable,
Neff s'engage comme soldat dans la
« garde soldée » de
Genève, « garnison »
constituée par deux compagnies d'infanterie
et une d'artillerie
chargées de monter la
garde aux portes de la ville, d'assurer l'ordre
dans les rues, de jour et de nuit. À ses
nouveaux devoirs le jeune soldat se donne avec sa
fougue coutumière, un respect tel de la
discipline que le voici bientôt sergent dans
les rangs des artilleurs. Il se dépense sans
compter.
- « Vous ne
laissez rien faire aux soldats », lui
reproche son capitaine
Réponse du
sergent :
- « C'est
le meilleur moyen de
commander. »
Chose inattendue,
c'est dans l'exercice de ses fonctions militaires
que le sergent, auquel Plutarque et Rousseau ne
suffisent plus, à qui Dieu n'est pas encore
présent. « (O mon Dieu, qui que tu
sois, fais-moi connaître ta
vérité ! ») est
amené à se mêler aux querelles
religieuses qui déchiraient alors le
protestantisme genevois. Une Église
indépendante, née du Réveil,
venait de se constituer malgré l'opposition
des autorités ecclésiastiques. La
foule s'ameute. Elle en veut aux
« mômiers ».
- À bas les
Moraves ! À mort ! À la
lanterne !
Pour beaucoup,
chahuter autour de l'église de Bourg-de-Four
devient le sport de chaque soir. Des têtes
chaudes crient même : - À bas
Jésus-Christ ! pris sans doute pour un
des meneurs de l'entreprise séditieuse. On
ne parle de rien moins que de précipiter les
mômiers dans les eaux rapides du Rhône.
Pour les protéger, au soir du 7 juillet
1818, il faut faire appel aux troupes de la
garnison.
Aller au secours de
ces trublions ? Neff s'indigne. Il tire son
sabre, en pique la pointe dans le sol avec ces
mots :
- « Je le
plongerai dans le coeur du premier qui prendra la
défense de ces
canailles ! »
FAC-SIMILÉ DE L'OPUSCULE
« LE MIEL DÉCOULANT DU
ROCHER »
REMIS PAR FÉLIX NEFF
À SA SOEUR ÉLISA
(Texte consultable ICI)
Il n'en fit toutefois rien.
César Malan en personne lui ayant remis une
brochure traduite de l'anglais,
intitulée : Le miel découlant du
rocher, le sergent la lit, la relit. Et le voici
dompté, terrasse. Cette brochure, Neff
devait la méditer toute sa vie, jusque sur
son lit de mort. En marge de l'une de ses pages,
à l'heure décisive, il avait
écrit :
« Redoublez
d'attention, Félix
Neff ! »...
Ailleurs :
« Félix Neff a
trouvé la paix, là, dans ces deux
pages. »
Qui lit aujourd'hui
cette brochure s'étonne qu'elle ait produit
sur le jeune sergent une impression telle qu'elle
décida de l'orientation de toute sa vie.
Pour comprendre, il faut savoir que Neff
était depuis longtemps à la recherche
d'un absolu. Péniblement il cheminait dans
l'obscurité, mécontent de lui, on
pourrait même dire
dégoûté de lui. « Mon
coeur est glacé depuis quelque temps ;
il me semble qu'il est mort ; ce sentiment
pénible a augmenté jusqu'aujourd'hui
et a fini par me jeter dans un découragement
complet ; plus de foi, plus
d'espérance, plus de courage pour prier...
je reste muet quand je devrais parler ou, ce qui
est pire encore, de manière a abattre ceux
que je serais appelé à remonter... je
peux dire de mon coeur ce qu'on dit de nos
montagnes : Il neige beaucoup parce qu'il y
fait froid et il fait froid parce qu'il y neige...
Oh ! qui me
transformera ?... »
« Je vois
tant d'orgueil dans mon coeur que je crains que
jamais le Seigneur n'ôte l'écharde ou
plutôt les échardes dont je suis comme
lardé. » Il se reconnaît
plein de prétentions et de fausses vertus,
enfant de colère, incapable d'aucun bien,
« entraîné vers la perdition
par une force invincible. »
Âpre, violent,
né pour brûler et non pour
végéter dans le doute, Neff
reçoit un choc quand il lit
soudain :
« Allez au
Christ avec toute votre impénitence et toute
votre incrédulité pour recevoir de
Lui le don de la repentance et de la foi. Par
là vous Lui ferez honneur. Seigneur, je ne
t'apporte ni justice, ni don pour t'engager
à me justifier. Ce sont tes dons que je
viens te demander. C'est ta justice
indispensablement nécessaire que je
réclame... Tout ce que vous présumiez
avoir fait de bon est-il réputé de
votre part comme de l'ordure devant la
majesté du Seigneur ? Tout cela est-il
abaissé devant la majesté de sa
perfection, de sa grâce, de son
amour ?... Laissez en arrière toute
propre justice, ne lui portez que vos
péchés, votre misère...
Laissez-vous conduire par l'Esprit de Dieu toujours
plus avant dans l'intelligence de l'Écriture
Sainte ; c'est la vraie mine où vous
trouverez le plus précieux des
trésors : vous y découvrirez le
coeur du Christ. »
Ces paroles
accablent, déchirent, soulèvent Neff.
« J'étais sur le bord d'un
abîme : la vaine gloire, un orgueil
insensé me possédaient.
J'étais ivre de
moi-même. »
Ivre de moi-même !
Et, soudain, ivre de Dieu ! Quel
éblouissement ! Si Dieu s'est soudain
empare de Neff, c'est pour qu'il le
révèle aux autres hommes, et sans
retard, car le temps perdu ne se rachète
pas. Alors tourner le dos à l'artillerie,
aux galons. Plus la route est ardue, plus il faut
persévérer. Serviteur de
Dieu, désormais. Serviteur
sans diplôme. Qu'importe ! Les disciples
du Christ, ceux qui, persécutés,
moururent durement pour leur foi, n'étaient
gradués d'aucune université ! En
avant !
FÉLIX NEFF, SERGENT
D'ARTILLERIE
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