FÉLIX NEFF PORTEUR DE
FEU
CHAPITRE
Il
SUR LES ROUTES DU
JURA
Certes, Neff est encore assez
fruste, sa culture fragmentaire. On peut sourire
des prétentions de ce jeune homme -
vingt-trois ans - qui ne rêve de rien moins
que de prendre le monde d'assaut au nom du Dieu
vivant. Mais, pour le soutenir, il a ce que rien ne
remplace : l'ardeur. L'ardeur, disent les
dictionnaires, est l'état de ceux qui
brûlent. Or Neff, depuis qu'il a rencontre
Dieu, brûle pour lui de reconnaissance et
d'amour. Les finesses de la théologie
modéreraient peut-être cet
enthousiasme. En avant ! Neff a-t-il
l'intuition que sa vie sera courte, qu'il faut
vivement passer à
l'action ?
Le néophyte
milite à côté de ces
« mômiers » qu'il avait,
peu avant, traités de canailles et promis
à la pointe de son sabre. « Je
vous avais méconnus. Maintenant je suis des
vôtres. » Et il court les
réunions organisées
par les séparatistes dans la campagne
genevoise. Ce qu'il dit est si simple, si
tissé d'images que lui suggèrent ses
connaissances agricoles et militaires,
« qu'on comprend tout ». Il
écrit à ses camarades de la compagnie
des artilleurs.
- « Qui est
l'auteur de ces lettres ? » demande
l'aumônier de la garnison.
Un artilleur
répond :
- « Celui
que nous appelions l'écrivassier. Il a
appris les mathématiques en un tour de main.
Félix Neff. »
Physiquement, comment est-il,
ce Neff ? « De taille moyenne,
svelte, d'une attitude digne, s'imposant par son
regard scrutateur. Il avait des cheveux noirs
d'ébène, un peu crépus et
ondoyants, le front droit, de beaux yeux noirs et
intelligents, le nez bien fait... Il avait la barbe
très noire et peu fournie ; il
n'était pas laid, il était même
bien, quoiqu'il eut la lèvre
supérieure un peu défectueuse.
Généreux, il ne gardait rien pour
lui ; souvent il ne lui restait pour
s'habiller que des vêtements usés ou
entamés ; cependant il était
fort soigneux de sa personne, ayant d'habitude un
air de fête. »
VILLAGE ET TEMPLE DE MOUTIER AU
TEMPS DE FÉLIX NEFF
Gonthier, Empeytaz, Guers,
bergers de la nouvelle Église, suivent de
près cette précieuse recrue qui a le
tempérament d'un missionnaire, les dons de
l'orateur. Chaque jour, pendant des heures, le
jeune homme étudie la Bible, en apprend par
coeur de longs passages qui forment l'armature de
ses prédications. Il s'en approprie la
sévère doctrine, mais
aussi le sens de la
liberté spirituelle, au nom de laquelle,
moins étroit que ses collègues, il se
déclare prêt à collaborer,
quelle que soit leur appartenance
théologique, avec tous ceux qui ont le souci
des vérités
évangéliques. Il ne sera jamais
l'homme des excommunications majeures. Et c'est
sans doute pour cela, se sentant à
l'étroit dans certains milieux de son
Église, que, dès l'automne 1820, il
entreprend en Suisse romande une campagne
d'évangélisation.
On le voit et on l'entend
à Lausanne, qu'agitait aussi le
Réveil, à Vuiflens-la-Ville, à
Cossonay, à Orbe, à Eclépens,
à la Sarraz, à Yverdon, à
Boudry, d'où il rayonne dans tout le canton
de Neuchâtel, puis à Moutier, à
Tavannes, à Bévilard, à
Roches, enfin, brièvement, à
Bâle et à Berne. Partout la lutte est
vive entre les Églises établies,
quelque peu rationalistes et fortement
cléricales, et ce qu'on appelait
déjà les sectes. Elles fourmillaient,
piétistes, moraves, méthodistes,
mennonites, tant d'autres accrochées
à un point de doctrine.
L'accueil des
pasteurs « officiels », mis en
face de Neff, est rarement chaleureux. De quoi se
mêle ce prédicant voyageur, sans
patente des Autorités, qui se permet de
dire :
- « Je suis
affadi par le christianisme des ménagements.
Nous vivons ici parmi les chrétiens du
nationalisme, du mysticisme, du moravisme et
surtout du prudentisme. »
À l'adresse de
qui cette dernière
épithète ? Ne
suffit-il pas de prêcher le
dimanche ? Pourquoi et à quoi bon
« des réunions de
semaine ? » Avec les pasteurs en
titre, Neff échange des lettres où il
défend les évangélistes,
soumis à la seule consécration
intérieure. Les arguments, pris à la
source, ne lui manquent pas. Et il s'étonne
de soulever tant de colères alors qu'il
recommande toujours à ses auditeurs de
fréquenter le culte public, comme
lui-même. Ici et là on lui fait
comprendre qu'il y est de trop. À
Bévilard, par exemple, ou l'on chante avec
accompagnement « d'affreuses
trompettes » : Ne cesserez-vous donc jamais, cruels,
de troubler notre paix ? Craignez la justice
divine ! Soudain tu vas périr,
méchant. Ce
n'est qu'un hors-d'oeuvre. Monte en chaire le
pasteur, véhément, prêche sur
ce texte : Malheur à vous, Pharisiens,
qui dévorez les maisons des veuves !
Malheur à vous,
Pharisiens, qui courez la mer et la terre pour
faire un prosélyte !
Ailleurs, Neff est
dénoncé « comme un individu
sans aveu ». Un de ses amis, mis en
présence du responsable,
fulmine :
-
« Comment, les chrétiens ne
pourront pas se rassembler pour s'édifier,
alors que les réunions les plus mondaines ne
sont point inquiétées et que
vous-même, Monsieur le doyen, au grand
scandale de votre paroisse. avez donné
plusieurs fois des bals jusqu'à deux heures
du matin ! »
Passant à
côté de la question, le doyen
répond « qu'il ne refusera point
sa chaire à qui sera revêtu
de titres suffisants ».
La maîtresse de céans a du être
la souriante complice des bals du
presbytère, car Neff
soupire :
-
« Misérables mariages ! C'est
un fameux licou pour le serviteur de
Dieu ! »
L'opposition grandit.
À Bôle, le pasteur médite ce
texte : Hypocrite, ôte
premièrement de ton oeil la
poutre. Et la secte
est gratifiée d'un charivari avec jets de
poivre par les jeunes gens.
« Ce qui
anime ainsi les garçons de ces villages,
c'est de voir se convertir des jeunes filles qui
sont ainsi perdues pour le bal et les
soirées champêtres. »
Dénonce au Gouvernement de Berne, Neff
comparait à Moutier devant avoyer et bailli.
Un des directeurs de la police centrale,
envoyé sur les lieux, assiste aux
réunions qu'il refuse d'interdire,
disant.
- « Une
seule chose m'afflige. »
- « Et
laquelle ? »
- « C'est
qu'il n'y ait pas de telles réunions dans
toutes les communes du
canton ! »
Nonobstant, Neff a
mille peines pour obtenir des permis de
séjour et le prolongement de validité
de son passeport. Mais rien ne l'abat et il se
transporte allégrement de village en
village, prêchant et chantant en temps et
hors de temps. Non sans dommage physique :
« Je me suis fatigué la poitrine
par un exercice continuel de prédications,
de conversations et de chants. J'étais
incommode de la toux et d'une saveur de sang sur la
langue. »
De cette tournée
missionnaire dans le Jura, Neff gardera,
malgré tout, le précieux souvenir.
« Je ne pense jamais sans attendrissement
à cet heureux séjour »,
à ce contact « avec des âmes
simples. »
À ces
âmes simples, il a voulu apporter
l'Évangile et non un esprit sectaire. Il
leur a dit :
- « Je vous
supplie, au nom de l'Eglise du Seigneur, qu'il ne
soit jamais question de séparation ni de
rien de semblable ; ce serait tout perdre pour
un rien. »
Et au pasteur-doyen
de la Chaux-de-Fonds :
- Ma confession de
foi est très simple ; je m'abstiens de
traiter aucun des sujets contestés par les
chrétiens. Je ne suis point
théologien. Mon christianisme est celui du
coeur, vivant et actif. »
Revenu à Genève
au printemps de 1821, Neff remplace Guers et
Gonthier partis pour Londres afin d'y recevoir
l'imposition des mains. Bien vite la vie
sédentaire lui pèse. Il lui faut une
situation moins assise, l'attrait de
l'imprévu. Sa mission est d'aller de lieu en
lieu « pour y bouter le feu ».
Et il écrit : « J'attends
avec impatience votre retour afin de vous voir,
mais surtout pour me sauver d'ici, sentant que,
dans le fond, j'y suis inutile, tandis qu'ailleurs
une oeuvre à laquelle je
suis plus propre me demande. Cependant, si les
âmes ne peuvent qu'y perdre, moi j'y gagne de
bonnes leçons de patience et
d'humilité ! »
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