FÉLIX NEFF PORTEUR DE
FEU
CHAPITRE
VII
TRAVAIL EN
PROFONDEUR
Sitôt qu'il
connaît sa paroisse, Neff va au plus
pressé : instruire les
catéchumènes, petite
armée : une centaine a
Freissinières, abandonnes depuis plus de
vingt ans, si bien que leur âge va de
quatorze à trente-cinq ans, cinquante dans
le Champsaur - à cinquante kilomètres
de Dormillouse avec franchissement du col
d'Orcières -, autant dans les vallées
du Queyras, au total plus de deux cents.
« Je bénis le Seigneur de ce qu'il
m'a réserve ce travail... A Dormillouse, les
cours ne peuvent être donnes que le soir, les
garçons travaillant aux carrières
d'ardoises, les filles gardant les moutons dans
quelques rochers où la neige a
déjà fondu. (On est en
février) Ces cours se terminent vers onze
heures du soir. Après quoi, aux lueurs des
brandons de paille, les assistants regagnent leurs
demeures. »
Cela ne va pas tout
seul.
« On ne
saurait croire combien il faut de patience avec ces
jeunes gens à demi-sauvages, pour s'assurer
de leurs besoins et y pourvoir. Si on leur demande
une explication quelconque sur un sujet
étranger a eux-mêmes, ils le font
hardiment, suivant leurs lumières ;
dès qu'il s'agit d'eux-mêmes, il est
impossible d'obtenir la moindre réponse. Ils
demeureront des mois entiers dans le doute et
l'angoisse plutôt que d'ouvrir leur
coeur ; et, pourtant, il serait difficile de
les traiter avec plus de patience et de
simplicité que je ne le fais. De tels
caractères sont très fatigants
à conduire ; j'en ai trouvé
partout, mais ici plus qu'ailleurs. »
Poids lourd à porter. « je ne me
sentais guère de feu et de vie... Un soir,
ne sachant que faire, je sortis et allai prier
à l'étable. J'avais le coeur mort...
Que de soupirs j'ai poussés en traversant la
montagne. » En avant quand
même !
Écoutons
encore l'octogénaire :
- Quand on n'a pas
retourné la terre depuis vingt ans !
Déjà la, peine qu'il faut pour
labourer d'une année à l'autre. Alors
vingt ans ! Ce qu'il a dû peser sur
l'araire pour nous atteindre ! Ben, il y est
arrivé à force de soins et de
patience. Il a tout force, tout ouvert, tout
retourné...
Besogne lente,
difficile. Au Queyras le sol est plus dur encore.
« On y est plus froid, plus mort, surtout
à Arvieux. Depuis que j'ai reconnu leur
endurcissement, je leur parle d'une façon
terrible. je ne conçois pas comment ils
peuvent le supporter. » Et l'artilleur
reparaît : « Mais c'est tirer
dans un rempart de terre glaise : le boulet
entre et rien ne bouge. »
SORTIE DU CULTE AUX VIOLLINS
Souvent, Neff revient sur ce
sujet : « À Arvieux, les
catéchumènes prennent de
l'intelligence, comprennent assez bien la doctrine,
mais ils n'en sont point encore
touches. Les grandes personnes semblent des
âmes de terre grasse. Elles ne
résistent pas, mais ne sentent rien du
tout... La parole de l'homme n'est pas
l'épée à deux tranchants. Il
faut que le Seigneur y mette la main
Lui-même. »
Il arrive que Neff se
laisse aller au découragement :
« Triste métier que celui
d'évangéliste quand on voit si peu
d'âmes disposées à recevoir la
Bonne Nouvelle ! On jetterait des fois l'outil
de détresse. » Il pense alors aux
prophètes, si souvent seuls, sans un
frère à qui confier leurs peines. Eux
aussi prenaient parfois la décision de tout
abandonner. Mais Dieu ne le leur permettait pas.
« En attendant qu'un nouveau jour
s'ouvre, je travaille à l'essentiel ;
je prêche l'Évangile tant bien que je
puis à ceux qui veulent l'entendre. Du
reste, que la personne de l'ouvrier soit comme
suspendue a un fil, n'importe ; s'il est
utile, Dieu le
soutiendra ! »
À tout prix,
il faut tenir ! Et Neff écrit de
Saint-Veyran, le 17 juillet 1824:
« Ce n'est
pas quand un ennemi est dans la place qu'on peut
aisément la fortifier : il faut qu'elle
soit prête quand il arrive. Ce n'est pas
quand on se flatte d'une longue paix, quand on la
désire ardemment, quand on tremble à
l'idée de la guerre, qu'on peut s'armer et
préparer une vigoureuse défense.
Veillons en tout temps, car le lion rôde
autour de nous et il ne se contentera pas toujours
de rugir... Eût-on la mort dans l'âme,
il faut faire bonne mine devant sa troupe. C'est
ainsi qu'on se fortifie
soi-même. »
C'est peu
après le 29 août 1824, qu'eut lieu la
dédicace du temple de Freissinières,
aux Viollins. Les autorités civiles et
ecclésiastiques - de
nombreux pasteurs - avaient
été invités. À part le
sous-préfet d'Embrun, catholique, et un
vieux pasteur venu des Vallées du
Piémont, « tous eurent quelque
prétexte à manquer. Sans ce vieillard
qui n'a pas craint, à soixante-treize ans,
de passer les Hautes-Alpes, je me serais
trouvé seul, ce qui eût
été un affront pour l'Eglise de
Freissinières. ».
Tout était
prêt, cependant, pour l'accueil. Un arceau de
feuillage ornait et ombrageait l'entrée du
temple pour préserver de l'ardeur du soleil
les auditeurs qui ne pourraient trouver place
à l'intérieur. Les choses
commencèrent assez mal. Dès son
arrivée, la veille, le pasteur vaudois fit
de son peuple un éloge
pathétique ; puis déclara qu'
« un demi-honnête homme vaut mieux
que rien du tout », qu'on ne peut
guère souhaiter mieux, ajoutant à
l'adresse de Neff, jugé trop
zélé :
- « Si vous
lisez M. Vincent de Nîmes, lumière du
siècle, vous verriez qu'il ne faut pas trop
tendre la corde et savoir s'accommoder au
siècle. »
L'évangéliste
répondit vivement :
-
« Voulez-vous donc envoyer le
Saint-Esprit à l'école de M. Vincent
et réformer l'Évangile comme les
modes ? Je croyais que c'était le
Christ et non M. Samuel Vincent, qui était
la lumière du
siècle ! »
La discussion prit un
tour véhément. Toutefois, quand Neff
se rendit dans la chambre du bouillant vieillard
pour lui souhaiter un heureux repas, il recueillit
ces paroles :
- « Cher
ami, j'admire vos principes, mais, au nom de Dieu,
ne dites pas de mal de M.
Vincent ! »
« Je le lui
promis en souriant, à condition qu'il n'en
parlerait plus. »
Et l'on s'embrassa.
Le lendemain,
dès neuf heures, grand concours de peuple.
On est même venu des vallées voisines
et la foule reflue à l'extérieur du
temple. Le combatif septuagénaire
prêche sur ce texte : « Ne
vous fiez point sur des paroles trompeuses en
disant : C'est ici le temple de
l'Éternel. »
« Quoiqu'âgé, nous confie
Neff, il prêche encore avec la force et la
facilité d'un jeune homme, mais c'est la loi
toute pure, spirituelle tout au plus. Telle que
s'il n'existait point d'Évangile et point de
Sauveur. » Même jugement
porté sur le sermon d'un collègue
absent, représenté par un texte qui
demeura, semble-t-il, inédit :
« Il ne contient point d'erreurs
proprement dites, et même on pourrait dire
que la vérité s'y trouve, mais
tellement fondue dans des riens qu'il faudrait
passer à l'alambic des centaines de tels
sermons pour en faire un qui fût capable de
réveiller les
âmes. »
La
cérémonie achevée
« nous allâmes dîner avec M.
le Sous-Préfet... Ce magistrat me parut fort
aimable, franc et d'une grande
popularité ; il touchait la main aux
plus chétifs montagnards, leur parlait
patois et repoussait avec humeur les louanges. Il
est botaniste, excellent agronome,
s'intéresse beaucoup à la commune de
Freissinières où il vient souvent
pour visiter un troupeau de chèvres du
Thibet qu'il y tient pour le
Roi, »
La foule demeurant
aux Viollins, Neff prêche encore
l'après-midi et le soir, désireux de
lui donner plus substantielle nourriture que celle
qu'elle avait absorbée le
matin.
Sitôt le temple
inaugure, Neff se remet sur sentiers et chemins. On
le voit et l'entend à Briançon, dans
tous les villages de la paroisse, puis il franchit
le col d'Orcières. « En passant
cette montagne à la fin de
l'été, on voit les quatre
saisons : le printemps, près des tas de
neige où le crocus, la gentiane, d'autres
fleurs, commencent à fleurir ; ailleurs
(près de Dormillouse), les moissons
blanchies ; près de là les
blés de l'année prochaine,
déjà verts, et les feuilles jaunes
annonçant l'automne ; et, sur le col,
neige et glace font trouver un hiver
éternel. »
À
Saint-Laurent-du-Cros, Neff reprend la charrue et
laboure les coeurs. Entre temps, il écrit
lettre sur lettre pour encourager ceux qu'il a
« remués » ailleurs,
trouvant le mot qui touche, qui incite à la
réflexion.
Et, fin septembre. il
franchit une fois encore les deux mille sept cents
mètres du col d'Orcières.
« Le temps fut très mauvais et les
montagnes étaient couvertes de neige... je
voulais prêcher à Dormillouse
où l'on m'attendait ; pour faire le
tour (par Gap et la vallée de la Durance) il
m'eût fallu vingt lieues et non cinq. Je pris
un guide et une bouteille de vin de Provence.
Armés d'un gros bâton chacun, nous
nous acheminâmes vers le col. Il y à
trois grandes heures de montée depuis
Orcières ; nous en fîmes une et
plus sur le sec ; puis la neige... Elle
tombait abondamment et un épais nuage nous
enveloppa... Nous en avions jusqu'aux genoux. Une
grêle. poussée par un vent terrible
joignait son bruissement sourd aux éclats de
la foudre, aux roulements des avalanches... ;
nous voyions les éclairs briller au-dessous
autant qu'au-dessus et à coté...
Enfin, nous arrivâmes sur le col où la
neige était amoncelée à plus
de trois pieds et le vent insupportable... On
redescend tout de suite. Quelques pas et nous
étions presque à l'abri. Je donnai
alors à mon guide un franc. À
Chamonix il en faudrait six, ou plus. Il me restait
deux lieues jusqu'à Dormillouse. Le
brouillard se leva et je vis
quelques pointes de rochers dorées des
rayons du soleil. Je chantai alors quelques versets
du Te Deum... Pressant le pas je trouvai
bientôt la trace des troupeaux que la neige
avait chassés dans la vallée...
À Dormillouse, on ne fut pas peu surpris de
me voir arriver par le
col. »
Pour se reposer de
cette équipée, son culte
terminé, après quelques heures de
sommeil, Neff abat les soixante kilomètres
qui le séparent de Saint-Véran, puis
d'Arvieux. Chemin faisant, il trouve encore moyen
de préparer une tisane pour la mère,
malade, de six enfants. Rester à la Chalp
plus d'un jour, comme on le lui demande ?
Alors, les autres, que deviendront-ils ?
« Je pars pour Briançon, pour
Freissinières, etc. Priez pour moi et pour
les pauvres Alpins. »
Nous nous lasserions
plus vite que Neff si nous tentions de le suivre.
Pareil à l'écureuil, toujours
à sauter d'arbre en arbre, il saute, lui, de
val en val, porté « par la forte
qu'il a » qui semble se nourrir de la
fatigue du corps. Seul, le bâton de route
diminue ; ce qui en avait été la
pointe s'arrondit, s'écrase. Ce n'est pas
sans émotion que nous avons tenu en main,
certain jour lointain, cet humble témoin des
incessants déplacements de l'apôtre
des Hautes-Alpes.
|