FÉLIX NEFF PORTEUR DE
FEU
CHAPITRE
VI
DÉBUTS
DIFFICILES
Parti de Grenoble le 9
octobre 1823, le missionnaire - car il vient en
missionnaire - remonte la vallée
d'Oisans : « Elle est vraiment
belle, étroite, profonde, bordée de
montagnes à pic dont les cimes prismatiques
et bizarrement découpées semblent
toucher au ciel... La Romanche, qui la parcourt
dans toute sa longueur, y dépose un limon
gras, semblable à celui de l'Arve... Quand
nous eûmes quitté les derniers
villages, nous aperçûmes de petits
bois de mélèzes ; je n'en avais
jamais vu que dans des bosquets de plaisance. Plus
loin, au-dessus de la route, un glacier ;
c'était le premier que je visse ; j'eus
le temps de le considérer en passant parmi
les débris de rochers qu'il a
accumulés à sa base dans le fond de
la vallée. Pour cette fois, je fus tout
à fait dans les Alpes. »
Halte au hameau
délabre du Chazalet « dont les
habitants ne brûlent que des mottes de gazon,
de la bouse de vache et du crottin de brebis...
C'est là que j'ai vu pour la première
fois du pain cuit depuis plus d'un an ;
trempé dans l'eau, il est meilleur que je
l'aurais cru. » Neff visite et
réconforte quelques familles protestantes
abandonnées comme telles depuis des
années.
Poursuivant sa route,
il franchit le col du Lautaret, à deux mille
mètres d'altitude. Le temps se gâte.
« Il faut souffrir, quand la neige,
portée par le vent, vous vient au visage et
dans les yeux, comme du sable, et efface
continuellement la légère trace que
le voyageur doit suivre entre les
précipices. » Au pied des
forteresses de Briançon, le piéton
trouve un ami et c'est à cheval, suivant le
cours de la Durance, qu'il monte à Pallons
situé à l'entrée du val de
Freissinières. « Jamais je n'ai vu
site plus pittoresque que celui-là :
maisons, rochers, prairies, précipices,
moulins, cascades, tout y est
pêle-mêle ; la vigne, le sapin, le
noyer, le mélèze, y sont comme
confondus ; c'est un chaos aussi singulier
qu'agréable. »
Le lendemain,
remontant la vallée, Neff gagne les Viollins
où il prêche dans le temple en voie
d'achèvement. « Ni bancs, ni
chaire, on arrangea le tout comme on put... Les
habitants sont vêtus de gros drap de couleur
fauve comme le poil du loup. Ils paraissent
n'être pas sots et ont, comme ceux du fond du
val, beaucoup d'attachement à la doctrine de
leurs pères... Les anciens furent
agréablement surpris de m'entendre parler
patois (appris à
Mens). »
Premier, rapide
contact. Neff doit se rendre à
Queyras où on lui a promis
un logement. Il faut pour cela redescendre
jusqu'à la Durance, à mille
mètres d'altitude, suivre le Guil par un
mauvais sentier qui en épouse tous les
caprices, au plus profond d'une gorge sauvage. Au
delà de « cette espèce de
souterrain », on débouche sur les
hautes vallées queyrassines où sont,
à gauche, la Chalp d'Arvieux et Brunissard,
à droite Pierregrosse, Fontgillarde et
Saint-Véran, le plus haut village
habité d'Europe, à plus de deux mille
mètres. « Au Queyras, les
protestants sont plus instruits et plus
zélés (première impression)
que partout ailleurs dans le Dauphiné. Avec
eux on met facilement en train une bonne
conversation. » À Brunissard,
l'évangéliste baptise « un
enfant né le matin même dans
l'étable où sa mère
était couchée. Là, les
étables servent de salon, de chambre
à manger, à coucher et de chapelle
pendant tout l'hiver ; elles sont construites
de manière à loger toute la famille,
gens et bêtes... Les montagnards
s'étonnent de l'agilité avec laquelle
je gravis leurs rochers et de la facilité
avec laquelle je me fais à leur genre de
vie. »
Mais Neff ne peut
encore songer à se fixer de façon
définitive dans cette paroisse
éparpillée sur des versants de
montagne du col de la Croix à
Saint-Laurent-du-Cros, bien au delà du col
d'Orcières. Étranger, dépourvu
de tout titre ecclésiastique, espion de
l'Angleterre, disent quelques-uns de Mens,
obtiendra-t-il vocation du Consistoire
d'Orpierre ? M. le Sous-Préfet
accordera-t-il une autorisation de
séjour ? Faudra-t-il solliciter une
naturalisation ? S'il n'y avait que
l'administration ! « Je vois bien
que j'aurai à lutter contre l'influence des
prêtres romains et contre
tes intrigues des prêtres protestants.
À la garde du Seigneur, il arrivera ce qu'il
doit arriver. Que Dieu me donne seulement foi,
patience, fidélité ! Les
églises du Queyras et de
Freissinières, peu nombreuses, très
écartées, situées aux
dernières limites du monde habitable, parmi
les rochers et les mélèzes,
près des neiges éternelles, n'ont
rien d'attrayant pour des
mercenaires. »
Pendant des semaines,
Neff voltige de vallée en vallée pour
obtenir des lettres des Anciens. Puis il franchit
en décembre le col d'Orcières.
« Les paysans avaient enveloppe mes
souliers de vieux chaussons de laine... Deux
hommes, seulement, avaient franchi ce passage
depuis la chute des neiges, en septembre ;
leurs traces se voyaient encore, croisées
çà et là par le pas des loups,
des chamois et de quelques preneurs de
marmottes. » Le voici en coup de vent
à Mens où il prêche et visite
les « assemblées » au
milieu de l'émotion générale,
à Orpierre accompagné par le pasteur
Blanc, où l'on décide de lui
« adresser vocation » pour le
Queyras et Freissinières et de solliciter sa
naturalisation auprès du Roi ; à
Cap où le Préfet déclare ne
rien pouvoir faire tant qu'il n'aura pas en main
des pièces officielles ; à
Orpierre de nouveau, à
Trescléoux ; à Gap encore ou les
choses stagnent. « J'ai tout lieu de
croire qu'on me laissera passer au moins quelques
semaines tranquilles. »
En fait, cette
situation équivoque durera des
années. Elle ne fut jamais
régularisée et, pour sa situation
matérielle, Neff ne dépendra que du
bon vouloir de ses paroissiens. Qu'importe !
Sans se tracasser davantage, il se met à la
besogne comme si tout était pour le mieux
dans le meilleur des mondes. jusqu'à
maintenant, il n'a qu'effleuré son immense
paroisse.
Corps à corps
et coeur à coeur vont commencer. De
l'intense bataille, car c'en fut une, nous ne
pourrons suivre, chronologiquement, toutes les
péripéties. Car Neff est en
perpétuels
« remuements », feu follet
spirituel de quinze villages semés sur un
parcours bossu de quelque cent cinquante
kilomètres que le vaillant piéton
arpente sans cesse, été comme
hiver.
Un ancien nous disait
- nous avions alors vingt ans :
- Neff ? On ne
savait jamais de quel côté il tombait,
car il tombait de partout. Dimanche ou semaine, il
survenait, visitait, prêchait, chantait, puis
saisissait son bâton, après avoir
allumé les feux. De nouveau là, deux
ou trois semaines après, pour souffler
dessus. Et il soufflait fort ! jusqu'à
ce que les flammes montent. À la longue, qui
pouvait résister à cet homme ?
Que de fois, aux Viollins, il nous a surpris
à des neuf et des dix heures du soir. De la
canne - on dormait, bien sûr - il frappait
à toutes les fenêtres. Au
temple ! au temple ! Et on y allait entre
les murs de neige.
Nous eûmes
cette réflexion :
- Il devait y faire
un froid de canard.
Ce qui nous valut
cette réponse
fulgurante :
- Froid ? pas
froid ? Qui s'en occupait ? Parce que,
jeune homme. l'Évangile, annonce par
Félix Neff, ça
réchauffe !
Et puisque nous en
sommes aux souvenirs personnels, rappelons ici ce
que nous disait un soir, devant l'âtre, notre
grand-père maternel, neveu du percepteur
Baridon.
- Neff, moi, je ne
l'ai malheureusement pas connu, ce qui s'appelle
connaître. Il m'a baptisé !
C'est
déjà quelque chose. Mais que de fois
le percepteur m'en a entretenu ! Quand il
venait chez nous, il s'asseyait là, au coin
de cette table. Un temps, éreinté par
ses courses, il se taisait, comme hors du monde,
regardant plus ou moins nos gens aller et venir.
Puis parlait tant soit peu, de choses temporelles,
de nos travaux car il était très
porté sur l'agriculture... D'une voix toute
simple... Alors il soupait avec la famille,
très poli, faisant passer le pain, les
assiettes, pas fier pour un brin, traitant le
domestique avec autant d'attention que le
maître. Enfin, le percepteur lui tendait la
Bible. Il se jetait dessus, trouvait le chapitre
qu'il avait en tête. Alors un autre
homme : une voix qui saisit, domine, des
questions brûlantes, la prière, tout
le monde à genoux, une prière qui
amenait Dieu sous le plafond, le rendait visible
à tous... Après quoi, il empoignait
sa canne, et, sur un bonsoir gracieux, sautait dans
les ténèbres pour aller prier avec
quelque autre... »
- Les
premières lettres de Neff, datées de
Freissinières, nous donnent avec rudesse ses
premières impressions toutes
fraîches :
« Il faut
ici tout créer : architecture,
agriculture, instruction. Tout y est dans la
première enfance. Beaucoup de maisons sont
sans cheminée et sans fenêtres. Toute
la famille, pendant sept mois d'hiver, croupit dans
le fumier de l'étable qu'on ne nettoie
qu'une fois l'an. Le pain, qu'on ne cuit qu'une
fois par année, est de seigle dur,
grossièrement moulu, non tamisé. Si
ce pain vient à manquer, vers la fin de
l'été, on cuit des gâteaux sous
la cendre, comme les Orientaux. Si quelqu'un tombe
malade, on n'appelle point le
médecin, on ne sait faire ni bouillon, ni
tisane. je leur ai vu donner à un malade,
dans l'ardeur de la fièvre, du vin et de
l'eau de vie. Heureux s'il obtient une cruche d'eau
près de son grabat. Les femmes y sont
traitées avec dureté, comme chez les
peuples encore barbares ; elles ne s'asseyent
presque jamais, elles s'agenouillent ou
s'accroupissent là où elles se
trouvent ; elles ne se mettent point à
table et ne mangent point avec les hommes ;
ceux-ci leur donnent quelques pièces de pain
et de pitance par-dessus l'épaule, sans se
retourner ; elles reçoivent cette
chétive portion en baisant la main et en
faisant une profonde
révérence. »
De ces relations de
maître à servante, quasi esclave, dont
il ne reste plus trace, aujourd'hui - et sans doute
Neff a-t-il eu sa part d'influence sur cette
heureuse évolution - il faut peut-être
chercher la cause profonde dans la lecture
quotidienne. Là-haut et pendant des
siècles, de l'Ancien Testament, de ses plus
anciens livres surtout où règne la
conception orientale de la famille : l'homme,
chef tout-puissant, craint, obéi ; la
femme, ployée sous le poids du
péché d'Eve, née pour
enfanter, pour servir. L'homme doit ignorer les
tendresses de l'amour. On sait ce qu'il advint
à Samson, à David, à tant
d'autres ! Puis n'oublions pas la longue
présence à Freissinières, des
Sarrasins dont les traits sont encore
marqués sur plus d'une figure. Or les femmes
arabes ne passent pas pour des
émancipées...
Neff poursuit :
« Les habitants de ces tristes hameaux
étaient si sauvages, à mon
arrivée, qu'a la vue d'un étranger,
fût-ce d'un paysan, ils se
précipitaient dans leurs
chaumières comme des marmottes. Les jeunes
gens, les jeunes filles surtout, étaient
inabordables. »
Là encore,
héritage séculaire. Qui venait de
l'extérieur ne pouvait être qu'un
espion et la fuite immédiate était
une instinctive réaction. Puis, nous l'avons
suffisamment marqué, les
persécutions, les départs pour
l'exil, les guerres, avaient opéré
une sélection à rebours dont le
dernier terme avait été, dans la
misère générale, une presque
totale démoralisation. On ne s'étonne
donc pas de trouver ces mots sous la plume de
Neff :
« Ce peuple
ne laissait pas de participer à la
corruption générale, autant que sa
pauvreté le lui permettait. Le jeu, la
danse, les jurements les plus grossiers, les
procès, les querelles s'y rencontraient
comme partout ailleurs. »
Raison de plus pour
le missionnaire de planter sa tente sur les rocs de
Freissinières. Comme son Maître, il
vient sauver ce qui est perdu. Et il
écrit :
« Néanmoins la
misère de ce peuple est digne de
pitié. Elle doit inspirer d'autant plus
d'intérêt qu'elle résulte, en
grande partie, de la fidélité des
ancêtres refoulés par l'ardeur de la
persécution dans cette affreuse gorge,
où il est à peine une maison qui soit
à l'abri des éboulements de neige et
de rochers. Dès
mon arrivée je pris cette vallée en
affection et je ressentis un ardent désir
d'être pour elle un nouvel
Oberlin. »
SAINT-VÉRAN (2.040 M.
D'ALTITUDE)
Sortons de cette
« gorge affreuse » pour gagner,
par un sentier incertain, tantôt zigzaguant
au flanc des pentes abruptes, tantôt
serré, sous le jet des cascades, entre
rocher et précipice, le village de
Dormillouse ou vivaient alors -
il en reste une quarantaine - deux cents habitants.
« Ce village est célèbre
par la résistance des siens, depuis plus de
six cents ans, aux efforts de l'Eglise
romaine ; ils sont sans mélange, de la
race des Vaudois et n'ont jamais fléchi le
genou devant l'idole, même dans le temps
où tous ceux du Queyras dissimulaient leur
croyance. On voit encore les restes des forts et
des murs qu'ils avaient élevés pour
se préserver des surprises de leurs
ennemis ; ils doivent en partie leur
conservation à la position même de
leur pays qui est presque inaccessible... L'aspect
tout à la fois affreux et sublime de cette
contrée qui a servi de retraite à la
liberté pendant que presque tout le monde
gisait dans les ténèbres ; le
souvenir de ces anciens et fidèles martyrs
dont le sang y semble encore rougir les
rochers ; les profondes cavernes où ils
allaient lire les Saintes Écritures et
adorer en esprit et en vérité le
Père des lumières, tout, ici, tend
à élever l'âme et inspire des
sentiments difficiles à
décrire. »
Que les temps ont
changé ! « On ne trouve plus
aujourd'hui, parmi eux, une seule âme qui
connaisse véritablement le
Sauveur. »
L'été
peut créer des illusions alors qu'on est
campé devant un merveilleux horizon
peuplé, bruissant de cimes et de cascades
baignées dans une ardente lumière.
Que de fleurs, partout ! Gentianes, lis blancs
et pourpres, pensées, violettes, orchis,
arnicas, anémones, ancolies, sur les pentes
rocheuses génépi, rhododendrons et
edelweiss, soldanelles autour des neiges,
célèbrent l'allégresse des
beaux jours. Mais les frimas restent à
l'affût. Dans une lettre datée du 16
août, Neff écrit :
« L'hiver ne nous a quittés que le
29 juin et il est revenu hier matin. Il a
gelé et j'ai vraiment
souffert du froid. La veille, la grêle avait
ravagé plusieurs collines ; il n'y a ni
pâturage, ni fourrage et très peu de
grains. La misère menace les pauvres Alpins.
Encore s'ils étaient riches en Dieu, tout
cela serait peu de chose, mais toutes les
misères à la fois. Triste chose que
ce pauvre monde. On voit qu'il est
maudit ! » C'est bien ce qu'avaient
fini par penser ceux de Dormillouse et ceux du
creux du val, abandonnant toute espérance.
Il est difficile, à la longue, de tenir,
quand on à contre soi la nature et les
hommes !
Et que dire du
véritable hiver ! « Souvent
nos cantiques ont pour accompagnement le roulement
terrible des avalanches qui, glissant sur la
surface lisse des glaciers, se précipitent
de gradin en gradin comme d'immenses et magnifiques
cataractes d'argent. » Quand, de nuit,
revenant de quelque lointaine expédition,
Neff regagne son nid d'aigle, à Dormillouse,
des jeunes gens porteurs de torches de paille, de
brandons enflammés, l'accompagnent pour
tailler à coups de hache, des pas au point
ou la cascade recouvre d'une épaisse couche
de glace le sentier incliné sur le
précipice. Imagine-t-on le retour du
voyageur épuisé dans le village
endormi sous la neige, se faufilant entre les murs
blancs construits à la pelle, ouvrant enfin
à tâtons la porte d'une chambrette
glacée ? On comprend son cri :
« Avec quelle force de pareils endroits
ne s'élèvent-ils pas en jugement
contre les hommes qui ont pu en forcer d'autres
à chercher un refuge que dédaignent
les bêtes de
proie ! »
Aujourd'hui encore il
faut gagner Dormillouse par le sentier que douche
la cascade, orages, avalanches,
chutes de pierre ayant impitoyablement
balayé toute tentative de chemin
carrossable. Et comme toujours, l'hiver, quand un
malade « presse », il faut le
descendre sur un matelas, devenu traîneau,
retenu par des cordes. Tel, que nous avons connu,
mourut pendant qu'on taillait les pas au pied de la
cascade.
Évoquons ici
un souvenir. Certain hiver, en janvier, ayant
affaire aux Viollins, nous nous y rendîmes
des Ribes. Distance, trois kilomètres. Dans
les quarante-huit heures, deux mètres de
neige étaient tombés que les mules
attelées au triangle avaient renoncé
à refouler car le blanc dépassait
leurs oreilles. Un âpre vent du nord
appointissait les aiguilles d'un froid de vingt
degrés. Il nous fallut plus de trois heures
pour franchir ces trois kilomètres, de la
neige plus haut que le béret, totalement
enseveli quand on abordait une
« congère ». Nous ne
serions sans doute pas arrivé aux Viollins
si des jeunes gens pourvus de skis n'avaient,
à notre intention, allant et venant,
creusé sur la nappe blanche une façon
de sentier d'où l'on glissait souvent dans
les profondeurs ouatées. Il fallait alors
nager plus que marcher.
-
« Où
êtes-vous ? » criait parfois
une voix sympathique.
-
« Ici ! »
Et une main trouait
la surface... Quel retour, dans la nuit, sous les
étoiles, par un froid encore plus
sibérien ! Le
« falot-tempête » dont on
nous avait muni s'éteignait a chaque
dégringolade. Qu'ils étaient beaux,
à la flamme ressuscitée, les mille
cristaux allumés au creux des tombes
immaculées auxquelles nous tentions
d'échapper !... De nouveau les
étoiles... Mais où est ce qui fut le
chemin, entre les pentes et la
rivière glougloutante sous la glace ?
... Sans le chien de la maison, venu à notre
rencontre, bondissant hors de la neige comme un
possédé, nous y serions
peut-être encore ! ...
Le récit de
cette très modeste prouesse n'apparaît
ici que pour permettre au lecteur d'imaginer ce que
dut endurer, pendant quatre ans de haute montagne,
le piéton Neff qui jamais ne
s'écoutait, ne se dorlotait, parce qu'il y
avait toujours des âmes à conforter de
l'autre coté des monts. Ce qu'il appelait
ses « rondes », incessantes,
duraient vingt et un jours. « Il ne
couchait pas cinq nuits dans le même
lit. » Non pas courageux.
héroïque. Et l'ignorant.
- Ne pensant qu'au
salut, disait un paysan, il partait et courait
comme un lièvre pour l'offrir de
côté et d'autre.
Et
l'octogénaire des
Viollins :
- Ça le tenait
aux chausses. Fallait qu'il
évangélise ! La force d'En-haut
l'accompagnait, bien sûr. Sans quoi il serait
mort cinquante fois. De prudence, de pieds
gelés, de chute au précipice, il
n'était jamais question. Toujours en
avant !
En avant pour
catéchiser, pour prêcher, pour prier,
pour chanter, pour enterrer et baptiser, pour
activer le feu là où il a pris, pour
« rallumer les brandons »
là où ils sont éteints, pour
créer des écoles, pour former des
instituteurs. jamais découragé. Se
contentant d'une paillasse dans quelque recoin, de
repas froids, indifférent aux besoins de son
corps, aux fatigues inouïes qu'il lui impose.
En avant !
Et presque toujours
seul, quoi qu'il lui en coûte.
« J'aime ma
mère. je l'aime comme elle m'aime, je serais
certes heureux de l'avoir avec moi. Mais où,
avec moi ?... Moi aussi je
pourrais me marier, avoir une compagne, une vie de
famille, un chez moi. Mais que deviendrait cette
oeuvre qui a toutes mes affections, que deviendrait
ma femme toujours seule quand je serais
appelé à errer de cotés et
d'autres ? Elle serait au Queyras lorsque je
serais à Freissinières ou en
Champsaur ; et même en Queyras, elle
serait à la Chalp d'Arvieux, où est
le presbytère, lorsque je serais à
Saint-Veyran, à Pierregrosse ou
Fontgillarde, à Vars, à trois,
quatre, cinq et huit lieues... Avoir devant les
yeux une perspective de repos, de bien-être
sur la terre, c'est une tentation. J'y suis sujet
comme un autre mais je me le reproche, comme une
grande sottise. Saint-Paul promet du repos aux
fidèles, mais seulement lorsque le Seigneur
sera revenu avec ses saints
anges. »
« Âpreté du
climat, triste aspect du pays, fatigues
continuelles », tout cela est
oublié « dans l'espoir que
germeront quelques grains de la semence sainte
qu'il m'est donné de répandre. Alors
ces affreuses montagnes me sont agréables
comme le Liban ou le Carmel. »
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