FÉLIX NEFF PORTEUR DE
FEU
CHAPITRE
IX
LA GLACE FOND
Neff a passé trois
semaines au Queyras qu'il quitte « le
coeur serré ». L'âme en
souci, il arpente le sentier qui se faufile au
creux de la gorge ténébreuse du Guil,
vivante image de l'enfer. Comme il arrive à
Freissinières. François Berthalon, le
« sévère »
Berthalon, quitte le champ où il besogne et
s'approche, « l'air riant », de
l'éternel voyageur.
- Bienvenue !
Vous êtes ardemment désiré. Je
crois que, cette fois, le Seigneur a bien
travaillé !
Certes !
Que s'est-il
passé ?
« Tous les
visages semblaient changés... Vives
démonstrations de joie auxquelles
succédaient des larmes... Je devais
m'arrêter partout... Il me fallut trois jours
pour arriver à Dormillouse, le Jeudi Saint
(1825). »
Les
catéchumènes étaient descendus
jusqu'à la cascade, à la rencontre de
leur pasteur. Le soir même, réunion
jusqu'à onze heures, mais les jeunes hommes
restèrent longtemps après.
« Étant sorti pour prendre l'air,
j'entendais dans une maison voisine des pleurs et
des lamentations, comme pour un mort ; je
m'approchai et reconnus que c'étaient les
jeunes filles réunies chez Suzanne qui,
touchées par sa parole pleine de vie,
pleuraient leur trop longue indifférence...
Scène touchante, paroles plaintives,
entrecoupées, auxquelles les expressions et
la prosodie du Patois donnaient une âme dont
le français n'est pas susceptible... je me
retirai sans bruit et allai rejoindre les jeunes
gens, pas moins
attendris. »
Le lendemain, 31
mars, jour du Vendredi-Saint, Neff descend à
la Combe (les Viollins). « La plus
profonde tristesse était encore peinte sur
les visages. » À dix heures, le
temple est rempli par les gens accourus de toute la
vallée. Au nombre de cent, les
catéchumènes sont assis au pied de la
chaire. « Je leur adressai un discours
sur : Comme des enfants nouvellement
nés... Le Seigneur m'assista puissamment.
L'assemblée fondait en larmes. Beaucoup de
jeunes gens, surtout des filles, étaient
à genoux. Quand il fallut
réciter le voeu du baptême, je n'en
trouvai aucun qui put aller jusqu'au bout ;
les sanglots étouffaient les voix. Je fus
obligé de réciter pour eux. Puis,
élevant les mains pendant que tous
étaient prosternés, j'invoquai sur
eux la bénédiction du Père, du
Fils, du Saint-Esprit. Après le service, la
plupart restèrent à genoux sans
paraître s'apercevoir que c'était
fini. »
À deux heures,
on se retrouve pour le service de la Passion selon
le rite morave. « L'émotion fut
encore plus grande que le matin ; peu de
personnes pouvaient chanter ; deux de nos
chantres, surtout, ne firent que verser des
larmes. » Et le soir, aux Mensals,
« réunion nombreuse et
familière, jusqu'à
minuit ». On se rassemble encore le
lendemain matin, 1er avril, le soir à
Pallons où l'on s'entretient jusqu'à
deux heures de la nuit. Pâques ! la
communion prise par des centaines de fidèles
(on peut les nommer ainsi maintenant).
Assemblée compacte, encore,
l'après-midi, le soir, le lendemain, et par
trois fois à Dormillouse !
Ici, il convient de citer, et
longuement :
« Ainsi se
passa cette semaine vraiment sainte pour cette
vallée. On ne l'y avait jamais
célébrée. Cette fois,
c'était tout à fait fête ;
la jeunesse, surtout, semblait animée d'un
même esprit, et une flamme vivifiante se
communiquait de l'un à l'autre, comme
l'étincelle électrique. Pendant ces
huit jours je n'ai pas eu, en tout, trente heures
de repos ; on ne
connaissait plus ni jour, ni
nuit. Avant, après, entre les services
publics, on voyait les gens réunis en divers
groupes autour des blocs de granit dont le pays est
couvert, s'édifiant les uns les autres. Ici
on lisait le Miel
découlant du rocher ; là, le Voyage du
Chrétien ; plus loin, Suzanne Baridon
parlait de l'amour du Sauveur tandis que le
sévère François Berthalon
représentait aux jeunes hommes l'horreur du
péché et la nécessité
de la repentance. Dans ces petites réunions,
les larmes coulaient comme au temple et on y
observait le même recueillement...
Frappé, étonné de ce
réveil subit, j'avais peine à me
reconnaître. Les rochers, les cascades, les
glaces même, tout me semblait animé et
m'offrait un aspect moins sévère. Ce
pays sauvage me devenait agréable et cher,
dès qu'il était la demeure de mes
frères... N'oublions pas toutefois qu'il y a
plus de fleurs au printemps que de fruits en
automne et qu'au moment d'un réveil, bien
des âmes, entraînées par le
mouvement général, paraissent
animées sans l'être effectivement,
comme un caillou au milieu d'un brasier serait pris
pour un charbon vif... Quoiqu'il en soit, c'est ici
une oeuvre de l'Éternel !... Faisons
comme les sentinelles qui veillent sur les murs
d'une forteresse ; crions-nous, les uns et les
autres : « Sentinelles, prenez garde
à vous ! »
On peut se demander comment,
si souvent absent pendant des semaines, Neff put
atteindre jusqu'aux racines de ces âmes si
longtemps tièdes. C'est que,
en vrai chef, il savait se faire
aider. Partout, dans chaque village de chaque
vallée, il avait désigné, pour
approfondir son travail, ceux et celles dont il
était sûr, chargés de visiter,
d'exhorter à la vigilance. Suzanne Baridon
était, à Freissinières, une de
ces « monitrices ». Ses lettres
la montrent enjouée, d'une vive intelligence
« toujours prête à courir
sur le rempart de la foi ». À
l'heure ou Neff récolte les fruits de son
écrasant labeur, son nom ne doit pas
être oublié.
TORPEUR DE MIDI
Dans le même temps,
pour que chacun possède une Bible à
son foyer, un volume de sermons - Nardin - à
méditer aux heures où l'on garde les
troupeaux, l'infatigable fonde une
Société biblique. Il en coûte
quelque argent et l'on n'en a guère. Mais
l'un s'embauche comme ouvrier aux
ardoisières, un autre comme berger des
moutons de Provence. Comment acquérir dans
cette famille des Mensals, non pas un, car on a bon
appétit, mais deux exemplaires de
Nardin ?
- Quoi, dit un des
fils Besson, ne voulions-nous pas acheter un jeune
porc ?
- À la place,
répond une soeur, ne pouvons-nous pas
engraisser un bouc ?
Tous :
- Oui, oui, les
sermons, les sermons ! Point de cochon. Nous
ferons la soupe tout de même.
Alors le père,
gravement :
- Soit, je le veux
bien aussi.
Après ces huit
jours qui virent la résurrection de
Freissinières, Neff passe le col
d'Orcières, appelé par ses cinquante
catéchumènes du Champsaur.
L'activité du « juif
errant » comme on l'appelle au Queyras,
où on lui en veut de ne pas rester sur
place, reprend de plus belle. En avant ! Il ne
pouvait se croiser les bras, se livrer au repos,
quand il voyait tant d'ouvrage et si peu
d'ouvriers.
Lisant ce qui
précède, on peut ironiser :
surchauffe, influence morbide d'un
évangéliste exalté, habile
à capter les âmes des timides,
à leur arracher des larmes, excitation sans
lendemain, feu de paille !
Erreur profonde. Ce
lendemain dura plus d'un siècle et chez
plusieurs dure encore. Grâce à la
conquérante ardeur de Félix Neff se
succédèrent là-haut des hommes
et des femmes a la conscience droite, au ferme
vouloir, a la foi vivante et joyeuse. Familier de
Freissinières dès notre lointaine
enfance, fils d'une mère qui devait au
« Bienheureux » un rayonnement
d'âme exceptionnel, nous pouvons en
témoigner. Au feu allumé sur les
monts comme au creux des vallées, plusieurs
générations, issues d'une
génération transie, enfin
réchauffée, ont demandé cette
chaleur du coeur sans laquelle on n'existe pas.
À tout ce qui s'est fait de bien et de beau,
dans ce recoin rocheux, le Genevois Neff a
présidé et préside encore.
Théophile de Félix, descendant en
ligne directe du sévère
François Berthalon, celui qu'on appelle
à Freissinières la Voix de la
vallée, parlait vrai
quand il nous disait récemment dans sa
chambrette voûtée, aux parois
ornées de versets bibliques tracés au
pinceau :
- On lui doit
tout ! Loué soit le Seigneur.
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