FÉLIX NEFF PORTEUR DE
FEU
CHAPITRE
X
QUAND NEFF
PARLE
Le rébarbatif col
d'Orcières, Neff le franchira une fois de
plus, en novembre 1826, pour aller participer
à la dédicace du temple de Mens. Dix
robustes chasseurs de chamois l'accompagnent
jusqu'à son sommet « recouvert par
quatre ou cinq pieds de neige. fraîchement
tombée ». Là, à
Mens, « nous n'avons pas eu le
crève-coeur d'entendre des
prédicateurs à la mode comme cela
serait sans doute arrive s'il avait fait beau
temps ». Le messager de
Freissinières parle sur ce texte :
Vous-mêmes,
comme des pierres vivantes, édifiez-vous
pour former une maison
spirituelle.
Comment Neff
prêchait-il ? Quelle était la
substance de son message ? Peu de ses sermons,
malheureusement, ont été
confiés à l'écriture. Mais ses
lettres nous en donnent, fréquemment, le
plan et même certains passages. Neff, en
effet, est un improvisateur ne,
domine par la fougue de son tempérament. Ses
prédications, certes, il les
« construit » sur les sentiers
alpins, dans la neige, en diligence, mais n'entend
pas dresser entre son ardeur et l'attention de
l'auditoire, la rigidité de phrases
tracées sur le papier. Il laisse parler son
coeur, donné à l'émotion du
moment. Comment, si l'on lit ou récite,
établir un contact direct,
passionné ? Neff improvise donc,
presque toujours, guidé par des idées
longuement méditées ; à
la parole, cueillie en quelque sorte, sur le front
des auditeurs, dont les préoccupations,
acquiescements ou résistances sont surprises
par ce regard de l'âme auquel rien
n'échappe, de les traduire avec le maximum
d'efficacité.
- Avant de s'adresser
à nous, il nous regardait longuement.
Soudain, ça partait ! Et le torrent
emportait tout !
Torrent, certes, mais
qu'une minutieuse préparation canalise pour
mieux utiliser son élan.
« Nous
avons eu le privilège, écrit A.
Peloux, d'avoir entre les mains quelques manuscrits
de méditations de Félix Neff,
feuilles jaunies par le temps, remplies d'une
écriture fine, irrégulière,
tourmentée ; beaucoup de ratures, de
surcharges ; des pages entières
effacées, presque illisibles. Des
expressions sont remplacées par d'autres
plus heureuses ou plus fortes. Certaines phrases
sont soulignées. »
Voici quelques
fragments de l'un des rares sermons de Neff
(dédicace du temple de Mens), dont
l'essentiel est venu jusqu'à nous. Mais
prêché, c'est-à-dire
parlé, il fut sans doute assez
différent.
« Quand on
élevait le magnifique temple de
Salomon, toutes les pierres,
tous les bois qu'on y apportait étaient si
bien taillés et préparés qu'on
n'y entendait, dit l'historien sacré, ni
marteau, ni hache, ni aucun instrument de fer, non
plus qu'aux ardentes fournaises, entre Succoth et
Tsarthan, où l'on fondait l'airain pour les
vases sacrés... Ainsi, dans le ciel, le
majestueux sanctuaire s'élève sans
bruit, sans effort ; tout y arrive pur et
parfait. »
Mais nous, les
hommes, nous besognons encore dans les
carrières.
« Que de
pierres informes, de rebuts, de débris
inutiles, que d'objets d'un usage
passager !... Combien d'arrangements
provisoires ! Que de mercenaires,
d'étrangers, occupés dans ces
carrières, comme les ouvriers d'Hiram et
qui, comme eux, n'entreront jamais dans le
sanctuaire ! Que de dissensions entre les
travailleurs, même les plus
fidèles ! que de conjectures, de
discussions vaines au sujet du but final et du plan
qui n'est connu que du grand architecte, de lui
seul ! Chercherons-nous dans ce chaos la
véritable Église, le Temple
spirituel ? Voudrons-nous la composer de
l'ensemble de tous ces blocs informes,
ébauches, ou seulement de ceux qui nous
paraîtront déjà
préparés par le
Maître ?... »
Et ces lignes
où l'on saisit sur le vif la
« manière » de Neff
prédicateur :
« Si un
homme chargé de dettes, prêt à
être livré à ses
créanciers entre les mains de la justice et
plongé dans un cachot, recevait tout
à coup la nouvelle qu'une riche succession
vient de lui échoir et qu'il aura non
seulement de quoi payer ses dettes mais encore de
quoi établir richement sa famille et vivre
dans l'opulence, quelle joie
n'éprouverait-il
pas ? Personne ne le
blâmerait de ses transports. On dirait au
contraire : - Il a bien raison de se
réjouir... Avez-vous jamais
éprouvé rien de semblable en
entendant la nouvelle de votre salut par
Jésus-Christ ?... Et si l'on venait
vous dire à cette heure, en vous montrant
une montagne escarpée : - Vous voyez
ces rochers, ces précipices, ces cavernes
ténébreuses ? Voilà bien
des périls, mais il y a de l'or... Quel est
celui d'entre vous qui ne tressaillerait pas, qui
ne sentirait pas naître en lui une nouvelle
vigueur, une nouvelle ardeur, qui ne mettrait tout
en oeuvre pour parvenir à cette
précieuse mine ?... Votre coeur a-t-il
jamais tressailli de cette manière en
pensant au trésor inépuisable de la
grâce divine, à cette source vive qui
jaillit jusqu'à la vie
éternelle ?... »
Ardeur et
simplicité. Comme il convient devant des
auditoires inaptes à suivre le jeu des
pensées abstraites : des images, des
comparaisons.
« Comme
les eaux de la mer baignent également la
baleine et le plus petit coquillage, comme une
pluie abondante arrose suffisamment le chêne
et le gramen, ainsi l'amour de Dieu, embrasant tous
les êtres qui vivent en lui, rassasie
pleinement chacun d'eux comme s'il ne s'occupait
que de lui.
« Le
chrétien est citoyen du ciel ; s'il est
souvent obligé de s'occuper des biens
périssables, tel un plongeur qui vient
respirer à la surface de l'eau, on le voit
revenir aux choses divines, son
élément naturel.
UN "RÉVEILLÉ" DE
FÉLIX NEFF
« Ceux
qui prétendent n'avoir pas le temps de
travailler à leur salut savent bien trouver
du temps pour toute autre chose ; quand ils
ont un procès à suivre, une affaire
importante à terminer, ils savent
bien prendre le temps
nécessaire pour s'en occuper ; ils y
pensent beaucoup et en parlent à tout le
monde, sans pour cela abandonner leurs travaux
ordinaires. »
« Si toute
une armée dévorée par la soif
se porte vers une petite fontaine, on
conçoit que le plus grand désordre y
régnera parce que, craignant que l'eau ne
manque, chacun voudra boire le premier ;
tandis que s'ils vont boire au bord d'un grand
fleuve - les Évangiles - tout se passera
sans contestation.
« Quand on
parle d'eau à quelqu'un qui se pâme de
soif, de bon vin à un ivrogne, de mets
exquis à un gourmand, de fortune à un
avare... on voit que leur âme se dilate, que
leur coeur palpite... ; mais, pour la parole
de vie, la grâce et la gloire du royaume
céleste, l'âme est tiède, le
coeur mort.
« On prie
comme si l'on faisait une commission pour quelqu'un
d'autre ; on se contente de faire cette
commission et l'on se met peu en peine de
réussir.
« Si l'on
voulait combler un lac, on y jetterait des pierres,
longtemps, avant de rien connaître de ce
travail. Ainsi en est-il de l'oeuvre de Dieu ;
c'est un grand abîme que celui de
l'incrédulité et de la corruption du
monde ; on peut, pendant longtemps, y jeter
force paroles, force livres, force prières
et force supplications, sans que rien ne paraisse.
Et pourtant rien n'est
perdu. »
Direct, pressant,
« l'âme en bataille, Neff rendait
la parole de Dieu si claire qu'on était
étonné de ne pas l'avoir comprise
plus tôt. » (Blanc.)
C'est que, nous
l'avons dit, de cette parole, Neff ne
s'éloignait jamais. Il en tissait,
littéralement, prédications et
conversations « suant sang et
eau » pour montrer que le message divin
est valable dans toutes les
circonstances de la vie, qu'il la domine,
l'éclaire, lui donne ses points de
direction.
« En dehors
de l'Escriture, il n'y avait à ses yeux
qu'incertitude ; il lui soumettait son
intelligence, il « prêtait son
oreille à son langage comme à celui
d'un ami, d'un maître donnant des
leçons. » (Martin
Dupont.)
Biblique, totalement
biblique. Mais sans étroitesse. jamais il ne
s'égare dans de stériles discussions
dogmatiques, dans la controverse qu'il a en
horreur, dans les querelles d'église
à église, d'église à
secte. Ce fils du Réveil ne mène pas
la guerre contre les Églises dites
nationales. « Il vaut mieux se servir du
filet de la parabole et le raccommoder que le
déchirer et le détruire. »
Avant tout, où que l'on milite, tenir sa
conscience en éveil, la vouloir vigilante,
car « elle est comme le chien de
garde ; à force de voir passer et
repasser quelqu'un, il s'accoutume et n'aboie plus,
si ce n'est pour les
étrangers ».
Toujours et partout
du positif ! Attaquer moins les autres que
soi-même, pour se transformer et
vigoureusement. « On est trop
théologien, trop savant, trop riche.
L'Évangile est une plante des déserts
et des montagnes qui dégénère
par trop de culture et d'engrais: elle se
répand alors en feuillage et porte peu de
fruits... La vraie foi consiste à s'attacher
à tout ce que l'Évangile enseigne et
non, exclusivement, à une
vérité, ou à un certain nombre
de vérités, ou seulement à des
vérités. »
« On finit
par mettre plus d'importance à des riens
qu'à l'Évangile même... On
coule le moucheron et on avale le chameau. On se
glorifie de porter la croix du
Christ et l'on ne porte que la sienne... Ayons des
vues plus élevées ; repoussons
cette gaine qui va toujours en se
rétrécissant, où l'on se serre
chaque jour davantage et où l'on n'est
jamais assez esclave... Avec la profession de foi
la plus orthodoxe, dans l'église la plus
pure, une âme, qui manque
intérieurement de droiture d'intention, ne
peut que végéter
misérablement. Tout est provisoire, dans ce
monde, l'Eglise comme le reste. Pour une nuit que
nous y passons, pas n'est besoin d'y bâtir
une forteresse ; une légère
tente, un chariot couvert, comme chez les peuples
nomades, sont plus que suffisants. Demain, s'il
plaît au Seigneur, nous serons dans la liste
de Dieu. »
« Combien
le Seigneur doit être affligé en
voyant ses enfants se chicaner sur des mots,
s'enfermer dans d'étroits systèmes,
réduire à une vaine science sa divine
Révélation, employer leur temps et
leurs forces à harceler leurs frères
tandis qu'ils ont, au dehors, tant d'ennemis
à combattre. »
« Je crois
que nous devons annoncer Christ et Christ
ressuscité sans entrer dans des discussions
peu édifiantes sur des points de doctrine
contestés entre les chrétiens,
laissant à Dieu les choses cachées et
nous attachant avec simplicité aux choses
directement salutaires pour nos âmes, propres
à nous rapprocher de Dieu et à nous
unir à nos frères par le lien de la
charité. »
À deux de ses
catéchumènes, devenus
étudiants en théologie, Neff
écrit :
« Soyez
savants dans les langues... Mais rappelez-vous le
temps où vous reçûtes
l'Évangile en simplicité de coeur...
Ne soyez point présomptueux, ne pensez pas
qu'on puisse essayer de tout
impunément... Ayez de
l'huile dans vos lampes, ayez du sel en
vous-même, tenez-vous près de la
source de toute lumière...
Édifiez-vous mutuellement, écartez
les questions oiseuses, priez ensemble et serrez
les rangs comme peloton de fantassins serrés
par la cavalerie. »
Nous lisons sous la
plume de l'un de ces étudiants, devenu le
pasteur Martin : « Neff était
une espèce de Saint-Cyran
réformé. Il parlait avec à
propos et autorité, allait droit au but. La
misère de l'homme et la grâce
étaient le double levier qu'il maniait avec
un art extraordinaire. Il était difficile de
lui échapper. On sentait qu'il avait raison,
qu'il avait plus d'une fois trop raison. Il fallait
se soumettre ou se révolter. Aucune place
pour les demi-mesures. »
La théologie
de Félix Neff ? On vient de le voir,
elle est simple, à l'emporte-pièce,
comme l'homme.
À ceux qui
l'écoutent, il dit et
répète : l'homme naturel est
tout faiblesse, contradictions, foncière
hypocrisie ; cultivant ses
péchés, le péché, il
court à sa perte. Seul, le même
éternellement, le Christ peut
anéantir et sauver cet homme naturel.
« Demeurez attachés au cep car,
hors de lui, vous ne pouvez rien faire. »
Alors, si nous avons entendu la grande voix, pas de
« propre justice » :
« Exhortons-nous les uns les autres,
à la charité, à la
miséricorde...
Soyons bons,
même avec les plus grands ennemis.
Haïssons leurs oeuvres, combattons leurs
principes, empêchons-les autant que possible
d'obscurcir le conseil de Dieu, mais aimons-les,
prions pour eux.
Souvenons-nous que
nous sommes de la même fange
qu'eux. »
Fort de ces
convictions, Neff ne connaît aucun obstacle,
aucune considération qui puisse le retenir
dans les voies de la prudence humaine, de la fausse
sagesse humaine. Économiser ses forces
serait une lâcheté. Il n'a qu'une
passion et elle le dévore : à
l'exemple de son Maître, sauver ce qui est
perdu.
Combien Neff
était opposé à une vaine
phraséologie, aux redites dans le vide,
à l'éloquence sacrée, ce qui
va suivre nous le
révèle.
Une veuve du Queyras
lui demande comment il faut prier.
« Je le lui
expliquai en patois. Elle fut très
étonnée d'apprendre qu'un simple
soupir, deux ou trois paroles montées d'un
coeur sincère, humble, fussent une
prière, la seule chose
nécessaire ».
De cette seule chose
nécessaire, Neff fait sa quotidienne
nourriture. Il en est le prisonnier. Toute sa
richesse, il la tient d'elle. Et il la proclame en
temps et hors de temps. Malheur à moi si je
n'évangélise !
« Prenez garde que vos mains ne
deviennent lâches pour la
prière ! »
|