FÉLIX NEFF PORTEUR DE
FEU
CHAPITRE XII
ADIEU
!
1826-1827...
Chaque jour de ces deux années Neff les
donne à son oeuvre dans une incessante
exaltation de l'âme. Que les flammes montent
plus haut, plus haut ! Et qu'importe si l'on
s'épuise à souffler sur elles !
Pressent-il que le temps, désormais, lui est
chichement mesuré ?
Son
activité déborde les compartiments
confessionnels. Un incendie ayant détruit,
près de Cap, un village catholique, Neff
réunit les offrandes de son troupeau, ses
dons en vêtements et denrées.
Qu'est-ce que la foi sans les oeuvres de la
charité ? Et il franchit les cols,
dégringole au creux des vallons, en route de
l'aurore à la nuit, puisqu'on l'appelle et
l'attend partout.
Mais
la cognée est au pied de l'arbre
vigoureux.
« Ce fut en
été 1826 que je commençai
à sentir mon estomac
s'affaiblir, probablement par l'usage d'aliments
grossiers - viandes salées,
séchées, vinaigrées, soupes au
suif sale, fromage fort - et par l'extrême
irrégularité du régime dont
j'usais en parcourant un pays très pauvre et
peu peuplé... je fis d'abord peu attention
à ces indispositions et ne me crus pas
autorisé à quitter un poste où
le Seigneur daignait me bénir abondamment et
où ma présence semblait
nécessaire. Je résolus donc d'y
passer encore un hiver, mais, encore plus long,
plus rigoureux que les précédents, il
acheva de ruiner ma
santé. »
Cet
hiver, son dernier hiver parmi ceux qu'il aime,
Neff le veut
« irrésistible ».
À l'école de Dormillouse, il donne le
plus de temps possible puis s'élance
« à travers un pays couvert d'une
toise de neige... La tourmente régnait
presque continuellement, les avalanches se
précipitaient de toutes parts et
encombraient tous les passages... Je sentais mon
mal empirer de jour en jour et ne pouvais supporter
aucun aliment solide ». En franchissant
une de ces avalanches, l'intrépide se foule
un genou, après quoi - car il ne
s'arrête pas pour si peu - il lui faut six
jours pour franchir douze lieues. On dit autour de
lui :
- Il
ne s'arrêtera que mort. Et encore ! Il
trouvera bien moyen de nous
revenir...
Boitant bas, épuisé -
« Pour la première fois
j'éprouvais ce que c'est que la
fatigue » - Neff se traîne de
village en village, dans tout le Queyras, à
l'occasion des fêtes pascales. À qui
le supplie de se reposer, certain soir dominical,
il répond :
- Je
ne suis jamais fatigué le dimanche !
Certes ! jusqu'au jour
où il doit s'avouer physiquement
vaincu :
« Je reconnais que je
n'ai pas donné à Dieu un culte
raisonnable. Je sens le besoin de ces soins, de ce
repos que j'ai tant dédaignés...
C'est ainsi que Dieu nous humilie, nous fait sentir
notre entière dépendance, nous
apprend à ne point nous estimer
nous-mêmes et à juger charitablement
nos frères. Aucun genre d'épreuve ne
pouvait m'être plus sensible et plus
salutaire. C'est celui que le Seigneur m'a
envoyé. Puissé-je en profiter et lui
rendre grâce ! ... »
UN DE «LA-HAUT»
Certain soir,
pensant que le malade allait trépasser,
groupés autour de son lit, des paysans
queyrassins pleurent. Neff profite de la
circonstance pour attaquer les âmes encore
hésitantes : « jamais je
n'avais parlé avec autant d'émotion
et de vie. Je sentais à la lettre la
vérité de ces paroles : Ma force
s'accomplit dans ton infirmité. Nous nous
glorifions dans l'affliction, sujet d'une parfaite
joie. »
Le 27
avril 1827, Neff quitte Arvieux - il n'y reviendra
plus, « laissant les gens presque dans le
désespoir ». À pas lents,
il n'a pas fait une lieue qu'il est rejoint par
quatre jeunes gens de Dormillouse venus à sa
rencontre. Le voici bientôt dans la chaire
des Viollins. « J'évitais
d'émouvoir les sensibilités par des
considérations
charnelles. »
Tout
de même il faut bien dire
adieu :
« Vous savez que je n'ai
rien caché de ce qui vous était
utile, que je n'ai pas craint de vous prêcher
et de vous enseigner publiquement et dans les
maisons, annonçant aux Juifs et aux Grecs la
repentance envers Dieu et la foi en notre
Seigneur... C'est pourquoi je
déclare aujourd'hui que je suis pur du sang
de vous tous car je vous ai annoncé le
conseil de Dieu sans en rien cacher. Veillez donc,
vous souvenant que durant trois années je
n'ai cessé nuit et jour d'exhorter avec
larmes chacun de vous. Et maintenant je vous
recommande à Dieu et à la parole de
sa grâce, à celui qui peut
édifier et donner l'héritage avec
tous les
sanctifiés. »
Ce
suprême message, Neff entend le dispenser
à tous pendant qu'il le peut encore. Demain,
il sera trop tard. Et il monte à
Dormillouse, les jours suivants gagne Champcella,
Guillestre, Vars, où il retrouve Jean-Louis
Rostan qui poursuivra son oeuvre. Enfin, de
Mont-Dauphin, par diligence se rend à Cap,
par le col Bayard à Saint-Laurent, sur le
cheval qu'on lui envoie à la Mure, à
Mens, enfin, sa première paroisse,
Là, il semble retrouver ses forces et parle,
comme aux plus beaux temps, quatre et cinq fois par
jour. « Les habitants des campagnes
m'amenaient leurs montures pour me conduire dans
leurs hameaux... J'étais appelé de
tous côtés. Jamais la moisson n'avait
paru si abondante en Trièves ; jamais
je n'avais éprouve un si vif désir
d'en parcourir les populeux vallons. Oh !
combien je regrettais mon ancienne vigueur. Combien
mon corps souffrant, affaibli me semblait un pesant
fardeau ! La prédication ne
m'était toutefois pas pénible
encore ; il me semblait au contraire que
c'était un exercice salutaire et jamais je
ne me sentais mieux que le dimanche au soir... Je
voyais venir avec peine le jour de mon
départ. Je ne pouvais me résoudre
à m'éloigner de ce Dauphiné
qui m'était échu comme en partage
dans le vaste champ du Seigneur. »
De
son dernier dimanche à Mens, Neff
écrit :
« Je prêchai trois
fois au temple et tins trois ou quatre
réunions. Je ne pris pas un instant de repos
depuis le matin jusqu'à dix heures du
soir. » Voila comment, quand il a le feu
à l'âme, travaille un moribond, car
Neff, déjà, est un
moribond.
Et
c'est l'adieu, l'adieu
définitif.
À cheval Neff gagne la Mure.
Les routes sont couvertes de gens accourus pour
saluer « celui qui les avait
réveillés ». Plusieurs
l'accompagnent jusqu'au sommet de la montagne,
quelques-uns bien au delà. Et c'est
Grenoble, où le patient est sur le point de
défaillir, enfin Genève, où il
arrive le 15 juin 1827. Une page
d'héroïsme est tournée. Une
autre attend, plus difficile à
écrire, celle qui conduit à la mort.
Sa Genève natale, Neff l'a quittée
voici six ans, en pleine vigueur. Il en avait
vingt-trois. Il y rentre brisé. Il en a
vingt-neuf. Brisé et vainqueur. Que
faudrait-il pour abattre ce
courage ?
« Plus d'une fois, sans
doute, Neff avait suivi, au flanc du rocher, le
chemin creux d'Annibal, le chemin creusé
à travers les glaces par le capitaine
carthaginois pour assouvir sa fureur contre
Rome ; par ce chemin, le chef punique avait
dévalé vers sa ruine. À son
tour Félix Neff, le jeune chef
chrétien, entraîne par l'amour du
royaume de Dieu, descendit à sa perte par le
sentier du conquérant (1). »
- FÉLIX NEFF
- (1797-1829)
- d'après une gravure sur
acier parue, comme les suivantes, dans l'ouvrage
d'A. BOST
- Lettres et biographie de
Félix Neff, Genève 1841.
LA CHALP D'ARVIEUX
APPROCHES DE DORMILLOUSE
LE TEMPLE DE DORMILLOUSE
|