FÉLIX NEFF PORTEUR DE
FEU
CHAPITRE XIII
NOSTALGIE
Dès que Neff n'a plus,
pour le tenir debout, l'air revigorant des hautes
vallées, le mal qui le mine redouble ses
attaques. Soumis à une diète presque
totale, il ne peut plus lire, plus écrire,
même plus parler, tant il est
faible.
Pourtant,
après deux mois de repos, les forces
reviennent. aussitôt bien sûr, Neff se
remet à prêcher. Mais certains
fidèles de la Petite Église du
Bourg-de-Four, plus encore ceux de l'Eglise du
Témoignage édifiée au
Pré-l'Évêque par César
Malan, prédestinaciens cent pour cent,
reprochent au revenant des Hautes-Alpes de
professer une doctrine incertaine, un christianisme
trop expérimental et pratique, d'ignorer la
puissance de Celui « qui produit en nous
le vouloir et l'exécution selon son bon
plaisir ». Proclamer que la grâce
divine respecte la
liberté humaine, quelle
aberration !... Cela, on le dit et
l'écrit. Vigoureusement, Neff
riposte :
« Je
repousse comme un blasphème horrible
l'affreuse idée que Dieu ait
créé quelqu'un pour la perdition.
Cessez d'affliger vos frères par un esprit
d'exclusion et de
domination ! »
Accusé
d'hérésie, du haut de la chaire du
Pré-l'Évêque, par le chef des
intransigeants, il lui répond de bonne
encre, le traitant de pape « travaillant
à former de ses sectateurs autant d'agents
de sa haute police et de son
Saint-Office :
« J'aimerais mieux, en
vérité, prêcher parmi les Turcs
que parmi de tels chrétiens !...
Croyez-vous donc, mon pauvre frère, que Dieu
vous ait attendu pour se manifester aux hommes et
que, jusqu'à vous, personne n'ait compris la
Bible ? ... »
Ces polémiques
excèdent et attristent le
malade.
« Je
languis toujours plus de vous
revoir ! »
Revoir qui ? Ses Alpins.
Il vit avec eux, souffre avec eux. « Je
pense bien souvent à mon cher Dormillouse,
à tous ceux que j'y ai laissés. Quand
il faisait si froid, à la fin de mai ou au
début de juin, je pensais souvent à
vos récoltes que je croyais voir couvertes
de neige ou de gelée. Et quand, ensuite, la
sécheresse est venue, j'avais du souci pour
vous, pensant que peut-être on laisserait,
comme l'année dernière, consumer les
fourrages des montagnes au lieu de les
couper ; et que, faute d'union et de bonne
foi, on aurait négligé de maintenir
les canaux pour arroser les
pommes de terre ou d'autres plantes, Mais, ce qui
me donne bien plus de souci, c'est de penser qu'il
y en à tant parmi vous qui négligent
d'arroser de bonne semence de la Parole de Vie qui
a été abondamment répandue
dans les coeurs. »
Et ces lignes,
quelques mois plus tard :
« L'hiver a
commence ici de bien bonne heure... je ne suis pas
en peine pour moi, je crains surtout pour nos
pauvres montagnards qui n'auront pas plus de pain
et de fourrage qu'il n'en faut pour un long
hiver.
À Jean Rostan,
de Vars, il recommande « de visiter tout
le Queyras à la Dame
d'août », sans oublier
Freissinières et le Champsaur....
« Continue, quand tu es à Vars, de
t'occuper du travail de la terre, soit parce que tu
y es appelé par état, soit pour en
conserver l'habitude et maintenir ton corps
robuste. » Il lui donne des conseils
affectueux : ne pas faire de trop longues
étapes par la chaleur, ne pas boire d'eau en
chemin, ni rien de froid à l'étape.
« je sais qu'à ton âge, fort
comme tu l'es, on se moque volontiers des
précautions, mais c'est tout simplement de
l'orgueil ; j'en paye actuellement la
façon et je désire que mon exemple
serve à d'autres. Il n'est plus temps de
ménager son corps quand il est
usé. »
Il n'oublie pas ses
catéchumènes : « Vous
pouvez vous passer de moi comme de toute autre
créature. » Et revient sur son
cas, « non pour se plaindre ou
murmurer » mais pour que d'autres en
tirent un peu de sagesse :
« C'est
pour moi une épreuve aussi nouvelle que
méritée de me sentir
arrêté dans mon activité.
J'entrevoyais déjà, dans le temps de
ma plus grande vigueur, que, mettant trop de
confiance dans mes forces, en faisant trop de cas,
me complaisant trop dans cette puissance d'action
que rien ne semblait pouvoir arrêter ou
lasser, je risquais bien d'en être
privé un jour ou l'autre, pour mon avantage
spirituel, comme d'autres sont privés de
leurs biens, de leurs enfants, de leurs amis ou de
toute autre chose périssable à
laquelle ils mettent trop de prix. jusqu'ici je
n'avais qu'une connaissance théorique du
vrai renoncement à soi-même. Et
à moins d'être privé d'une
manière quelconque du travail et du
mouvement qui étaient l'objet principal de
mon coeur, je ne pouvais en faire
l'expérience. Oh ! qu'il est dur, de
donner les mains à l'accomplissement des
desseins de Dieu sur
nous ! »
Dans sa faiblesse,
dans son « désarmement »
Neff est peut-être encore plus grand que dans
les heures de sa plénitude physique.
Poussé hors et loin de la bataille, il se
soumet humblement.
ADIEU
On ne l'oublie pas,
là-bas. Ils sont nombreux à lui
écrire. Suzanne Baridon, Émilie
Bonnet, Rostan le tiennent au courant de tout.
Leurs propos simples, rafraîchissants, font
oublier à Neff « l'esprit de
théologie, de système, de dispute, de
critique qui trouble et détruit toute
simplicité de foi et bientôt toute
vie » dans sa ville natale,
« cette théologie aride,
scolastique, pointilleuse ». Plus que
jamais l'Évangile est pour lui moins un
corps de doctrine - encore qu'il soit très
positif dans l'affirmation de cette doctrine,
passée au crible de la conscience, quand il
y a lieu d'hésiter -
qu'une expérience personnelle,
génératrice de vie nouvelle. Cette
vie nouvelle, tout son être tendu vers elle,
Neff la cherche dans les hautes vallées
où il ne retournera plus.
En juin 1828, sur l'ordre de
son médecin, le malade gagne
Plombières, station vosgienne aux eaux
réputées. Par petites étapes.
Il est à ce point vieilli que les amis de
jadis ne le reconnaissent pas. On prend souvent la
vieille maman qui veille sur lui pour la compagne
de sa vie. Chemin faisant il s'arrête
volontiers dans les bourgs et villages qu'il
évangélisa voici huit ans et trouve
encore assez de forces pour y prêcher, comme
il en trouvera, à Plombières, pour se
pencher sur tant d'éclopés venus de
toute la rose des vents. « Mais aucun ne
semble songer à son âme et à
l'éternité. »
Comment atteindre
cette foule ?
C'est la femme du
préfet des Vosges, d'origine protestante,
qui s'en préoccupe. Elle cherche un local
convenable et convoque ceux qu'un culte,
peut-être, intéresse. À une
invitation venue de si haut, de nombreux
catholiques et protestants répondent.
« Je n'avais jamais prêché
devant un auditoire aussi brillant selon le monde,
c'est-à-dire compose presqu'uniquement de
gens instruits et de riches de la terre. Le
Seigneur me donna de leur parler avec
autant de liberté qu'aux
montagnards des Hautes-Alpes, quoique dans un
langage plus approprié à la
délicatesse de leurs oreilles...
L'Évangile, offert à toutes les
âmes, n'est-il pas comme l'herbe de la terre
dont se repaissent tous les animaux ? Mais il
faut que les grands baissent la
tête. »
La méditation
de Neff remue les coeurs. Et, quand il reprend la
parole, la salle se remplit et il faut en ouvrir
deux autres. « Nous avons pris les
banquettes du local des spectacles. Ainsi l'ennemi
de Dieu a été forcé de servir
Dieu. Ce n'est pas la première fois qu'il a
ce crève-coeur. Il en verra
d'autres ! » Ce n'est pas vainement
qu'en son jeune âge Neff a lu et relu
Rousseau !
Depuis un an le malade ne se
nourrissait que de lait. On juge le moment opportun
d'y ajouter des aliments plus solides.
« Ces essais ont failli me coûter
la vie. » De nouveau il faut se donner au
silence, n'accepter que de rares visites, celles,
entr'autres, de quelques prêtres.
« S'ils étaient venus pour
discuter, je n'aurais pu les recevoir. Mais je ne
peux que me louer de leur douceur et de leur
charité. »
On tente de nouveaux
traitements. Quand on applique des moxas - morceaux
d'amadou qu'on fait brûler sur la peau - pour
résister à la douleur le patient
chante des cantiques. Les journées se
passent au lit. Les nuits ne sont qu'interminables
insomnies. Neff
végète plus qu'il ne vit,
provisoirement « en marge de ces
chamaillis religieux qui m'ont fait beaucoup de mal
à l'âme et au corps », mais
qu'il va retrouver car on ne peut plus rien pour
lui, à Plombières. Enveloppé
de flanelles comme un vieillard, entoure de soins
par sa mère, Neff regagne lentement
Genève.
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