FÉLIX NEFF PORTEUR DE
FEU
CHAPITRE XIV
VICTOIRE !
« J'ose espérer que le
Père miséricordieux n'a voulu que
m'éprouver, comme Abraham, et qu'il
n'exigera pas la consommation du sacrifice.
Toutefois que Sa volonté s'accomplisse, car
elle est toujours bonne, agréable et
parfaite. »
Neff soupire : « J'eusse
préféré mourir sur le champ de
bataille plutôt que de végéter
en garnison ou aux invalides. »
Pour tenter de reprendre pied dans la
vie, en pensée, le malade rejoint encore ses
Alpins. Aussi longtemps qu'il le peut il leur
écrit :
« Mon esprit erre comme dans
un songe au travers des Alpes et du Trièves;
mon coeur l'accompagne dans ses tournées et
se retrouve, non sans émotion, dans les
lieux où il a éprouvé tant de
sensations délicieuses, partout où il
a soupiré pour la
conversion des pauvres
pêcheurs, partout où il fut
entouré d'âmes précieuses,
avides de la parole du salut. Je repasse les
vallons, les cols, tous les petits sentiers tant de
fois traversés ou seul ou avec des amis. Je
me retrouve dans les chaumières, dans les
étables, dans les vergers, partout où
je me suis entretenu du ciel avec ceux qui me sont
chers en Jésus-Christ. Je les vois tous,
à part ou réunis ; je les
entends et je leur parle. Et je prie pour ces
chères brebis... je rencontre aussi dans ces
souvenirs l'image de ceux qui ne sont plus et je
soupire... Sans doute, je ne peux repasser ainsi
les temps et les lieux sans retrouver beaucoup de
souvenirs humiliants et sans penser que si,
à cette heure, je suis mis de
côté dans le service du Christ, je
l'ai bien mérité. Mais ces souvenirs
ne sont pas les moins salutaires et j'aurais bien
tort de les écarter. »
À ceux d'Arvieux :
« Non, chers amis, je ne
regrette pas les privations et les fatigues
endurées pour l'amour de vous et qui m'ont
réduit à l'état de faiblesse
et de maladie où je suis maintenant, vous
écrivant du fond de mon lit et par une main
étrangère. »
À Alexandre Vallon, jadis
ivrogne, batailleur, maintenant à la
tête des
« changés » du
Champsaur, que de récentes nouvelles disent
mourant :
« Je ne sais, mon cher ami, si
la pensée de la mort vous est
pénible ; je sais maintenant par
expérience que Satan peut, dans certains
moments, nous la rendre bien lugubre ; c'est
alors que nous voyons combien nous sommes encore
charnels, combien nous avons peu de foi. Cependant,
qu'est-ce pour nous, que cette
pauvre vie, que ce misérable monde ?
Nous l'avons appelé tant de fois, dans le
temps même de notre vigueur, un
désert, une vallée de larmes, un
enfer ; et maintenant que nos corps affaiblis
ne peuvent plus jouir du peu de bien qu'il offre,
l'esprit de séduction aurait l'art de nous
le faire regretter ?
Dans les plus beaux jours de notre
pèlerinage nous avons soupiré
après l'heure de l'arrivée ; et
dans les sombres nuits d'une pénible
navigation, la vue du port nous effraierait ?
Oh ! cher ami, chantons, chantons plutôt
le cantique de la délivrance :
Courage ! encore un pas !... Ah !
que les veilles de cette triste nuit qui nous
semblent si longues nous paraîtront courtes
au matin de l'éternité, quand la
brillante aurore du jour des cieux dissipera comme
un vain songe le souvenir de nos douleurs...
Bientôt Celui qui doit venir viendra !
Nous ne franchirons probablement plus ensemble les
sommets des Alpes, mais bientôt nous nous
rencontrerons sur les brillantes collines de la
céleste Canaan et cela pour toujours. Oui,
certainement, bientôt pour toujours !
Adieu ! »
Quand ces lignes parvinrent à
leur adresse, Alexandre Vallon se trouvait encore
chez lui, mais couché dans un
cercueil.
Les lettres qu'on vient de lire,
d'autres encore, montrent quel combat livra Neff
quand il comprit que les travaux de cette vie
n'étaient plus pour lui ; que sentiers,
cols, neige, tièdes étables où
s'entassaient les
« assemblées »,
écoles - son école de
Dormillouse ! celles qu'il allait fonder - se
couvraient de brouillard. Cet homme dévore
d'ardeur, ce pèlerin de l'Éternel, ne
saisira plus le bâton laisse là-bas,
et qui l'attend ! Il se débat. Puis
s'humilie, se soumet et
s'engage, tournant à peine la tête
pour saluer ce qu'il abandonne, sur les chemins qui
mènent à l'Éternité. Il
ne demande plus qu'une chose : « Que
Dieu fortifie ma foi et ma patience. Qu'Il me rende
plus présents les biens de
l'avenir. »
Les biens de l'avenir ! C'est
l'autre rive, maintenant, que Neff regarde.
Il dicte encore. Messages de plus en
plus brefs pour demander aux fidèles de
maintenir, là-bas, les feux
allumés.
De Dormillouse, Pierre Baridon
répond :
« C'est moi, avec, tous vos
amis de Dormillouse, qui avons été la
cause de votre maladie. Si nous avions
été plus prompts à croire en
Dieu, vous n'auriez pas eu besoin de vous fatiguer
tant dans les neiges ni d'épuiser votre
poitrine... Les principaux chefs de Dormillouse se
sont joints ensemble. Quelques-uns avaient
pensé que, peut-être, il faudrait
désigner deux hommes pour vous aller voir,
pensant que, peut-être, cela vous ferait
plaisir ; mais tous ensemble on a
décidé de vous écrire cette
lettre (signée de nombreux noms). Nous vous
prions de nous dire comme il vous fera plaisir. Ou,
si nous devrions, au lieu de deux hommes pour vous
aller voir et qui ne vous seraient peut-être
pas de grande utilité, vous faire passer de
l'argent qu'il aurait fallu pour leur
dépense, qui vous pourrait être plus
utile. Si vous pouvez nous le faire savoir, nous
nous empresserons de répondre à vos
voeux, de tout ce que nous pourrons. Nous n'ayons
rien à vous refuser. Nous vous pouvons dire
en toute sincérité de coeur que, si
notre sang vous était utile, nous le
donnerions et nous ne ferions
ainsi pas plus que vous avez fait pour
nous. »
LA CROIX DU COL
D'ORSIÈRES
Combien sont-ils, dont les noms sont inscrits au
livre de l'histoire humaine, princes, grands
capitaines, savants, artistes, écrivains,
qui furent dignes de recevoir, sur leur lit
d'agonie, semblable message ?
Neff n'eut pas la force de
répondre. Ce n'est qu'en mars 1829,
profitant d'un bref répit dans ses
souffrances, qu'il dicte à Ami Bost,
à l'adresse des Alpins, son testament
spirituel :
« ... Maintenant je fais
l'expérience des vérités que
je vous ai enseignées. Oui, maintenant plus
que jamais, je sens l'importance, l'absolue
nécessité d'être
chrétien de fait et de vivre habituellement
dans la communion du Sauveur, demeurant en Lui.
C'est dans l'épreuve qu'on peut parler de
ces choses : un chrétien sans
afflictions n'est encore qu'un chrétien de
parade... Il est exactement vrai que c'est par
beaucoup d'afflictions qu'il faut entrer au Royaume
de Dieu... Oui, je puis le dire maintenant, il
m'est bon d'être affligé, il me
fallait cette épreuve. Il me la fallait, je
le sentais d'avance, et je ne crains pas de vous
dire que je l'avais demandée au Seigneur.
Mon état est cependant bien pénible.
Moi qui me complaisais dans une vie
d'activité, de mouvement, je me trouve
depuis longtemps réduit à l'inaction
la plus complète, ne pouvant presque plus ni
boire, ni manger, ni dormir, ni parler, ni entendre
lire, ni recevoir des visites de mes frères
et faisant un grand effort pour dicter ces quelques
lignes ; accablé de beaucoup
d'angoisses qui tiennent a la maladie et souvent
privé par elle ou par les ruses de Satan ou
de mon propre coeur, de la présence de Dieu
et des consolations spirituelles qu'elle
m'apporterait.
« Je puis cependant
déclarer hautement que je ne changerais pas
cet état d'épreuve contre celui
où j'étais il y a quelques
années, au plus fort de mes travaux
évangéliques ; car, bien que ma
vie se soit consumée au service du Christ et
qu'elle ait pu paraître exemplaire aux yeux
des hommes, j'y retrouve tant
d'infidélités, tant de
péchés, tant de choses qui souillent
mon oeuvre à mes yeux et surtout aux yeux du
Seigneur ; j'ai passé tant de temps
loin de mon Dieu, que je préférerais
cent fois, si j'avais encore trente ans à
vivre, les passer sur ce lit de langueur et
d'angoisses, que de retrouver mes forces et ma
santé pour ne pas mener une vie plus
véritablement chrétienne, plus
sainte, plus entièrement consacrée
à Dieu que ma vie précédente.
Oh ! chers amis, combien nous
perdons de temps, de combien de
bénédictions et de grâces nous
nous privons en vivant éloignés de
Dieu, dans la distraction, dans la recherche des
choses périssables, dans la satisfaction de
la chair et de l'amour-propre ! C'est
maintenant que je le sens et vous le sentirez au
jour de l'épreuve. Rachetez donc le temps,
je ne puis trop vous le
répéter ; vivez en Dieu, par la
foi, par la prière, par des entretiens
sérieux. Je ne puis et ne veux être
sauvé que comme le dernier des
pécheurs, que comme le brigand converti sur
la croix... »
Il y a là comme une exaltation de
la sainteté. Blême,
décharné, tenaillé par la faim
et par le mal qui le ronge, Neff, les yeux pleins
de douleur et de reconnaissance, salue ses
souffrances comme une ville durement
assiégée salue son libérateur
qui approche.
Ne pouvant plus, les amis se
réunissent dans une chambre voisine de celle
du mourant. En sourdine, ils chantent des
cantiques ; quand ils fredonnent celui
dont il est l'auteur : Ne
te désole point, Sion, sèche tes
larmes... les souvenirs évoques, ceux des
beaux jours sur la montagne, l'émeuvent
à tel point qu'il y faut renoncer.
Sentant venir sa fin humaine, Neff
souhaite confesser ses fautes à un
frère. Guers se penche. Tragique dialogue.
Péniblement, les lèvres remuent pour
tenter d'exprimer les frémissements intimes
d'une âme assoiffée de perfection. Ces
mots, soudain :
- « Oh ! sacrificateur
infidèle ! enfant de
colère ! »
Guers répond :
- « Oui, enfant de
colère, pourtant enfant de
Dieu... »
Alors Neff, heurtant l'une contre
l'autre ses mains transparentes :
- « Oh ! mystère,
enfant de colère et pourtant enfant de
Dieu ! »
Un silence.
Puis ces mots :
- « Je n'ai pas de
joie. »
- « On n'est pas sauvé
par la joie. »
- « Je ne sais même pas si
j'ai la paix. »
- « On n'est pas sauvé
par le sentiment de la paix. »
- « C'est vrai ! On n'est
sauvé que par la foi. C'est la seule chose
qui reste. J'ai tout gratté, jusqu'au
mur. »
Bost survenant, il précise :
« J'ai gratté avec les ongles
jusqu'à ce que j'aie enlevé tout le
sable, tout le mortier, jusqu'à la pierre
vive. Mais la pierre est restée. »
FAC-SIMILÉ DE LA
DERNIÈRE LETTRE DE FÉLIX NEFF
À SES AMIS ALPINS
Au-dessus du lit : Celui qui croit en moi
aura la vie éternelle. Cette promesse, Neff
l'appelle son passeport.
Pas une plainte, malgré les
souffrances croissantes, ne s'échappe des
lèvres serrées. N'ayant plus la force
de remercier ceux qui le soignent, Neff jette ses
bras autour de leur cou. Il ne laisse voir
d'inquiétude que pour sa vieille maman. Lui
parti, que deviendra-t-elle ? Et il murmure
avec tendresse :
- « Pauvre
mère ! »
- (Elle fut recueillie par des amis et
devait survivre dix-neuf ans à son fils.)
Voici l'adversaire dogmatique auquel de
dures vérités furent dites. Neff le
reçoit en frère. Aussi ferme
qu'affectueux, il ne cède pas d'un pouce sur
les principes. Mais l'heure n'est plus aux
polémiques ! S'étant
découvert, dans un miroir,
méconnaissable, le patient balbutie avec
joie :
- « Oui, bientôt,
bientôt, je m'en vais vers mon Dieu...
L'Évangile est vrai, vrai,
vrai ! »
Puis, paisiblement, songe à ceux
auxquels il veut faire quelque don : objets
familiers, livres. Les Alpins ne sont pas
oubliés. Il prie sa mère d'adresser
son adieu à ceux de
Freissinières :
« CHERS AMIS, CHERS
FRÈRES,
« Bien que je ne puisse pas
lire vos lettres à mon fils parce que son
coeur se brise, je veux pourtant vous dire deux
mots de sa part. Je dis de sa part car il est trop
faible pour pouvoir les dicter, mais assez fort
pour être rempli envers vous de la plus
vive reconnaissance pour
l'attachement que vous lui témoignez. Il
vous supplie de continuer vos réunions, vos
lectures pieuses et surtout la lecture des sermons
de Nardin. N'abandonnez pas vos écoles du
dimanche ; elles forment les agneaux et
fortifient les brebis. N'oubliez pas que vos
âmes lui sont chères autant que la
sienne... Encore un mot, chers amis, sur un objet
qu'il a à coeur. Il vous crie du fond de son
lit de douleur :
« Réunissez-vous le soir ;
édifiez-vous tous
ensemble... »
Rassemblant ce qui lui reste de force,
Neff ajoute ces mots :
Encore une fois adieu, mes amis de
Dormillouse et de tout Freissinières. De ma
propre main, pour la dernière fois ! Au
revoir dans le ciel...
Guers écrit aussi aux amis de
Mens « d'auprès du lit de Neff
mourant ». Dans un suprême sursaut,
le moribond saisit encore la plume. On le soutient.
Il s'y reprend à plusieurs reprises. Les
mots naissent lentement, la signature aux traits
irréguliers, flottants :
... tous ... tous les frères et
soeurs de Mens... adieu, adieu. Je monte vers notre
Père en pleine paix ! Victoire !
Victoire ! Victoire par
Jésus-Christ !
Félix Neff.
Longtemps, dans l'aube du premier matin, le
mourant garde les yeux
« élevés », comme
éblouis par une vision ; chaque souffle
de sa poitrine haletante
« semble
accompagné d'une prière ; il
paraissait plus vivant qu'aucun de nous par
l'ardente expression de ses
désirs ».
Un soupir.
Et c'est la fin. Il avait trente et un
ans et demi. Peu d'heures après, le registre
des décès notait :
« L'an mille huit cent vingt-neuf et le
douze du mois d'avril, à huit heures avant
midi, est décédé Félix
Neff, ministre du Saint Évangile,
âgé de trente-deux ans.
Domicilié à Champel, n° 332,
fils de Jean-Henri, Neff et de Pernette
Bonneton. »
Deux jours après, la
dépouille mortelle de celui qui
connaît enfin le repos est confiée
à la tombe. Devant la fosse béante
« des versets de cette Parole qu'il avait
fidèlement annoncée » sont
lus et de nombreux amis chantent le cantique de
Vinet :
Ah ! pourquoi
l'amitié gémirait-elle
encore ?
... Ils ne sont pas perdus ;
ils nous ont devancés...
Puis on se disperse, laissant l'intrépide
montagnard poursuivre son ascension.
Ainsi vécut et mourut
Félix Neff. Grand dans la vie ; grand
devant la mort ; quand elle le saisit à
la gorge il lui crie, dans un dernier
souffle : VICTOIRE ! Et l'ardeur qui le
portait sur les sentiers alpins le dépose au
seuil de l'Éternité.
Sanary, février 1949.
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