UN
SIÈCLE DE MISSION A
MADAGASCAR
CHAPITRE II
PERSÉCUTION
Le premier symptôme du changement
d'attitude de la reine vis-à-vis de l'oeuvre
chrétienne fut l'ordre donné, au
début de 1831, au missionnaire Griffith de
quitter l'île, sous prétexte qu'il
était déjà à Tananarive
depuis dix ans, ce qui était la limite
extrême du temps de séjour permis
à un étranger. En réponse
à ses pressantes sollicitations on lui
accorda cinq mois de sursis, puis un an.
Un jeune missionnaire, Atkinson,
arrivé à Tananarive le 30 septembre
1831 dut repartir dès juillet 1832 par ordre
de la reine. Cette dernière se mêla
même de détails bien
particuliers : elle interdit aux communiants
indigènes de se servir de vin à la
communion.
Peu de temps après, les missionnaires
furent avertis qu'il ne serait plus accordé
d'autorisation de baptêmes. En même
temps, les officiers qui se trouvaient parmi les
baptisés furent
rétrogradés.
Durant les années 1832-1834 les
symptômes de l'orage menaçant
continuèrent à se succéder et
à remplir d'angoisse le coeur des
chrétiens. Parfois il semblait que la reine
hésitait à prendre des mesures
extrêmes. Mais certains
événements, plus ou
moins directement liés à la
prédication de l'Évangile,
contribuèrent à augmenter
l'inquiétude de Ranavalona et sa haine des
idées nouvelles.
Parmi ces faits, nous citerons
l'étrange odyssée d'une sorte
d'illuminé mi-païen,
mi-chrétien, Rainitsiandavana, gardien de
l'idole Izanaharitsimandry. Tombé dans un
découragement profond à la suite de
toute une série d'épreuves, il
rencontra un jour un chrétien, Paul
Rainitsiheva, qui chercha à la fois à
le consoler et à l'éclairer. Il
s'enthousiasma pour certaines des idées
exprimées par Rainitsiheva, et, revenu chez
lui, il se mit à parler à d'autres de
la prochaine résurrection des morts et de
l'avènement d'un nouvel ordre de choses
où tous jouiraient du parfait bonheur. Il
libéra tous ses esclaves, ce qui fit
sensation dans tout le pays.
Il restait pourtant fidèle aux rites
ancestraux et prétendait allier le culte de
Dieu avec celui des idoles. Il refusait d'ailleurs
les conseils de modération des
chrétiens qui auraient voulu l'instruire
davantage. Et tout cela finit très mal. Il
prétendit exposer ses idées à
la Reine, et parla devant elle de
l'égalité de tous les hommes. Il fut
condamné à mort avec trois de ses
principaux adhérents. Une vingtaine d'autres
périrent à la suite de
l'épreuve ordalique du tangena et environ
cinquante autres fuient réduits en
esclavage. La secte se dispersa. Mais on rendit les
chrétiens responsables des
actes de ce pauvre
illuminé et le gouvernement malgache ne
songea plus qu'aux mesures à prendre pour
empêcher la prédication de
l'Évangile.
Quelque temps après, un nouvel
incident vint mettre le comble à
l'exaspération de la reine. Un jeune
chrétien, Andriantsoa, de la caste des
Andrianamboninolona, voulut travailler
ostensiblement le samedi, jour tabou pour les
fidèles de l'idole du lieu. On s'ameuta
contre lui. Irrité il exprima violemment son
mépris pour les fétiches. Ses propos
furent rapportés à la reine qui s'en
montra vivement affectée. Andriantsoa fut
condamné à boire le poison ordalique.
Par extraordinaire il en réchappa. Ses amis
chrétiens, à la suite de cette
délivrance, lui firent à Tananarive
une réception triomphale qui fut une faute,
car cela ne fit qu'augmenter l'irritation des chefs
païens. Il fut aisé à ces
derniers d'agir sur l'esprit prévenu de la
souveraine et de l'amener à prendre des
résolutions définitives.
Le 15 février 1835, la reine fit
réunir sur la grande place d'Imahamasina, au
pied des rochers sur lesquels s'élève
le palais royal, les chefs de mille et les chefs de
cent, et leur demanda de convoquer d'urgence tout
le peuple pour le 1er mars.
Le jeudi 26 février elle ordonna
à tous les Européens présents
à Tananarive de se réunir à
Andohalo, dans la maison de M. Griffith pour y
attendre les ordres royaux. Il fallut en
fait aller dans l'église
voisine, à cause du trop grand nombre
d'assistants. On leur lut le message suivant :
« À tous les
Européens, anglais et français,
« Tananarive, 26 février
1835,
« En reconnaissance du bien que
vous avez fait à mon pays, en enseignant la
sagesse et la connaissance, je vous exprime tous
mes remerciements. J'ai pu être
témoin, de ce que vous avez
été pour Radama, mon
prédécesseur, et, depuis mon
avènement, Vous avez continué
à rechercher le bien de ce pays. Aussi
viens-je vous déclarer à vous tous
Européens, qui désirez vivre ici, que
vous pouvez suivre toutes vos coutumes. N'ayez
aucune crainte, car je n'ai nullement l'intention
de modifier vos habitudes, et je me rappellerai
toujours vos services en faveur de mon pays ;
toutefois, je saurai agir impitoyablement contre
tout transgresseur des lois, comme cela se pratique
dans tous les pays du monde.
« D'autre part, si je vois
quelques-uns de mes sujets vouloir changer quoi que
ce soit aux règles établies par les
douze grands rois, mes ancêtres, je n'y
saurai consentir...
« Il vous est loisible d'enseigner
à mon peuple la science et la sagesse ;
mais, quant à ce qui est de toucher aux
coutumes des ancêtres, c'est un vain travail
et je m'y opposerai entièrement.
« Aussi, en ce qui concerne la
religion, soit le dimanche, soit la semaine, les
baptêmes et les associations, j'interdis
à mon peuple d'y prendre part, vous laissant
libres, vous Européens, de faire ce que vous
voudrez.
« Si vous avez d'autres arts
à apprendre à mes sujets de nature
à les faire progresser, j'en serai
très heureuse.
« Signé :
RANAVALOMANJAKA. »
Après la lecture de ce message, les
missionnaires retournèrent chez eux, suivis
de tout un groupe de chrétiens
angoissés.
Le dimanche 1er mars, à la
première heure, les canons tannèrent;
15.000 soldats déchirèrent les airs
du bruit de leur mousqueterie, des tambours
parcoururent la ville, battant aux champs et
scandant leurs roulements de tris
terrifiants.
Près de 150.000 personnes se
réunirent dans la plaine d'Imahamasina. Des
envoyés du palais apportèrent le
message de la Reine, dont voici le
résumé :
« Je vous le
déclare, à vous tous, Ambaniandro
(1), je suis une
princesse qui ne veux tromper personne, et vous
êtes des sujets qu'on ne saurait
tromper : aussi tiens-je à vous dire la
façon dont j'entends vous gouverner.
« Y a-t-il vraiment des gens, des
esclaves, osant toucher aux coutumes des
ancêtres et des douze rois
qui se sont succédé ici ?
À qui donc Andrianampoïnimerina et
Radama ont-ils légué le
trône ? N'est-ce pas à moi,
Ranavalomanjaka ? Aussi, s'il en est parmi
vous qui veulent modifier les règles
transmises par vos aïeux, je ne le supporterai
pas.
« Je ne laisserai pas
dénigrer les fétiches, ridiculiser la
divination, détruire les tombes des Vazimba
(2) ...
« Quand au baptême, aux
sociétés, aux prières en
dehors des maisons, à l'enseignement du
respect du dimanche... ah ça ! combien
cette terre a-t-elle de maîtres ? Ne
suis-je pas seule souveraine ici ?
« Pour vous donc baptisés,
adhérents à la Société,
organisateurs de réunions de prières,
je vous donne un mois pour vous accuser
vous-mêmes ; si vous ne le faites pas,
attendant d'être découverts, je vous
exterminerai, moi, Ranavalomanjaka, Reine que nul
ne saurait tromper.
« Vous, civils et militaires, qui
êtes entrés à l'école
pour y apprendre à prier, et surtout vous
qui avez réuni des gens, dans votre maison,
dans ce but, et avez respecté le dimanche,
venez vous confesser, car on ne peut
m'abuser ; et si vous tardez, je vous
exterminerai.
« Vos esclaves auxquels vous aurez
enseigné l'écriture ou qui auraient
prié, surtout ceux qui
auront été baptisés, doivent
venir se confesser.
« Pour vous, élèves,
voici mes ordres. Si vous êtes encore
élèves des Européens,
respectez le dimanche, mais ne le faites que pour
les besoins de votre instruction, et, sitôt
sortis de l'école européenne, cessez
de le respecter ; car moi, votre souveraine,
je n'en fais aucun cas, et c'est une coutume que je
ne puis supporter dans mon royaume.
« Voici mes ordres pour ce qui est
de la religion nouvelle. Je ne vous défends
pas de prier, mais vos prières à
vous, chrétiens, ne sont pas selon les
règles des ancêtres, car vous
dites :
« Croyez en Lui, suivez Ses
préceptes, craignez-Le » et vous
n'implorez plus ni le ciel, ni la terre, ni les
douze rois mes aïeux, ni les idoles.
« N'est-ce pas là un
bouleversement des coutumes des
ancêtres ? Je n'y puis souscrire, et
rien de semblable ne peut se faire dans mon
royaume. »
Après le discours royal, deux ou trois
Malgaches, assez haut placés,
essayèrent bien un timide plaidoyer en
faveur des chrétiens. Le seul
résultat qu'ils obtinrent fut la
réduction du délai donné aux
gens pour s'accuser spontanément, d'un mois
à une semaine.
Quelques prosélytes, encore mal
affermis, obtempérèrent aux ordres
royaux et renièrent leur foi. Mais la
plupart demeurèrent fermes.
Le 9 mars le peuple fut de nouveau
convoqué pour écouter une sorte de
sentence générale prononcée au
nom de la souveraine.
Un grand nombre de peines, plus ou moins
graves, étaient édictées
contre les chrétiens les plus marquants, et
la proclamation se terminait par de terribles
menaces, en particulier celle-ci :
« Si je surprends
quelqu'un à enseigner à lire à
son esclave, je ferai de son esclave comme on fait
d'un chien qui a dévoré une brebis,
je lui arracherai le coeur et lui couperai la
tête ; et pour le maître, je lui
imposerai une amende écrasante.
« Voici les seules prières
qui vous seront permises : Vous vous
adresserez au dieu créateur, puis aux
esprits des douze grands princes, à la
terre, au ciel, au soleil, à la lune, aux
douze collines, aux idoles. Pour quiconque se
permettra de changer quoi que ce soit à ce
culte-là, ce sera la mort. »
Plus de quatre cents nobles ou officiers se
virent presque aussitôt
rétrogradés, tandis que chaque sujet
dut payer, en signe de repentance
générale, un boeuf et une piastre. On
se figura en haut lieu que cela suffisait, et que
nul n'oserait plus enfreindre les ordres
prescrits.
La surveillance se relâcha un peu.
Les chrétiens en profitèrent pour
s'organiser et se fortifier les uns les autres. Les
deux personnalités les plus marquantes dans
le petit groupe de
chrétiens furent sans
conteste Paul Rainitsiheva, et une femme,
Rafaravavy Marie. Rainitsiheva, appelé Paul
par ses coreligionnaires, était un ancien
sorcier et fabricant d'amulettes. Il s'était
converti à la suite d'une conversation avec
l'un des tout premiers Malgaches amenés au
christianisme, et fut l'un des chrétiens
baptisés à Ambatonakanga le 5 juin
1831.
Rafaravavy Marie était, quant
à elle, de noble naissance et fille d'un des
dignitaires de la cour. Elle fut la première
à organiser chez elle des réunions de
prières, qui servirent puissamment à
soutenir le courage des persécutés.
D'autres chrétiens l'imitèrent, et la
plupart des convertis prirent l'habitude de se
réunir tantôt chez l'un, tantôt
chez l'autre, afin de prier ensemble, la nuit. On
choisissait les demeures les plus
écartées et les nuits les plus
noires. Quelquefois même on se cachait dans
des fossés ou des grottes. On ne pouvait
guère chanter : cela aurait trop vite
attiré les espions. Mais souvent l'un des
assistants jouait sur la valiha, sorte de guitare
malgache, l'air du cantique, et les autres se
répétaient tout bas les
paroles.
Malgré les édits, le
nombre des chrétiens alla en croissant. On
imagina un signe de reconnaissance consistant en un
verset de la Bible dont le second interlocuteur
devait achever la récitation
commencée par le premier.
Quelques missionnaires avaient, avec des
difficultés inouïes, obtenu la
permission de rester pour achever
certains travaux matériels. Mais les deux
derniers, Johns et Baker, durent s'en aller en
juillet 1836, laissant leurs disciples seuls devant
la menace des supplices. Du moins ils purent, avant
de partir, achever l'impression de la Bible et la
distribuer à quelques-uns.
C'est en ce même mois de juillet
1836 que l'épreuve s'abattit sur Rafaravavy
Marie.
Le dimanche 17, trois esclaves de cette
dernière se rendirent auprès de
Rajery, un des conseillers de la reine, et
frère de Rainiharo, premier ministre, afin
d'accuser leur maîtresse. D'après les
règles édictées par
Andrianampoïnimerina, une accusation d'esclave
était irrecevable. Cela n'empêcha pas
d'accepter l'accusation portée contre
Rafaravavy. On fit venir Andrianjaza son
père : « Votre fille, lui
dit-on, continue, paraît-il, à prier
et cela en compagnie de neuf autres
personnes ; il vaut mieux qu'elle s'accuse
elle-même, plutôt que de se voir
dénoncée par d'autres. Qu'elle
indique aussi le nom de ses compagnons, si elle
veut avoir la vie sauve. Rafaravavy apprit le jour
même l'accusation dont elle avait
été l'objet, et grande fut son
émotion. Il lui fallait choisir entre la
mort ou le reniement de son Maître. Mourir,
quelle perspective ! Mais renier son
Maître ? Non, elle entendait en son
coeur résonner la parole de
Jésus : « Quiconque me
reniera devant les hommes, je le renierai devant
mon Père qui est dans les cieux. »
Durant toute la nuit elle pria
avec ferveur, demandant avec instance à Dieu
de lui donner la force de supporter toutes les
épreuves qu'il Lui plairait de lui
envoyer.
Son père, averti par un des
confidents de la reine, se précipita chez sa
fille pour la faire revenir au paganisme. Ni les
menaces, ni les supplications ne purent avoir
raison de sa détermination. Malgré
l'amour et le respect qu'elle ressentait pour les
siens, elle ne pouvait renoncer à ce qu'elle
savait par expérience être la
vérité.
Rajery alla prévenir Ranavalona
de l'échec des parents de Rafaravavy pour la
faire changer de sentiments. La reine entra alors
dans une colère terrible, et son premier
mouvement fut d'édicter, contre celle qui
osait ainsi braver ses ordres, la peine de
mort.
Pourtant, à cause des services
rendus au gouvernement par son père, on
autorisa ce dernier à implorer la
clémence royale ; et la peine fut
commuée en celle de l'esclavage, avec
facilité pour les parents de la coupable de
la racheter. Mais la moitié des biens de
Rafaravavy demeurèrent
propriété de la reine. Les esclaves
qui l'avaient dénoncée
espéraient obtenir leur libération.
Elles furent au contraire mises aux fers par le
père de la condamnée. Celle-ci
intervint en leur faveur et eut plus tard la joie
d'en amener deux à l'Évangile. L'une
d'elles mourut même martyre de sa
foi.
L'année suivante, sur une
dénonciation nouvelle,
Rafaravavy fut arrêtée avec seize
autres de ses compagnons ; on s'efforça
de l'amener à dénoncer d'autres
chrétiens, lui faisant espérer la vie
sauve si elle y consentait. Elle s'y refusa
absolument.
« Mais refuser de dire
à la reine ce que vous savez, n'est-ce pas
déclarer que vous ne l'aimez pas ?
reprit le juge. »
- « Je n'arrive pas à
voir quel est mon crime, même sur ce point,
se contenta de répondre Rafaravavy ; Je
suis accusée pour avoir prié, j'avoue
tout ce que j'ai fait, et je consens à
être mise en pièces par la reine, si
tel est son bon plaisir. »
La souveraine réfléchit
d'abord quelque temps sur le sort qu'elle ferait
aux dix-sept victimes. Des amis se portèrent
garants pour Rafaravavy qui put demeurer chez elle
à Ambatonakanga. Quatorze jours après
son arrestation, au grand marché du
vendredi, on annonça soudain publiquement
qu'on livrait ses biens au peuple. Elle n'avait
été avertie de rien. On peut juger de
sa surprise en voyant arriver tout à coup
chez elle toute une populace, hors d'haleine, se
ruant dans la maison, s'arrachant les objets :
en quelques minutes tous les meubles et ustensiles
eurent disparu, et, en moins de temps qu'il ne faut
pour le dire, la maison elle-même (elle
était faite de planches et de poutres
assemblées) fut démolie et
emportée sans qu'il en restât le
moindre vestige.
Tout de suite après survinrent
quatre Tserondahy, qui étaient alors les
exécuteurs : « Où
m'emmène-t-on interrogea la
victime ? » - « La Reine
sait ce qui vous attend ; pour vous, vous
n'avez qu'à nous suivre, répondirent
les envoyés royaux. » Quittant
Ambatonakanga, elle gravit la colline
d'Ambatovinaky. « C'est la
mort », pensait-elle. Pour calmer ses
esprits agités, elle se remémorait
les belles paroles
d'Esaïe XLI, 10:
- Ne crains rien, car
je suis avec toi,
- Ne promène
pas des regards inquiets, car je suis ton
Dieu ;
- Je te fortifie, je
viens à ton secours,
- Je te soutiens de
ma droite triomphante.
Ainsi que les deux premiers versets du chapitre
XLIII :
- Ainsi parle
maintenant l'Éternel qui t'a
créé, ô Jacob,
- Celui qui t'a
formé, ô Israël !
- Ne crains rien, car
je te rachète.
- Je t'appelle par
ton nom : tu es à moi
- Si tu traverses les
eaux, je serai avec toi,
- Et les fleuves, ils
ne te submergeront point,
- Si tu marches dans
le feu, tu ne te brûleras pas,
- Et la flamme ne
t'embrasera pas.
Pendant qu'on l'emmenait, on entendit sortir
souvent de sa bouche la prière du martyre
Étienne : « Seigneur,
reçois mon esprit. » On ne la mena
pas directement à Ambohipotsy, lieu des
exécutions, mais on la conduisit d'abord
chez un aide de camp de Rainiharo. Là, un
serrurier s'approcha, portant de lourdes
chaînes de fer, connues sous le nom de
« beranomaso » (long-pleurs).
Il s'apprêtait à les
sceller fortement, mais quelqu'un
dans la pièce l'avertit :
« Ce n'est pas la peine de si bien faire,
car ce serait trop difficile à
détacher demain, au chant du coq, pour
l'exécution. » Pendant cette
nuit-là Rafaravavy se sentait comme
arrivée au bord du fleuve, n'ayant plus
qu'à le passer. Elle était
prête à partir, mais Dieu
l'arrêta. Cette même nuit, tout le
quartier d'Ambohimitsimbina prit feu à la
nuit noire. L'incendie fit bientôt rage, et
les flammèches parvinrent jusque dans la
cour du palais de la Reine. Ce fut une agitation et
une angoisse extrêmes dans toute la ville, au
milieu de ces ténèbres et devant cet
incendie qu'on n'arrivait pas à
éteindre. Alors Rainiharo donna l'ordre de
surseoir à toutes les affaires officielles.
Les Tserondahy n'osèrent pas dès lors
conduire Rafaravavy au lieu d'exécution,
mais attendirent de nouvelles instructions. C'est
ce qui la sauva. Elle avait déjà
tendu la main pour saisir la palme du
martyre : ce fut Rafaravavy Rasalama, une de
ses amies, qui la cueillit.
Un mois après l'exécution
manquée de Rafaravavy Marie, une nouvelle
proclamation royale eut lieu au marché,
où les chrétiens saisis avaient
été amenés pour être
vendus comme esclaves.
« Ces gens
obstinés, disait la reine, en dépit
des interdictions prononcées, ont
continué à suivre leur caprice ;
comme des grèbes, enfonçant leur
tête dans le sable, ils verront leurs yeux
gonflés par leur propre faute. Je les prive
de leur liberté à
tout jamais, et cela sans rémission ni
rachat possible, car ils ont osé tenir pour
nuls et non avenus mes ordres. Ma bouche s'est
fatiguée à vous dire de
dénoncer vos inspirateurs et vos compagnons,
ainsi que vos lieux de réunions ; mais
ces misérables sont demeurés muets
comme des pierres, et ont
préféré leurs compagnons
à moi-même. Aussi, après ce
nouvel ordre donné aujourd'hui, si, demain,
ou après-demain, quelqu'un est encore
surpris à prier ou à assister
à une assemblée, c'en sera fait de sa
vie. Pouvez-vous supporter, 0 mon peuple, que l'on
aime des gens venus d'au delà des mers
plutôt que moi, et que ma parole soit
méprisée par des enfants de cette
terre que nous habitons ? »
Après le départ de la foule, on
distribua les chrétiens entre
différents officiers de la Cour.
Ramiandravola d'Andohalokely en reçut dix en
partage, parmi lesquels une femme de 37 ans,
Rafaravavy Rasalama.
Un jour Rasalama ne put s'empêcher
de s'écrier : « C'est tout de
même une chose étonnante de voir des
gens qui n'ont ni volé, ni calomnié
qui que ce soit, ni rien tenté contre le
royaume, privés de leurs biens et
réduits en esclavage. Les
persécuteurs devraient bien
réfléchir à cela, de peur
d'attirer sur eux la colère de
Dieu. » Une autre fois, il lui arriva de
dire avec une grande animation :
« Quand les envoyés de la Reine
arrivèrent chez nous, Je n'ai pas eu peur du
tout, je fus plutôt heureuse
d'avoir été
trouvée digne de souffrir pour ma foi
à Christ. »
La femme de Ramiandravola l'entendit, et
rapporta ces paroles à son mari. Et ce
dernier en avertit Rainiharo. Ordre fut
donné de charger Rasalama de
chaînes.
Tandis qu'on rivait les fers,
Ramiandravola lui dit : « Tu es de
ma famille, nous sommes nés dans une
même maison, nous devrions être
enterrés dans la même tombe ;
mais, puisque tu as l'audace de faire ce qui
déplaît à la souveraine, je te
renie. Je n'ai d'autre objet de crainte et de
vénération que Ranavalomanjaka et
Rainiharo ; ce qu'ils aiment, je l'aime, ce
qui leur est agréable m'est
agréable ; quand ils feraient couler
sur ma tête le sang d'un chien mort, si telle
est leur volonté, cela deviendrait la
mienne. »
- « Voilà une parole
bien grave, répondit Rasalama. Tu
déclares vouloir accepter ce que le ciel et
la terre ne pourraient supporter, même
d'avoir le front souillé du sang d'un chien
mort, et cela pour l'amour du souverain. Cet
amour-là devrait te faire
réfléchir. » La
pensée de Rasalama était
celle-ci : « Si tel est le
degré de ton amour pour une reine terrestre,
comment cherches-tu encore à nous
détourner de l'amour que nous avons pour le
Roi des rois ? »
Peu de temps après, nouvelle
discussion entre les deux cousins ;
Ramiandravola lui lance des injures à la
tête ; mais, pour toute
réponse, Rasalama lui
dit : « Prends garde à tes
paroles, car un jour nous aurons à
comparaître tous deux ensemble devant le
juge. »
- « Moi, comparaître en
même temps qu'une folle comme toi, jamais de
la vie », s'écria Ramiandravola. -
« Tu ne pourras l'éviter, reprit
Rasalama, il nous faudra au dernier jour
comparaître ensemble. »
Ramiandravola se hâta de
prévenir Rainiharo qui rapporta la chose
à la reine : ordre fut aussitôt
donné de mettre Rasalama à
mort.
On la fit donc sortir de la maison de
Ramiandravola, et on l'enferma dans la chapelle
d'Ambatonakanga transformée en
prison.
Là on lui passa ces horribles
chaînes appelées « omby
fohy » (mot à mot : taureau
court). Ces chaînes sont ainsi faites :
de forts et lourds anneaux de fer enserrent les
pieds, les mains, les genoux, le cou, et tordent le
corps en obligeant la tête à se
rapprocher des genoux. La malheureuse Rasalama put
à peine respirer et souffrit affreusement
pendant toute la nuit.
Le matin on délia ses
chaînes, et on l'emmena à Ampohipotsy
pour procéder à l'exécution.
Arrivée à Andohalo, elle se retourna
pour voir la chapelle et s'écria :
« C'est là que j'ai entendu la
parole du salut. »
Tout le long du chemin, elle ne cessa de
chanter. Parvenue à Ambohipotsy, elle chanta
encore à pleine voix un cantique
connu.
Tous ceux qui entendaient ce cantique
restaient muets, comme frappés de la foudre.
Son chant terminé,
Rasalama demanda un instant pour prier. Encore
à genoux, elle remit son âme à
Dieu et fut percée de lances.
Tout le peuple présent fut
profondément ému en constatant le
courage et la fermeté dont elle avait fait
preuve. « Une religion qui donne la force
de mourir ainsi, n'est-elle pas la
vraie ? » disaient les uns. D'autres
pensaient : « Quelle puissance dans
ces charmes des Européens ! »
Rafaralahy Andriamazoto, un jeune chrétien
décidé qui avait déjà
soutenu courageusement Rafaravavy Marie et qui
venait, lui aussi, d'assister à la fin
glorieuse de Rasalama, disait : « Si
j'étais sûr de mourir avec autant de
sérénité, je donnerais
volontiers ma vie pour le Seigneur. »
Voeu qui devait bientôt être
réalisé.
Il fut dénoncé en effet
quelque temps après par un certain
Rabefiakarana, chrétien renégat,
qu'il avait obligé en lui prêtant une
assez forte somme d'argent. Aussitôt
appréhendé, ni les menaces, ni les
insultes, ni les coups ne purent l'induire à
dénoncer ses compagnons. « Faites
de moi ce que vous voudrez, disait-il ; je me
soumets d'avance au bon plaisir de la reine ;
j'avoue avoir assisté aux réunions
défendues, mais, quant à accuser qui
que ce soit, jamais ! » Deux ou
trois jours après, on le mena à
Ambohipotsy pour l'exécuter. « Qui
est Rafaralahy ? »
demandèrent les Tserondahy, venus pour le
prendre. « C'est moi,
messieurs », répondit Rafaralahy
avec douceur. On brisa ses
chaînes.
On n'aurait jamais dit, à le voir
marcher, qu'il allait au supplice ; on aurait
plutôt dit qu'on le conduisait à une
audience royale. Il se mit à prêcher
Jésus aux Tserondahy qui l'escortaient et
leur fit part de sa joie de pouvoir contempler
bientôt Celui qui était mort pour le
sauver. Il lui semblait déjà voir
comme s'entrebaiser le ciel et la terre.
Arrivé à Ambohipotsy, il demanda
à prier : il s'agenouilla et implora
Dieu pour son pays, pour ses amis chrétiens
persécutés ; puis il offrit son
esprit au Seigneur disant :
« Jésus, reçois mon
âme ! » Sa prière dura
longtemps, mais la Main des bourreaux semblait
comme retenue tant que le condamné fut
à genoux. Au mot
« Amen » il se leva. Un des
bourreaux se mit en devoir de le renverser à
terre, suivant l'usage, mais Rafaralahy
l'arrêta, lui disant qu'il était
prêt à mourir ; il se coucha de
lui-même, très calme, et fut alors
percé de lances. Ses proches obtinrent la
permission d'emporter son corps, tandis que son
âme était accueillie par les anges et
recevait, sans doute, de son Maître cette
salutation : « Cela va bien, bon et
fidèle serviteur entre dans la joie de ton
Seigneur. » Ses bourreaux reçurent
une grande impression de sa mort ; ils
n'oublièrent jamais, dit-on, sa paix et sa
sérénité. Ils virent
même un signe dans le fait que le sang
jaillit verticalement, comme pour prendre Dieu
à témoin.
La mère du martyr mourut de
chagrin. Sa femme fut arrêtée, ainsi
que son frère. Tous deux,
très jeunes, accablés de mauvais
traitements, eurent une heure de
défaillance, et dénoncèrent
quelques chrétiens, dont Rainitsiheva, qui
fut arrêté, et Rafaravavavy Marie, qui
s'enfuit avec quelques compagnons au Vonizongo,
à 60 kilomètres au nord-ouest de
Tananarive.
Les fugitifs furent immédiatement
recherchés, et plusieurs fois sur le point
d'être saisis.
De Maurice, cependant, les
chrétiens anglais veillaient. Rafaravavy et
ses compagnons apprirent qu'un bateau les attendait
à Tamatave : ils se
décidèrent à tenter la
descente. Bien des fois ils faillirent être
surpris et n'échappèrent à
leurs persécuteurs qu'en s'enfonçant
dans des marais, la tête cachée dans
des roseaux. Plus souvent encore ils durent leur
salut à la protection divine qui
écarta d'eux des dangers dont rien ne
semblait pouvoir les tirer.
Ils arrivèrent enfin à la
côte. Déguisés en matelots, ils
purent s'embarquer sur le bateau sauveur.
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