Notre Père
Avant-propos
Ce sont là quelques
prédications prononcées à
Lyon, au cours de l'automne 1942, en pleine
bagarre. C'était la chasse aux Juifs, la
honte des premières déportations et
le commencement de la terreur policière.
Elles ont été reprises dans la paix
d'une retraite à Presinges, en octobre
1944.
Elles ont voulu n'être rien d'autre
que la ration hebdomadaire de ceux qui faisaient
leurs premiers pas dans le combat de la foi et de
la prière. Plusieurs ont demandé de
pouvoir s'y nourrir encore. C'est pourquoi nous les
laissons publier.
R. P.
Notre Père qui es aux Cieux
EN abordant l'étude du Notre
Père, nous songeons qu'il est de tous les
textes chrétiens le plus connu et le plus
rabâché, mais sans doute aussi le plus
incompris et le plus souvent prononcé en
vain. Il est effrayant de penser avec quelle
inconscience, la plupart du temps, nous
répétons cette prière qui,
pourtant, contient toute notre vie
chrétienne, et dont chaque mot est porteur
de notre destinée d'enfant de Dieu. C'est
qu'en effet elle n'est pas une parole jaillissant
de notre coeur, elle est la Parole que Dieu
lui-même a mise dans notre bouche pour que
nous la lui adressions.
Il nous faut commencer par l'entendre comme
une prédication de la Parole de Dieu pour
qu'elle devienne alors, par le miracle du
Saint-Esprit, l'expression de notre
réalité humaine la plus totale et la
plus intime, pour que, descendue
du ciel en nous, elle remonte vers Dieu comme une
supplication où nous soyons vraiment tout
entiers avec toute notre vie, avec la vie de nos
frères, avec la vie de notre Église,
avec la vie du monde perdu, et de tous les
êtres accablés qui nous
entourent.
Combien il est merveilleux
déjà de savoir que c'est le Seigneur
lui-même qui place dans notre bouche une
telle prière, que c'est le Saint-Esprit,
esprit de supplication et de prière, qui la
profère en nous, et qui nous fait vivre en
elle. Ainsi nous n'avons qu'à suivre, nous
n'avons pas à chercher une prière qui
corresponde à notre vie, qui traduise notre
réalité, car cette prière-ci
est vraie, infiniment vraie, seule réelle,
et c'est notre vie qui doit lui correspondre et
traduire sa réalité. Nous n'avons
qu'à suivre. Nous n'avons qu'à
être seulement celui qui vraiment prononce la
prière dite pour nous par le Seigneur. Car
Dieu, en Jésus-Christ, ne fait pas que nous
enseigner cette prière, il la prie
aussi ; il est devenu Celui
dont la vie correspond exactement à cette
prière. Il est la Parole de Dieu faite
chair. Il est la prière faite chair. Si
je crois en lui, alors je suis l'homme qui
prononce le « Notre
Père » et dont la vie
l'exprime.
Et voici pour commencer le titre que Dieu se
donne pour nous : celui de Père. Dieu
lui-même a mis ce nom de Père dans
notre bouche. Il veut que nous nous adressions
à Lui comme un enfant le fait à son
père, avec la même crainte, la
même affection, la même confiance. Non
point que ce soit là une
vérité naturelle et normale, comme
s'il allait de soi que nous fussions les enfants de
Dieu. Mais Dieu veut qu'au seuil de notre
prière nous tenions compte du miracle de la
réconciliation, Dieu veut que notre
prière soit une réponse à la
bonne nouvelle de notre adoption. Car nous nous
étions perdus, et en nous perdant nous
avions justement perdu notre Père. Dans
notre incrédulité, dans notre
injustice, dans notre égoïsme, nous
sommes des orphelins, nous n'avons plus de
Père, et ce mot de Père
dans notre bouche n'est qu'un
mensonge en dehors de la bonne nouvelle de la
réconciliation ; ce n'est plus qu'un
lieu commun de la sentimentalité religieuse
des hommes, mais en aucune manière
l'expression de la réalité, et,
Jésus ne se gênera pas pour
répondre aux Juifs qui affirment avoir Dieu
pour Père : « Le Père
dont vous êtes issus, c'est le
Diable. »
La prétention de l'homme naturel
d'avoir Dieu pour Père est la marque d'un
aveuglement et d'un orgueil diaboliques, car
Jésus seul est Fils de Dieu par nature, et
seul il peut dire à Dieu tout
naturellement : « Mon
Père ». C'est à cause de
Lui, c'est en son nom, que le mot de Père
peut n'être pas un mensonge
présomptueux dans notre bouche, c'est parce
qu'il nous a fait obtenir l'adoption filiale :
« Vous êtes tous fils de Dieu
par la foi en
Jésus-Christ. » Ce qui ne pouvait
pas être est devenu possible grâce
à lui. Il nous a donné sa place de
fils unique ; il a partagé avec nous
son héritage. Tout ce que Dieu, ce
Père éternel et tout-puissant,
était pour lui, il a voulu
qu'il le soit aussi pour nous, et tout ce qu'il
était pour Dieu, ce fils unique et
bien-aimé, il nous l'a donné, il nous
a donné sa place de fils unique du
Père Éternel. C'est pour cette raison
et pour nulle autre que ce mot de Père peut
être mis dans notre bouche. La
paternité de Dieu n'est pas une
vérité courante et un fait naturel.
Elle est le grand miracle de la grâce qui
nous est faite en Jésus-Christ. Elle est la
bonne nouvelle de la Croix où Jésus
nous a transmis son droit de fils, à nous
qui n'étions que des ennemis et des enfants
morts.
Il faut bien rappeler cela avec quelque
rigueur pour qu'aucun de nous ne demeure dans des
illusions mortelles, et ne soit dispensé de
la foi en Jésus-Christ grâce au
sentiment douillet que Dieu est un Père. Car
si l'homme charnel, incrédule, que nous
sommes, peut se rassurer avec l'idée du
Père, et rentrer chez lui
réconforté, il n'en reste pas moins
qu'une prédication quelle qu'elle soit qui
n'est pas un appel à la foi
en Jésus-Christ est un
poison mortel, un opium qui endort, au lieu d'un
cri qui réveille. Ainsi ne crois pas que
Dieu soit ton Père, du moins de cette
manière directe, mais crois au Seigneur
Jésus, et Dieu alors sera ton Père,
le Père qu'il est pour Jésus-Christ,
et alors seulement tu pourras entrer dans cette
prière, et contempler avec
émerveillement, avec une paix qui surpasse
toute intelligence, les trésors du coeur de
Dieu grand ouvert à ses enfants. Non, Dieu
n'est pas le Père des incrédules, il
est vraiment, il est miraculeusement le Père
de tous ceux qui croient en Jésus-Christ et
sont résolument avec lui, d'où qu'ils
viennent, et quels qu'ils soient. Il n'est pas une
créature au monde qui ne soit appelée
à devenir son enfant par la foi.
Jésus-Christ a ouvert la porte de la maison
paternelle.
C'est pourquoi, devant le Père, nous
ne pouvons être seuls. Nous ne pouvons
être son enfant sans l'être avec tous
nos frères. Nous ne pouvons pas lui parler
sans le faire dans l'Eglise. Nous ne disons
pas : « Mon
père ».
Mais : « Notre
Père », de sorte qu'en nous
adressant à Lui de la manière la plus
personnelle et la plus intime, nous sommes
cependant environnés de tous les membres de
la Famille de Dieu, nous sommes dans la communion
des Saints.
C'est avec la pensée de tous ceux
dont il est le Père, c'est avec la
pensée de tous les orphelins du monde que
nous nous adressons à lui. Nous ne sommes
pas son enfant sans tous les autres qui
déjà le sont, ou sont appelés
à le devenir. C'est toute la présence
de l'Eglise et c'est toute la présence du
monde qui est dans Notre Père. C'est
l'intercession qui envahit dès l'abord notre
demande, c'est le monde entier qui se tient devant
nous, qui se faufile avec nous, et qui veut avoir
accès par nous au trône de la
grâce et de la tendresse du Père. Dieu
nous a fait sacrificateurs. Nous le sommes quand
nous prononçons chacun des
« Notre » de l'oraison
dominicale : Notre Père,
notre pain, nos offenses, notre
délivrance. Nous nous tenons devant le
Père au nom de tous ceux
qui ne savent ni ne peuvent
encore lui parler ainsi. Nous sommes solidaires du
monde, de cet immense et pitoyable orphelinat
qu'est le monde sans son Seigneur, comme
Jésus lui-même, pour être son
Sauveur, s'est déclaré solidaire du
monde qui le crucifiait.
Notre Père, père de tous les
membres du corps de Jésus-Christ et de
toutes les créatures vers lesquelles il nous
envoie pour leur dire qu'elles ont un Père.
Notre Père ! Ce mot retentit avec une
puissance étrange dans le monde où
l'on fabrique les orphelins en interminables
séries, sur les champs de bataille, dans les
camps d'internement, par les travaux forcés
et la déportation. Notre Père !
Nous ne pouvons prononcer ce mot sans penser
à toutes les familles dispersées,
à la honte sans nom de cet ordre nouveau
qui, pour mieux exterminer tout ce qui touche
à la Révélation biblique et
à la volonté de Dieu, brise à
plaisir les liens des époux, les liens des
parents et des enfants, liens qui souvent font
obstacle eux aussi à notre
obéissance chrétienne, mais liens qui
pourtant demeurent l'image de nos rapports avec
Dieu.
« Je fléchis les genoux
devant le Père », dit saint Paul,
« duquel toute famille tire son nom dans
les cieux et sur la terre. » Voici donc
qu'au moment même où il s'agenouille
pour dire à Dieu
« Père », la
prière de l'apôtre est envahie par la
pensée de toutes les familles de la terre,
de tous ces liens de parents à enfants qui
n'existent que parce que Dieu est le Père
Éternel de Jésus-Christ, et pour
être un terme de comparaison de l'amour qui
unit le Père avec le Fils. Toutes les
familles de la terre sont bénies dans ce
Notre Père, de même qu'elles sont
maudites et se dissolvent loin de lui.
Qu'aucune illusion ne demeure ! Le lien
familial lui-même perdra toute
résistance là où le
Père de Jésus-Christ ne sera pas
reconnu comme seul Seigneur et Père de
toutes les créatures, et comme source de
toute paternité réelle. Oui, ce
dernier refuge de l'ordre social,
cette dernière possibilité
d'épanouissement pour les créatures
que constitue malgré tout la famille, sera
balayé par la puissance des idoles qui sont
en train de prendre possession du monde. Loin du
Père de Jésus-Christ, les hommes se
verront privés de leurs parents humains, ils
ne seront plus que les enfants d'un État
tout-puissant, tête anonyme enfantée
par le mensonge et pour le mensonge. On ne
néglige pas impunément cette
vérité bienheureuse : le
Père de Jésus-Christ est le seul Dieu
et Père de tous les peuples, Celui dont
toute famille tire son nom. Nous privons finalement
les enfants de leur père et de leur
mère, si nous ne leur apprenons pas à
dire : « Notre
Père » au Père de
Jésus-Christ.
Je dirai pourtant : « Ne
crains pas, petit troupeau du Père,
Église de Jésus-Christ ».
Il a plu à Dieu d'être ton
Père, et tout ce que les hommes pourront
inventer pour détruire la famille de Dieu,
et même les familles naturelles, ne nous
séparera jamais de l'amour du Père.
Le monde ne pourra jamais faire
plus qu'il n'a fait le jour où il a
arraché le Fils unique aux mains de son
Père, pour le précipiter dans la
mort. Mais à Pâques, Dieu a
retrouvé son Fils, après l'avoir
abandonné « pour un
instant » ; il est redevenu son
Père. Les hommes peuvent faire ce qu'ils
veulent pour nous prouver que Dieu n'est pas un
père et qu'il ne s'occupe pas de nous, ils
ne pourront empêcher que Dieu ne se montre
à jamais comme notre Père en nous
ressuscitant avec son Fils.
« Rien ne nous séparera de
l'amour du Père. » Peut-on mesurer
cette joie ? Rien ne pourra nous
empêcher de dire : Notre Père
puisque la certitude et la valeur de cette
appellation sont fondées sur la
Résurrection de Jésus-Christ, puisque
c'est le nouveau-né, le baptisé,
l'homme qui s'est réveillé d'entre
les morts qui appelle Dieu son Père. Jamais
nous ne descendrons plus bas que ce fossé
d'où Dieu nous a tirés pour nous
revêtir de la robe de noces, et nous adopter
comme son enfant. Ni l'affliction, ni le
péril, ni l'épée, ni la faim,
ni la prison, ni rien au monde,
sinon le péché, sinon la
complicité avec les persécuteurs,
sinon le consentement à l'infamie, ne nous
séparera de Notre Père.
Qui es aux cieux.
Les cieux, ce n'est pas un lieu
élevé où un vieillard à
barbe blanche est installé dans les nuages.
« Qui es aux cieux » veut nous
rappeler que Notre Père, c'est Dieu, et non
pas un homme. Dieu est au ciel et toi tu es sur la
terre. Ce ciel, c'est l'éternité,
c'est la divinité, c'est la
souveraineté, c'est la gloire de notre
Père ; c'est son indépendance,
et sa liberté absolue ; c'est le
mystère de sa Présence auprès
de chacun de nous et de son regard aussi, et de la
distance infinie qui le sépare de nous. Il
n'est pas quelque très haute valeur de ce
monde, qui pourrait crouler avec le monde. Il est
au ciel, il est Dieu. Il est le commencement et la
fin de tout. Il est Celui de qui procède
toute grâce excellente, et il donne la vie
aux morts. Aucune des entreprises et des
révoltes du monde ne peuvent l'atteindre.
Seule la prière de la foi, la
prière des enfants de Dieu, peut parvenir
jusqu'à lui et le toucher. Il est bon qu'au
moment où Dieu est ramené pour nous
aux dimensions d'un Père, Il garde en
même temps toute sa dimension de Dieu. Notre
Père est vraiment dans les cieux.
|