Notre Père
Que ton nom soit sanctifié
Nous n'eussions certes pas pensé
tout seuls après avoir appelé
« Notre Père qui es aux
cieux », à lui adresser cette
première demande. Il faut même avouer
qu'elle nous est fort étrangère, et
que la sanctification du nom de Dieu est bien loin
d'être le centre de nos
préoccupations. Le nom de Dieu, mais qu'en
faisons-nous donc ? Il traîne
çà et là dans nos
pensées ou dans nos conversations. Il
recouvre quelques vieilles réminiscences,
quelques oeuvres pieuses. Souvent, il ne recouvre
rien du tout, ou même, qui pis est, il
recouvre des lâchetés, des turpitudes.
Il est là dans la chambre intérieure
de notre mémoire, comme un objet
précieux et inutile, posé sur un
guéridon, et qu'on oublie de remarquer. Un
nom d'ailleurs, cela nous semble avoir si peu
d'importance ! Comment peut-on s'attacher
à cela ? Il est vrai
que le nom des autres nous importe assez peu,
à moins que notre curiosité ne nous
mette en appétit de le connaître. La
gloire du nom des autres nous touche
médiocrement, et nous faisons preuve
à son égard d'un
« désintéressement »
souvent exemplaire.
Mais, notre nom à nous, pensons-nous
vraiment qu'il soit de si minime importance ?
S'il nous arrive de lire le compte rendu de quelque
entreprise ou performance à laquelle nous
avons participé, et que notre nom n'y figure
pas, cette prose conservera-t-elle pour nous tout
son intérêt ? Ou bien si, d'autre
part, notre nom figure en bonne place sur quelque
tableau d'honneur, prétendrons-nous toujours
que cela nous laisse insensibles et qu'un simple
nom, cela ne présente aucun
intérêt ? À vrai dire, il
n'est rien de si révélateur de notre
attachement à nous-mêmes que nos
réactions en face de notre nom. Rien qui
nous fasse mieux connaître combien nous nous
aimons et nous attribuons d'importance. Car nous
partageons intimement le sort
fait à notre nom, et ce qui arrive à
notre nom permet d'assister exactement à ce
qui nous arrive à nous-mêmes. Notre
nom, c'est exactement nous-mêmes, mais
nous-mêmes dans notre existence vue par les
autres, dans notre vie publique. Seuls au monde,
nous pourrions ne porter aucun nom. Mais au milieu
des autres hommes, nous n'existons que dans la
mesure où notre nom nous distingue et nous
désigne. Avoir un nom, c'est avoir la
possibilité de révéler son
être, sa personne, à son prochain est
avoir la possibilité d'une
réputation.
De même, si Dieu porte un nom, cela
signifie qu'il ne reste pas seul avec
lui-même, mais qu'il a la possibilité
et la volonté de se faire connaître
à nous. Dieu peut nous donner son Nom. Il
peut donc exister pour nous. Il peut avoir
au milieu de nous une réputation, une
célébrité, une gloire :
« Célébrez
l'Éternel ». Il peut être
notre Dieu. C'est pourquoi, lorsque Dieu se
révèle à Moïse, sur le
Sinaï, C'est son nom qu'Il lui
révèle, et c'est ce nom qui
accompagnera le peuple, pas
à pas, tout au long de son histoire, c'est
pour l'amour de ce Nom et pour l'honneur de ce Nom,
que le Dieu d'Israël ne cessera d'intervenir.
Et Jésus viendra pour manifester ce Nom aux
hommes et demander dans la prière
sacerdotale : « Qu'ils soient
fidèles à Ton nom que tu m'as
chargé de faire
connaître. »
Et nous maintenant, peuple de Dieu, corps de
Jésus-Christ, nous portons devant les hommes
le nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.
Nous, baptisés, nous sommes couverts par ce
nom trois fois saint, et le monde ne
connaîtra ce Dieu, sa sainteté, sa
vérité, sa justice, qu'au travers de
notre témoignage. Car nous parlons en son
nom, et nous vivons en son nom, et nous ne pouvons
empêcher que notre attitude ne rejaillisse
sur Lui. Bon gré, mal gré, son nom
est attaché à nous, et plus ou moins
consciemment, le monde entier a les regards
posés sur l'Eglise pour savoir quel est ce
Seigneur au nom duquel elle prétend agir et
parler, quel est ce Dieu dont elle se
réclame, ce Roi dont elle est le ministre.
C'est pour cette raison que le premier souci
du chrétien doit être le souci du nom
de son Dieu, auquel, depuis le jour de son
baptême, est liée sa destinée.
Le souci de son nom propre qui est le souci premier
de l'incrédule est remplacé par le
souci du nom de Dieu. C'est même là en
quoi consiste l'humilité du croyant, cette
attitude fondamentale où l'a jeté la
Révélation - de ne plus pouvoir vivre
dans le souci de sa propre gloire, mais dans celui
de la gloire du nom de son Seigneur. Et c'est
là aussi le signe central de toute
conversion, d'être tourné non plus
vers son propre nom, mais vers celui de
Jésus-Christ ; d'être
préoccupé non plus du rôle que
l'on joue, mais du rôle que Dieu joue dans
toute entreprise humaine. N'est-ce pas merveilleux
de voir comment cette première demande de la
première prière chrétienne
nous convertit, nous tourne vers ce nom de Dieu et
nous détourne de
nous-mêmes ?
Il est, en effet, impossible de prononcer
sérieusement cette demande sans faire le
mouvement de la foi et de la
conversion, sans être arrachés
à nous-mêmes, jetés dans
l'adoration du Dieu Saint et la
préoccupation unique de sa gloire. On peut
dire que déjà tout est fait en nous
par cette demande et qu'en la plaçant dans
notre bouche, en nous la faisant prier, vraiment,
toute notre vie chrétienne, toute notre
attitude d'enfant de Dieu est accomplie, attitude
où ce n'est pas nous qui importons, ni ce
qu'on pense de nous, ni même notre salut,
mais bien seulement la sainteté et la gloire
au nom de Dieu.
Il fallait bien commencer par là pour
être débarrassé du souci
infernal de notre réputation, pour
désirer que le seul nom de Dieu soit
à l'honneur sur toute la terre. Et si notre
vie chrétienne ne commence pas et ne finit
pas par cette demande, par cette recherche
première de la gloire du nom de Dieu, nous
sommes alors sur le chemin de la perdition, quels
que soient nos efforts. Si notre obéissance
chrétienne entend donner la moindre
importance à notre nom, elle n'est plus
qu'une fausse obéissance,
une hypocrisie, une recherche de nous-mêmes
et pas de Dieu, et nul n'a plus
précisément que les
Réformateurs répété et
dénoncé la ténacité
démoniaque de cet orgueil secret, de cette
recherche de nous-mêmes qui se cache au coeur
de la vie religieuse.
Cette prière demande justement
l'élimination de toute gloire humaine, la
sanctification exclusive du nom de Dieu sur le
seuil de notre obéissance. C'est exactement
ce que la Réforme a voulu remettre en
lumière, aussi n'est-ce pas le moment de
mettre en avant un nom d'homme quel qu'il soit,
mais exclusivement Celui de Jésus-Christ.
Par des voies insondables et au moyen de quelques
hommes sans force auxquels il adressa sa Parole
dans la Bible, il sanctifia tout à nouveau
son grand nom, dans une chrétienté
qui s'attachait à d'autres noms, en
proclamant qu'il n'en était aucun autre
par lequel nous devions être
sauvés. La Réforme n'est qu'une
redécouverte du nom de Jésus comme
Sauveur unique et comme maître unique,
c'est-à-dire rien d'autre
qu'une volonté absolue de
sanctifier ce seul nom.
En effet, tentons de serrer d'un peu plus
près le sens de l'expression
« sanctifier le nom de Dieu »,
en comprenant à quoi elle nous engage dans
le monde présent. Sanctifier le nom du Dieu
trinitaire, c'est reconnaître jalousement ce
qui n'appartient qu'à lui, les titres qui
lui sont réservés. Par exemple, je ne
puis sanctifier le nom de Jésus-Christ en
appelant, ou en laissant affubler qui que ce soit
sur la terre, fût-ce le chef de l'État
le plus vénérable, du titre de
sauveur, et en profanant ainsi un titre qui fait
partie du nom de Dieu et qui n'est qu'à
Jésus-Christ. Car Jésus-Christ est le
seul sauveur de l'Eglise, et il est aussi le seul
sauveur de la France et de tous les peuples de la
terre. Il n'est point d'autre nom, serait-ce celui
de Marie, serait-ce celui du Maréchal,
serait-ce celui de tous les saints, par lequel nous
devions être sauvés. De même, il
est une certaine manière, constante
aujourd'hui, d'appeler certains
hommes
« chefs », ou
« seigneurs », ou
« conducteurs », ou
« rois », qui est une
profanation du Nom qui est au-dessus de tout nom,
et à qui seul appartiennent tous ces titres
d'une manière absolue. Certes, il est des
hommes que nous pouvons appeler chef, sauveur ou
roi, mais alors d'une manière toute profane,
relative et provisoire, et dans la seule mesure
où ces hommes sont pour nous les
représentants du seul Sauveur et du seul
Chef. Quand donc nous prions : « Que
ton nom soit sanctifié », nous
demandons en somme à Dieu qu'il nous garde
de toute idolâtrie, qu'il garde les peuples
de toute transposition catastrophique et
mensongère de sa sainteté et de sa
divinité sur quelque créature ou
quelque réalité humaine.
Mais aussi et surtout, nous demandons que
jamais son nom ne serve à couvrir des
infamies, que jamais notre lâcheté
n'en vienne à laisser compromettre son saint
nom dans les entreprises de l'iniquité. Que
plutôt nous confessions notre athéisme
que de proférer quelque
mensonge en son nom ! Que plutôt nous
avouions : « Je suis un
incrédule » que d'abriter
derrière son nom la peur que nous avons
d'accueillir des malheureux sans asile et de nous
déclarer solidaires des opprimés. Que
plutôt nous disions : « Je
n'ai rien à faire avec lui », que
d'en faire le Dieu des victoires humaines et la
Providence des triomphateurs de ce monde.
Sanctifier le nom de Dieu, certes, ce n'est pas
nous qui le pouvons et il n'a pas besoin de
l'être ; il l'a été
parfaitement par Jésus-Christ, et une fois
pour toutes. Mais que les hommes, à travers
nous, remarquent pour leur désespoir ou pour
leur joie (cela ne nous regarde pas) que nous
appartenons à un Dieu saint qui a
sanctifié son nom par Jésus-Christ et
qui ne cesse de le sanctifier par son Esprit, un
Dieu saint qui ne peut pas voir l'injustice ni le
mensonge, qui a horreur de la violence, qui ne
supporte l'oppression d'aucune de ses
créatures, ni la spoliation de leurs droits
humains. Que le monde puisse se rendre compte de ce
qu'est Dieu à travers ce
qu'est l'Eglise ; que les hommes voient nos
oeuvres, et glorifient notre Père qui est
aux Cieux, voilà ce que nous demandons.
Encore une fois, nous ne pouvons pas
sanctifier le Nom de Dieu, mais Jésus-Christ
l'a sanctifié jusqu'au bout. Il lui a
donné toute la gloire et toute la place qui
lui était due. Il est mort de la pire des
morts plutôt que de consentir à ce que
le Nom de Dieu soit associé à quelque
turpitude, à quelque hypocrisie. Il a
résisté jusqu'au sang à tout
ce qui pouvait le déshonorer. La
sanctification du Nom de Dieu l'a mené sur
la Croix, mais par là même, la
sainteté de Dieu éclate en lui, pure
et totale. Plus encore, elle nous est offerte et
nous pouvons la prendre. En recevant le corps du
Seigneur, nous pouvons devenir le lieu où
Dieu sanctifie son nom, recevoir la vie de Celui
qui n'a jamais rien voulu d'autre que la gloire de
son Père.
Que ton nom soit sanctifié ! je
l'ai sanctifié, dit le Seigneur, et je le
sanctifierai encore.
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