Notre Père
Pardonne-nous nos offenses, comme nous
pardonnons à ceux qui nous ont
offensés
ON pouvait croire que nous avions tout
dit et que nous n'avions plus maintenant
qu'à nous retirer, paisibles, sûrs,
mais voici que deux autres demandes encore viennent
éclairer d'un jour très
pénible la réalité de notre
vie. Nous ne pouvons pas nous retirer avant d'en
avoir passé par elles. Nous ne sommes pas
des mendiants corrects, des enfants pauvres qui
viennent simplement demander leur pain : nous
sommes tout autre chose ; et Dieu n'est pas
seulement une source dont nous nous sommes
éloignés et vers laquelle tout
à loisir nous revenons : Dieu est une
personne, sainte, royale et souveraine, il est le
Père tout-puissant et le
Créateur.
Imagine un instant, mon frère, qu'il
existe dans ton pays un personnage semblable, un
Roi qui soit en même temps le Père de
son peuple, un homme dont la
justice et la bonté soient sans limites,
l'homme le plus honorable, le plus glorieux et le
plus puissant que tu connaisses, un homme d'une
majesté incomparable. Tu aurais, je suppose,
quelque souci de tes relations avec un tel homme,
et s'il t'arrivait de le rencontrer, tu
t'efforcerais de lui laisser de toi une impression
favorable. Si tu connaissais l'un de ses
désirs, tu t'ingénierais à le
satisfaire ; tu serais au comble du bonheur
d'avoir pu lui causer quelque joie ; tu serais
heureux pour longtemps si tu avais pu lui
plaire ; avec quelle avidité tu
entendrais un ami te dire ce que le Roi pense de
ton attitude. Mais si l'on venait te dire :
« Écoute, tu l'as offensé,
tu l'as gravement, tu l'as mortellement
offensé », quels ne seraient pas
alors ta consternation et ton
désespoir ! Quelle catastrophe pourrait
lui être comparée, et que ne
donnerais-tu pas pour effacer une telle
offense ?
Nous avons offensé Dieu. Si cela vous
laisse indifférents, imaginez un instant que
quelqu'un vous a offensés
vous-mêmes ; quelqu'un
qui était votre obligé, quelqu'un sur
qui vous comptiez a douté de votre parole,
vous a méprisés, vous a
calomniés, a abusé de vous. Si vous
le lui faisiez remarquer, il prétendrait en
outre que cela est faux et que d'ailleurs c'est
sans importance. Nous savons bien comment nous
jugerions cette personne. Il serait temps que nous
sachions de même comment Dieu nous juge, car
nous sommes pareils en tout point à cet
homme qui nous aurait offensés.
Nous avons offensé Dieu, et nous ne
cessons de l'offenser de la manière la plus
fondamentale. Nous doutons de sa parole :
notre incrédulité est l'offense la
plus grave. Nous abusons de sa grâce et
jugeons scandaleux qu'il nous la retire :
notre manque de reconnaissance est l'offense la
plus grave. Nous ne cessons d'être
préoccupés de nous-mêmes et de
tout faire tourner autour de notre chère
personne : notre égoïsme est
l'offense la plus grave. Nous nous croyons nos
maîtres, nous cherchons en nous la source de
notre vie et nous nous fabriquons
nous-mêmes une
justice : notre orgueil est l'offense la plus
grave. Nous n'arrêtons pas de juger et de
condamner des hommes au gré de nos
passions : notre manque de miséricorde
est l'offense la plus grave. Nous aimons mieux la
paix que la justice ; nous supportons avec une
facilité déconcertante la souffrance
des autres ; devant les iniquités, nous
nous réfugions dans un silence
complice : notre lâcheté est
l'offense la plus grave. Et ainsi de suite... il
est interminable, ce catalogue de nos offenses,
notre vie en est entièrement tissée.
Notre vie (non pas notre vie de païens, mais
notre vie de chrétiens) n'est qu'une longue
offense faite à ce Père et à
ce Créateur auquel nous adressons notre
prière.
Oui, justement notre vie de
chrétiens, et nous ne sommes
chrétiens que dans la mesure où nous
nous en rendons compte. S'il arrivait un jour que
nous pensions être devenu celui qui n'offense
plus son Seigneur, qui n'a plus besoin de demander
pardon des offenses, c'est que nous aurions
glissé hors de la foi
chrétienne, nous aurions
sombré dans l'illusion, dans
l'angélisme le plus grave. Un
chrétien n'est pas l'homme qui n'offense
plus son Seigneur, mais celui qui vit dans la
repentance, c'est-à-dire en souffrant
profondément des offenses qu'il est
impuissant à ne pas renouveler tous les
jours. Jusqu'à la fin de sa vie, il ne
pourra que demander pardon et vivre, non pas du
fait qu'il a cessé d'offenser Dieu, mais
uniquement du fait que ses offenses lui sont
pardonnées, du fait que Jésus a
été « livré pour ses
offenses », du fait que toute cette vie
d'offense qui se prolonge encore est effacée
sur la Croix et ensevelie avec
Jésus-Christ.
Qui donc, ayant compris que toute sa vie
d'homme pécheur est une offense constamment
renouvelée faite à Dieu
personnellement, oserait vivre encore et se
présenter devant son ennemi et
espérer en être accueilli ? Si
Dieu nous déclare : « En
vérité, tu m'as
offensé », qui pourra se tenir
devant lui et ne pas sombrer dans une angoisse
définitive ? Car nous sommes morts dans
nos offenses petites et grandes,
nous sommes en enfer devant le Roi blessé
par nos offenses, nous n'avons pas les moyens de
prendre devant lui une attitude qui ne soit pas
elle-même une nouvelle offense, et nos
attitudes les plus religieuses ne sont que des
offenses religieuses. Nous n'avons pas les moyens
de sortir de notre iniquité, de notre
attitude blessante à son égard. Sous
les dehors les plus corrects, nous sommes, perdus
dans nos offenses, prisonniers de notre attitude
offensante.
Mais voici, ô miracle, que Dieu met
lui-même dans notre bouche ce pardon à
lui demander, ce pardon d'offenses impardonnables,
cet effacement d'offenses ineffaçables, ce
pardon inespéré et plus
nécessaire à notre coeur que l'air
que nous respirons, un pardon vraiment incroyable
si nous pensons à la continuelle offense
contre le Roi que représente notre vie. Mais
le Roi lui-même nous y pousse maintenant. Il
nous attire vers lui comme un Père attire
son enfant sur ses genoux et dit :
« Demande-moi
pardon ». C'est tout ce
que Dieu nous demande aujourd'hui, peut-être
même qu'il nous supplie de bien vouloir le
faire, comme si c'était nous qui avions
à condescendre et lui à nous
supplier : « Demande-moi ce pardon
qui est tout préparé dans mon coeur
et que je te prie seulement de me demander en toute
sincérité. Ne pense plus à tes
offenses ni à la possibilité de les
réparer, mais à mon pardon seulement
et à ce que j'ai fait pour pouvoir te
l'accorder. »
Ce serait ici le moment de rappeler le prix
que Dieu a payé le pardon qu'il nous offre.
Et quand il vous arrive de juger très normal
que Dieu vous pardonne vos offenses, ces offenses
qui vous paraissent inoffensives, souvenez-vous que
notre Seigneur en porte les traces sur tout son
corps. Ces offenses dont nous pensons parfois
qu'« elles ne le touchent
pas », qu'il est « au-dessus de
ces choses », ces offenses, il en est
blessé et meurtri des pieds à la
tête, et la couronne d'épines, les
crachats et les clous du Vendredi-Saint montrent
assez clairement comment le
touchent nos offenses et ce
qu'elles lui font endurer. Mais il demeure sous
leur poids, il les prend toutes sur lui, il n'en
évite pas une, il les endure jusqu'à
la mort. C'est à cette condition, c'est au
prix de cette souffrance et de cette agonie que
Dieu peut nous pardonner. Oui, c'est au prix de ce
qu'il a souffert lui-même en
Jésus-Christ de nos offenses, qu'il peut
toutes les effacer et les oublier. Car on ne peut
pardonner ce dont on n'a pas vraiment souffert
soi-même, on ne peut pas pardonner la douleur
des autres.
On n'a pas le droit d'oublier la souffrance
des autres, mais seulement la sienne propre. C'est
parce que, sur la Croix, Dieu est venu faire sienne
toute la douleur du monde, toute l'horreur de la
vie et de la mort, parce qu'il est venu en son Fils
s'exposer lui-même a toutes les offenses de
l'humanité, c'est à cause de cela
uniquement qu'il peut tout effacer, tout oublier,
tout pardonner. C'est au moment où nos
offenses s'accomplissent dans la crucifixion et
où le Fils de Dieu va mourir sous nos coups
que notre pardon peut être
demandé et obtenu :
« Père, pardonne-leur. »
C'est sous le coup de la plus mortelle offense que
Dieu nous a pardonné, et que ce pardon alors
est réel et présent, une expiation
définitive, un effacement total et
bienheureux de tout le mal que nous lui avons fait.
C'est pourquoi ces marques de nos offenses dans sa
chair sont les signes mêmes de notre pardon.
Son corps est rompu et son sang versé par
nos offenses et pour nos offenses. Le sang de
l'agneau est répandu pour la
rémission des péchés, pour le
pardon des offenses. Toutes nos offenses et tout
notre pardon sont dans cette coupe de la nouvelle
alliance qui circule autour de la Table Sainte,
où le Seigneur se révèle
à nous pour jamais comme celui que nous
avons offensé mortellement et qui nous a
pardonné et réconciliés.
« Quand nous étions les ennemis de
Dieu, dit saint Paul (les offenseurs de Dieu), nous
avons été réconciliés
avec lui par la mort de son Fils »
(Rom. 5. 6).
Ainsi nous sommes pardonnés sur la
Croix, ainsi le pardon nous est acquis par la mort
de Jésus. En nous
disant : « demandez-moi
pardon », Dieu ne nous fait pas une
promesse aléatoire ou conditionnelle. Ce
pardon est le coeur de ce que Dieu a
préparé pour nous dès avant la
fondation du monde. Ce pardon est la
Révélation même de Dieu et nul
ne peut connaître Dieu sans être
pardonné, nul ne peut être devant lui
autre chose qu'un offenseur pardonné.
Cependant, nous ne pouvons en rester
là, car la prière n'en reste pas
là. Elle ajoute une clause
singulièrement troublante :
« Comme nous pardonnons à ceux qui
nous ont offensés ». Y aurait-il
donc une condition au pardon de Dieu, une
possibilité de le mériter par notre
manière d'être ? Beaucoup ont
tenté d'éluder ce texte gênant
en l'interprétant ainsi :
« comme nous voulons
pardonner ». Mais Jésus dit
simplement : « comme nous
pardonnons », et il n'est pas possible
d'atténuer la rigueur de cette affirmation.
Alors tout est-il compromis ? Le pardon de
Dieu dépend-il de notre pardon, et le salut
dépend-il de nos
oeuvres ? Nous savons bien que non. Toute
l'Écriture est là pour nous affirmer
qu'il ne dépend que de Christ et qu'en
aucune mesure nous ne contribuons à notre
salut. À bien des reprises Paul
répète en effet :
« Comme Dieu vous a pardonné en
Jésus-Christ, vous aussi pardonnez de
même. »
La parabole du serviteur impitoyable nous
fera très simplement comprendre le sens de
cette demande. Le maître remet au serviteur
sa dette, une dette incommensurable. Il la lui
remet d'abord et sans condition. Mais quand,
ensuite, le serviteur, en refusant de remettre
à son camarade une dette infime, prouve
ainsi qu'il n'a pas vraiment reçu le pardon
du maître mais n'a cherché qu'à
être tiré d'embarras, alors le pardon
lui est retiré, ce pardon qui ne l'engageait
à rien, ce pardon qui n'était qu'un
heureux hasard. Donc, quand Dieu nous fait ajouter
à notre demande « Comme nous
pardonnons » cela veut dire qu'il y va du
sérieux de notre demande, qu'il y va de la
réalité de ce
pardon demandé et de la puissance de ce
pardon. La question n'est pas :
« Est-ce que j'ai assez pardonné
pour que Dieu me pardonne ? »
mais : « Est-ce que je sais que le
pardon que je demande à Dieu, c'est
celui-là même que mon prochain attend
de moi, et que je ne puis le recevoir sans
l'accorder, ni l'accorder sans le recevoir, parce
que c'est le même pardon. Si donc je ne
pardonne pas à mon frère, si je garde
ma rancune sur le coeur, si je persiste à
lui en vouloir pour ses offenses, je ne puis
demander sérieusement pardon à Dieu.
La source même, la vérité
même de ma prière est touchée.
En vérité, je ne sais pas ce que je
demande.
Il s'agit donc de savoir si nous demandons
pardon comme on demande une satisfaction pieuse, un
privilège, comme on demanderait le gros lot
d'une loterie, et si nous implorons le Père
que nous avons offensé comme on saisit la
roue de la fortune. Si le Père nous
pardonne, serait-ce comme si la chance nous
favorisait, serait-ce l'heureuse issue d'une
situation embarrassante ? En
outre, ce pardon serait-il quelque chose qui ne
nous engage pas, quelque chose qui nous arrive
comme une bonne aubaine, et dont on peut jouir en
tout état de cause ? Ou bien est-il le
fondement même de ma vie, la puissance de mon
obéissance, la racine de toute mon attitude.
Oui, ce pardon que je demande, peut-il être
inactif un seul instant, peut-il s'arrêter
à moi et ne point passer jusqu'à mon
frère. Puis-je attendre de Dieu une attitude
à laquelle je me refuse vis-à-vis de
mon prochain ?
« Pardonne, comme je
pardonne. » En vérité, Dieu
ici nous a pris au piège et a fait en sorte
que la plus grande demande, la demande pour nous
personnellement la plus importante, soit en
même temps la plus grande exigence et nous
oblige dans la mesure exacte de notre attente. Qui
pourra dire : « pardonne comme nous
pardonnons », sans aussitôt
s'écrier : « accorde-moi de
pardonner comme tu nous pardonnes ». Et
c'est bien ainsi sans doute, car il faut que nous
cessions de faire les fantoches
et de jouer sur les mots, et de courir après
des ombres. Tout ce que nous refusons d'accomplir
en le demandant n'est qu'une ombre, tout ce que
j'attends de Dieu n'est qu'une ombre si mon
frère en ce moment ne peut l'attendre de
moi. Je ne crois pas au pardon que j'implore, si,
déjà, ce pardon n'a pas enlevé
de mon coeur la haine et la rancune. En
vérité, nous sommes pris au
piège de notre prière, nous sommes
arrachés à notre inconscience.
Il faudra bien que toute notre vie et toutes
nos relations se déroulent à la
lumière du pardon ou que cette prière
nous soit retirée de la bouche. Il faudra
bien, après cette accumulation d'offenses et
de blessures qui remplissent le monde, que la vie
des peuples se déroule sous le signe du
pardon, ou que le monde renonce à jamais
à vivre devant Dieu et à voir se
rompre la chaîne infernale des coups
donnés et des coups rendus.
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