Notre Père
Donne-nous aujourd'hui notre pain
quotidien
APRÈS que les trois
premières demandes nous ont convertis,
c'est-à-dire tournés vers DIEU,
après qu'il a fallu nous préoccuper
d'abord uniquement de son Nom, de son Règne,
et de sa Volonté, nous pouvons maintenant
revenir à nous-mêmes et lui parler de
nos besoins, à cette place seconde.
Nous pouvons opérer ce retour
pleinement et franchement, dans la mesure où
nous avons d'abord et sans
arrière-pensée cherché la
gloire de son Nom, la venue de son Royaume, et
l'accomplissement de sa Volonté. Il faut que
nous lui parlions de nous, ce n'est pas seulement
une permission, c'est un ordre.
Et le Nom, le Règne, et la
Volonté de notre Père n'auront de
réalité pour nous, ne seront autre
chose que des paroles pieuses, que si ce
Père est maintenant Celui qui sait ce dont
nous avons besoin, auquel nous
pouvons ouvrir notre coeur pour
lui demander tout, jusqu'aux plus minimes choses de
notre subsistance ? L'humilité,
l'espérance et l'obéissance qui
prononçaient les trois premières
demandes seraient bien théoriques si elles
n'aboutissaient à cette confiance
concrète et précise de l'enfant qui
demande son pain quotidien et qui compte sur Dieu
pour le faire vivre.
D'ailleurs, pour apprendre seulement
à dire « Donne », il
faut, dans notre coeur, une révolution aussi
complète que pour dire « Ton Nom,
Ta Volonté », il faut un coeur
nouveau qui comprenne que nous n'avons rien et ne
sommes rien par nous-mêmes. C'est le plus dur
à consentir, mais c'est l'essentiel :
que Dieu soit celui qui donne tout et l'homme celui
qui reçoit tout ; consentir à
n'être qu'une créature et à
reconnaître que Dieu seul est Dieu,
c'est-à-dire que Dieu seul peut donner, et
que nous ne pouvons rien nous donner à
nous-mêmes que la mort. « Qu'as-tu
que tu n'aies reçu ? » Le
vieil homme, le fils d'Adam qui a pris
la place de Dieu, ne peut pas
prononcer en vérité ce mot
« Donne », parce qu'à la
racine de son existence il y a l'illusion
démoniaque qu'il est un petit Dieu qui vit
de lui-même et pour lui-même, qui se
donne à lui-même la vie et qui tire de
lui-même ses possibilités d'existence.
Il faut que meure l'homme né de cette
promesse du serpent : « Vous serez
comme Dieu », pour que la nouvelle
créature, née de la Parole de Dieu,
puisse alors en toute vérité, dans sa
merveilleuse pauvreté, en toute confiance,
dire : donne. Elle peut le dire, sans que ce
soit seulement une façon de parler, car elle
a été appelée hors du tombeau
par la voix de son Seigneur et elle sait que son
existence ne serait pas possible une seconde sans
ce que Dieu lui donne. « Toutes mes
sources de vie sont en toi »
(Ps. 87).
« Donne-nous », c'est le cri
des enfants nouveau-nés dans l'Eglise, qui
sortent nus et pauvres des eaux du baptême,
mais qui ont pour Père le Dieu vivant dont
procèdent tous les dons parfaits et les
richesses infinies.
En plaçant ce mot dans notre bouche,
Dieu nous rétablit donc dans notre vraie
situation de créature, face à son
Créateur et dans ces liens de confiance qui
permettent a un enfant d'aller et venir sans souci
parce qu'il sait que son Père s'occupe de
lui.
Donne-nous notre pain quotidien : Dans
ce mot pain, nous pouvons faire entrer tout ce dont
nous avons besoin pour vivre aujourd'hui, tout ce
qu'il faut à notre existence d'enfant de
Dieu. D'abord, le pain tout simplement, le pain du
boulanger, ce pain qu'autrefois nous ne songions
même pas à demander, tant il nous
était impossible de concevoir qu'il
pût nous manquer ; ce pain dont
aujourd'hui chaque morceau nous est plus
précieux que des billets de banque.
Oui, c'est presque un lieu commun de dire
que, par la force des choses, Dieu nous a
redonné le sens du pain quotidien. Je n'ai
pas besoin d'y insister sans doute, car cette
prière, sur le seuil de la disette, nous en
avons tous réappris le sens
élémentaire, depuis que
nous ne sommes plus les
maîtres du pain, mais des serviteurs qui
reçoivent leur petite part sachant qu'elle
peut leur manquer comme à beaucoup
d'autres ; et sans doute nulle part autant
qu'à ce point précis l'intercession
doit-elle se faire jour dans notre prière.
Car ce n'est pas le pain de notre famille seulement
que nous demandons, mais le pain de la France, et
ce n'est pas le pain de la France seulement, mais
celui des Grecs, celui des Belges, celui des
Norvégiens, celui des Chinois, celui de tous
les affamés de la terre : Il n'est donc
pas possible de dire : Donne-nous notre
pain et de consentir en même temps
à ce que les slogans de
l'égoïsme le plus cynique empoisonnent
l'âme de notre peuple et qu'on aille
répétant : « La France
seule » comme s'il importait peu que le
monde entier crève à condition que la
France s'en tire.
En demandant « notre
pain », nous le demandons pour tous les
peuples qui ont besoin de pain, pour toutes les
créatures du Père, sinon notre
prière n'est pas celle de l'amour, mais
celle de l'égoïsme et
notre pain sera un pain maudit, et la France seule
ne sera plus la France.
Cette demande de la nourriture quotidienne
est avant tout, pour quiconque ne la prononce pas
à la légère, une
décharge immense, miraculeuse du souci de la
vie. Cette prière est le seul moyen que nous
ayons d'obéir au commandement
réitéré du sermon sur la
montagne : « Ne vous mettez pas en
souci », repris par l'apôtre
Pierre : « Déchargez-vous sur
lui de tous vos soucis, car lui-même prend
soin de vous ».
On sera tenté, je le sais bien,
d'estimer qu'un tel commandement est facile
à suivre pour les gens aisés qui
généralement échappent aux
soucis du pain quotidien, et de croire que Dieu
s'occupe d'eux parce qu'ils sont déjà
pourvus. Il nous faut pourtant remarquer que la
foule à laquelle Jésus s'adresse pour
lui enseigner à « regarder comment
croissent les lys des champs »
était composée de ceux-là
même qui avaient le plus de raison de se
faire du souci, de ces malheureux dont le lendemain
n'était pas assuré, et qui devaient
apprendre, au prix d'un pur acte
de foi, à n'attendre que de Dieu leur
subsistance. De sorte qu'il ne s'agit pas pour nous
de renvoyer à des temps plus normaux
l'obéissance à ce commandement :
« Ne vous mettez pas en
souci », mais de savoir qu'un tel
commandement ne nous est jamais aussi
nécessaire, ni aussi urgent, que dans les
jours où les soucis nous assiègent.
Il n'est pas question de demander une vie sans
souci, mais une vie dont les soucis soient
portés par Dieu lui-même, une vie que
Jésus-Christ a prise en charge jusque dans
ses moindres détails, une vie où,
derrière les apparences du hasard, nous
découvrirons les intentions paternelles de
Dieu.
Il est évident que le pain quotidien
ne désigne pas seulement la table mise et la
possibilité de restaurer notre corps ;
nous avons d'autres besoins aussi urgents que celui
du pain et tous ces besoins doivent prendre place
dans la prière. Elles sont multiples et
variées infiniment, ces
nourritures terrestres que nous
attendons du Père et sans lesquelles nous ne
pouvons pas vivre ; ne faut-il pas que notre
coeur et notre intelligence soient restaurés
aussi ? Je pense en premier lieu au pain de
l'amitié, au pain de l'affection
humaine. Il est affreux de manquer de ce
pain-là, de vivre solitaire, et le
trésor des affections humaines est le plus
légitime et le plus indispensable de la
terre. C'est à Dieu que nous demanderons nos
amis de chaque jour. - Je pense également au
pain de l'amour conjugal, de l'entente
conjugale. Vous savez quel enfer devient la vie si
ce pain-là vient à manquer. Or, vous
ne vous le procurerez pas vous-mêmes, vous ne
le conserverez pas vous-mêmes. Il faut que
nous demandions chaque jour la paix de notre
foyer.
La santé est un autre pain
nécessaire que nous implorons pour nous et
pour tous les malades, comme la force et la joie de
vivre, oui, la joie de vivre, la joie
d'être un homme, d'être une
créature vivante avec des yeux d'enfant qui
s'ouvrent à nouveau chaque
matin sur la splendeur du monde. Joie de vivre,
pain nécessaire à tous ceux que leurs
idoles ont rendus moroses et que ronge l'ennui
d'une vie qui n'est point à la gloire de
Dieu.
Notre pain quotidien, c'est encore la
culture, cette nourriture indispensable
à notre esprit que constituent la
poésie, la musique, la peinture. Dieu sait
que nous avons besoin de cela aussi.
Le pain quotidien, c'est encore et
peut-être avant tout, nous semble-t-il, la
liberté avec une certaine
atmosphère de confiance et un régime
de vérité et de justice, hors de quoi
rien n'a de goût et rien de valable ne peut
être entrepris. Que devient le monde sans ce
pain-là ? Ah ! le pain quotidien
des peuples, le besoin essentiel des peuples,
aujourd'hui, nous savons bien que c'est
d'être délivrés de l'oppresseur
autant que de la famine, du mensonge autant que de
la misère !
Le pain quotidien représente donc
toutes les valeurs humaines, le droit, la
liberté, l'ordre, la confiance et la
loyauté, sans lesquelles la vie se
décompose en une angoisse
infernale. Que tout cela soit
demandé jour après jour puisque nous
savons maintenant que nous pouvons le perdre et ce
que c'est que de perdre la liberté, avec
l'honneur et la justice. Nous savons que tous ces
biens étaient des dons de la grâce du
Père, dons prodigieux dont nous ne nous
sommes pas souciés et que nous avons
gaspillés et maintenant nous disons :
« Donne-nous aussi ce pain-là, car
sans lui nous étouffons, rends-nous la
liberté et rends-nous dignes d'elle. Nous ne
pouvons plus vivre sans la possibilité
d'appeler mensonge un mensonge et
vérité la
vérité. »
Jusqu'ici nous avons parlé du pain de
la terre, exclusivement. Car depuis le morceau de
pain jusqu'aux plus hautes nourritures de l'esprit,
il s'agit de nourritures terrestres et non
pas de nourritures célestes. Mais il y a
maintenant face à tout ce que nous avons
dit, face à tous les pains de la terre et
les transcendant absolument, le Pain du Ciel, la
nourriture céleste, la Parole
de vie. L'homme ne vit pas
seulement de pain, même du pain le plus
spirituel et le plus élevé, il ne vit
pas seulement de la culture, de l'amitié et
de la liberté humaine, mais de toute
parole qui sort de la bouche de Dieu. Le besoin
fondamental et premier de toute créature est
d'entendre la parole de son Créateur, de
l'entendre jour après jour et d'en vivre.
Lorsque nous demandons :
« Donne-nous notre pain
quotidien », c'est donc cela que nous
comprenons aussi, le pain du Ciel, le pain de Vie,
le pain de la Cène ; car le pain de la
terre qui restaurera notre corps et notre esprit
n'est là que pour cet autre pain qui fait
vivre notre foi. Si nous subsistons, jour
après jour, c'est pour pouvoir entendre
l'Évangile, si nous mangeons de ce pain
après lequel nous avons encore faim, c'est
pour pouvoir manger l'autre pain après
lequel nous n'aurons plus jamais faim. Il nous faut
une ration quotidienne de pain de vie.
Cette demande est alors comme un engagement
vis-à-vis de l'Eglise et de la Bible.
Puisque le pain du Ciel ne nous est pas
dispensé n'importe où, mais d'une
façon très précise et
particulière dans l'Écriture sainte
et dans l"Église fidèle à
l'Ecriture, en demandant ce pain, nous nous
engageons à le prendre là où
il nous est tendu ; nous demandons en
particulier que la prédication du dimanche
soit vraiment le pain de notre semaine, la
nourriture sur laquelle nous vivrons pendant cette
semaine, nous demandons que le pasteur ne nous
donne pas des pierres au lieu de pain, ni de l'eau
sucrée au lieu de pain, ni des nuages au
lieu de pain, mais simplement le pain
nécessaire à notre foi et à
notre obéissance de la semaine, ni plus, ni
moins. Et nous viendrons chercher ce pain, nous ne
trouverons nulle excuse à le
négliger, sinon quelle hypocrisie serait
notre prière, si nous dédaignions ce
que nous avons demandé !
Nous demandons pareillement que la lecture
journalière de la Bible nous soit un pain
vivant, une force pour la journée, et nous
nous engageons par là même à
faire cette lecture, à
saisir le pain qui nous est tendu.
Tout ce pain, pain de la terre et pain du
Ciel, nous le demandons aujourd'hui et pour
aujourd'hui, car Dieu est le Dieu d'aujourd'hui,
l'Éternel est présent ou n'est pas
notre Dieu. C'est à lui qu'aujourd'hui nous
nous adressons parce qu'on ne peut pas
séparer ses dons de lui, on ne peut jouir de
ses dons sans lui, on ne peut conserver sa parole
sans lui. Nous ne cherchons pas les dons, nous
cherchons Celui qui donne.
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