Oeuvres de
Rabaut-Saint-Etienne
LE VIEUX
CÉVENOL
CHAPITRE V.
Misère de la
mère d'Ambroise
Ambroise avait des
frères et des soeurs plus jeunes que lui, et
sa mère, voyant le succès de ses
soins pour l'aîné, redoublait d'ardeur
pour perfectionner l'éducation des autres.
Cette éducation se bornait aux instructions
domestiques, et n'avait d'autre but que d'en faire
de bons sujets, et de les élever dans les
sentiments qu'elle avait elle-même. Il y
avait dans ce pays-là un nommé Claude
Hypocris, dont la fonction était de
dénoncer les protestants qui ne voulaient
pas se rendre catholiques, et qui persistaient dans
leurs erreurs, malgré les ordres du roi, au
moyen de quoi les gages de ce délateur se
prenaient sur les dépouilles des
accusés. Cet avide et inexorable inquisiteur
recherchait avec soin les délinquants, et,
grâces à l'heureuse population de ce
pays, il ne manquait pas
d'occasions de donner des
preuves de son zèle: aussi
s'aperçut-il bientôt que la
mère du jeune Ambroise n'envoyait aucun de
ses enfants à l'école ni aux
catéchismes, et qu'elle violait en ce point
les ordonnances. Il la fit condamner à payer
les amendes prescrites par les déclarations
du roi (1). La mère les
paya gaiement, s'estimant heureuse d'acheter,
à ce prix, le pouvoir d'instruire et
d'élever ses enfants elle-
même.
Mais ces amendes
réitérées, et que l'on
augmentait de temps en temps, entamèrent
cruellement sa fortune. Les supérieurs,
irrités de la résistance
opiniâtre de cette femme, eurent encore
recours aux édits du roi, qui
suppléaient à tout; et ils en
trouvèrent un (2) qui
déclarait que les veuves qui persisteraient
dans la R. P. R. un mois après la
publication des présentes, seraient
déchues du pouvoir de disposer en aucune
manière de leurs biens, et que ces biens
passeraient à leurs enfants catholiques, et,
s'il n'y en avait point de tels, aux hôpitaux
les plus prochains.
« Voici ce qu'il nous fout!» dit en
triomphant Hypocris; et bientôt l'édit
fut exécuté. On ôta à la
mère le droit de gérer son bien: on
lui fit une pension aussi modique qu'il fut
possible, et, conformément à un autre
édit du roi (3), tous ses enfants
lui furent enlevés. On
lesenferma dans des couvents de
villes éloignées, où ils
furent si bien instruits, si bien
catéchisés, si
régulièrement fustigés que
l'on espéra que dans quelques années
on en ferait de bons catholiques. Il est vrai qu'au
sortir du couvent, ils s'enfuirent dans les pays
étrangers; mais au moins on avait fait ce
qu'on avait pu, et l'on n'avait rien à se
reprocher,
Cependant la veuve
désolée de l'infortuné
Hyacinthe Borély mangeait un pain de larmes,
et gémissait nuit et jour sur la perte de
ses enfants. Elle était réduite, dans
un galetas, à quelques mauvais meubles.
Là, son unique consolation était de
voir Ambroise, qui lui donnait tout le temps que
ses occupations lui
laissaient.
Un nouveau chagrin
vint lui percer le coeur. Elle avait, parmi ses
enfants, un petit garçon d'une
très-jolie figure: on le nommait Benjamin,
et, comme le fils de Jacob, il était
extrêmement aimé. Cet enfant n'avait
que sept ans; il avait été
enlevé comme les autres, et mis dans un
couvent à deux lieues de là. Hypocris
forma le dessein d'engager cet enfant à
embrasser la religion catholique. On le caressa
beaucoup dans le couvent, on lui donna des images
et des dragées, et le petit Benjamin fit
abjuration de ses erreurs en présence de
témoins.
En
conséquence, il fut en possession des
biens de son père; la mère, les
frères et les soeurs, entêtés,
furent tous dépossédés
conformément à l'édit du roi;
et Hypocris, nommé pour tuteur, géra
ces biens de manière à y faire son
profit.
La bonne veuve disait avec douleur:
« Un enfant de sept ans est-il donc en
état de choisir une religion? Cet
objet, qui demande toute la force de la raison,
était-il à la portée de
ce pauvre Benjamin, qui joue encore avec son
tambour?»
On lui répondait qu'il
existait une déclaration du roi, qui portait
que les enfants parvenus à l'âge de
sept ans seraient admis à abjurer la R. P.
R. (4)» Il est vrai,
lui disait-on, qu'en 1669 le roi pensait qu'il ne
fallait admettre à l'abjuration que les
enfants parvenus à l'âge de
quatorze ans; mais le Père Lachaise
prétend qu'un enfant de sept ans est aussi
formé aujourd'hui, que l'était alors
un enfant de quatorze ans; et les jésuites
s'y connaissent. D'ailleurs vous
étonnerez-vous que, dans un pays où
l'on fait voeu de chasteté à seize
ans, on ne puisse pas à sept ans faire voeu
d'une foi implicite et absolue?»
Il n'y avait rien à
répondre aux déclarations du roi,
à la foi implicite, et aux arguments du
Père La chaise. La pauvre veuve se
contenta de pleurer: pour la consoler, on
rogna sa pension; et sa misère ne laissait
plus rien à désirer.
CHAPITRE
VI.
Ce qui arrive
à l'oncle d'Ambroise.
Un jour qu'Ambroise tenait
compagnie à sa mère, un de leurs amis
entra: à sa contenance triste on reconnut
d'abord qu'il était porteur de quelque
mauvaise nouvelle. En effet, il ne tarda point
à leur apprendre que l'oncle d'Ambroise
venait d'être arrêté et conduit
en prison, et que, selon les apparences, il serait
condamné aux galères. Cet oncle
était un honnête homme, qui, dans le
temps des abjurations, y avait été
contraint comme les autres. On avait mis quatre
tambours chez lui, qui, se relevant presque nuit et
jour, battaient de la caisse au chevet de son lit,
où il était malade. Il résista
pendant quarante-huit heures à cette
nouvelle espèce de torture, et l'on s'avisa
au troisième jour de mettre un grand
chaudron sur sa tête, et d'y frapper
continuellement. De temps en temps on examinait si
la conversion commençait à
s'opérer: on eut la satisfaction de voir que
le malade, excédé de fatigue,
demandait à se convertir. Comme en effet
l'oncle d'Ambroise promit de signer, il signa d'une
main tremblante, et s'évanouit. Depuis ce
jour le nouveau converti ne fut plus
inquiété, parce qu'on ne demandait
que sa signature pour prouver
qu'il était bon catholique ; mais il eut un
regret si vif de ce qu'il appelait sa chute, qu'il
la pleura pendant tout le reste de ses jours.
Hypocris, que son emploi autorisait à mettre
le nez dans les affaires de toutes les familles,
était aigri de la conduite de cet homme, et
surtout fort affligé de ne point trouver
l'occasion de l'en punir. Il avait
déjà plusieurs griefs contre lui.
C'était un usage, assez
général dans ces temps, que le
curé du lieu et Hypocris allassent visiter
ensemble, le vendredi et le samedi, les maisons
suspectes, pour voir si l'on y mangeait de la
viande, et quelquefois l'oncle d'Ambroise avait
été trouvé en faute. Il est
vrai que sa santé étant
délicate, il se munissait toujours d'un
certificat du médecin, et l'on ne pouvait
point lui faire payer l'amende.
Par un autre usage de ce temps-là, on
visitait exactement les maisons des nouveaux
convertis, pour leur ôter leurs livres de
dévotion (5). Cette
cérémonie se faisait avec une pompe
militaire, de peur qu'ils ne perdissent la
mémoire de ce que savaient faire les
dragons: on battait la caisse par toute la ville,
on distribuait des soldats
dans tous les carrefours, et, après cette
recherche, on brûlait en place publique les
livres que l'on avait trouvés, et l'on
punissait sévèrement les
délinquants. Or, le grief d'Hypocris contre
l'oncle d'Ambroise n'était pas d'avoir
trouvé chez lui des livres
hérétiques, mais bien de n'y en avoir
pas trouvé; car il faut convenir que cet
inquisiteur avait parfois le coeur méchant:
l'espoir des confiscations et des amendes le
rendait capable de tout.
Le hasard, qui, comme on le prouve si clairement
aujourd'hui, gouverne le monde avec beaucoup
d'intelligence, vint favoriser l'insatiable
avidité d'Hypocris.
Quelqu'un, parlant devant lui de la
singularité de l'oncle d'Ambroise et de sa
vie retirée, dit que cet homme était
toujours protestant, et qu'il lui avait entendu
témoigner beaucoup de regret de son
abjuration (6). Hypocris, qui
savait son code de lois pénales sur le bout
du doigt, lui demanda d'un air assez
indifférent, avec qui il était
lorsque cet homme avait tenu ce propos. Celui-ci
lui nomma deux ou trois personnes
très-connues. Hypocris, triomphant,
bâtit là-dessus un petit projet digne
de l'école jésuitique.
Il faut apprendre ici au lecteur de ces curieuses
aventures, qu'il existe une ordonnance du roi
laquelle défend à ceux des nouveaux
convertis qui ont une fois
abjuré la R. P. R., d'oser dire qu'ils se
repentent
de l'avoir fait; et cette ordonnance condamne aux
galères ceux qui auront
l'audace et la
témérité de publier qu'ils
sont encore huguenots; mais, de peur que la
marche réfléchie de la justice
n'adoucisse la sévérité de
cette peine, on en commet l'exécution
à MM. les intendants.
Observez de plus, lecteur, que cette ordonnance,
dont on est sans doute encore redevable à ce
bon Père Lachaise, appelle cette
rétractation un crime parce que, selon lui
et ses adhérents, c'est un crime que de se
rétracter, quand on est libre, de ce qu'on
avait promis aux sabres et aux pistolets des
dragons.
Il suivait de cette ordonnance que l'oncle
d'Ambroise était coupable.
Déjà Hypocris avait reçu la
déposition des deux témoins qui
avaient ouï le discours de cet
infortuné, et le lendemain même, on
arracha Jérôme Borély à
sa famille, pour le traîner dans un cachot.
Telle était la nouvelle que l'on apportait
à la mère d'Ambroise. On se peint
aisément la désolation de cette
pauvre veuve. Il ne faut à une âme
abattue que la douleur
d'une infortune légère pour
l'achever; c'est ainsi que le dernier coup de hache
renverse un chêne que vingt bras avaient
attaqué. Ce coup était donc beaucoup
trop fort pour la mère d'Ambroise; elle en
fut accablée. Quant au fils, il était
au désespoir.
« Quoi! (disait-il avec sanglots) mon
«oncle, mon cher oncle, mon second
père, arraché d'entre nos bras,
enfermé dans un cachot infect, et
chargé peut-être de fers! Mon
cher oncle, l'homme le plus vertueux,
condamné à passer le reste de ses
jours avec les plus vils scélérats,
couvert de l'ignominie du crime! Et pourquoi? grand
Dieu! pour avoir détesté
l'hypocrisie. Que mériterait-il de plus,
s'il eût déshonoré sa vie
par d'infâmes larcins?»
Il s'écriait encore, en fondant en
larmes:
« Mon pauvre oncle, vous ne pourrez
résister à la fatigue de la chiourme,
aux intempéries de la mer, et à une
nourriture détestable! Il me semble que je
vous vois, étendu sur le coursier, le dos
dépouillé, et près de vous le
comité barbare, armé d'une corde
goudron née (7).»
Cette image effrayante
poursuivait partout le malheureux Ambroise:
quelquefois il espérait que,
par des sollicitations et des
amis, il pourrait arracher son oncle à sa
fatale destinée, et cette idée
adoucissait un peu sa douleur: d'autres fois,
perdant toute espérance, il voulait aller
prendre la place d'un oncle qui lui semblait plus
nécessaire à sa mère que
lui-même (8).
La santé d'Ambroise fut
très altérée par cet
événement, et sans doute il aurait
succombé à son affliction, si ce
même avocat qui lui avait donné
autrefois de si bons conseils, ne fût venu
à son secours. Personne ne savait mieux que
lui comment on adoucit la
sévérité de certains hommes,
combien il est d'heureuses tournures à
donner aux cas les plus
désespérés. Il tira d'affaires
Jérôme Borély, qui voyait, il
est vrai, sa fortune réduite à rien,
mais qui devenait libre.
Hypocris était enchanté des
expédients pécuniaires de l'avocat,
et la famille de Jérôme oubliait sa
misère, pour se livrer au plaisir de revoir
son chef: cette joie fut de courte durée.
Jérôme Borély était
chargé, en société, de la
ferme du prieur du lieu, qui aurait
été bien fâché que les
protestants eussent refusé de la prendre.
Cependant, comme il existait une déclaration
du roi (9) a qui défend aux
prétendus réformés de
prendre de telles fermes, et qu'il y avait une
bonne amende de mille livres, sans compter les
frais de justice, Jérôme Borély
fut attaqué; il ne voulut point se
défendre sur son abjuration, qui aurait
prouvé qu'il était catholique; il
eût rougi d'une telle hypocrisie, et sa
délicatesse le perdit (10).
Sa fortune épuisée ne lui permit
point de payer cette amende fatale, et il se vit de
nouveau traîné en prison. Depuis
long-temps il portait dans son sein le germe de
beaucoup de maux, et la nature succombant sous
cette dernière épreuve, il tomba
malade d'une maladie
très-sérieuse.
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