ESQUISSE
ÉVANGÉLIQUES
L. BURNIER
1854
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LE
CHRISTIANISME DIFFICILE.
(Luc XIV, 33)
I.
La voie de salut que nous ouvre
l'Évangile est en même temps la seule
possible et la seule réellement facile.
- Là, ai-je dit à la fin de
l'Esquisse
précédente;
- là se trouve une expiation parfaite,
à laquelle on ne saurait vouloir, sans folie
comme sans crime, ajouter quoi que ce
soit ;
- là, une souveraine et libre grâce de
Dieu qui commence, poursuit et achève toute
l'oeuvre de la Rédemption en dehors des
élus et en eux ;
- là, des obligations morales que l'amour
rend légères et douces, un chemin
tracé droit et uni par la main du Seigneur,
une issue pleine de paix, d'une paix qui n'exclut
pas le repentir, mais sans rien de semblable aux
amers regrets d'un homme qui voit enfin, et trop
tard, qu'il a manqué sa carrière.
Il s'en faut toutefois que la vie chrétienne
offre le genre de facilités que notre coeur
naturel lui voudrait. C'est ce que j'ai
tâché de faire sentir en jetant un
coup d'oeil rapide sur le christianisme facile que
tant de gens substituent au vrai.
Abordant maintenant une démonstration plus
directe et m'appuyant sur une seule parole du
Seigneur, mais sur une parole décisive,
je vais dire ce qu'est, à
ce point de vue, le christianisme
véritable.
Beaucoup de gens s'approchaient du Seigneur et se
croyaient, par ce seul fait, du nombre de ses
disciples, comme de nos jours une foule d'individus
s'estiment chrétiens, qui sont bien loin de
l'être. Or, le Seigneur leur déclare
(à ceux d'aujourd'hui non moins qu'à
ceux d'hier) que, pour être son disciple,
c'est-à-dire pour accepter même son
enseignement, et, à plus forte raison, pour
se laisser conduire et sauver par lui,
- il faut savoir au besoin renoncer à ses
affections les plus légitimes :
« Si quelqu'un vient à
moi, » dit-il, « et ne hait pas
son père et sa mère, et sa femme et
ses enfants, et ses frères et ses soeurs...,
il ne peut être mon disciple »
(Luc XIV, 26) ;
- il faut renoncer même à sa
vie : « Si quelqu'un vient à
moi et ne hait jusqu'à sa propre vie, il ne
peut être mon disciple »
(Luc XIV, 26) ;
- il faut surtout renoncer au bonheur et à
la gloire que donne le monde : « Et
quiconque ne porte pas sa croix en venant
après moi, ne peut être mon
disciple... »
(Luc XIV, 27).
Arrivé à ce point de son discours,
notre Seigneur s'interrompt pour faire ressortir,
par deux paraboles, l'extrême
difficulté de ce qu'il exige.
C'est un homme qui bâtit une tour et qui n'a
pas assez d'argent pour l'achever ; c'est un
roi qui n'a que dix mille soldats à opposer
aux vingt mille de son adversaire
(Luc XIV, 28-32) ; puis, il
résume toute sa pensée en ces
mots : « Ainsi donc, quiconque
d'entre vous ne prend pas congé de tout ce
qu'il a, ne peut être mon
disciple. »
(Luc XIV, 33).
1. Ce qu'on a, c'est d'abord son avoir,
et le plus pauvre possède quelque
chose ; avoir d'autant plus
précieux qu'il est plus exigu, car il se
réduit souvent au strict
nécessaire : une barque et des filets
(Matth. IV, 20), quelquefois moins
encore.
(1 Rois XVII, 12.) Eh bien, il peut
arriver, de nos jours comme jadis, qu'on ait
à faire l'abandon volontaire de sa fortune,
petite ou grande, pour suivre
Jésus-Christ.
Je ne parle pas de ces voeux monastiques de
pauvreté prétendue qu'on exalte si
fort au sein du romanisme, voeux au
moyen desquels on se met au
service du pape, et non de Jésus-Christ,
tout en s'assurant pour sa vie entière la
nourriture et le vêtement, et mieux encore,
selon l'ordre religieux auquel on s'affilie.
Je parle du renoncement volontaire devant lequel
recula le jeune homme riche à qui
Jésus disait : « Va, vends
tout ce que tu as, donne-le aux pauvres et
suis-moi »
(Marc X, 21), renoncement auquel
consentirent sans hésitation les pauvres
pêcheurs de la Galilée, Pierre,
Jacques, André et leurs associés.
(Luc V, 11.)
Je parle de l'abandon que font de leur patrie et
souvent de leur héritage ceux de nos
évangélistes qui laissent tout
derrière eux pour aller prêcher le
salut aux païens.
Je parle de ce père de famille qu'un riche
parent voulait instituer son légataire
universel, à condition qu'il abjurât
ce qu'il appelait son fanatisme, et qui
préféra hautement le patrimoine
céleste que les fidèles partageront
avec Jésus-Christ.
Je parle de cette jeune personne qui sut refuser un
brillant établissement, parce que les noeuds
qu'elle eût formés avec un homme sans
principes religieux n'auraient pu qu'affaiblir les
liens qui commençaient à exister
entre elle et son Sauveur.
Je parle de cet homme qui marchait à grands
pas vers la fortune dans une industrie commerciale
en pleine prospérité, mais qui s'est
arrêté court, parce que les profits
qu'il faisait ne se légitimaient pas
suffisamment au tribunal de sa conscience.
Je parle de ces chrétiens, en plus grand
nombre qu'on ne pense, qui, de manière ou
d'autre, étaient presque sûrs de
parvenir s'ils avaient suivi les maximes et le
train du présent siècle, et qui sont
demeurés dans la médiocrité,
sinon dans l'indigence, pour
« s'être sauvés de la
génération tortue, » comme
dit l'Écriture.
Il est encore une autre manière dont les
disciples de Jésus-Christ peuvent se voir
privés, en tout ou en partie, de ce qu'ils
possèdent ; c'est lorsqu'ils en sont
dépouillés par la persécution.
L'abandon est forcé, je l'avoue ; mais
il devient volontaire quand on « accepte
avec joie l'enlèvement de ses
biens, » à l'exemple des
fidèles dont il est parlé dans
l'épître aux Hébreux.
(Hébr. X, 34.) C'est ce que
firent en particulier ces huguenots de
France, qui servirent le Seigneur
au prix de tous leurs biens. C'est ce que font
aujourd'hui même beaucoup de chrétiens
évangéliques, non seulement en pays
idolâtres, mais encore chez les catholiques
d'Espagne, comme chez les Turcs de Constantinople.
Or, qui sait ce qui nous menace
nous-mêmes ! Les signes du temps
sont-ils à la paix ou à la
guerre ? et j'entends ici la guerre contre les
saints du souverain.
(Dan. VII, 2) Ni le papisme, ni
l'incrédulité n'aiment aujourd'hui la
Bible plus qu'autrefois, et nul antichrist ne
saurait tolérer perpétuellement les
fidèles disciples de Jésus.
En attendant que cette guerre impie ouvre ses feux
sur toute la ligne
(Luc XII, 49), nous venons d'en voir
d'autres (1), qui
auraient pu embraser le monde entier, et qui,
jointes à la pénurie des subsistances
et à l'invasion sans cesse renaissante d'une
peste nouvelle, eussent pu devenir pour bien des
disciples de Jésus-Christ l'occasion de
remplir, à la lettre et sans une grande
mesure, le devoir exprimé par ces paroles du
Seigneur : « Vendez ce que vous avez
et donnez l'aumône. »
(Luc XII, 33.)
Ce qui n'a pas eu lieu peut arriver, et nous nous
verrions alors appelés à imiter
l'Église des premiers temps
(Act. II, 45 ;
IV, 35) ; mais le
ferions-nous ? Vous avez un moyen presque
infaillible de vous en assurer ; c'est de vous
demander si, au milieu des nécessités
de tous les jours, vous faites à ceux qui
souffrent une large part de vos revenus, et si vous
savez, en ce qui vous concerne vous-mêmes,
vous préserver de toute inquiétude au
sujet des catastrophes que l'avenir peut-être
vous réserve. Dites-vous avec saint
Paul : « Quand nous avons la
nourriture et les vêtements, que cela nous
suffise ? »
(1 Tim. VI, 8.)
Êtes-vous sur vos gardes, « de peur
que vos coeurs ne s'appesantissent par les soucis
de la vie ? »
(Luc XXI, 34) Et, pour
dernière question, tandis que l'avare
s'identifie tellement avec ses biens, que, qui les
touche le touche, est-ce que, par la grâce de
Dieu, vous êtes parvenus à en
détacher votre coeur, « à
prendre congé
d'eux, » suivant mon
texte, sans attendre qu'ils prennent congé
de vous ? Est-ce que vous regardez votre or et
votre argent comme appartenant au Seigneur plus
qu'à vous, et comme devant être
employés à son service ? C'est
là ce qu'il faut pour devenir son
disciple.
Les riches de ce monde et tous ceux qui ont leurs
affections aux choses de la terre le savent
assez ; aussi, ne vérifient-ils que
trop souvent cette mélancolique parole du
Seigneur : « Que ceux qui ont des
richesses entreront difficilement dans le royaume
des cieux ! »
(Luc XVIII, 24.)
2. Mais il y a pour l'homme d'autres biens
et de plus grands que ceux de la fortune. Ces
biens, selon les paroles mêmes du Seigneur,
ce sont la famille, la vie, le bonheur et
l'honneur. Pour être disciple de
Jésus-Christ, il faut prendre congé
de tout cela.
En effet, s'il est des cas fort rares où
l'on voit toute une maison saintement unie dans un
même sentiment de foi et d'adoration, la
plupart du temps, au contraire, un chrétien
doit, comme Noé, comme Lot, comme David,
seul au milieu des siens ou peu s'en faut, suivre
avec résolution le chemin qui mène
à la vie. Or cette résolution est
d'autant plus difficile à prendre, que le
même souffle du Saint-Esprit qui nous
l'inspire, excite et réchauffe toutes nos
affections légitimes.
Vous aimiez vos enfants avant de connaître le
Seigneur, et vous, enfants, vous aimiez votre
père et votre mère ; mais vous
les aimez bien plus et bien mieux depuis que vous
avez goûté l'amour de Dieu en
Jésus-Christ. Plus que jamais, n'est-ce pas,
vous voudriez n'être qu'un coeur et qu'une
âme, faire toutes choses avec eux et comme
eux ; cependant, il s'agit d'échapper
à la colère à venir et de vous
comporter, en ce qui touche à votre salut,
comme si vous haïssiez ceux qui vous aiment.
(2 Sam. XIX, 6.)
Il faut que vous vous sépariez d'eux dans
l'affaire la plus essentielle, que vous consentiez
à leur opposition et à leurs
reproches, que vous acceptiez les outrages qu'ils
font à votre foi et l'injustice qui les
porte à incriminer vos motifs.
Hélas ! ces douces relations de la
famille, cette intimité des coeurs, que
nulle chose d'ici-bas ne saurait
remplacer ; oui, c'est plus que tout l'or et
tout l'argent du monde, et c'est aussi de cela
qu'il faut prendre congé, bien souvent, pour
être disciple de Jésus.
La vie, à son tour, doit cesser de nous
être précieuse, sauf par ses rapports
avec l'éternité et par l'emploi que
nous en pouvons faire dans le service du Seigneur.
(Act. XX, 24.) S'il nous y appelle,
nous ne craindrons pas de nous exposer à
tous les risques imaginables, comme le grand
apôtre Paul
(2 Cor. XI, 23-27) ; aux
flèches et aux dents des anthropophages,
comme le bienheureux missionnaire Williams ;
aux flots engloutissants d'une mer en courroux,
comme naguère le cher Vernier et bien
d'autres. Et ne pensez pas que les grands soldats
de Jésus-Christ aient seuls le
privilège de lui offrir le sacrifice de leur
vie.
En devenant son disciple, on entre dans une
carrière de saintes obligations qu'on
désire de remplir coûte que
coûte, ou plutôt on apprend de lui
à placer le devoir avant tout, dût-on
y succomber.
Ce ne sera donc pas seulement quand nous aurons
à porter l'Évangile en des pays
lointains, ni quand les dangers de la patrie nous
feront courir aux armes, ni quand il faudra tirer
des flammes ou de l'eau ceux qui vont y
périr, ni quand nous irons de maison en
maison, ou d'infirmerie en infirmerie, soigner des
pestiférés, ce ne sera pas seulement
alors que nous laisserons nos vies pour nos
frères.
(1 Jean III, 18.) Par leur grandeur
même, les grands dévouements attirent
et récompensent.
Mais à ne prendre que nos devoirs les plus
humbles, il en est peu, s'il en est, qu'on puisse
accomplir dans leur entier sans efforts et sans
fatigues du corps et de l'âme, les
souffrances de l'âme suffisant bien souvent
à détruire les forces du corps. Si
donc les ménagements de votre santé
vous paraissent devoir être consultés
avant tout, il n'est pas possible que vous suiviez
Jésus-Christ, lui qui n'eût jamais
achevé sa tâche s'il avait eu une
telle complaisance pour lui-même »
(Rom. XV, 3.)
Sans doute que, dans l'intérêt de
l'oeuvre et de sa prolongation, encore plus que
dans le nôtre, nous ne devons pas prodiguer
notre vie ; mais nous ne devons pas non plus
en être avares. Entre la prodigalité
et l'avarice, il y a
l'économie, c'est-à-dire les
dépenses bonnes, utiles, nécessaires.
C'est ainsi que nous sommes appelés à
nous dépenser pour le Seigneur.
(2 Cor. XII, 15.)
À voir le peu d'estime que tant de gens
semblent faire de leur vie, si du moins on en juge
par les dangers auxquels ils l'exposent si souvent,
on pourrait croire qu'en nous demandant la
nôtre, le Seigneur ne nous impose pas un
très grand sacrifice.
En effet, la vie présente n'est pas en soi
le souverain bien. Il nous la faut heureuse et
honorée. Tous n'entendent pas le bonheur et
la gloire de la même manière ;
mais tous en sont tellement passionnés, que
la perspective d'une mort presque certaine ne
saurait modérer leur ardeur. Or, ce bonheur
et cette gloire d'ici-bas
(Jean XII, 43), qui, pour une
âme sans Dieu, font tout le prix et le charme
de l'existence, c'est encore ce à quoi
doivent renoncer les disciples de
Jésus-Christ : Quiconque ne porte pas
sa croix en venant après moi, ne peut
être mon disciple »
(Luc XIV, 27.)
La croix est à la fois le symbole de la
souffrance et de l'ignominie. Moïse estima
l'opprobre du Christ une richesse plus grande que
les trésors de l'Égypte »
(Hébr. XI, 26.) Il
possédait tout ce que le coeur naturel peut
désirer et il l'échangea de propos
délibéré contre le
mépris de ses frères mêmes, et
contre la vie errante et tourmentée du
désert.
Saul de Tarse, à son tour,
préféra l'opprobre et les souffrances
de Christ à la position douce et honorable
que lui faisaient ses grands talents et son
pharisaïsme
(Col. I, 24 ) ; il consentit
à devenir comme les balayures du monde et le
rebut de tous
(1 Cor. IV, 13), et il n'est personne
dans l'Église de Jésus-Christ
à qui ne s'adresse cette parole de
l'apôtre : Sortons vers lui, hors du
camp, en portant son opprobre »
(Hébr. XIII, 13).
Je ne méconnais pas les nobles et
inappréciables avantages qui se rattachent
au service du Seigneur ; mais voulez-vous
entrer dans ce service, commencez par prendre
congé de ce que le monde appelle gloire et
bonheur, renoncez à être heureux
à la manière du présent
siècle, n'attachez qu'un faible prix
à l'estime du monde et à ses
applaudissements. Si le bonheur terrestre, si
la gloire qui vient des hommes
abordent pour un temps votre seuil, recevez-les
comme des hôtes que Dieu vous envoie ;
mais aussi comme des étrangers en passage,
auxquels vous devez être toujours prêts
à dire adieu.
3. Fortune, famille, vie, bonheur et gloire
terrestres, voilà donc l'holocauste à
offrir au Seigneur quand on veut être son
disciple.
Mais ce n'est pas là tout ce que nous avons.
Il est quelque chose qui nous est encore plus cher
que gloire, bonheur, vie, famille et fortune :
c'est Dieu et la religion.
Malgré ce qu'où dit de
l'indifférentisme, cette rouille qui ronge
partout la société ;
malgré la fureur avec laquelle on voit la
génération contemporaine se
passionner pour les intérêts
matériels et s'y acharner, insatiable, comme
l'animal féroce après sa proie, il
demeure vrai que la généralité
des hommes ne met rien au-dessus de Dieu et de la
religion. C'est encore là le grand
intérêt de l'humanité, toute
dégradée qu'elle est ; c'est
même le seul par lequel on puisse soulever
les masses, les agiter avec quelque permanence,
allumer les guerres les plus furieuses, au prix des
plus énormes dépenses et des plus
déchirantes douleurs.
En admettant ce fait comme vrai, il l'est
également que, pour être disciple de
Jésus-Christ, il faut prendre congé
de Dieu et de la religion ; non pas du vrai
Dieu et de la vraie religion, quoi de plus
évident ? mais de son Dieu et de sa
religion à soi. c'est-à-dire du dieu
qu'on s'est créé et de la religion
qu'on se fait à soi-même.
Si votre dieu est le dieu des panthéistes,
l'ensemble de ce qui existe ou les forces de la
nature, une pure idée, sans existence
personnelle ou plutôt un non-sens, il vous
faut y renoncer pour être chrétien,
car ce dieu-monde, ce dieu qui est tout et qui
n'est rien, ne saurait être le Dieu et
Père de Jésus-Christ, le Dieu de la
charité, qui a créé le monde
et qui lui a donné un Sauveur parce qu'il
l'aime.
Si votre dieu est un dieu trop bon pour
punir ; ce qui revient à dire que,
devant ses yeux, le bien et le mal sont
d'égale valeur, et ce qui ôte au mot
de péché tout sens
quelconque, il vous faut renoncer à votre
dieu pour être chrétien ; car,
selon l'Évangile, Jésus-Christ a subi
une punition, une punition de la part de Dieu
(Gal. III, 13) ; il a
été puni à cause du
péché, et, quand on assiste aux
scènes déchirantes de
Gethsémané et du Calvaire, on doit de
deux choses l'une, ou reconnaître que Dieu
est, pour le pécheur, un feu
dévorant » ou rejeter tout
l'Évangile comme un tissu
d'impiétés absurdes.
Si votre dieu est indifférent aux petites
choses, parce qu'il est trop grand pour s'en
occuper ; si, en conséquence. il ne
s'inquiète pas de notre pauvre terre, qui
n'est en effet qu'un grain de sable dans
l'immensité, il vous faut renoncer à
votre dieu pour être chrétien ;
car, selon l'Évangile, Jésus-Christ,
le Fils éternel du Père, est venu sur
cette même terre, pauvre et chétive,
pour sauver ces infiniment petits qu'on appelle les
hommes, et il nous dit expressément que
c'est cela même qui atteste l'amour infini de
Dieu pour le monde, plus méchant encore
qu'il n'est petit.
Si votre dieu est un être à la gloire
duquel de misérables créatures telles
que nous ne sauraient contribuer d'aucune
façon, il vous faut renoncer à votre
dieu pour être chrétien ; car
tout l'Évangile a pour but de nous amener
à Jésus-Christ, afin que le
Père soit glorifié par nous comme il
l'a été par lui
(Jean XVII, 1,
10 ;
1 Cor. VI, 20 ) ; et, bien
loin que nous ne puissions honorer Dieu par quoi
que ce soit, il n'y a, selon l'Évangile,
quoi que ce soit que nous ne devions faire avec
cette intention, témoin l'exhortation bien
connue de l'apôtre : Soit que vous
mangiez, soit que vous buviez, soit que vous
fassiez quelque autre chose, faites tout pour la
gloire de Dieu »
(1 Cor. X, 31).
Et encore, si votre dieu ne s'enquiert ni de vos
oraisons, ni de vos soupirs, ni de vos mains
jointes ou de vos génuflexions, attendu
qu'il sait ce dont vous avez besoin avant que vous
le lui demandiez et que vous ne sauriez avoir la
prétention de modifier ses pensées
à votre égard, il vous faut renoncer
à votre dieu pour être
chrétien ; car Jésus-Christ, de
qui vous empruntez une partie de ce langage,
probablement sans vous en douter
(Matth. VI, 8), Jésus-Christ,
aussi jaloux que vous
assurément de la
souveraineté de Dieu ;
Jésus-Christ nous excite à la
prière par de nombreux préceptes non
moins que par son exemple ; il nous a appris
comment nous devons prier, et il est évident
que ce qu'il fait de ses disciples, c'est
par-dessus tout des hommes de prière.
Si, d'un autre côté, votre dieu est un
dieu qui n'attend de ses adorateurs qu'une
demi-sainteté, de bonnes intentions et des
efforts sincères, des formes de
dévotion et une piété de
l'imagination plus que du coeur ; si votre
religion, par cela même, est un de ces
christianismes faciles que j'ai essayé
d'esquisser, il vous faut renoncer à votre
dieu et à votre religion pour être
chrétien, car toutes ces contrefaçons
ou ces pervertissements du christianisme ne sont en
définitive que la négation de
Jésus-Christ, ou encore mieux, une insulte
à Jésus-Christ.
Pour qui croit au vrai Dieu et possède la
vraie religion, renoncer à sa foi est une
chose impossible. S'agit-il d'un faux dieu, le
sacrifice ne laisse pas d'offrir d'immenses
difficultés, attendu que l'homme qui invente
un dieu le crée à son image, et que
la religion qu'il se fait n'est que l'antitype de
ses goûts et de ses moeurs.
Si donc il fallut un miracle d'en haut pour engager
des peuples guerriers à renverser les autels
de leur dieu Mars, et des peuples voluptueux, amis
des beaux-arts, ceux de leur Bacchus, de leur
Vénus, de leur Apollon et de leurs
Muse ; il ne faut pas un moindre miracle pour
qu'un siècle à la fois raisonneur et
positif, pour qu'une génération qui
court après tout ce qui est facile, commode,
vite fait et immédiatement profitable,
répudie son dieu, ou tout abstrait ou toute
matière, et une morale qui se prête
à ce qu'on veut.
Demander au monde un tel sacrifice, c'est lui
demander de renoncer à soi-même ;
et, en effet, c'est ce que le Seigneur ne manque
pas d'exiger de ses disciples, comme
complément à tout le reste : Si
quelqu'un veut venir après moi, qu'il se
renonce lui-même »
(Luc IX, 23.)
4. Se renoncer soi-même, c'est
renoncer à sa volonté pour vouloir ce
que Dieu veut ; non pas seulement ce que veut
sa Providence ou ce qu'exigent
ses saintes lois.
Pour devenir disciple de Jésus-Christ, il
faut avant tout vouloir ce que veut la grâce
infinie de Dieu quant à notre pardon et
à notre restauration morale.
Il faut que nous consentions à nous sauver
de la manière que le Seigneur l'entend, au
lieu de faire comme Naaman le Syrien, qui trouvait
étrange que le prophète
l'envoyât laver sa lèpre dans l'eau
trouble et incertaine d'un torrent, tandis qu'il y
avait de si beaux fleuves à Damas
(2 Rois V, 10-13 ) ; ou
comme Hérode Antipas, qui écoutait
les conseils de Jean-Baptiste dans la mesure de ses
propres convenances
(Marc VI, 20 ;
Luc III, 19, 20) ; ou enfin
comme ces pharisiens qui rejetèrent,
à leur propre perte, la bienveillance du
Seigneur, parce qu'ils cherchaient leur justice en
eux-mêmes.
(Luc VII, 30 ;
XVI, 15.)
Or sans prétendre que tous soient aussi
inconséquents que l'officier de Benhadad,
aussi légers que le mari d'Hérodias,
aussi orgueilleux que le pharisien de la parabole
(Luc XVIII, 11, 12), il est
incontestable que, lorsque nous écoutons nos
inclinations naturelles, nous voulons, je ne dis
pas acheter par nos oeuvres la vie
éternelle, mais tout au moins mériter
quelque peu notre grâce.
Quant à accepter un salut entièrement
gratuit, c'est-à-dire un salut qui
découle tout entier de la miséricorde
divine, soit le pardon, soit la sainteté,
c'est ce que nous avons une peine infinie à
vouloir sincèrement et simplement, comme
mille expériences le démontrent.
Vouloir ce que Dieu veut, ce n'est pas cesser de
vouloir ; c'est, au contraire, donner à
notre volonté sa plus grande décision
et son plus sûr effet.
Je dis la même chose de notre libre arbitre,
pour autant qu'on peut le distinguer de la
volonté. C'est dans le service de
Jésus-Christ que se trouve le seul
affranchissement véritable.
(Jean VIII, 36.)
Toujours est-il qu'on ne saurait appartenir
à Jésus-Christ et s'appartenir
à soi-même.
En devenant chrétien, on renonce à
tout droit sur sa propre personne pour se mettre
aux pieds de Jésus. Seigneur, lui dit-on,
que veux-tu que je fasse ? Où veux-tu
que j'aille ? Me voici ; dispose de moi
comme il te semblera bon. Par suite de cela, le
chrétien n'est plus libre de
mentir, de profaner le nom de
Dieu, de laisser aller sa langue sans frein ni
mesure, de nourrir des pensées malveillantes
contre qui que ce soit, non plus que de courir
après la fortune, les plaisirs et les
vanités du siècle, ce qui est le
train ordinaire de ceux qui secouent le joug de la
foi.
Il est vrai que, malgré l'abdication qu'il a
faite de sa volonté propre et de sa
liberté dans les mains du Seigneur, ou, pour
le dire autrement, malgré la
rénovation intérieure qu'il doit au
Saint-Esprit, un chrétien ne laisse pas de
se voir assailli par de mauvaises convoitises.
Mais, pour cet heureux captif de
Jésus-Christ
(Eph. IV, 8), il y a la
considération habituelle des souffrances du
Sauveur, le doux sentiment de sa présence,
la perspective de la gloire de Dieu, qui lient son
coeur même à l'obéissance et
qui font de lui un esclave volontaire de la justice
(Rom. VI, 16) ; en sorte que,
s'il lui arrive quelquefois de s'échapper,
il ne tarde pas à reprendre des fers qu'il
porte avec constance et même avec joie.
Or, l'homme non converti ne veut pas entendre
parler de servitude, sous l'autorité de Dieu
moins encore que sous aucune autre. Il acceptera
plus volontiers l'esclavage des cours, des
armées, des couvents, et en
général du monde ; parce que le
vieil homme trouve après tout son compte
dans l'obéissance passive qu'il voue
à d'autres hommes, pécheurs comme
lui. Mais il sait très bien que dans
l'obéissance à Jésus-Christ il
n'a que des crucifiements à attendre
(Gal. V, 24) ; ce qui explique
parfaitement d'où vient que tant de gens
refusent de se convertir.
Ce qui l'explique encore, c'est qu'il n'y a pas
moyen d'être un vrai disciple de Jésus
sans renoncer à l'estime orgueilleuse qu'on
a de soi-même. Celui qui osa bien
écrire au début d'un ouvrage aussi
célèbre qu'immoral :
« Que la trompette du jugement dernier
sonne quand elle voudra, je viendrai, ce livre
à la main, me présenter devant le
souverain juge. Je dirai hautement :
Voilà ce que j'ai fait, ce que j'ai
pensé, ce que je fus..., » cet
homme (2) a eu
beau déclarer ailleurs que la mort de
Jésus est celle d'un Dieu,
il est clair qu'il n'y avait rien en lui du
racheté de Jésus-Christ, et que, pour
devenir son disciple, il aurait dut commencer par
renverser avec mépris l'odieuse statue qu'il
s'érigeait à lui-même.
Or, qui est-ce qui, étant non converti, ne
s'en érige dans son coeur ?
Qui est-ce qui ne brûle son encens, devant ce
vain simulacre ?
Qui est-ce qui ne grave, de sa propre main, sur le
piédestal : Bon père, bon
époux, bon fils, bon domestique ou bon
maître, bon citoyen et bon soldat, bon
pasteur, bon prince, bon chrétien ?
Qui est-ce qui ne se donne largement toutes sortes
d'attestations de probité, de
véracité, de
désintéressement ?
On avouera des faiblesses, on se reconnaîtra
des défauts, on s'accusera même de
péché, mais en s'excusant
aussitôt ; ou si on ne le fait pas,
c'est qu'on ne pense pas qu'il en. vaille la peine.
Mais, pour appartenir à Jésus-Christ,
il faut autre chose. Il s'agit de se
reconnaître foncièrement
pécheur et
désespérément perdu ; de
se condamner, de se haïr, de se
mépriser, de se détester
soi-même cordialement. Il faut qu'on se sente
et qu'on s'avoue malheureux, et misérable,
et pauvre, et aveugle, et nu.
(Apoc. III, 17.) Il faut, en un mot,
que, sous l'horrible souffrance des morsures
empoisonnées de l'ancien serpent, on regarde
humblement à Celui dont la mort sur la croix
donne la vie aux pécheurs, et qui est venu
guérir, non des gens en santé, mais
des malades.
II.
Si, maintenant, vous faites le compte de tout ce
que le Seigneur requiert de ceux qui veulent
être ses disciples ; si vous
considérez qu'il faut, pour aller à
lui, « prendre congé »
de sa fortune, de sa famille, de sa vie, de ce
qu'on appelle bonheur et gloire ici-bas, puis du
Dieu qu'on s'est donné, enfin de sa
volonté propre, de sa liberté et de
la fausse estime de soi-même ; en un
mot, « de tout ce qu'on a, »
comme dit le Seigneur, vous conviendrez que ce
n'est pas sans peine qu'on obtient la
qualité de chrétien, encore que le
nom en soit devenu si vulgaire.
Et remarquez, je vous prie, que ces
difficultés, ces énormes
difficultés, se présentent dès
les premiers pas : « Si quelqu'un
vient à moi, » dit
Jésus
(Luc XIV, 26).
Ce sont les coteaux à
abaisser, les vallons à combler, les
montagnes à percer, les rivières
à détourner de leur cours avant qu'on
puisse faire voler sur des ornières de fer
d'énormes voitures ; c'est le vaisseau
qui, du chantier et non sans péril,
s'élance dans les flots après qu'on a
enlevé les derniers étais et
dénoué les derniers
câbles ; c'est l'aérostat,
à l'instant critique où l'on vient de
couper les cordes par lesquelles il se cramponnait
au sol. Mais les dangers réels et les
grandes difficultés se présentent
plus tard.
Que de vigilance et de soins ne faudra-t-il pas
pour éviter les horribles catastrophes dont
un chemin de fer peut devenir le
théâtre ! Que de fatigues, que de
souffrances pour l'équipage de ce navire
qu'on voit au loin, tourmenté par une
affreuse tempête ! Et ce ballon
lui-même qui s'élève si
doucement et qui semble nager dans l'azur du ciel,
il a emporté de la terre avec lui, et il ne
monte, monte toujours qu'à la condition de
jeter incessamment de son lest !
Que serait-ce donc, si, en ce qui concerne la vie
chrétienne, j'ajoutais aux
difficultés du départ ou de la
conversion, les difficultés non moins
grandes de la route ou de la sanctification ;
si je vous parlais de la multitude d'obligations
morales où s'engage celui qui se donne
à Jésus-Christ : devoirs au
milieu du monde, devoirs dans la famille, devoirs
envers l'Église, devoirs de la
piété, devoirs de la charité,
devoirs de la pureté morale et de la
modération en toutes choses, carrière
immense dont jamais aucun homme ne vit le
bout ?
(Philip. III, 13.)
Que serait-ce, si je vous présentais
l'effrayant tableau des mille pièges que
Satan dresse aux enfants de Dieu, des pierres
d'achoppement qui embarrassent leur chemin, des
fausses lueurs qui voudront les égarer, de
la ligue que le monde entier semblera former pour
les détruire ?
Je devrais ajouter sans doute que le Seigneur
tout-puissant ne saurait délaisser ceux qui
se donnent à Lui, car c'est Lui qui se donne
à eux le premier ; mais, pour
être complet, il me faudrait aussi tenir
compte des résistances que sa grâce
rencontre jusqu'à la fin dans notre vieil
homme ; il me faudrait dire que nous
possédons le triste privilège de
contrecarrer le Saint-Esprit, de le contrister et
même, par moment, de
l'éteindre
(Esaïe LXIII, 10 ;
1 Thess. V, 19) ; il me
faudrait enfin replacer à côté
des promesses de Dieu ses invitations continuelles
à la vigilance et à la prière,
autres devoirs dont tout chrétien
connaît à la fois les douceurs et la
difficulté.
Après tout, cependant, la vie spirituelle,
semblable sur ce point à la vie physique, ne
change pas de nature en se développant et en
se prolongeant.
Quand on demande quelle est la plus éminente
des vertus chrétiennes, les uns
répondent : la charité ;
d'autres, l'humilité ; et des deux
parts on peut alléguer des raisons
d'égale force.
Représentez-vous, en effet, un coeur rempli
de charité et d'humilité, mais de
cette humilité et de cette charité
dont le Saint-Esprit pénètre et anime
ceux qui croient en Jésus-Christ, ne
voyez-vous pas sortir aussitôt de ce coeur
humble et charitable tout ce qui peut être
bon et utile aux hommes, pour la gloire de
Dieu ?
(Tite III, 8 ;
1 Cor. X, 31.)
Parmi les chrétiens de votre connaissance,
quels sont ceux dans l'intimité desquels
vous désireriez surtout de vivre, ceux que
vous vous sentez portés à prendre
pour modèles, ceux que l'Église
vénère le plus et auxquels le monde
lui-même est forcé de rendre un bon
témoignage ? Ce ne sont pas toujours
les plus savants, les plus actifs, les plus
renommés. Je ne dis pas que ceux-ci n'aient
rien qui attire : l'attrait même peut
aller quelquefois jusqu'à
l'entraînement, si ce n'est à la
séduction ; mais les hommes qui,
à tout prendre, sont estimés dans
votre coeur chrétien comme des
chrétiens par excellence, ne sont-ils pas
ceux qui joignent à un vif amour pour Dieu
et pour leurs frères une profonde
humilité ?
Or, qu'est-ce, au fond, que l'amour et
l'humilité, si ce n'est le renoncement
« à tout ce qu'on
a ? » J'entends l'amour vrai et
l'humilité réelle ; car si
quelqu'un n'aime ses frères que pour sa
satisfaction personnelle, ce n'est toujours que de
l'égoïsme, et l'humilité qui se
complaît en elle-même n'est toujours
que de l'orgueil.
L'égoïsme et l'orgueil ! Ces deux
éléments constitutifs de notre nature
déchue, nous les retrouvons à tous
les pas de la carrière, à tous les
moments de la vie. Ce sont les odieuses passions
qui donnent le branle à
toutes les autres. Après
nous avoir longtemps barré le chemin, car
c'était bien ce qui nous empêcha si
longtemps de nous convertir, les voilà qui
ne cessent de nous rendre impossible le parfait
accomplissement du devoir. C'est donc
là-contre que nous aurons toujours à
lutter. Le renoncement à nous-mêmes et
à tout ce que nous avons sera constamment la
grande affaire comme la grande difficulté de
la vie chrétienne. Si donc quelqu'un pensait
que Jésus-Christ exige d'abord beaucoup de
nous, pour exiger ensuite toujours moins, il se
tromperait étrangement.
Mais qui est ce docteur qui impose à ses
disciples de tels sacrifices ?
Dieu seul a le droit de nous demander tout ce que
nous avons, parce que nous tenons tout de lui.
C'est à Dieu seul qu'il est permis de se
livrer corps et âme, parce que c'est avec lui
seul qu'on peut le faire sans péril ;
et les droits de possession qu'il a sur nous lui
appartiennent d'une manière tellement
exclusive, qu'il ne saurait s'en dessaisir en
faveur de personne. Aussi, quand on nous dit que,
sous le nom d'obéissance à Dieu, une
société fameuse entend que ses
affiliés abdiquent entre les mains de leurs
supérieurs, connus et inconnus, et leur
volonté, et leur liberté, et tout le
reste, notre conscience se révolte contre un
tel blasphème.
Elle ne se révolte pas moins lorsque cette
dégradation de l'individu et cette
usurpation du pouvoir divin, sont le fait
d'associations qui réclament aussi
l'obéissance passive et le renoncement le
plus absolu, au nom de la liberté et des
intérêts sociaux.
Et, s'il se présentait un homme qui, venant
à nous avec une nouvelle religion, nous
demandât de nous mettre purement et
simplement entre ses mains avec tout ce que nous
avons : fortune, famille, honneurs,
convictions, croyances, désirs,
volontés, espérances, nous
n'hésiterions pas à l'envisager comme
un imposteur dont l'audace égalerait
l'impiété.
Or, voici Jésus-Christ qui, nous voulant
pour disciples, réclame de nous ce que ne
demandèrent jamais les anciens
prophètes, ce que n'oserait demander un ange
du ciel. Et c'est bien pour lui, pour
lui-même qu'il le réclame, car il
dit : « Si quelqu'un aime son
père ou sa mère plus que moi,
il n'est pas digne de moi. »
(Matth. X, 37.)
D'où vient que nos consciences ne se
révoltent pas contre de telles
prétentions ? C'est que, tout
énormes qu'elles sont, nous avons assez de
foi pour reconnaître qu'elles ne
dépassent pas les droits légitimes de
Celui qui les élève.
Ce docteur divin est la Parole éternelle du
Père ; la Parole par qui et pour qui
toutes choses ont été faites.
Ce Docteur, c'est l'Éternel,
rédempteur de nos corps et de nos
âmes, qui a tout quitté, tout
donné pour nous.
Nous comprenons, en conséquence, qu'il
puisse demander à ses disciples de renoncer
à tout ce qu'ils ont. Mais si nous avons
assez de foi pour comprendre cela, n'en aurons-nous
pas assez pour que cette même
considération nous serve d'un puissant
encouragement à suivre ce grand
Docteur ?
Allez à celui qui vous appelle, car c'est le
Seigneur. Ne vous laissez pas effrayer par les
difficultés. Elles ne sont certes pas
imaginaires, et quand on les embrasse d'un seul
coup d'oeil, il est permis de s'écrier avec
les premiers disciples : « Qui donc
peut être sauvé ? »
Mais vous savez ce que le Seigneur répondit
à cette exclamation. Or, ce qui était
possible à Dieu il y a dix-huit
siècles le lui est également
aujourd'hui
(Matth. XIX, 24-26) ; et ne
voyez-vous pas qu'il suffit ici d'un :
« Je le veux, » bien
articulé, qui, partant du coeur de
Jésus, vienne faire écho dans le
vôtre par le Saint-Esprit ?
Considérez encore pour votre encouragement
ce qu'est la doctrine dont le divin Maître
veut que vous fassiez l'acquisition par de tels
sacrifices.
(Prov. XXIII, 23.) Ce ne sont pas
d'inutiles théories, fondées sur de
vaines hypothèses, comme il arrive à
de prétendus sages d'en inventer tous les
jours.
C'est la vérité, la
vérité par excellence, la
vérité basée sur les grands
faits de la mort et de la résurrection du
Docteur céleste, qui veut faire de vous ses
disciples pour vous enseigner le chemin de la vie.
Ce ne sont pas simplement quelques coins vides de
votre intelligence qu'il vous offre de remplir,
c'est tout votre être moral dont il veut
opérer la transformation, afin do vous
rendre propres au bonheur éternel,
après avoir expié sur la croix les
péchés qui vous séparaient de
Dieu. Ou, pour le dire d'une autre
manière, en
écoutant Jésus-Christ, on ne devient
pas seulement plus instruit et un peu
meilleur ; on passe des ténèbres
à une merveilleuse lumière
(1 Pierre II, 9), on reçoit un
esprit nouveau et un coeur nouveau, on trouve la
paix de la conscience, et l'on entre pour toujours
dans la communion du Dieu fort, puissant et
bon.
C'est ce que le Seigneur exprime dans celte
invitation touchante : « Venez
à moi..., et je vous donnerai du repos.
Prenez mon joug sur vous et soyez instruits par
moi..., et vous trouverez le repos de vos
âmes... »
(Matth. XI, 28, 29.) Courage
donc ! car si les difficultés sont
grandes, les secours le sont aussi, et le but
à atteindre est plus grand encore.
N'y aurait-il pas, dans la grandeur même de
ces difficultés, quelque chose de propre
à enflammer votre courage ? Voyez
l'homme à cet âge de la vie où
la nature se trahit dans toute sa
naïveté. Si des enfants ont à
choisir entre deux chemins, vous pouvez compter
qu'ils prendront généralement le plus
scabreux ; non point, comme on pourrait le
croire, par manque de jugement, mais plutôt
par l'attrait des difficultés à
vaincre.
Un travail qui n'appelle aucun effort ne vaut pas
la peine qu'on y déploie ses forces, et
peut-être fûtes-vous quelquefois
dégoûtés du christianisme, en
voyant combien il est facile d'être
chrétien à la manière de
certaines gens. Car, bien que
dégradés, nous sommes faits pour ce
qui est grand et noble, et nul ne proclame
glorieuse une victoire sans péril. Aussi,
que de merveilles n'a pas enfantées la
perspective d'obstacles qui semblaient
insurmontables ! Et ces hardis navigateurs qui
vont chercher des passages par delà les
glaces du pôle, et ces savants qui demandent
à des expériences de plus en plus
délicates et même dangereuses le
dernier mot de la science, et ces voyageurs qui
dédaignent les pays dès longtemps
explorés et les montagnes mille fois
escaladées, pour risquer leur vie où
personne n'osa se hasarder avant eux ; est-ce
seulement le but qui anime leurs efforts et
soutient leur énergie ? Non ;
c'est aussi le bonheur qu'on éprouvé
à lutter contre des difficultés
extraordinaires.
Eh bien ! je puis dire que la vie
chrétienne offre à cet égard
tout ce qu'un noble coeur peut
désirer. Oh ! qu'elle est difficile,
mais qu'elle est belle !
Soit donc que vous considériez la divine
majesté de Celui qui vous invite à
tout quitter pour lui, ou le parfait bonheur qu'il
vous destine, ou même la grandeur des
sacrifices auxquels il vous appelle, tout vous crie
de ne pas hésiter.
Quoi ! aimeriez-vous mieux renoncer à
Christ qu'à vous-même ; donner
votre vie à la chair plutôt
qu'à l'Esprit ; marcher dans le chemin
de l'enfer de préférence à
celui du ciel ?
C'est pourtant à cela que se réduit
la question. Pesez-la sérieusement ;
et, pour finir, écoutez une parole du
Seigneur quelque peu énigmatique, mais
pénétrante :
« Quiconque cherche
à sauver sa vie (son âme, son moi) la
perdra, et quiconque la perdra, lui donnera
vie. »
(Luc XVII, 33.)
(1) La guerre de Grimée et celle
d'Italie ; plus récemment, celle
d'Allemagne.
(2) J.-J. Rousseau, dans ses
Confessions.
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