MÉMOIRES D'UN PROTESTANT
CONDAMNÉ AUX GALÈRES DE FRANCE
POUR CAUSE DE
RELIGION.
Suite (p 216)
II fut donc au rendez-vous ; la demoiselle
n'y avait pas manqué : il la prit sous
le bras, et la conduisait droit à cette
brèche, lorsqu'un malotru de sentinelle
qu'il y avait pour lors, venu depuis peu de recrue
et qui avait même été
domestique du père de Goujon, entendant
approcher quelqu'un, crie : « Qui va
là ? - Ami, » répondit
Goujon. La sentinelle, qui le reconnut à la
voix, lui crie de ne pas approcher davantage s'il
ne voulait avoir la bourre de son fusil dans le
ventre. Goujon, le nommant par son nom, lui parlait
amiablement, lui promettant de l'argent pour boire
à sa santé, s'il le laissait
descendre par cette brèche.
La sentinelle, qui prenait son ordre à la
lettre, lui répondit que, pour tout l'argent
du monde, il ne voulait pas risquer à se
faire pendre. Goujon avançait
cependant : mais la sentinelle l'ayant encore
averti de se retirer, et voyant qu'il
avançait toujours, le couche en joue ;
mais l'amorce de son fusil n'ayant point pris,
Goujon, animé de fureur, saute
aussitôt sur ce soldat, et l'ayant pris au
travers du corps, dans ses bras, le jette du haut
du rempart dans le fossé qui était
sec. Cette sentinelle, qui n'eut
cependant aucun mal de sa chute, s'écrie
comme un perdu. Il y avait près de là
une porte de la ville, et à
côté un bureau de la douane, dans
lequel se divertissaient une douzaine de commis,
tous bourgeois de la ville. Dès qu'ils
entendirent crier la sentinelle qui était
dans le fossé, ils sautèrent tous
à leurs armes, et sortirent pour se rendre
à l'endroit où était Goujon,
les uns armés de pistolets et les autres
d'épées et de sabres, en
criant : « Aide au
roi. »
Goujon, voyant venir cet orage et ne pouvant se
sauver sans exposer sa maîtresse, qui aurait
été déshonorée pour
toute sa vie s'il l'eût abandonnée,
prit un parti plus généreux.
« Sauvez-vous promptement, Mademoiselle,
lui dit-il, et faites en sorte de gagner votre
logis, pendant que je tiendrai tête à
ces gens-là, pour favoriser votre
retraite. »
Ce qu'elle fit, sans que personne s'en
aperçût. Cependant Goujon fut
entouré et attaqué par ces douze
commis. Il mit l'épée à la
main et ne s'en servit que trop bien pour quatre de
ces malheureux, qu'il renversa roides morts et en
blessa divers autres, non sans recevoir
lui-même plusieurs blessures. Or,
il se trouva qu'il y avait
près de là un petit cabaret,
où était pour lors un sergent de la
compagnie de Goujon, qui, entendant les cris et le
cliquetis des armes, sortit et demanda ce que
c'était.
Goujon, reconnaissant sa voix, lui cria :
« C'est moi, mon ami La Motte, qu'on
assassine. » La Motte met
l'épée à la main, court sur
l'un de ces commis qui avait un pistolet à
la main, qu'il déchargea sur La Motte ;
qui dans le même moment plongea son
épée dans le corps du commis, et par
ce coup fourré, ils tombèrent tous
deux roides morts. Pendant ce massacre, le corps de
garde le plus prochain, entendant crier :
« Aide au roi, » avait
donné l'alarme à toute la garnison,
qui fut d'abord sous les armes ; et se rendit
vers l'endroit où s'était
donné le combat.
Goujon était tombé par terre, par la
faiblesse que lui causait la perte de son sang, qui
coulait de quatre blessures, savoir : deux
coups d'épée au travers du corps, un
coup de sabre sur la tête et un autre
à la main droite qui lui avait fait tomber
son épée de la main. Cependant le
major de la place, qui était accouru avec
les postes des corps de garde les plus
prochains, fit enlever les morts
et blessés, de même que ceux qui ne
l'étaient pas, et provisionnellement les fit
tous porter ou conduire à l'hôpital de
la ville.
Tous les officiers du régiment, surtout le
lieutenant-colonel, qui se trouvait alors
commandant dudit régiment, pour sauver
Goujon, prirent cette affaire fort haut contre les
commis, les accusant de rébellion, meurtre
et assassinat des gens du roi. On pallia et
même on supprima le fait de la sentinelle
jetée du rempart en bas par Goujon, qui
était le mobile et le fondement de tout ce
grand meurtre. D'ailleurs douze bourgeois contre
deux gens de guerre, formait une circonstance fort
désavantageuse contre ces commis, et on en
profita pour sauver Goujon ; et quelque
injustice qu'il y eût de sacrifier les sept
commis qui restaient, on agit contre eux avec la
dernière rigueur.
Le conseil de guerre se saisit de cette affaire, et
après l'avoir examinée, rendit
sentence fort précipitamment ; elle
justifiait Goujon et le louait d'avoir, en homme
d'honneur, à son corps défendant, et
pour le service du Roi, tué quatre bourgeois
de douze qui l'avaient attaqué, et elle
condamnait les sept commis qui
restaient à tirer au sort, pour y en avoir
trois de pendus et quatre condamnés aux
galères perpétuelles.
Toute la bourgeoisie de la ville se récria
contre la sentence du conseil de guerre. Le
magistrat prit cette affaire à coeur, et fut
en corps chez le gouverneur pour protester de la
connaissance de la cause que s'était
attribuée le conseil de guerre contre des
bourgeois au préjudice des droits de la
magistrature, qui ne pouvait voir sans beaucoup de
désagrément la sentence rendue contre
des citoyens, et contre laquelle elle faisait ses
protestations.
Le gouverneur fut en même temps
supplié de faire surseoir l'exécution
de cette sentence, afin que le magistrat pût
verbaliser et adresser sa supplique au Roi pour lui
demander la connaissance du procès à
l'exclusion du conseil de guerre, afin que, si les
commis se trouvaient réellement coupables,
il fût procédé contre eux
suivant la rigueur des lois.
Le gouverneur, ne pouvant refuser une demande si
raisonnable, leur accorda le délai de trente
jours, pour l'exécution de la sentence du
conseil de guerre, et ordonna, à la
réquisition du magistrat,
que Goujon fût transféré
à la prison de la ville jusqu'à
décision du procès, ce qui fut
exécuté.
Le magistrat fit son procès-verbal,
alléguant au net et avec preuve de
vérité, de quelle manière la
chose s'était passée. On n'oublia pas
d'y insérer le crime de Goujon, d'avoir
forcé la sentinelle et jeté du
rempart dans le fossé. Il fut encore
prouvé par ce procès-verbal que les
commis, prenant le parti du Roi et celui de la
pacification, avaient prié, avant d'user
d'aucune hostilité, ledit Goujon de mettre
arme bas, de la part du Roi ; mais que Goujon
très irrespectueusement avait
répondu : « Que le Roi et
toute sa famille s'aille faire tout
outre. » Cette imprudence coûta
bien cher à Goujon ; car le Roi, qui en
fut pleinement informé, n'a jamais voulu la
lui pardonner.
La cour, après l'examen du
procès-verbal, ordonna que la sentence du
conseil de guerre serait mise à
néant ; et remettant la connaissance de
la cause au magistrat, lui enjoignit d'y
procéder suivant la rigueur des ordonnances.
En conséquence des ordres de la cour, le
magistrat prononça
sentence définitive, qui, mettant les
parties hors d'appel, mit les commis hors de cour
et de procès, et condamna Goujon à
être pendu, lui laissant le choix, à
cause de sa qualité, d'être
arquebusé au pied de la potence.
On peut juger de la consternation que cette
sentence causa dans tout le régiment. Le
lieutenant-colonel, oncle de Goujon, en fut au
désespoir. Il courut d'abord chez le
gouverneur, le suppliant instamment de ne pas
permettre l'exécution de cette sentence, et
de lui accorder le délai de douze jours. Le
gouverneur le lui accorda, et sur-le-champ ce
lieutenant-colonel prit la poste, et fut en cour
pour solliciter la grâce de son neveu. Il se
jeta aux pieds du Roi, le suppliant à mains
jointes, d'accorder la grâce de Goujon,
tâchant de toucher Sa Majesté par les
endroits les plus sensibles. Mais le Roi,
piqué de l'irrévérence
insolente que Goujon avait commise contre lui et la
famille royale, resta inflexible.
Le lieutenant-colonel ne se rebuta pas ; il
remua ciel et terre, et fit solliciter Mme de
Maintenon, dont personne
n'ignorait le pouvoir qu'elle avait sur le Roi.
Elle prit cette affaire à coeur, et
malgré la répugnance de ce monarque
à pardonner Goujon, elle obtint sa
grâce de Sa Majesté, qui voulut que
Goujon restât toute sa vie forçat sur
les galères de Dunkerque, ajoutant qu'il ne
voulait pas qu'on lui en parlât
davantage.
Le lieutenant-colonel revint en diligence à
Gravelines, portant avec lui cette commutation de
la peine de mort à celle des galères
perpétuelles. Il fut descendre chez le
gouverneur, à qui il remit cette sentence
avec l'ordre du Roi en ces termes, qu'il entendait
et prétendait que Goujon fût conduit
aux galères sans connivence, et que sa
tête et celle du commandant de la garnison en
répondraient.
Le lieutenant-colonel en consulta avec le
gouverneur, et ils conclurent que, pour
empêcher que la garnison ne formât le
dessein d'enlever Goujon, soit dans la ville, ou en
chemin, on feindrait que Goujon avait obtenu sa
grâce pleine et entière, aux
conditions seulement de servir de soldat dans la
compagnie du chevalier de Langeron, commandant des
galères de Dunkerque.
Cela étant ainsi
arrêté, le lieutenant-colonel s'en
alla à la prison, où Goujon
était déjà entre les mains de
deux capucins qui l'exhortaient à la mort
qu'il devait subir le lendemain. D'aussi loin que
le lieutenant-colonel le vit, il lui cria :
« Courage, mon neveu, tu n'en mourras
pas ; j'ai obtenu ta grâce
entière, et le Roi a ordonné que tu
serviras en qualité de soldat, dans la
compagnie du chevalier de Langeron. Cette punition
n'est rien, puisque nous t'en sortirons
bientôt, en obtenant pour toi un brevet
d'officier ; demain deux archers, pour la
forme seulement, te viendront prendre pour te
conduire à Dunkerque, et te présenter
au chevalier de Langeron ; ainsi tu seras
libre, en étant soldat. » Goujon
donna dans le panneau facilement.
Le lendemain deux archers, qui avaient le mot et
leurs ordres, viennent à la prison, font
civilité à Goujon, lui disant qu'ils
allaient monter tous trois à cheval pour
Dunkerque, non pas comme menant un prisonnier,
puisqu'il ne l'était plus, mais comme
faisant une partie de promenade. Goujon,
très persuadé de
ce qu'on lui faisait accroire, fut fort content de
son sort, ainsi que tous les officiers du
régiment, qui n'en savaient pas plus que
lui, et qui vinrent en foule à la prison
pour le féliciter et lui souhaiter un bon
voyage. Enfin, il monte à cheval avec ses
deux archers, et se met en chemin. À quelque
distance de la ville, un des archers affecta
quelque nécessité, et se tint
derrière Goujon, tandis que l'autre
était devant. Étant arrivés
dans cette disposition dans les dunes, au milieu
d'un chemin creux et étroit, l'archer qui
allait devant tourne brusquement bride sur Goujon
le pistolet à la main, lui disant qu'il lui
casserait la tête, s'il faisait la moindre
résistance.
Pendant que cet archer tenait ainsi Goujon en
respect, l'autre, qui s'était
préparé, lui attacha les jambes sous
le ventre du cheval, et lui mit les fers aux mains.
On peut juger de l'affliction de ce jeune homme,
qui s'imagina d'autant plus facilement qu'on allait
le faire mourir, qu'ayant demandé aux
archers sa destinée, ils lui
répondirent brutalement, qu'il la
connaîtrait lorsqu'il serait sur les lieux.
Ils arrivèrent dans cet état
à Dunkerque, et
conduisirent Goujon sur notre galère, et le
livrèrent à l'argousin, qui le
fît dépouiller de ses habits
galonnés, et revêtir d'une casaque
rouge. Ensuite on lui coupa les plus beaux cheveux
que j'aie vus de ma vie, et on le mit à la
chaîne dans un banc. Cependant les
recommandations qui venaient de toutes parts
à notre capitaine en sa faveur, lui firent
adoucir ses peines. Le capitaine ordonna qu'on le
mît au paillot pour distribuer les vivres
à la chiourme et à l'équipage,
et l'exempta d'aucune autre manoeuvre. Il fut aussi
déchaîné nuit et jour, et on
lui laissa seulement un anneau au pied comme une
marque de servitude. Je fis bientôt
connaissance avec lui ; c'était un
garçon d'esprit et d'une agréable
conversation. Je n'avais su d'abord son histoire
qu'en gros ; j'en appris seulement les
particularités, lorsqu'en mil sept cent
neuf, on me mit au paillot avec lui, comme je l'ai
déjà dit.
Goujon et moi, nous restâmes amis et
camarades de paillot, jusques en l'année mil
sept cent douze, au mois de juillet, qu'il
se sauva des galères. La
manière dont il s'y prit, et qu'il
exécuta heureusement, mérite la
curiosité du lecteur.
J'ai déjà dit que Goujon avait de
puissants parents et amis, qui
s'intéressaient à sa disgrâce,
et sollicitaient sans relâche pour lui
procurer sa délivrance. Monsieur son
père, vénérable vieillard, fut
se jeter aux pieds du Roi avec ses deux autres
fils, implorant la clémence de Sa
Majesté pour celui qui était en
galère. Il exprima avec tant de force la
tendresse d'un père pour ses enfants, en
promettant à ce monarque, d'aller, tout
vieux qu'il était, à la tête de
ses trois fils, répandre gaiement son sang
pour son service ; il parla d'une façon
si touchante et si pathétique, que tous ceux
qui étaient présents en furent
attendris jusqu'aux larmes. Il ne put cependant
fléchir le Roi, qui refusa constamment la
grâce de Goujon ; ce qui fait bien voir
que les injures que l'on fait aux grands, sont des
taches pénétrantes qui ne s'effacent
pas aisément.
Malgré le mauvais succès de cette
dernière démarche, on essaya
cependant encore une nouvelle tentative pour la
liberté de Goujon. L'on fit
agir M. le maréchal de
Noailles ; il revenait du siège de
Gironne, dont il s'était rendu le
maître avec beaucoup de gloire. Le Roi,
à qui il fut rendre compte de sa conduite,
l'approuva d'une manière fort gracieuse.
L'occasion était favorable pour demander et
obtenir quelque faveur de Sa Majesté.
Cependant M. de Noailles se borna à demander
la grâce de Goujon. Le Roi lui dit qu'il
était fâché de la lui refuser,
et qu'il avait juré de ne l'accorder jamais.
Goujon qui en fut informé, vit bien qu'il ne
pourrait obtenir sa délivrance tant que le
Roi vivrait, et ne se consolait que dans
l'espérance, que sa mort, ou celle du Roi,
le délivrerait de cet esclavage.
Dans un si fâcheux état il ne laissait
pas que de jouir de quelques agréments. Son
père lui envoyait ce qui lui était
nécessaire, et ses amis de son
régiment, tant officiers que soldats, le
venaient souvent visiter ; car tout le monde
peut entrer dans les galères. Le comite n'en
refuse l'entrée à personne. Comme il
fait vendre du vin à son profit, et que tous
ceux qui viennent sur les galères pour voir
leurs connaissances, y boivent ordinairement
bouteille, il est de son
intérêt d'y laisser entrer tous ceux
qui se présentent.
Vers le mois de mai de l'année mil sept cent
douze, un sergent des grenadiers du régiment
d'Aubesson, pour lors en garnison à
Nieupoort, vint voir Goujon, à qui il
était fort attaché. Après
plusieurs complaintes sur son esclavage, et sur le
peu d'espérance d'en sortir, ce sergent lui
parla ainsi : « Je viens
exprès ici, Monsieur, de la part de vos amis
du régiment, pour vous proposer, si moi et
quatre grenadiers, gens de coeur et à toute
épreuve, pouvons vous procurer votre
liberté, soit à force ouverte ou
autrement, vous n'avez qu'à nous indiquer le
moyen de vous servir, et vous connaîtrez que
nous sommes tous cinq à votre disposition,
au péril de notre vie.
On est informé au régiment que vous
avez souvent occasion d'aller en ville. Si vous
croyez que nous puissions vous y enlever, je vous
proteste qu'aucun danger ne pourra nous
empêcher de le faire. Faites vos
réflexions sur ce que j'ai l'honneur de vous
dire, et comptez sur notre discrétion et
notre courage. Il serait inutile que vous me
demandassiez qui est celui ou
ceux qui nous mettent en oeuvre ; vous pouvez
le deviner sans que je vous le dise. En un mot,
continua-t-il, je viendrai de temps en temps
prendre langue et consulter avec vous sur les
résolutions que vous aurez
prises. »
J'étais présent à cette
conversation ; nous étions si
intimement liés, Goujon et moi, que nous
n'avions rien de caché l'un pour l'autre.
Goujon, charmé de la proposition, remercia
ce sergent de sa bonne volonté, et lui dit
qu'une entreprise aussi périlleuse demandait
du temps et beaucoup de réflexions ;
qu'il y penserait mûrement, afin de ne rien
entreprendre qu'il ne fût certain de la
réussite, et qu'aussitôt qu'il verrait
jour à sortir heureusement de cette affaire,
il lui communiquerait ses idées, pour
prendre ensemble de plus justes mesures, s'il
était nécessaire.
Après cette première conversation, le
sergent prit congé de nous, et dès ce
moment, Goujon n'eut plus autre chose dans l'esprit
que de chercher le moyen de se sauver. La chose
n'était pas facile. Il est vrai qu'il avait
souvent occasion d'aller eu ville, à cause
de l'emploi qu'il avait de distribuer les vivres
à la chiourme ; mais
il n'y allait jamais seul, et lorsqu'il
était obligé de sortir, soit pour
aller chez le commissaire des vivres, ou chez le
magasinier, l'argousin l'enchaînait avec un
turc qui était dans ses
intérêts, et lui donnait pour garde un
nommé Guillaume, qui était fort
rigide et qui l'accompagnait ordinairement ;
l'argousin ne se fiant à aucun autre pour la
garde de Goujon. Il faut remarquer qu'il y avait
une défense générale de
laisser entrer dans les maisons publiques aucun
couple de forçats qui allaient en ville pour
leurs affaires, soit pour acheter ou pour vendre
leurs ouvrages, à peine de trois ans de
galère pour le garde, et de mille
écus d'amende pour ceux qui les laisseraient
entrer chez eux.
Le privilège qu'avait Goujon d'aller en
ville ne pouvait donc lui servir pour
l'exécution de son dessein. Il était
impossible de l'enlever dans la rue, en plein jour
et à la vue d'un grand nombre de soldats et
de l'équipage des galères. D'ailleurs
la ville était remplie d'une nombreuse
garnison, qui avait partout des corps de garde et
des sentinelles ; en un mot, la chose ne
paraissait pas praticable. Il n'y avait
qu'un seul moyen pour
réussir, qui était d'apprivoiser le
garde à force de libéralités,
et de faire en sorte d'obtenir de lui la permission
d'entrer dans un cabaret. Ce fut celui dont se
servit Goujon, qui était persuadé
que, s'il pouvait obtenir de son garde cette
grâce pour une seule fois, il viendrait
facilement à bout de son entreprise. Ayant
formé ce projet, il écrivit à
son père pour le prier de lui faire tenir
une bonne somme d'argent dont il avait besoin pour
une affaire de conséquence. Le bon homme ne
manqua pas de la lui envoyer, et il ne l'eut pas
plutôt reçue, qu'il commença
à faire jouer ses batteries.
Un jour du mois de juin, qu'il faisait fort chaud,
Goujon fut en ville avec Guillaume, son garde
ordinaire. Après avoir fait plusieurs
messages relatifs à son emploi, comme ils
passaient dans une petite rue
écartée, devant un cabaret à
bière et à eau-de-vie, Goujon, voyant
que son garde pâmait de soif, fit aussi
l'altéré, et le pria de faire venir
un pot de bière devant la porte du cabaret,
afin de se rafraîchir. Guillaume, qui ne
voyait là rien de contraire à la
défense, l'accepta
volontiers.
La cabaretière leur porta un pot de
bière dans la rue, et s'étant
aperçue que la fatigue leur faisait chercher
de quoi s'asseoir, elle leur dit :
« Mes amis, voilà un banc dans mon
vestibule, servez-vous-en, et même entrez
sous la porte, où étant visibles
comme dans la rue, on n'aura rien à me dire
par rapport à la défense. »
Ils ne se firent pas beaucoup prier ; Goujon y
régala son garde et le turc à
merveille, et après y avoir passé
deux ou trois heures, il demanda à la
cabaretière à combien montait
l'écot. Elle lui dit qu'il se montait
à une trentaine de sous. « Tenez,
ma bonne, dit-il, voilà un écu de
cinq livres ; je vous fais présent du
reste. »
Cette femme, qui n'était pas fort opulente,
se sentit si obligée de cette
libéralité, qu'elle lui offrit de le
laisser entrer dans sa maison lorsqu'il lui
plairait. « Non, lui dit Goujon, je ne
veux pas vous exposer, non plus que mon
garde ; c'est un devoir que je me fais et que
j'observerai toujours. » Sur cela ils
sortirent pour retourner à la galère.
Mais avant d'y arriver, Goujon mit un écu de
cinq livres dans la main de Guillaume, par
reconnaissance, disait-il, de la
permission qu'il lui avait donnée de se
rafraîchir à ce cabaret. Guillaume fut
si extasié de ce présent qu'il ne
savait où il en était. Ces gardes ont
de petits gages, et depuis trois années on
ne les payait pas, ni personne de
l'équipage, de sorte que cet écu de
cinq livres était un trésor pour lui,
ce qui l'engagea de dire à Goujon, que par
la suite il lui donnerait plus de liberté
que ci-devant, et qu'en prenant certaines
précautions, il n'y aurait aucun danger pour
personne.
Goujon fut fort content de son coup d'essai, qu'il
me raconta dans toutes ses parties et qui lui
fît concevoir de grandes espérances.
Il ne tarda pas longtemps à retourner en
ville. Il sentait combien il lui était
nécessaire de se concilier de plus en plus
ses gens et de ne pas laisser refroidir leur bonne
volonté par une négligence qui aurait
pu causer quelque contretemps et rompre ses
mesures.
Après donc avoir fait les affaires qu'il
avait prétextées, ils furent
déjeuner à leur cabaret. La femme les
fit entrer dans son vestibule et leur donna ce
qu'ils avaient besoin, pendant que la servante se
tenait en sentinelle à la
porte de la rue, pour observer s'il ne paraissait
pas quelques personnes suspectes. Après le
déjeuner, la cabaretière, soit par
intérêt ou autrement, leur dit :
« Mes amis, vous et moi nous sommes
toujours en appréhension que quelqu'un ne
vous découvre dans ce vestibule ; il y
aurait un moyen de nous tirer de cette
inquiétude ; j'ai, continua-t-elle, une
chambre tout à fait au bout de ma
maison ; vous pourriez vous y tenir en repos,
et lorsque vous voudrez y venir, il n'y aura
seulement qu'à observer, en sortant ou en
entrant, s'il n'y a personne dans la rue qui puisse
vous apercevoir. »
Goujon, ne voulant pas témoigner la joie
qu'il avait de cette proposition, n'y
répondait pas ; mais Guillaume, qui,
outre l'espérance qu'il avait de venir plus
souvent et plus sûrement faire bonne
chère, comptait encore sur les
générosités de Goujon, dit
d'abord que la cabaretière avait fort bien
imaginé et qu'il fallait voir la chambre.
Elle fut trouvée fort commode. Guillaume,
pour sa propre sûreté, et Goujon pour
l'exécution de son dessein, se
réunirent facilement pour en faire l'accord.
« Je ne
prétends pas, dit ce
dernier à l'hôtesse, que pour nous
obliger vous y perdiez ; il pourrait arriver
que lorsque nous viendrons ici, votre chambre
serait occupée par d'autres personnes qui
viennent y dépenser leur argent, et il ne
serait pas juste que vous vous privassiez de ce
profit. Arrangeons-nous de sorte que nous soyons
tous deux contents ; louez-moi cette chambre
par mois ; pour lors elle sera toujours
à notre disposition quand nous viendrons
chez vous.
- Parbleu, dit Guillaume, on voit bien, M. Goujon,
que vous avez de l'esprit ; on ne peut, au
monde, rien imaginer de mieux. »
La cabaretière laissa le louage de la
chambre à la discrétion de Goujon,
qui, toujours libéral, le fixa à
vingt livres par mois, dont il en paya un d'avance,
et donna une pareille somme à Guillaume, en
lui disant que, puisqu'il courait les mêmes
risques que cette femme, il était juste
qu'il eût le même profit.
« Au reste, ajouta Goujon, cet argent que
je vous donne à présent, ne vous
exclut pas de mes libéralités, chaque
fois que nous ferons la partie de venir
ici. » II donna aussi la pièce au
turc, afin qu'il ne jasât
pas à l'argousin ; après quoi
ils sortirent pour revenir à la
galère, les uns et les autres fort contents
des événements de cette
journée. Guillaume et Goujon avaient
arrêté, que le surlendemain ils
iraient faire la dédicace de cette chambre.
À cet effet, Guillaume alla audit cabaret
par ordre de Goujon, pour y ordonner un bon
dîner, et le jour marqué ils s'y
rendirent et se régalèrent
parfaitement. Ce manège continua
jusqu'à la consommation de l'entreprise, qui
arriva vers la fin du mois de juillet, comme je
vais le décrire.
Le sergent des grenadiers, qui se nommait la Rose,
ne manquait pas de venir de temps en temps voir
Goujon, qui lui faisait part de ce qui se passait,
et l'assurait que l'affaire allait un bon train.
« Quelque chose m'embarrasse, lui dit un
jour la Rose ; je n'entrevois aucun moyen pour
que moi et mes quatre grenadiers puissions entrer
dans cette chambre dont vous m'avez parlé.
Car la cabaretière, continua-t-il, ne voudra
jamais permettre que personne y entre, tandis que
vous y serez, dans la crainte d'être
décelée ; et
d'ailleurs votre garde, par la
même raison, s'y opposerait fortement. - Ne
te mets pas en peine de cela, lui dit Goujon, j'ai
pensé avant toi à cette
difficulté, et j'y ai pourvu. Lorsqu'il en
sera temps, je te communiquerai le plan que j'ai
formé, et les mesures qu'il faudra prendre
pour réussir. Laisse-moi le soin de prendre
les arrangements convenables. Je ne te demande
à toi et à tes quatre fidèles
grenadiers, que de la constance dans vos
résolutions, de la fermeté et du
courage pour l'exécution. »
Le sergent l'assura de nouveau, qu'il pouvait
compter sur eux. Après quoi il retourna
à sa garnison. Cependant Goujon et Guillaume
allaient se régaler souvent chez leur
mère (c'est ainsi qu'ils appelaient la
cabaretière), et se rendirent si familiers
dans ce cabaret, que l'hôtesse les regardait
comme s'ils eussent été de sa
famille.
Enfin Goujon, jugeant qu'il était temps de
mettre son projet à exécution, donna
ses derniers ordres à la Rose, qui
l'était venu voir. Après lui avoir
dit que le temps était venu de mettre son
courage à l'épreuve, il lui donna le
plan de l'entreprise par écrit, afin qu'il
n'en oubliât rien, et lui
indiqua le jour et l'heure qu'il devait se trouver
à Dunkerque avec ses quatre grenadiers. Ce
plan, qu'il me fit voir, me charma, tant par son
invention, que par les moyens qu'il avait pris,
pour empêcher que, dans cette force ouverte,
il n'y eût du sang répandu ;
aussi n'y en eut-il pas. Le lecteur aura une
idée de ce plan, par le récit que je
vais faire de son exécution.
Le jour marqué pour l'enlèvement de
Goujon étant arrivé, le sergent et
les quatre grenadiers ne manquèrent pas de
se trouver à Dunkerque, après avoir
appris chacun leur rôle par coeur, afin de
mieux jouer cette tragi-comédie. Goujon,
s'étant apprêté pour aller en
ville, m'embrassa les larmes aux yeux :
« Priez Dieu pour moi, mon cher ami, me
dit-il. C'est aujourd'hui que sera l'époque
de mon bonheur, ou de la fin de ma vie : car
s'il arrive quelque traverse à ma fuite et
que j'aie une épée en main, je ne me
laisserai jamais reprendre, sans en coucher
quelques-uns sur le carreau ; ainsi, si je ne
meurs pas en défendant ma liberté, et
que je sois vaincu, je perdrai la vie par la
main du
bourreau. »
Cet adieu m'effraya, et m'attendrit tellement que
je le suppliai, par notre tendre amitié,
d'abandonner son entreprise, et d'attendre
patiemment sa délivrance d'une occasion qui
serait pour lui moins dangereuse. « Non,
me dit-il, le vin est tiré, il faut le
boire. J'ai un pressentiment d'une favorable issue,
qui m'engage à ne plus temporiser
davantage. »
Il m'embrassa de nouveau, essuya ses larmes, et
alla se faire enchaîner avec son turc pour
aller en ville sous la garde de maître
Guillaume.
Goujon avait donné pour signal au sergent,
qu'il passerait vers les neuf heures du matin
devant la maison de ville, et que, s'il n'y avait
point de contretemps pour l'exécution du
projet, il tirerait son mouchoir de la poche, et
qu'alors il devait suivre de point en point ce
qu'il lui avait prescrit.
Il passa donc devant l'endroit
désigné, fit semblant de ne pas voir
le sergent, qui s'y était rendu pour
l'observer, lui donna le signal dont ils
étaient convenus, et fut déjeuner au
cabaret avec son escorte ordinaire. Sur les dix
heures, pendant qu'ils déjeunaient, deux de
ces quatre grenadiers, passant
devant le cabaret, chargés de leurs
havresacs, l'un dit à l'autre :
« Camarade, il faut que nous buvions ici
un verre d'eau-de-vie. » Ils
entrèrent dans le vestibule, et après
que l'hôtesse leur en eut versé un
verre, et qu'ils se furent assis, l'un des deux
demanda à l'autre s'il n'avait pas vu leurs
deux autres camarades et le sergent ; l'autre
dit que non : « Que le diable les
emporte, répondit celui qui avait
parlé le premier, avec leur peste de
Goujon ; ils seront cause que nous ne pourrons
pas arriver aujourd'hui à notre
garnison. »
La femme, qui avait entendu nommer Goujon, curieuse
de savoir s'ils parlaient de celui qui était
chez elle, leur demanda s'ils connaissaient ce
Goujon qu'ils venaient de nommer. « Par
sembleu, dirent-ils, si nous le connaissons ?
Il a été cadet dans notre
régiment, et a eu le malheur, il y a
quelques années, d'être
condamné aux galères pour une affaire
d'honneur. Mais Dieu merci, il en va être
délivré. Notre lieutenant-colonel a
tant sollicité en cour pour sa
délivrance, qu'il a obtenu sa grâce,
et un brevet de lieutenant. C'est même pour
cette affaire, que notre sergent
est venu à Dunkerque. Le lieutenant-colonel
l'a chargé d'apporter le brevet de
grâce à l'intendant des
galères, pour faire délivrer ce M.
Goujon, et nous autres quatre grenadiers, nous
avons profité de cette occasion pour venir
acheter des provisions pour nos
chambrées.
Le sergent, pour exécuter sa commission,
s'est transporté en arrivant sur la
galère où est Goujon pour le faire
délivrer ; mais ne s'y étant pas
trouvé, ayant été
obligé d'aller chez le commissaire des
vivres, notre sergent, qui ne l'a pas trouvé
non plus dans ce dernier endroit, s'est
détaché de nous pour le chercher, et
lui porter cette bonne nouvelle.
- Comment, dit l'hôtesse, Goujon va donc
être délivré ?
- Vraiment oui, dirent-ils, et il le serait
déjà, si nous l'eussions pu
rencontrer sur sa galère. »
Cette femme donna dans le panneau, et courut
annoncer à Goujon ce qui venait de se passer
sans oublier aucune circonstance. Le tout avait
tant d'apparence de vérité, que
Guillaume crut aussi que Goujon allait être
mis en liberté.
Goujon, faisant semblant d'être
transporté de joie,
demanda si ces deux grenadiers
étaient sortis. « Non, dit la
femme, ils sont encore dans le
vestibule. »
Guillaume, persuadé de ce qu'il venait
d'apprendre, et ne voyant plus aucun danger
à être trouvé dans un cabaret,
s'écria le premier, qu'il fallait les faire
venir. L'hôtesse fut les prier de venir
derrière. Ces deux grivois, qui savaient
bien leur rôle, se jetèrent, en
entrant, au cou de Goujon, et le
félicitèrent de son heureuse
délivrance, dont ils racontèrent
toutes les particularités, ainsi que les
prétendues recherches que faisait le
sergent.
L'on but plusieurs rasades à la santé
de Goujon, et chacun prenait part à la joie
qu'il témoignait ressentir, tandis que les
deux autres grenadiers se préparaient
à entrer aussi sur la scène. Ils ne
tardèrent pas à passer à leur
tour devant le cabaret ; et comme s'ils s'y
fussent trouvés par hasard, l'un dit
à l'autre : « Regarde un peu,
camarade, si nos gens ne seraient pas dans ce
cabaret. » Celui-ci, regardant à
la porte : « Non, dit-il, ils n'y
sont pas.
- Qu'ils aillent donc au diable avec le sergent,
dit l'autre ; nous ne perdrons plus nos peines
pour les chercher. »
La cabaretière, qui
voyait à leurs uniformes, que ceux-ci
étaient du même régiment que
les autres qui étaient chez elle, leur
demanda qui ils cherchaient. « Deux de
nos camarades, répondirent ces grenadiers. -
Vous les allez voir dans l'instant, Messieurs, leur
dit-elle, ils sont chez moi ; ayez la
bonté d'entrer et de me
suivre. »
Les ayant aussitôt introduits dans la chambre
où était Goujon, les embrassades et
les compliments recommencèrent de plus
belle.
« Pour rendre la fête
complète, il ne nous manque plus que le
sergent, dit Goujon, si l'un de vous voulait se
détacher pour l'aller chercher, il me ferait
plaisir. »
Le grenadier qui se chargea de la commission et qui
savait où était le sergent, ne tarda
pas à rentrer avec lui.
Jusqu'ici l'affaire prenait un bon train ; la
grande difficulté était
levée ; il ne s'agissait plus que de
parachever l'entreprise avec le même
succès, et d'éloigner tout ce qui
aurait pu y mettre obstacle.
La cabaretière était veuve, et
n'avait avec elle qu'une servante, qui aurait pu
crier, répandre l'alarme, et rendre
l'aventure périlleuse et sanglante. Goujon,
qui avait prévu cet
inconvénient, pour s'en défaire, dit
à ces messieurs, que, puisqu'ils
étaient venus trop tard pour
déjeuner, il voulait les régaler avec
des huîtres. Ils l'en remercièrent
pour être moins suspects, et lui dirent
qu'ils devaient se rendre à Nieupoort, et
que s'ils s'amusaient, il serait trop tard pour y
arriver. Mais enfin Goujon les persuada, en leur
disant que cela serait bientôt fait ; et
en même temps appela la servante, à
qui il donna de l'argent pour aller acheter des
huîtres à la poissonnerie, qui
était à l'autre bout de la ville. Peu
après son départ, on appela
l'hôtesse pour avoir du vin. Lorsqu'elle en
eut apporté, Goujon lui dit :
« Ma mère, il faut que vous buviez
à ma bonne délivrance. - De tout mon
coeur, mon fils, » lui dit-elle ; et
comme elle avait le verre à la bouche, ainsi
que les autres qui s'étaient armés
d'une rasade pour lui faire raison, Goujon fit son
signal.
Au même instant, le sergent sauta sur
l'hôtesse, la baïonnette au bout du
fusil, la menaçant de l'égorger, si
elle criait ou faisait la moindre
résistance. D'un autre côté, un
grenadier se rua sur Guillaume, en
lui faisant la même
menace ; et un autre sur le turc, qui se
coucha sous la table. On jeta sur un lit la
cabaretière, qui s'était
évanouie de frayeur, et on ordonna à
Guillaume de se coucher sans faire la moindre
résistance ; ce qu'il fit, après
avoir demandé quartier à genoux, et
ne remua pas plus que s'il eût
été mort.
Chacun ayant son office, les deux autres grenadiers
vidèrent promptement leurs havresacs. Il s'y
trouva un habit complet, et tout ce qui
était nécessaire pour habiller Goujon
depuis les pieds jusqu'à la tête.
S'étant munis aussi d'une petite enclume,
d'un marteau et d'un repoussoir, ils l'eurent
bientôt déchaîné, et
habillé comme un officier avec
l'épée au côté :
car le sergent en avait apporté une sous son
bras, disant que c'était pour un officier du
régiment, qui lui avait donné la
commission de l'acheter à Dunkerque. Cela
étant fait, Goujon avec le sergent et deux
grenadiers sortirent, et gagnèrent
promptement la porte de Nieupoort. Les deux autres
grenadiers restèrent un moment après
eux pour veiller sur les trois patients, savoir,
l'hôtesse, le garde et le turc ; et se
disant l'un à l'autre
qu'ils voulaient prendre un doigt d'eau-de-vie, ils
s'en allèrent au vestibule, et jurant comme
des grenadiers qu'ils étaient, que si
quelqu'un d'eux faisait le moindre mouvement, ils
reviendraient sur leurs pas pour les poignarder
tous trois. De cette manière les deux
derniers grenadiers enfilèrent la porte, et
se rendirent en diligence sur le chemin de
Nieupoort, où ils joignirent leurs
camarades.
Nos trois patients n'avaient garde de se remuer. La
frayeur leur faisait penser que les grenadiers
étaient toujours dans la maison. Ils
restèrent dans cette attitude,
jusqu'à ce que la servante entra avec des
huîtres. Les ayant trouvés
couchés et pâles comme la mort, elle
s'informa de ce qui leur était
arrivé, et leur apprit qu'il n'y avait
personne dans le vestibule ni dans la maison. Alors
ils commencèrent à respirer et
à reprendre courage. Guillaume, se levant
promptement, s'enfuit à Nieupoort, où
il savait qu'il y avait franchise dans les
églises comme dans toutes celles de Brabant
et de la Flandre espagnole. En arrivant, il se
retira chez les capucins, et y trouva Goujon, le
sergent, et les quatre
grenadiers, qui s'y étaient aussi
réfugiés.
Cependant j'étais fort inquiet et fort
curieux d'apprendre ce qui se serait passé
à l'évasion de mon ami Goujon, pour
qui je craignais beaucoup, sachant que dans les
entreprises de cette nature, où il y a tant
de précautions à garder, souvent la
moindre chose les fait échouer. Dans la
perplexité où je me trouvais, je me
tenais assis sur l'arrière de la
galère, regardant toujours sur le quai,
lorsque j'y vis venir le turc de Goujon portant sa
chaîne sur l'épaule. Il n'en fallut
pas davantage pour me faire juger que Goujon
était déjà bien loin, ce qui
me soulagea extrêmement de l'angoisse
où j'étais à son sujet.
L'argousin qui se tenait sur le quai, au bout de la
planche de la galère, voyant venir ce turc
la chaîne sur l'épaule, lui demanda
avec empressement où était Goujon.
« Bon, dit le turc, il est bien
loin ; plus de cinq cents grenadiers sont
venus avec des bombes, des canons et autres armes,
nous l'enlever. »
La peur avait tellement dérangé la
cervelle de ce pauvre turc, qu'il en devint fou
à lier et l'est resté
toute sa vie. L'argousin, ne
pouvant tirer rien de raisonnable de ce turc, vit
bien qu'il était fou et que Goujon
s'était sauvé. Sur quoi, craignant de
passer par le conseil de guerre, il prit aussi la
route de Nieupoort et alla avec les autres chez les
capucins, se mettre en franchise.
Le commandant du régiment d'Aubesson
écrivit en cour pour obtenir la grâce
du sergent, des quatre grenadiers et celle de
Goujon. Le commandant des galères
écrivit pareillement pour la grâce de
son argousin et du garde. Comme en pareil cas de
franchise, on n'en refuse pas ordinairement, elles
furent toutes accordées, à la
réserve de celle de Goujon, dont le Roi ne
voulut jamais entendre parler, ni lui pardonner. Il
fallut qu'on le fît sortir secrètement
et déguisé de la ville de Nieupoort,
et quelques jours après il m'écrivit
de Bruges, me marquant qu'il était dans
cette ville, en attendant que son père
eût ordonné de sa destinée,
dont je ne pus avoir, par la suite, aucune
nouvelle.
Je fus soupçonné d'avoir su son
projet. On l'insinua à M. de Langeron ;
mais il m'aimait trop pour faire attention à
de pareilles accusations. Tout autre,
cependant, aurait eu la
bastonnade ; car c'est une loi des
galères, que si quelqu'un sait
l'évasion de son camarade ou d'un autre
forçat et n'en avertit pas l'argousin, il
reçoit la bastonnade sans
miséricorde. De plus, si un forçat se
sauve d'un banc, les cinq restants du même
banc et les douze des deux bancs joignants,
reçoivent tous la bastonnade. Cette loi est
politique, et fait que chacun veille à
empêcher qu'un autre ne se sauve ;
cependant elle est très injuste, car un
homme peut s'enfuir sans qu'aucun de ses voisins le
sache. Mais il n'y a point de justice pour un
forçat, ou du moins très peu. Je
reviens à mon sujet.
Après la fuite de Goujon, on ajouta à
mon emploi d'écrivain du commandant et du
major, celui de distributeur des vivres de la
chiourme, que j'exerçai jusqu'au premier
octobre de l'année mil sept cent douze,
qu'on nous enleva de Dunkerque pour nous conduire
à Marseille. Je raconterai dans son lieu les
particularités de cet
enlèvement ; mais auparavant je vais
rapporter une autre histoire, qui me mit, aussi
bien que d'autres de nos frères, dans un
extrême péril de mourir sous la
bastonnade.
Il faut savoir que nos frères des
Églises françaises des
Provinces-Unies envoyaient de temps en temps une
subvention d'argent aux réformés qui
souffraient sur les galères de France. Cet
argent passait ordinairement par Amsterdam,
d'où un négociant le faisait tenir
par un de ses correspondants aux lieux où
étaient les galères. Un de mes
parents d'Amsterdam, ancien de l'Église
wallonne, crut me distinguer en me chargeant de la
commission de le recevoir.
Cet emploi est très périlleux, car si
on s'en aperçoit, vous risquez qu'on vous
donne la bastonnade jusqu'à la mort,
à moins de déclarer le marchand qui a
compté l'argent, et en ce cas un tel
marchand serait ruiné de fond en comble.
Les missionnaires de Marseille, qui nous ont
toujours persécutés à toute
outrance, ne trouvaient aucune occasion de
renouveler et d'augmenter nos souffrances, qu'ils
ne l'embrassassent avec ardeur. Sachant que nos
frères des pays étrangers nous
faisaient tenir, de temps en temps, quelque argent
pour nous aider à ne mourir pas de faim, et
se persuadant que si cette ressource nous
était ôtée, ils nous
prendraient par famine,
proposèrent en cour de donner ordre aux
intendants de Marseille et de Dunkerque, et aux
majors et autres officiers des galères, de
tenir la main à ce qu'aucun négociant
ou autre ne comptât de l'argent ou
remît des lettres de change aux
galériens de la religion
réformée, qui étaient sur les
galères. La cour ne manqua pas d'envoyer ces
ordres et commanda de les faire exécuter
à la rigueur, et de procéder
criminellement contre les négociants ou
autres qui seraient convaincus d'avoir contrevenu
à la défense.
On peut juger si les missionnaires, sous lesquels
tout pliait, faisaient observer exactement qu'aucun
secours ne nous parvînt. Leur grande
attention était à découvrir
quels marchands ou banquiers nous fournissaient de
l'argent, par correspondance des pays
étrangers, afin de les faire punir si
sévèrement, qu'aucun autre, par la
suite, ne s'y osât exposer. Mais par la
grâce de Dieu, jamais ils n'ont pu parvenir
à cette découverte, quoique ces
subventions nous parvinssent très
souvent ; je dois ajouter aussi, grâce
à la fidélité des esclaves
turcs, qui nous servaient
merveilleusement bien, par pure
charité et bonté pour nous.
En parlant de la fidélité et de
l'affection que les turcs nous portaient, j'en
dirai ici un exemple qui concerne le turc qui me
servait dans ces occasions à Dunkerque. J'ai
dit ci-dessus que je fus commis pour recevoir ces
subventions et les distribuer à nos
frères. J'étais enchaîné
dans mon banc, sans avoir la liberté d'aller
en ville, et cela par la malice des aumôniers
des galères, qui nous empêchaient
d'avoir ce privilège, que les autres
forçats, condamnés pour leurs crimes,
avaient bien, en payant un sou à l'argousin
et autant au garde qui les y conduisait.
Comment faire donc pour recevoir cet
argent ?
M. Piecourt m'envoya une fois ou deux, par son
commis, ce qu'il avait ordre de me compter. Mais
les ordres de la cour ayant été
renouvelés avec de grandes menaces à
l'Intendant et aux officiers qui
négligeraient d'y tenir la main, le commis
du sieur Piecourt n'osa plus s'y exposer. Son
maître, me l'ayant fait savoir, me pria de
trouver quelqu'un de toute fidélité,
pour envoyer chez lui prendre
cet argent à chaque remise. J'étais
encore novice sur l'affection et la
fidélité que les turcs nous
portaient. Cependant je m'en ouvris au turc de mon
banc, qui, avec joie, entreprit de me rendre
service, en mettant la main sur son turban (ce qui
est parmi eux signe de l'épanchement du
coeur vers Dieu), en le remerciant de toute son
âme de la grâce qu'il lui faisait, de
pouvoir exercer la charité au péril
de son sang, car ce turc savait bien, que s'il
avait été pris sur le fait, en nous
rendant ce service, on lui aurait donné la
bastonnade jusqu'à la mort, pour lui faire
avouer quel marchand nous comptait de l'argent. Ce
turc donc, qui se nommait Isouf, me servit quelques
années très fidèlement dans
cette affaire, sans jamais avoir voulu prendre de
moi le moindre salaire, alléguant. que, s'il
la faisait, il anéantirait sa bonne oeuvre
et que Dieu l'en punirait.
Ce bon turc fut tué : au combat de la
Tamise. C'est celui dont le bras me resta à
la main, comme je l'ai raconté.
Je fus fort affligé de sa mort, et je ne
savais à qui : m'adresser pour me
servir dans un si périlleux, emploi. Je
n'eus cependant pas la peine
d'en chercher un, car dix
ou douze, les uns après les autres, me
vinrent solliciter, comme on sollicite un office
lucratif dans le monde. Il faut savoir que, lorsque
les turcs ont occasion d'exercer la charité
ou d'autres bonnes oeuvres, ils communiquent la
joie qu'ils en ont à divers de leurs
papas (c'est ainsi qu'ils appellent leurs
théologiens, qui, pour toute science, savent
lire l'Alcoran), leur demandant leur avis sur les
bonnes oeuvres qu'ils entreprennent de faire ;
et quoique j'eusse instamment prié mon Isouf
de ne communiquer à personne le service
qu'il me (rendait, il ne put s'empêcher, par
principe de religion, de dire la chose à ses
papas, comme je le sus après sa mort.
Ces bonnes gens donc, voyant que je serais
embarrassé pour ne savoir à qui me
fier, vinrent tous, les uns après les
autres, me prier de me servir d'eux, me marquant
des sentiments si pieux et me témoignant
tant d'affection pour ceux de notre religion,
qu'ils appâtaient leurs frères en
Dieu, que j'en fus touché jusqu'aux larmes.
J'en acceptai un nommé Aly, qui sautait de
joie d'obtenir un emploi si périlleux pour
lui. Il m'y rendit service
pendant quatre ans, c'est-à-dire jusqu'au
temps qu'on nous enleva de Dunkerque, et il s'y
comporta avec un zèle et un
désintéressement inexprimables. Ce
turc était pauvre, et j'ai diverses fois
tenté de lui faire accepter un écu ou
deux, lui alléguant que ceux qui nous
envoyaient cet argent, prétendaient que ceux
qui nous servaient, en ressentissent quelque
douceur. Il le refusa toujours constamment, disant,
dans son style figuré, que cet argent lui
brûlerait les mains ; et lorsque je lui
disais que, s'il n'en prenait pas, je me servirais
d'un autre, ce pauvre turc était comme au
désespoir, me sollicitant à mains
jointes de ne pas lui fermer le chemin du ciel.
Ce sont ces gens que les chrétiens nomment
barbares, et qui, dans leur morale, le sont
si peu, qu'ils font honte à ceux qui leur
donnent ce nom. Il faut cependant distinguer ces
turcs d'avec ceux qui, quoique de même
religion, n'ont pas les mêmes moeurs. Ces
derniers sont les turcs de l'Afrique,
nommément ceux des royaumes de Maroc, Alger,
Tripoli, etc., qui sont en général
des gens de sac et de corde, fripons, cruels,
parjures, traîtres et
scélérats au suprême
degré. Aussi n'avions-nous garde de nous y
fier. Mais les turcs de l'Asie et de l'Europe,
nommément ceux de la Bosnie et autres
frontières de la Hongrie et de la
Transylvanie, ceux de Constantinople, etc., dont il
y en a beaucoup sur les galères de France,
qui ont été faits esclaves par les
impériaux, qui les vendaient en Italie, et
que les Français achetaient des Italiens
pour peupler leurs galères ; ces
derniers, dis-je, sont en général
très bien faits de corps, blancs et blonds
de visage, sages dans leur conduite,
zélés à l'observation de leur
religion, gens de parole et d'honneur, et surtout
charitables au suprême degré. Ils
outrent même la charité. J'en ai vu
qui donnaient tout l'argent qu'ils avaient, pour
acheter un oiseau privé en cage, afin
d'avoir le plaisir et la consolation de lui donner
la liberté.
Quand ils sont à prendre leur repas, tous
ceux qui passent, soit chrétiens, turcs ou
autres, amis ou ennemis, s'ils ne mangent pas avec
eux, du moins s'ils ne goûtent pas de leurs
viandes, c'est le plus grand affront qu'on puisse
leur faire. Ils ne boivent
jamais de vin, ni de liqueur forte, ni ne mangent
jamais de chair de pourceau, parce que leur
religion le leur défend.
Pour les turcs de l'Afrique, que j'ai
dépeints ci-dessus, et qu'on nomme
ordinairement Mores, quoi qu'en dise leur
religion, ils s'enivrent comme des bêtes, et
commettent, quand ils le peuvent, les plus
horribles crimes. Aussi les turcs asiatiques, qu'on
nomme Turque fino, ou Turcs fins,
haïssent mortellement cette moraille
africaine et ne conversent jamais avec eux.
J'ai cru que je devais cette digression au lecteur
de ces mémoires, pour lui donner une
idée de la candeur de ces turcs fins ou
asiatiques, par opposition à ceux de cette
religion qui sont nés en Afrique. Je vais
présentement reprendre l'histoire que j'ai
promise.
J'ai insinué que, grâces à
Dieu, et par la fidélité d'Isouf, et
en dernier lieu du bon Aly, il ne m'arriva rien de
fâcheux au sujet de la réception et de
la distribution des subventions dont j'eus la
charge pendant diverses années sur les
galères. Mais à Marseille il en
arriva autrement à l'égard d'un de
nos frères qui, comme moi, avait cette
fonction.
Les missionnaires, peu contents de veiller à
ce qu'ils pussent attraper quelqu'un sur le fait,
qui comptât de l'argent aux
réformés des galères,
faisaient souvent visiter et fouiller ces pauvres
confesseurs, et leur prenaient, sans jamais le leur
rendre, tout L'argent, livres de dévotion et
lettres qu'on leur trouvait. Ces recherches se
faisaient avec une très grande exactitude,
et les missionnaires, s'étant aperçus
ou doutés, que les réformés,
attendant cette visite, donnaient à garder
leurs effets aux forçats papistes de leur
banc ou à quelque turc, s'avisèrent,
pour les surprendre mieux, de tenir l'heure et le
jour de la visite, fort cachés ; et
quand ils en voulaient faire quelqu'une, ils
donnaient ordre aux bas officiers des
galères à l'heure marquée, que
les réformés ignoraient, de se jeter,
au signal qu'on leur ferait, sur ces pauvres gens
pour les fouiller exactement.
Tout étant ainsi disposé, on tirait,
à l'heure marquée, un coup de canon
de la grande réale, qui était le
signal, et aussitôt les bas officiers, qui
avaient chacun leur réformé en vue,
se jetaient sur eux à l'improviste,
et leur prenaient tout
impunément, non sans coups de corde ;
car c'est toujours le premier et dernier appareil.
De cette manière, on nous surprenait souvent
à Dunkerque, où l'on nous faisait les
mêmes recherches. Mais depuis que le
frère Bancilhon, qui était le
garde-office de M. de Langeron, notre commandant,
était devenu son favori, comme j'ai dit plus
haut, et que cette bienveillance eût rejailli
sur tous les réformés ; ce
commandant, qui recevait souvent les ordres de la
cour pour faire faire de pareilles visites, en
avertissait d'avance le frère Bancilhon, en
lui disant : « Bancilhon, mon ami,
le coq a chanté. » Alors
nous étions bientôt tous sur nos
gardes, et en nous fouillant, on ne trouvait jamais
rien.
Pour revenir à Marseille, l'un de nos
frères nommé Sabatier, qui avait la
charge de recevoir et distribuer les subventions,
en reçut une par le moyen de son turc
affidé, sans obstacle pour la
réception ; mais il s'agissait d'en
faire la distribution aux autres frères,
chacun sur leur galère, et il fallait que le
bon turc en fît la fonction fort prudemment
comme il avait accoutumé.
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