MÉMOIRES D'UN PROTESTANT
CONDAMNÉ AUX GALÈRES DE FRANCE
POUR CAUSE DE
RELIGION.
Suite (p 261)
Sabatier pliait la portion d'argent de chaque
galère, dans une liste des noms des
participants, qu'il envoyait par son turc à
un frère de chaque galère. Or, il
arriva que comme le turc, par sa fonction,
était souvent obligé d'aller
auprès de Sabatier dans son banc, pour
prendre ses commissions, l'argousin ou le comite,
s'apercevant de cette fréquentation, se
douta du fait, et en ayant averti le major des
galères, celui-ci ordonna d'observer le turc
lorsqu'il irait auprès de Sabatier, et
d'attendre que ledit turc sortît de la
galère, et pour lors de se saisir de lui et
de le visiter ; ce qui ne manqua pas
d'arriver ; car le turc ayant reçu le
petit paquet pour l'apporter sur une des
galères, il fut saisi comme il en sortait,
et on lui trouva le paquet qui consistait en
l'argent, et la liste de ceux à qui il le
fallait distribuer.
On demanda au turc de qui il avait reçu cet
argent. Il n'en voulut jamais rien dire ; mais
on n'avait pas besoin de sa déposition. On
avait vu que cela venait de la part de Sabatier,
qui avoua franchement qu'il avait donné ce
paquet au Turc. L'intendant, qui eut
d'abord avis de cette
trouvaille, en fut ravi, espérant qu'on
découvrirait enfin le banquier qui comptait
l'argent aux réformés ; et comme
l'intendant se trouvait pris de la goutte, et qu'il
ne pouvait pas se transporter sur la galère
où était Sabatier, pour lui faire
avouer par le tourment de la bastonnade ce qu'il
désirait avec tant de passion de
savoir ; il ordonna qu'on
enchaînât Sabatier en couple avec un
turc, et qu'un garde de la galère le lui
amenât chez lui : ce qui fut fait.
Sitôt qu'il vit Sabatier, il lui parla
d'abord assez amiablement, lui disant que,
puisqu'il disait faire profession de la
vérité, il espérait qu'il la
lui dirait sur ce qu'il allait lui demander.
Sabatier lui dit qu'il la disait hardiment sur tout
ce qui concernait sa personne, au hasard d'encourir
les plus rudes tourments et même au
péril de sa propre vie.
« Or çà, dit l'intendant,
si tu me confesses la vérité, tu
n'auras aucun mal. »
Premièrement l'intendant lui demanda si ce
paquet et l'écrit qui l'enveloppait venaient
de lui.
« Oui, Monseigneur, »
répondit Sabatier.
Ensuite, à qui il envoyait ledit
paquet. Sabatier répondit
qu'il l'envoyait à un tel, l'un de ses
frères de foi, pour distribuer cet argent
à divers autres qui étaient sur cette
liste.
« À quel usage est cet
argent ? » lui demanda
l'intendant.
Sabatier répondit, que c'était une
charité qu'on leur faisait, pour s'en aider
dans leur misérable esclavage.
« D'où vous vient cet
argent ? demanda l'intendant.
- De Genève, Monseigneur, répondit
Sabatier.
- En recevez-vous souvent de cette
manière ? dit l'intendant.
- Quelquefois, répondit Sabatier, lorsque
nos amis prévoient le besoin que nous en
aurons.
- Par quelle voie le recevez-vous ? continua
l'intendant.
- Par un banquier de Genève, qui par
correspondance nous le fait compter par un banquier
de Marseille, répondit Sabatier.
- Quel est ce banquier, qui vous le compte ?
lui demanda l'intendant.
- C'est jusque-là, Monseigneur, dit
fermement Sabatier, que j'ai pu vous dire la
pure vérité. J'ai
promis à Votre Grandeur de la dire en tout
ce qui me concerne, et si vous trouvez que ce que
j'ai dit et fait soit criminel, punissez-m'en de la
manière que vous voudrez. Mais de
dénoncer un homme qui n'a agi que par
bonté et pour nous faire plaisir, et dont je
sais que ma déposition causerait la perte,
c'est ce que je ne ferai jamais.
- Comment, malheureux, tu oses me nier ce que tu
avoues toi-même de savoir, lui dit
l'intendant ; je te ferai expirer sous la
corde, ou tu me le diras.
- Faites-moi mourir, dit Sabatier, dans les
tourments les plus horribles, je ne le dirai
jamais. »
L'intendant, transporté de rage, ordonna au
garde qui avait conduit Sabatier, de l'assommer de
coups de bâton en sa présence. Le
garde, qui connaissait Sabatier pour l'avoir
fréquenté plusieurs années,
attendri de son malheureux sort, répondit
à l'intendant en propres termes :
« Monseigneur, c'est un si brave
homme ; je ne saurais le battre.
- Coquin, dit l'intendant, donne-moi ton
bâton ; » ce que le garde
ayant fait, ce cruel intendant fit approcher
Sabatier de son fauteuil, et lui rompit le
bâton sur le corps, sans
que le pauvre Sabatier se plaignît le moins
du monde, ni qu'il changeât d'attitude pour
esquiver les coups de ce furieux.
Ensuite ne pouvant plus le battre, les forces lui
manquant, il fit reconduire Sabatier sur la
galère, et donna ordre au Major de lui faire
donner la bastonnade jusqu'à la mort, ou
qu'il eut dit le nom du banquier qui lui avait
compté l'argent ; ce qui
s'exécuta sur-le-champ sans autre forme de
procès.
Sabatier sou/frit constamment ce plus que barbare
traitement, et tant que la parole lui resta pendant
ce supplice, il ne fit qu'invoquer Dieu, le priant
de lui accorder la grâce de résister
jusqu'à la mort, à laquelle il
s'attendait, et de recevoir son âme en sa
divine miséricorde.
La parole et le mouvement lui ayant manqué,
on frappait cependant à toute outrance ce
pauvre corps déchiré. Le chirurgien
de la galère, attentif s'il respirait
encore, dit au Major, que, s'il continuait à
le faire frapper tant soit peu, il mourrait
infailliblement et son secret avec lui ; mais
que si on tâchait de le faire revenir, on
pourrait recommencer, pour lui faire avouer ce
qu'on désirait de
savoir.
Le Major y acquiesça.
On lui frotta le dos tout déchiré
avec du fort vinaigre et du sel. La douleur que lui
causa cet appareil, le fit revenir, mais si faible,
qu'on ne pouvait plus recommencer son supplice,
qu'en le tuant du premier coup. C'est pourquoi on
trouva à propos de le porter à
l'hôpital, pour lui redonner des forces
à supporter un second supplice. Mais comme
il y fut assez longtemps toujours entre la mort et
la vie ; soit que le temps le fît
oublier, ou que ses bourreaux mêmes eussent
horreur d'un tel supplice pour une cause qui ne
leur faisait pas honneur ; tant y a-t-il qu'on
ne l'y exposa plus, et il en revint ; mais
toujours si valétudinaire et si faible de
cerveau, qu'on l'a vu diverses années dans
ce pays, où il est mort, hors d'état
de soutenir la moindre conversation, et ayant la
parole si basse, qu'on ne pouvait presque pas
l'entendre. Voilà l'exemple de
cruauté inouïe suscitée par les
missionnaires de Marseille que j'avais à
déduire à mon lecteur.
Je reprends le fil de mon histoire.
Par un effet de la divine Providence j'avais
été, sans aucun danger, le
distributeur des subventions,
que me remettait M. Piecourt. Pour m'aider dans ce
soin, j'avais fait, comme je l'ai dit ci-dessus, le
choix d'un turc nommé Aly, un des plus
honnêtes hommes et des plus fidèles
que j'aie jamais vus. Je savais à peu
près le temps qu'on envoyait la subvention,
et j'envoyais seulement Aly (car les turcs vont
partout sans garde) chez M. Piecourt, qui lui
donnait l'argent pour me le remettre, avec une
quittance pour me faire signer, que lui reportait
Aly avec mes lettres pour la Hollande.
Mais il arriva que M. Piecourt eut le malheur
d'être dérangé dans ses
affaires. Ce contretemps fut cause que la
correspondance pour nos subventions fut commise
à un autre négociant de Dunkerque,
nommé M. Penetrau. Ce dernier s'en
était acquitté deux ou trois fois
avec assez de ponctualité et de
précaution, et l'avait fait avec d'autant
plus de sûreté et de facilité,
que mon turc entendait fort bien à faire les
commissions dont je le chargeais, et que nous
avions d'ailleurs sur la galère un
aumônier qui était fort raisonnable
à notre égard. Ce mot
d'aumônier me fait souvenir de dire ici
quelque chose de ceux qui
ordinairement sont chargés de cette fonction
sur les galères
(1).
Ces aumôniers sont des prêtres
séculiers de la congrégation que l'on
nomme vulgairement de la Mission ou de
Saint-Lazare. Comme les chefs de cette
congrégation avaient eu le secret de se
concilier la confiance du Roi, par un certain air
de simplicité et de
désintéressement, on redoutait
beaucoup à Marseille le pouvoir de chacun de
ses membres en particulier.
Cette congrégation avait eu pour fondateur
M. Vincent de Paul, qui de simple prêtre
qu'il était, avait mérité (par
la réputation de sainteté qu'il avait
su s'acquérir) l'honneur d'être le
confesseur de la Reine, mère de Louis XIV.
Il fut ensuite chargé de faire des missions
dans les campagnes pour l'instruction des paysans
et du commun peuple.
C'est ce qui donna lieu à
l'établissement de sa congrégation,
qui dans les commencements était peu
respectable, mais qui dans la suite s'agrandit et
s'établit dans les meilleures villes de
France, s'acquit divers
privilèges,
prérogatives et bénéfices,
entre autres, la direction de la nomination des
curés de village, des aumôniers des
troupes du Roi, des navires et galères.
Enfin ces pères surent si bien s'insinuer en
cour, que les ministres les regardaient comme des
oracles, et les Jésuites comme des gens qui
les avaient dupés, et qu'ils ne voyaient
plus qu'avec des yeux d'envie et de jalousie.
Malgré leur finesse, ils n'avaient pu
prévoir cette élévation, dont
ils avaient été eux-mêmes les
principaux instruments. Ils avaient cru, en
appuyant cette congrégation de leur
crédit, grossir seulement le nombre de leurs
partisans ; mais les Lazaristes avaient de
trop bons modèles devant les yeux pour
suivre l'institution de leur fondateur. Ils avaient
adopté les sentiments des
Jésuites ; ils en prirent facilement
l'esprit.
Parmi les ecclésiastiques l'ambition est une
maladie épidémique qui n'affecte que
l'intérieur : aussi ce fut sous le
manteau de l'humilité que nos Lazaristes
couvrirent leurs vues ambitieuses. Ils le firent
avec tant d'adresse, que ceux qui les
surchargeaient de grâces et de faveurs,
croyaient bonnement avoir
triomphé de la
répugnance la plus décidée
pour les honneurs et l'agrandissement. Ils savaient
combien avaient servi aux Jésuites,
l'extérieur humble, l'air mortifié et
composé ; pour aller plus
sûrement à leurs fins, ils les
imitèrent dans leur maintien et leur
habillement, et renchérirent même sur
leurs originaux, dont ils se distinguèrent
par un collet de grosse toile blanche, un floquet
de poil au menton, et une négligence
étudiée ou plutôt une crasseuse
malpropreté, qui jointe à un certain
patelinage, en imposa si bien au public et à
la cour, qu'ils ont mérité les
suffrages de l'un et de l'autre, la desserte des
chapelles de toutes les maisons royales,
l'administration d'une infinité de
séminaires, et la possession des biens
immenses, dont ils jouissent actuellement.
Tant il est vrai qu'on arrive souvent avec plus de
facilité au but que l'on se propose, en
feignant de s'en éloigner, qu'en prenant les
mesures les mieux concertées pour y
parvenir.
C'est à cette politique que les
Jésuites, et plusieurs autres
congrégations, sont redevables de leurs
richesses et d'un pouvoir dont ils n'abusent que
trop souvent pour
persécuter les pauvres
réformés aux dépens de
l'humanité et de la religion. Tels sont
particulièrement nos Lazaristes, qui
s'étaient de mon temps rendus si puissants
et si redoutables à Marseille, que, si
quelques officiers du Roi leur faisaient quelque
déplaisir, ils obtenaient bientôt une
lettre de cachet, qui les mettait en
disgrâce. De cette façon ils
étaient si craints, et en apparence si
respectés, que tout pliait sous leur
tyrannie.
Ces pères de la Mission ayant donc, comme je
viens de le dire, la direction du spirituel des
galères, y plaçaient les
aumôniers, gens, comme eux, cruels et
persécuteurs des réformés qui
s'y trouvaient. Mais notre aumônier
étant venu à mourir, lorsque les six
galères passèrent de la
Méditerranée dans l'Océan, M.
de Langeron, à cause de l'éloignement
qui le dispensait d'attendre la nomination des
missionnaires, et qui d'ailleurs ne voulait pas
manquer d'aumônier sur sa galère, prit
à Rochefort un moine du couvent de l'ordre
des Dominicains. Cet aumônier, dans les
commencements nous faisait tous les mauvais
traitements qu'il pouvait ;
mais à la longue il se
radoucit, et se conforma à la façon
d'agir de notre capitaine, qui avait beaucoup
changé en notre faveur. Aux mauvais
traitements, que nous avions d'abord eu à
essuyer, succédèrent des
procédés obligeants pour nous tous,
et particulièrement pour moi, surtout depuis
que je fus devenu écrivain de M. de
Langeron ; emploi qui me fournissait souvent
l'occasion de converser avec lui.
Pendant les trois dernières années
que je restai à Dunkerque, où les
galères furent toujours
désarmées, il ne se passait presque
point de jour, qu'il ne vînt sur la
galère, où nous passions une heure ou
deux ensemble, sans parler de religion, du moins
fort peu.
C'était un homme savant, et bon
prédicateur ; et comme, par le moyen de
mes amis, je recevais souvent des livres de
piété, de la Hollande, entre autres
divers tomes des sermons de feu M. Saurin, il me
demanda un jour si je n'avais pas quelques sermons
de nos auteurs à lui prêter. Quoique
cette demande me parut suspecte, je hasardai
cependant de lui en prêter, et je
débutai par un tome des ouvrages de M.
Saurin, qu'il me rendit
ponctuellement. Il y trouva tant de goût,
qu'ensuite je lui prêtai tous les livres que
j'avais, même les Préjugés
légitimes contre le papisme, de M.
Jurieu, qu'il me rendit, ainsi que les autres, avec
exactitude.
Un jour dans la conversation il me demanda, si nous
autres réformés ne recevions pas de
l'argent de Hollande. Je jugeai à propos de
lui parler négativement sur cet article, par
la crainte que j'avais des conséquences. On
verra par la suite de ces mémoires, qu'il
n'était pas inutile que je
m'étendisse un peu à l'égard
de cet aumônier.
La digression que j'ai cru devoir faire au sujet du
malheur de Sabatier, m'ayant écarté
de mon sujet, je reviens au péril, que j'ai
annoncé avoir couru moi-même dans la
distribution des subventions. J'ai
déjà dit, que M. Penetrau,
négociant de Dunkerque, en avait la
correspondance. Ce monsieur-là pensa un jour
me perdre. Il reçut ordre d'Amsterdam do me
compter cent écus, et il en avait, sous son
couvert, la lettre d'avis pour me remettre. Il se
trouva que ledit sieur était
dérangé dans ses affaires, et pour ne
pas montrer la corde, comme on
dit, à son correspondant d'Amsterdam, il
voulut chercher un prétexte plausible, pour
se défendre de me compter cette somme.
Quoiqu'il sût qu'il allait me sacrifier pour
soutenir son crédit, il fut chez notre
aumônier, et lui déclara qu'il avait
ordre de la Hollande de me compter cent
écus ; mais que comme les
défenses de la cour lui faisaient craindre
de s'attirer des affaires, il voulait
premièrement lui en demander la permission.
Il s'imaginait que l'aumônier, bien loin de
la lui accorder, le lui défendrait
absolument.
Par ce moyen il aurait été
tiré d'embarras, et moi j'aurais
été exposé à un grand
examen, qui ne se serait pas fait sans une furieuse
bastonnade pour me faire avouer, qui étaient
les négociants, qui, ci-devant m'avaient
compté de l'argent.
L'aumônier comprit d'abord les suites, que
pourrait avoir cette affaire, et regardant fixement
M. Penetrau, lui dit : « Je suis
sûr, Monsieur, que ce n'est pas la
première fois que vous avez fait de pareils
paiements sans en demander la permission et que
messieurs vos correspondants de Hollande ne sont
pas si imprudents que de vous
confier une telle commission
à la volée, et sans être bien
certains par expérience, que vous vous en
acquittez bien. Mais, quoi qu'il en soit, puisqu'il
ne tient qu'à ma permission, je vous la
donne très volontiers. »
Penetrau fut fort décontenancé par
cette réponse, à laquelle il ne
s'était pas attendu. Il répliqua
à l'aumônier, que sa permission ne le
rassurait pas sur le danger, et qu'il verrait
l'intendant pour lui demander la sienne.
L'aumônier fut choqué de cette
répartie et lui dit brusquement :
« Quoi ! Monsieur, après que
vous m'avez fait connaître, que mon
consentement vous déterminerait, vous osez
me dire, que vous vous adresserez à
l'intendant. Vous en ferez comme il vous
plaira : Mais sachez que, si vous en parlez le
moins du monde à l'intendant ou à qui
que ce soit, j'ai le bras long, et que je saurai
vous atteindre, pour vous en faire
repentir. »
Penetrau au bout de son latin, et ne sachant que
faire de mieux lui avoua qu'il était un peu
obéré, et que quoique cent
écus ne pussent pas le mettre dans la
dernière extrémité, cependant
il ne les avait pas, pour le présent ;
mais que, si je voulais attendre
quinze jours, sans donner avis en Hollande que je
n'eusse pas reçu cette somme, il me payerait
sans faute au bout de ce terme. L'aumônier
lui dit, qu'il faisait bien de s'ouvrir à
lui, et qu'il lui pardonnait
l'irrégularité qu'il avait commise
à son égard : « Mais,
continua-t-il, comme je ne veux pas courir les
risques d'être votre dupe ; pour
m'assurer de votre ponctualité, faites-moi
un billet au porteur, des cent écus, valeur
de moi, payable dans quinze jours, lequel argent je
remettrai à celui à qui vous auriez
dû le payer, et je vous en procurerai
quittance ; vous pouvez être tranquille
à l'égard de ce forçat, et je
vous donne ma parole qu'il n'écrira pas
à Amsterdam avant l'échéance
de votre billet. »
Penetrau, charmé que sa démarche
eût pris cette tournure, fit avec plaisir ce
billet, et en même temps remit à
l'aumônier la lettre qu'il avait pour moi.
Tout cela se passait à mon insu.
Le même jour, l'aumônier vint sur la
galère, et me fit appeler dans la chambre de
poupe. En l'abordant, il me dit d'un air
sérieux : « Je suis surpris,
qu'un confesseur de la vérité ose
mentir à un homme de mon
caractère. »
Je restai fort interdit à ce début,
et je lui dis que je ne savais pas ce qu'il voulait
dire. « Ne m'avez-vous pas assuré,
me dit-il, que vous ne receviez pas d'argent de la
Hollande, ni d'aucun autre endroit ? j'ai en
main de quoi vous convaincre de
mensonge ; » et en même temps
il me montra le billet au porteur que Penetrau lui
avait fait.
« Connaissez-vous cela ? me
dit-il.
- Oui, Monsieur, je vois, lui dis-je, que c'est un
effet qui vous appartient.
- Il n'est point à moi, répliqua
l'aumônier, mais à
vous : » et en même temps il
me raconta ce qui s'était passé entre
Penetrau et lui, et me remit la lettre d'avis, en
me reprochant encore que je lui avais menti :
je pris la liberté de lui dire, qu'il
était plus coupable que moi ; puisque
sachant bien que ce n'était pas une chose
que je pusse avouer, il m'avait obligé
à la nier, en me la demandant. Il en tomba
d'accord, et me dit que je n'avais qu'à me
tranquilliser ; que dans quinze jours il
m'apporterait les cent écus : ce qu'il
fit au jour précis ; et en me les
comptant, il m'offrit ses services :
« Écrivez, me dit-il, à vos
amis de Hollande, qu'ils peuvent
m'adresser leurs remises ;
et soyez persuadé, que je vous les paierai
ponctuellement ; et par ce moyen vous serez
hors de tout risque. »
Je le remerciai de sa bonne volonté, dont je
ne crus pas cependant devoir faire usage. Cette
retenue de ma part n'empêcha pas que nous ne
fussions toujours bons amis.
Nous étions cinq réformés sur
notre galère, qu'il ne chagrinait
jamais ; au contraire, il nous faisait mille
amitiés. Aussi ne pensait-il pas comme les
Jésuites, et comme les autres
aumôniers des cinq galères, qui firent
en sorte de le punir d'avoir osé montrer des
sentiments plus humains et plus chrétiens
qu'eux. Comme rien ne coûte à ces
messieurs pour se venger, ils adressèrent un
mémoire à l'évêque
d'Ypres, dans lequel ils accusèrent
l'aumônier d'être
hérétique, d'aimer et de favoriser
les prétendus réformés, et de
les laisser en repos, au lieu de les porter
à rentrer dans le giron de l'Église
romaine. L'évêque cita notre
aumônier devant lui pour rendre raison de sa
conduite. En conséquence de cet ordre il se
rendit à Ypres, et alla se présenter
à l'évêque, qui lui dit qu'on
l'accusait de favoriser les
réformés de sa
galère, et qu'il les laissait dans une
tranquille sécurité, sans porter ses
soins à les convertir.
« Monseigneur, lui dit l'aumônier
avec fermeté, si Votre Grandeur m'ordonne de
les exhorter et de les presser d'écouter et
de se conformer aux vérités de
l'Église romaine, c'est ce que je fais tous
les jours ; et nul ne me peut prouver le
contraire : mais si elle m'enjoint d'imiter
les autres aumôniers, qui martyrisent
cruellement ces pauvres malheureux, je partirai
dès demain pour mon couvent. »
L'évêque lui dit, qu'il était
content de sa conduite, l'engagea à
continuer, et censura ensuite les autres
aumôniers sur leur méthode de
conversion.
Me voilà sur la fin de ma résidence
à Dunkerque, aussi bien que mes
frères de souffrance. Je vais commencer la
description d'un nouveau genre de peine, de
fatigues et de tourments affreux, qu'on nous fit
souffrir depuis le premier octobre mil sept cent
douze, qu'on nous enleva, ou pour mieux dire,
déroba de Dunkerque, jusqu'au dix-sept
janvier mil sept cent treize, que nous fûmes
mis sur les galères de
Marseille : mais avant cela, il est
nécessaire de remonter un peu plus haut.
Chacun sait qu'en cette année-là, la
Reine d'Angleterre fit sa paix particulière
avec la France, et qu'entre autres articles, il y
fut stipulé, que les Anglais prendraient
possession de la ville, fortifications, et port de
Dunkerque, jusqu'à sa démolition et
comblement du port. En conséquence, les
Anglais vinrent à Dunkerque au mois de
septembre, avec quatre à cinq mille hommes,
s'emparèrent de la ville, forts et
citadelle, que la garnison française
évacua. Mais, comme je l'ai
déjà fait remarquer, la marine de
France était si dénuée, qu'on
ne pouvait armer les galères pour se mettre
en mer. Ainsi la France convint avec la Reine
d'Angleterre, que les galères avec leurs
équipages et chiourmes resteraient dans le
port jusqu'à ce qu'on commençât
à le combler ce qui ne pouvait se faire
qu'après l'hiver. Il fut aussi
arrêté, que rien ne sortirait du port,
soit bâtiments, équipages ou
chiourmes, qu'avec la permission expresse de Sa
Majesté la Reine d'Angleterre.
Les Anglais n'eurent pas plutôt pris
possession des postes et
établi la garnison dans la ville et la
citadelle, qu'ils accoururent en foule sur les
galères pour satisfaire leur
curiosité de voir des bâtiments, que
la plupart n'avaient jamais vus. Entre autres
officiers, plusieurs qui étaient
Français réfugiés, ayant
appris qu'on tenait en galère des
réformés pour le sujet de leur
religion, s'informèrent d'abord s'il y en
avait sur lesdites galères, et apprirent que
nous étions vingt-deux.
Ces officiers témoignèrent leur
zèle pour leur religion dans cette occasion,
en venant nous embrasser, gémir et pleurer
avec nous, dans nos bancs, et ils ne pouvaient
s'empêcher de donner des marques de leur
indignation et de leur pitié, en
considérant nos chaînes et les
misères qui accompagnent ce dur esclavage.
Ils restaient une grande partie du jour avec leurs
chers frères souffrants, assis très
incommodément, ne craignant ni vermines, ni
puanteur que cette misère engendre, et se
faisaient gloire, en présence des officiers
des galères, qui voyaient leurs actions, de
nous caresser, nous consoler et nous exhorter
à la persévérance. Leur
exemple attira grand nombre
d'officiers anglais des plus qualifiés, qui
témoignèrent leur piété
par des actions dignes de vrais protestants. La
soldatesque y accourut aussi en foule, et selon
leur manière d'exprimer leur zèle,
jurait que si on ne nous délivrait pas de
bonne grâce, ils le feraient le sabre
à la main.
J'ai déjà dit que tout le monde
entrait librement sur les galères ;
mais dans cette occasion, les aumôniers
prièrent M. de Langeron d'ordonner, qu'on
n'y laissât plus entrer personne, vu le
scandale, disaient-ils, que cela portait à
la religion catholique. On essaya cette
défense ; mais les soldats anglais, qui
se présentaient pour entrer, et qu'on priait
fort civilement de s'en abstenir, pour toute
réponse, mettaient le sabre à la
main, disant qu'étant maîtres de la
ville et du port, ils étaient aussi les
maîtres des galères, et qu'ils y
entreraient de gré ou de force. On fut donc
contraint de laisser la planche libre à
chacun qui voulait y entrer. Dans ces entrefaites,
un colonel anglais, dont j'ai oublié le nom,
vint me parler, et me dit que milord Hill, qui
était gouverneur de Dunkerque pour la Reine
d'Angleterre, pouvait ignorer
notre détention, et la cause de notre
esclavage, et me conseilla de lui adresser un
placet pour l'en informer, et implorer sa
bonté pour notre délivrance.
Je fis ce placet le mieux qu'il me fut possible, et
le colonel s'en chargea, et le remit à
milord Hill. Le lendemain ce milord m'envoya son
secrétaire pour me dire de sa part, qu'il
approuvait la connaissance que je lui donnais de
notre détention, et qu'il s'emploierait avec
zèle pour notre délivrance ;
mais que n'en étant pas le maître, il
allait en écrire à la Reine, et que
ses ordres, qu'il s'assurait qui nous seraient
favorables, détermineraient ses
actions ; qu'il nous priait, en attendant, de
prendre patience encore pendant quinze jours. Ce
secrétaire ajouta, que milord Hill nous
offrait sa bourse, si nous avions besoin, d'argent.
Je lui répondis, que nous n'avions besoin de
rien que de la protection de milord, et que
j'étais très reconnaissant de la
réponse qu'il faisait à mon placet,
et du zèle qu'il témoignait avoir
pour nous rendre service.
Je fis savoir cette réponse à nos
frères, qui étaient sur les
galères, en les exhortant en
même temps d'être
circonspects avec les soldats anglais, et
d'éviter tout discours qui pourrait les
animer à user de violence pour nous procurer
notre liberté : qu'il fallait au
contraire qu'ils leur dissent la réponse de
leur gouverneur, dont la conclusion était
d'attendre patiemment les ordres de la Reine.
Dès lors tout se tint tranquille, et chacun
de nous attendit avec patience des nouvelles
d'Angleterre.
Pendant les quinze jours, que le gouverneur nous
avait demandés, soit qu'il eût
écrit à la Reine ou non, il se rendit
grand ami de M. de Langeron notre commandant. Un
jour milord lui dit, qu'il ne comprenait pas
comment la cour de France avait pu faire la
bévue de ne nous pas faire sortir de
Dunkerque avant qu'ils y fussent
entrés ; que cette cour ne pouvait pas
ignorer, que la nation anglaise regardait avec
horreur les mauvais traitements, qu'on faisait aux
protestants pour cause de religion, et que
même dans toutes les églises en
Angleterre, on priait Dieu tous les jours pour la
délivrance des réformés, qui
souffraient sur les galères de France ;
qu'en un mot, la cour de France aurait
dû prévoir, que les
Anglais étant les maîtres de
Dunkerque, et ces vingt-deux protestants, qui
gémissaient dans les fers pour leur religion
étant sous les étendards et à
la vue de la garnison anglaise, la Reine ne pouvait
manquer à les faire délivrer, ne
fût-ce que pour éviter le
désagrément d'obéir en quelque
sorte à la soldatesque, qui menaçait
déjà de faire violence, si on ne
délivrait pas ces gens-là.
M. de Langeron ne put s'empêcher de convenir,
qu'effectivement sa cour avait fait faute en cela,
et le pria d'user de prudence dans cette occasion,
et de lui communiquer son avis sur ce qu'il y
aurait à faire pour prévenir tout
accident ; ajoutant qu'il savait, que le Roi
son maître ne donnerait jamais son
consentement pour la délivrance de ces
réformés.
Milord Hill lui dit, qu'il savait un moyen pour
prévenir tout fâcheux
événement :
« Écrivez, lui dit-il, au ministre
de votre cour, qu'il vous ordonne de les faire
sortir secrètement de Dunkerque par mer. J'y
donnerai les mains, et la chose sera facile et sans
danger. »
M, de Langeron ne manqua pas de suivre ce
conseil ; et bientôt il
reçut ordre d'agir de
concert avec milord Hill, pour notre secret
enlèvement ; ce qui se fit de la
manière suivante.
Le premier octobre, fête de saint Remy, nous
vîmes une barque de pêcheur,
enchaînée à notre
galère. On fit courir le bruit, que cette
barque était confisquée pour avoir
fait la contrebande ; et les Anglais, comme
les autres, prirent cela pour argent comptant. Le
soir on battit la retraite comme à
l'ordinaire ; et chacun fut se coucher.
J'étais dans mon paillot, dormant
tranquillement, lorsque je fus
éveillé tout à coup par notre
major armé d'un pistolet, et
accompagné de deux soldats de galère,
qui me mirent la baïonnette à la gorge,
en me menaçant que, si je faisais le moindre
cri ou bruit, c'était fait de moi.
Le major, qui était de mes amis, m'exhorta
amiablement à ne faire aucune
résistance ; sinon qu'il
exécuterait les ordres qu'il avait de me
tuer.
« Hélas ! lui dis-je,
Monsieur le Major, qu'ai-je fait, et que va-t-on
faire de moi ?
- Tu n'as rien fait, me dit-il, et on ne te fera
aucun mal, pourvu que tu sois
docile. »
Il me fit ensuite promptement
descendre dans cette barque de
pêcheur, dont j'ai parlé ; et
cela sans feu ni lumière, et avec grand
silence, de peur d'être aperçu de la
sentinelle anglaise de la citadelle, dont nous
n'étions pas fort éloignés. En
entrant dans cette barque, j'y trouvai nos autres
vingt et un frères, que l'on avait
enlevés dans leurs bancs, de la même
manière que moi. On nous enchaîna tous
dans le fond de cale, en observant un grand
silence ; et quoiqu'on nous eût fait
coucher sur le dos comme des bêtes que l'on
va immoler, chacun de nous avait un soldat de
galère, qui nous tenait la baïonnette
à la gorge pour nous empêcher de
crier, ni même de proférer aucune
parole. Ensuite la barque démarra pour
sortir du port. Il fallait passer près d'un
navire anglais, qui se tenait toujours au milieu du
port, pour empêcher que rien n'en
sortît. Ce navire fit venir cette barque
à son bord, lui demandant où elle
allait. Le maître de la barque qui
était Anglais, lui répondit en cette
langue, qu'il allait à la pêche pour
la maison de milord Hill, dont il montra un billet.
Le capitaine dudit navire prit le billet, et y lut
ceci écrit et
signé de la main de
milord Hill : « Laissez sortir cette
barque, qui va à la pêche pour ma
maison. » Ce capitaine ayant lu ce
billet, le visa et laissa aller la barque.
Tous ceux qui commandaient les forts, tant du port
que des jetées, en firent de même, et
enfin nous nous trouvâmes en pleine mer. Pour
lors les soldats nous quittèrent,
montèrent sur le tillac de la barque, et
fermèrent les écoutilles sur
nous ; et par là nous eûmes la
liberté de nous arranger plus
commodément sur le sable, qui servait de
lest à cette barque. Nous savions, qu'on ne
sortait jamais en mer sans avoir provision, quand
ce ne serait que du pain et de l'eau ; comme
nous n'en avions vu aucune en entrant dans la
barque, nous nous imaginâmes tous fortement,
qu'on nous allait couler à fond, et que les
soldats se sauveraient à terre dans la
chaloupe, qui était attachée à
la barque. On peut juger de l'angoisse où
nous plongeait cette idée, et l'affreuse
situation où nous nous trouvions.
Étant sans lumière dans ce fond de
cale, ne voyant ni n'entendant personne, notre
imagination échauffée par la terreur
ne nous peignait que plus
vivement le danger où
nous croyions être. Ce fut dans cette cruelle
perplexité que nous passâmes cette
nuit, en ne cessant d'adresser nos prières
au Seigneur, comme des gens qui attendent le coup
de mort.
Quelques-uns de nous, saisis de crainte,
redoublaient nos alarmes, en s'écriant de
temps en temps : « Frères,
nous périssons ; l'eau entre dans la
barque. »
À ces gémissements chacun de nous
redoublait ses prières, croyant être
au dernier instant de sa vie. Il se trouva
cependant, qu'un vieillard de septante ans ne le
croyait pas aussi fermement que nous ; et
certainement il nous aurait fait rire, si nous nous
fussions trouvés dans des circonstances
moins accablantes. Il était assis sur son
havresac ; et entendant crier que l'eau
entrait dans la barque, il se leva tout droit,
tenant d'une main son havresac, et cherchant de
l'autre avec empressement, s'il ne trouverait pas
un clou pour l'y accrocher. Comme il était
auprès de moi, et que son remuement
interrompait ma dévotion, je lui demandai ce
qu'il faisait.
« Je cherche à pendre mon
havresac, me dit-il, aussi haut que je pourrai, de
peur que mes hardes ne se
mouillent.
- Songez à votre âme, bon homme, lui
dis-je. Si vous vous noyez, vous n'avez plus besoin
de hardes.
- Hélas ! dit-il, il n'est que trop
vrai ; » et aussitôt il quitta
la recherche du clou. Ce trait nous fait bien voir,
qu'il y a partout de l'homme, et que nous tenons
toujours à la terre.
Nous sentions bien que notre barque allait à
la voile ; mais nous ne savions pas quel air
de vent nous tenions. Lorsqu'il fut jour, on ouvrit
l'écoutille ; et comme je me trouvai
dessous et qu'en me tenant sur les pieds, je
pouvais voir sur le tillac, je me levai promptement
tout droit, et la première personne que
j'aperçus fut notre capitaine d'armes, qui
est ordinairement le premier sergent des quatre
qu'il y a dans les compagnies de marine. Il
était fort de mes amis, et il n'y avait pas
longtemps que je lui avais rendu service
auprès de notre capitaine.
« Hé ! vous voilà,
monsieur Praire, lui dis-je.
- Oui, mon ami, me dit-il, d'un air riant ; je
crois que vous n'avez pas trop bien reposé
cette nuit.
- Mais où nous menez-vous ?
- Tenez, me dit-il, voilà Calais, en me
montrant la ville devant
laquelle nous étions ; nous allons vous
y débarquer, ajoutant que nous n'y ferions
pas un long séjour et que nous n'avions
qu'à préparer nos jambes.
- Mais, Monsieur, lui dis-je, vous n'êtes pas
capable, ni tous les hommes du monde, de faire
marcher des gens décrépits de
vieillesse ou qui sont impotents ou malades comme
moi (j'avais pour lors la fièvre
tierce).
- En ce cas le Roi, qui ne demande jamais
l'impossible, fait fournir des chariots aux
infirmes, et je suis certain qu'on a joint à
votre route un ordre de nous en faire donner.
- Tenez, dit-il, en me la montrant, voyez s'il y a
plus d'un chariot ordonné pour les
chaînes de rechange et le
bagage. »
Comme je voulais voir notre destination, qu'il ne
m'avait pas voulu dire, au lieu de jeter les yeux
sur le commencement, je regardai à la fin et
j'y lus ces lignes : « Au
Havre-de-Grâce, où ils seront remis
à l'Intendant jusqu'à nouveaux
ordres. »
J'en avais assez vu pour satisfaire la
curiosité de nos frères, à qui
je dis notre destination (telle que je l'avais lue)
le plus doucement qu'il me fut
possible, de crainte que le capitaine d'armes ne
s'en aperçût. On nous débarqua
donc à Calais ; nous fûmes
conduits en prison, chargés de nos
chaînes, et nous reçûmes
l'étape sur le pied des soldats de
recrue.
Le lendemain matin, l'argousin de la chaîne
(car il y en avait un qui nous suivait) nous
enchaîna de deux en deux, chacun par une
jambe, et ensuite fit passer une longue
chaîne dans les anneaux ronds des
chaînes qui nous accouplaient ; de sorte
que les onze couples, que nous étions,
étaient toutes enchaînées
ensemble.
Or il faut savoir que parmi nous il y avait de
vieilles gens, qui par la faiblesse de leur
âge et par leurs infirmités ne
pouvaient pas marcher un quart de lieue, quand
même ils n'auraient pas été
chargés de chaînes. Nous avions aussi
des malades, et des gens usés de
misère et de fatigue, et outre cela nous
n'avions pas marché depuis fort longtemps.
Il nous était donc impossible de faire
quatre ou cinq lieues par jour, comme notre route
le portait.
Après qu'on nous eut enchaînés,
j'appelai notre capitaine d'armes.
« Voyez, Monsieur, lui dis-je, s'il est
possible que nous marchions dans
l'état où vous nous voyez.
Croyez-moi, ajoutai-je ; faites-nous fournir
un ou deux chariots pour porter les infirmes ;
vous êtes en droit de les exiger partout
où vous passerez.
- Je sais mes ordres, me dit-il, et je les
observerai. »
Je me tus, et nous partîmes. Nous
n'eûmes pas fait un quart de lieue, qu'une
petite montagne se présentant pour la
monter, il nous fut impossible de le faire :
car trois ou quatre de nos vieillards et malades
tombèrent par terre, ne pouvant plus faire
un seul pas ; et comme nous tenions tous
à une même chaîne, nous ne
pouvions plus avancer, à moins que nous
n'eussions eu assez de force pour les
traîner.
Notre capitaine d'armes avec les soldats qu'il
commandait pour notre escorte, nous
exhortèrent par de belles paroles à
prendre courage, et à redoubler nos
efforts ; mais contre l'impossible nul ne
peut. Le capitaine était fort
embarrassé, et ne savait quel parti prendre.
Nous nous assîmes tous par terre pour donner
le temps de se reposer à ceux qui
étaient tombés, et reprendre ensuite
la marche, si cela se pouvait. Ce moyen ne put nous
aider, quoi que nous pût
dire le capitaine, qui ne savait comment faire pour
sortir d'embarras.
Je l'appelai et lui dis que dans
l'extrémité où nous
étions, il fallait que de deux conseils que
j'allais lui donner, il en prît un.
« Faites-nous canarder à coups de
fusil, lui dis-je, ou, comme je vous l'ai
déjà dit, faites nous fournir des
chariots pour nous conduire. Vous me permettrez
de vous faire observer, que n'ayant jamais
servi que sur mer, vous ne pouvez savoir ce que
c'est qu'une route que le Roi ordonne par terre.
Dans les ordres qu'il donne pour la marche, soit de
soldats, soit de recrues, soit de criminels, il est
sous-entendu, que, lorsque ceux qui sont conduits,
ne peuvent absolument marcher, leurs conducteurs
doivent leur faire donner des voitures, qu'ils
prennent de la part du Roi dans les bourgs, villes
ou villages, où ils se trouvent.
Vous êtes dans ce cas, Monsieur,
continuai-je ; envoyez un détachement
de vos soldats au premier village, enlever autant
de chariots que vous en avez besoin pour porter les
infirmes ; et pour vous faire voir notre
soumission pour les ordres
de
Sa Majesté à l'égard de la
route qu'elle nous fait faire, nous vous donnerons
six livres par jour pour le louage d'un
chariot ; ce qui sera pour vous un profit
réel ; car de la part du Roi pouvant
avoir des chariots gratis, ces six livres vous
demeureront. »
Le capitaine m'écouta, et quelques-uns de
ses soldats, qui en savaient plus que lui,
confirmèrent ce que je venais de lui dire.
Ce qui le détermina à prendre le
parti que je lui conseillais. Les paysans lui
fournirent deux chariots jusqu'à la
première couchée, et ainsi d'endroit
en endroit jusqu'au Havre-de-Grâce.
Ce capitaine d'armes était un bon homme, qui
n'avait pas (comme on dit) inventé la
poudre. On lui avait fait faire serment à
Dunkerque de ne point déclarer, ni à
nous ni à qui que ce soit, l'endroit
où il avait ordre de nous rendre.
La crainte, que quelque parti de la garnison
d'Aire, qui faisait des courses jusqu'à
Calais et à Boulogne, ne nous enlevât,
avait fait prendre cette précaution. Or un
jour étant en chemin, ce capitaine, qui
allait toujours à cheval, s'approcha du
chariot où j'étais, et lia
conversation avec moi.
En parlant de choses indifférentes, je lui
demandai le lieu de notre destination. Voyant qu'il
faisait le réservé, je lui dis que
cela était inutile, puisque je le savais
aussi bien que lui. Il me défia de le lui
dire ; ce que je fis sur-le-champ, en lui
récitant ce que j'avais vu et lu à la
fin de la route, qu'il m'avait montrée avant
de débarquer à Calais.
Ce bon homme, n'ayant point fait attention au coup
d'oeil que j'avais jeté sur le dernier
article de sa route, lorsqu'il me l'avait
montrée, fut si étonné de me
voir aussi savant que lui sur ce sujet, n'y ayant
personne de sa troupe qui sût son secret,
qu'il me demanda naïvement, si j'étais
sorcier ou prophète. Je lui dis, que
j'étais trop honnête homme pour
être sorcier, et trop grand pécheur
pour être prophète :
« D'ailleurs, lui dis-je, il n'y a
personne de nous, qui n'en sache autant que moi
à cet égard, et vous faites un grand
secret d'une chose, qui est publique parmi
nous. »
Je le raillai un peu sur sa prétendue
circonspection ; et je remarquai, par les
précautions qu'il prenait tous les jours,
qu'il croyait sérieusement qu'il y avait en
nous du surnaturel. Nous
n'eûmes cependant pas lieu de nous plaindre
de lui pendant la route ; étant au
contraire fort exact à nous faire donner
l'étape à chaque logement, comme aux
soldats de recrue ; mais ne pouvant agir outre
ses ordres, il ne pouvait nous donner pour logement
que des prisons ou des écuries, s'il ne se
trouvait pas de prisons dans les endroits où
nous arrivions.
Enfin nous parvînmes au Havre-de-Grâce,
où nous eûmes un logement plus
distingué et plus commode que ceux que nous
avions eus sur la route.
Il est bon de savoir, que dans cette ville il y a
beaucoup de nouveaux convertis, qui, malgré
leur chute forcée, sont toujours fort
zélés pour la religion
réformée.
Ces messieurs, prévenus de notre
arrivée, et sachant que nous devions
être remis à l'intendant de la marine,
furent chez lui pour le prier d'avoir quelques
égards pour nous, lui faisant
considérer, que ces pauvres
enchaînés avaient été
ci-devant leurs frères de foi, qui n'avaient
commis d'autre crime que d'avoir
témoigné de la fermeté et de
la constance pour la religion de
leurs pères ; ajoutant, que, s'il
voulait avoir la bonté de les bien traiter,
ils lui en auraient beaucoup d'obligation, et
qu'ils répondaient sur leur tête, que
pas un de nous n'abuserait pour s'évader, du
soulagement qu'il voudrait nous procurer.
ceux qui avaient été chargés
de cette espèce de députation,
étaient les plus riches négociants de
la ville, l'intendant leur répondit fort
gracieusement, qu'à leur
considération, il nous ferait traiter le
mieux qu'il lui serait possible.
« J'ai ordre de la Cour, dit-il, de les
faire mettre en lieu de sûreté. Ces
ordres ne portant pas que ce soit en prison, je
ferai en sorte de leur faire donner un logement
plus commode ; et comme la Cour m'ordonne
simplement de leur faire donner du pain et des
fèves, vous pouvez compter qu'ils en auront
du même que celui que l'on sert sur ma table.
Quant au reste, vous aurez toute liberté de
les voir et de les assister. »
Les choses étaient dans ces heureuses
dispositions, lorsque nous arrivâmes au
Havre-de-Grâce. On nous fit descendre devant
l'arsenal du Roi, où l'intendant nous avait
fait préparer une grande
chambre appartenant à la Corderie, et y
avait fait mettre des paillasses, matelas et
couvertures pour coucher. En entrant dans cette
chambre qui était de plain-pied, nous y
trouvâmes l'intendant et nos protecteurs qui
étaient, comme je l'ai déjà
dit, de notre religion.
Ces messieurs nous firent de grands embrassements,
les larmes aux yeux, sans craindre de se commettre
en la présence de l'intendant, qui en parut
tout attendri. Le beau de l'affaire est, que,
pendant que ces messieurs nous caressaient, les
commis de la Douane arrivèrent, et
demandèrent à l'intendant la
permission de nous fouiller. Il la leur accorda, en
haussant les épaules et leur dit, que, selon
les apparences, ils prendraient plus de poux que de
butin. Cependant ils nous fouillèrent
partout, et comme on peut juger, sans rien
trouver.
Mais voyant parmi nos hardes une petite caisse
fermée à clef, où nous avions
tous nos livres de dévotion, ils
demandèrent à la visiter. J'avais la
clef de cette caisse, et je ne voulais pas la
donner, craignant le feu pour notre petite
bibliothèque. L'intendant s'en apercevant,
me dit :
« Mon ami, donnez cette clef sans rien
craindre ; ces messieurs doivent faire leur
devoir. »
L'ayant donnée en tremblant, un des commis
l'ouvrit, et ne voyant que des livres, il
s'écria : « Voici la
bibliothèque de Calvin ; au feu, au
feu. » Ce que voyant l'intendant, il lui
dit : « Coquin, de quoi
t'ingères-tu ? Fais ton devoir, et ne
passe pas outre, ou je t'apprendrai à
chercher ce que tu dois chercher. » Le
commis ne demanda pas son reste, referma la caisse,
et passa la porte.
Dès que nous fûmes installés
dans notre nouvelle habitation, l'on nous ôta
la grande chaîne qui nous tenait tous
ensemble, nous laissant seulement celle qui nous
accouplait deux à deux. L'intendant
était tellement prévenu en notre
faveur, qu'il eut l'attention de nous demander si
nous étions contents de nos gardes. Nous lui
dîmes, que nous n'avions reçu d'eux
pendant la route, que tout le bon traitement,
qu'ils avaient pu nous donner. « Eh bien,
dit-il, je vous les laisse, » et en
même temps, établit leur corps de
garde dans une chambre qui était
vis-à-vis la nôtre, et nous fit
apporter du pain de sa
table ; nous disant que c'était
là le pain d'ammunition qu'il nous
destinait. Nos protecteurs lui dirent, que
dorénavant, avec sa permission, ils
prendraient soin de nous fournir la nourriture, et
lui demandèrent avec instance, qu'il leur
fût permis de nous venir voir de temps en
temps. Là-dessus l'intendant appela le
capitaine d'armes, et lui ordonna de laisser entrer
tous les jours dans notre chambre
indifféremment tous ceux qui se
présenteraient, depuis neuf heures du matin
jusqu'à huit heures du soir, et de
n'empêcher aucun de nos exercices de
piété. Le capitaine d'armes se
conforma à ces ordres, et dès lors
notre chambre ne désemplissait pas de
personnes de tout sexe et de tout âge.
Nous faisions la prière soir et matin ;
et après avoir lu de bons sermons que nous
avions avec nous, nous chantions des psaumes ;
de sorte que notre prison n'avait pas mal l'air
d'une petite église. On n'entendait que les
pleurs et les sanglots de ces bonnes gens, qui nous
venaient voir, et qui ne nous quittaient presque
plus. En voyant les chaînes dont nous
étions chargés, et notre
résignation à les porter, ils se
reprochaient leur faiblesse, et
se plaignaient de n'avoir pas résisté
jusqu'à la mort aux maux qu'on leur avait
fait souffrir, ou aux charmes dont on
s'était servi pour les faire renoncer
à la vraie religion. Hélas ! je
puis dire, que c'était plutôt la vue
de notre misère qui les attendrissait ;
ou pour parler plus juste encore, que
c'étaient plus les cris de leur propre
conscience, que ce ne pouvaient être nos
exhortations et nos prédications ; car
nous n'étions pas appelés à un
si digne ministère, et nous n'étions
nullement capables de l'exercer.
La conduite de ces nouveaux convertis fait bien
connaître, que l'Église romaine, au
lieu de convertir, ne fait que de véritables
hypocrites. Le zèle de nos faibles
frères à nous venir visiter, fut
cependant cause que, dès le lendemain de
notre arrivée au Havre-de-Grâce,
toutes les églises de cette ville, et
surtout la paroissiale, se trouvèrent vides
de nouveaux convertis, quelques prières et
quelques menaces qu'eût pu leur faire le
curé, qui s'en plaignit à
l'intendant. Mais ce dernier se contenta de lui
répondre, qu'il ne pouvait forcer les
consciences, et qu'il valait mieux un
hérétique
déclaré, qu'un
hypocrite caché ; que cette occasion
procurait ce bien, que désormais on pouvait
distinguer au Havre les bons catholiques d'avec
ceux qui ne l'étaient pas. Ces raisons,
toutes valables qu'elles étaient, ne
satisfirent point ce curé, qui venait
quelquefois nous voir et trouvait toujours notre
chambre pleine de ses nouveaux prosélytes,
qui ne craignaient pas de lui dire :
« Voilà, monsieur le curé,
de braves gens (et cela en nous désignant),
de bons chrétiens, qui ont eu plus de
fermeté que nous. » On peut juger,
si de pareils discours devaient plaire à ce
curé.
Personne ne pouvait approfondir, quelle
était la politique de la Cour, de nous avoir
fait transporter au Havre-de-Grâce. Plusieurs
pensaient, que c'était pour nous envoyer en
Amérique ; et j'ai toujours cru que
c'était le premier dessein des Ministres.
Car si leur première résolution
eût été de nous envoyer
à Paris pour nous joindre à la
chaîne des galériens, à quoi
servait-il de nous mettre hors de route, et de nous
faire conduire au Havre, qui est aussi
éloigné de la capitale que
Dunkerque ? C'était nous faire faire le
double de chemin ; puisque de Dunkerque
à Paris, il y a aussi
loin que de Dunkerque au Havre. Il est à
présumer, que le scandale que nous causions
aux catholiques de cette dernière ville, est
ce qui fit changer de sentiment à la Cour.
Il n'y eut pas de moyen, que n'employât le
curé du Havre pour nous faire partir de
cette ville. Nous avons su depuis, qu'il avait
écrit en Cour, que notre séjour avait
beaucoup dérangé les nouveaux
convertis, qui depuis notre arrivée avaient
déserté son église. Il n'en
fallut pas davantage pour engager les Ministres
à envoyer ordre à l'intendant de nous
faire partir le plus secrètement que faire
se pourrait, de peur d'exciter quelque
soulèvement. Certes il n'était pas
besoin de prendre ces précautions. Les
réformés du Havre n'étaient
point dans l'intention de nous enlever de
force ; et pour nous autres, nous nous
laissions mener comme des moutons à la
boucherie. Mais le curé de la ville nous
avait dépeints les uns et les autres avec
des couleurs si noires, que la Cour ne pouvait
qu'en prendre ombrage.
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