MÉMOIRES D'UN PROTESTANT
CONDAMNÉ AUX GALÈRES DE FRANCE
POUR CAUSE DE
RELIGION.
Suite (p 350)
Ces deux faux huguenots ayant fait leur
abjuration publique et solennelle, pour donner plus
de relief à cette belle conversion,
reçurent peu de jours après leur
grâce de la cour, et furent sur-le-champ mis
en pleine liberté. Le jour même de
leur délivrance, le Père Garcin, et
un autre missionnaire, allèrent de
galère en galère annoncer cette
faveur du Roi, qu'ils disaient faite à deux
de nos frères. Ils vinrent donc aussi sur la
Grande Réale, où nous étions,
comme je l'ai déjà dit, au
delà de quarante réformés. Ils
ordonnèrent à l'argousin de nous
déchaîner tous pour leur aller parler
dans la chambre de poupe. Nous nous y
rendîmes, et après les flatteuses
civilités, à quoi ces Pères ne
manquent jamais, ils commencèrent leurs
harangues dans ce sens :
« Messieurs, nous dirent-ils, vous savez
les peines et les soins, que nous nous sommes
toujours donnés pour votre conversion,
nommément en dernier lieu, que nous vous
avons fait à tous une exhortation
générale, sans en tirer pourtant tout
le fruit que nous avions espéré.
Mais, comme Dieu dispense ses grâces à
qui il lui plaît, deux des vôtres,
à qui le Seigneur a donné de nous
écouter plus docilement, ont embrassé
les vérités que nous leur avons
enseignées, et ont fait leur abjuration avec
grand zèle entre nos mains. Et comme nous
savons que rien ne peut faire un plus grand plaisir
à Sa Majesté, que
la conversion de ses sujets
errants, nous n'avons pas manqué de lui
apprendre cette bonne nouvelle ; et voici ce
qu'Elle a ordonné à M. de
Pontchartrain, son ministre, de nous
écrire. » Sur quoi il nous lut la
lettre de ce ministre, qui contenait en substance,
que Sa Majesté était bien aise
d'avoir appris, que deux des principaux
hérétiques calvinistes des
galères avaient fait abjuration de leurs
erreurs, entre leurs mains, et que Sa
Majesté espérait, suivant les
assurances qu'ils lui en donnaient, que tous les
autres, qui se trouvaient encore sur les
galères, suivraient bientôt ce bon
exemple ; qu'en ce cas Sa Majesté leur
promettait, non seulement leur délivrance,
mais aussi ses faveurs royales, comme à de
bons sujets.
Il nous fut facile de juger par cette lettre, que
les missionnaires avaient fait jouer ce ressort
pour persuader Sa Majesté, que ces deux
derniers convertis étaient, pour ainsi dire,
les arcs-boutants qui soutenaient les autres, et
que, dans cette idée, Sa Majesté
n'écouterait aucune sollicitation pour nous,
y opposant toujours, que nous étions tous
convertis, ou en train de
l'être.
Voyez, je vous prie, la hardiesse de ces
missionnaires, qui tâchaient, par cette
fourberie insigne, d'en imposer au Roi.
Considérez aussi l'impiété de
ces imposteurs, qui se jouent impunément de
la religion, et qui sacrifient la
vérité à leur exécrable
mensonge : mais rien ne coûte à
ces messieurs, pourvu qu'ils viennent à bout
de leurs pernicieux desseins.
Impiété, mensonge, hypocrisie,
cruautés, et enfin tous les crimes les plus
atroces ne sont chez eux que peccadilles, pourvu
qu'ils les exercent pour la destruction de ce
qu'ils appellent hérésie, et pour
assouvir leur haine et leur vengeance contre leurs
ennemis, qui ne le sont que parce qu'ils ne pensent
pas comme eux.
Voilà un échantillon du
caractère de ces fameux directeurs des
consciences, qui sont en même temps les plus
cruels, et les plus formidables ennemis des pauvres
réformés. Le lecteur verra par la
suite de ces mémoires de quoi ils sont
encore capables.
Après que le Père Garcin,
supérieur des missionnaires de Marseille,
nous eut fait la lecture de cette lettre de M. de
Pontchartrain, il nous harangua
fort pathétiquement, nous exaltant la
bonté du Roi pour ses sujets, qui ne
s'arrêtait pas seulement à leur
procurer les biens temporels, mais qui portait son
attention à sauver leurs âmes ;
que cette lettre, qu'il avait ordonné
à son ministre d'écrire, en
était une preuve plus que suffisante. Il
s'étendit ensuite sur la bonté et la
douceur de l'Église romaine, qui, à
l'exemple du Sauveur du monde, ne forçait
personne que par la persuasion de la
vérité du saint Évangile.
« Et ne nous alléguez pas,
s'écria ce Père, que nous vous
persécutions pour vous faire rentrer dans le
giron de l'Église ; arrière de
nous cette maxime de persécuter, que vous
nous objectez si souvent. Nous vous
déclarons que nous la détestons, et
nous convenons qu'il n'appartient à
personne, suivant le précepte de
l'Évangile, de persécuter les autres
pour cause de religion. Rentrez donc en
vous-mêmes, continua ce Père, et
rendez-vous à la royale et sainte
sollicitation de Sa Majesté, et à la
douce persuasion des vérités que nous
vous annonçons de tout notre coeur, et avec
un vrai zèle pour votre
salut. »
Ayant fini son discours, l'un de
nous prit la parole, et témoigna, que nous
étions très sensibles aux offres
pleines de bonté que Sa Majesté nous
faisait faire par son ministre ; que nous
persisterions toute notre vie dans les sentiments
de véritables et de bons sujets de Sa
Majesté ; et quant à notre
sainte foi, que nous étions tous
résolus aussi, avec la grâce de Dieu,
d'en faire profession de coeur et de bouche,
jusqu'à la fin.
Ici le Père Garcin lui coupa la parole, en
lui disant qu'il ne pouvait répondre pour
tous ; que d'ailleurs il ne nous demandait pas
sur l'heure de réponse, laissant
à chacun de nous à
réfléchir en particulier sur ce qu'il
nous avait dit. Ne pouvant rien dire de plus
à ces Pères (car ils étaient
deux), nous sortîmes de la chambre de poupe
où ils restèrent encore un peu,
apparemment pour voir, si du moins quelques-uns de
nous n'iraient pas leur déclarer, qu'ils
étaient convaincus.
Les argousins se mirent à nous
renchaîner chacun dans nos bancs : mais
comme nous étions au delà de
quarante, et qu'il se passa une bonne heure avant
que cela fût fini, je liai conversation avec
trois de nos frères,
attendant que notre tour vînt pour nous
enchaîner. Je leur dis, que je ne pouvais
plus retenir ce qui se passait dans mon
coeur ; que je désirais de
répondre à l'imposture du Père
Garcin, qui osait soutenir, que nous
n'étions pas persécutés. Ces
frères me représentèrent, que
je connaissais bien le caractère dur et
cruel de ces Pères ; que nos
répliques, quelque humbles qu'elles fussent,
n'aboutiraient qu'à nous taire
maltraiter.
« Messieurs, leur dis-je, nous avons tant
souffert de mauvais traitements, que Dieu nous a
fait la grâce de supporter, avec joie, pour
sa cause, que quelque chose de plus ne nous
étonnera point, et que, moyennant la
continuation de la grâce divine, nous le
souffrirons encore, s'il le faut. C'est pourquoi je
vous prie, que nous rentrions à nous quatre
dans la chambre où sont encore ces
Pères, afin que j'exhale en votre
présence ce que j'ai sur le coeur. Je
porterai la parole, et je vous promets qu'aucune
invective, ou malhonnêteté de ma part,
ne leur fournira le prétexte de nous
maltraiter. »
Ils se laissèrent persuader, et nous
entrâmes dans la chambre de poupe, où
ces Pères étaient
encore. Dès qu'ils nous virent revenir
à eux, ils prirent un air gai qui nous
persuada qu'ils croyaient que nous avions fait de
sérieuses réflexions sur leur
harangue, et que nous venions nous avouer vaincus.
Ils nous saluèrent le plus aimablement du
monde, nous présentant des
sièges.
J'avais promis à nos trois frères qui
m'accompagnaient, que je parlerais ; aussi
fis-je, d'abord que le Père Garcin m'eut
demandé de quoi il s'agissait, et si nous
avions fait réflexion sur ce qu'il nous
avait dit, et sur la promesse du Roi, au cas que
nous fissions abjuration de nos erreurs.
Je lui répondis, que nous étions
pleinement persuadés de la bonté et
de la sincérité de Sa
Majesté ; et qu'il ne s'agissait plus
que de nous lever quelque scrupule ; que nous
rentrions vers eux pour les prier de nous donner
quelque éclaircissement sur ce que nous leur
allions proposer.
J'avoue que je fis, eu quelque manière, un
peu l'hypocrite, par l'air que je me forçai
de prendre, en leur faisant ce début, pour
leur faire accroire que nous venions capituler,
pour nous rendre ensuite.
J'imaginai cette ruse pour les
faire donner dans le piège que je leur
tendais, et j'eus le plaisir de voir qu'ils y
tombèrent, comme je l'avais
désiré. Je voulais leur faire avouer,
tacitement, que nous étions
persécutés pour cause de
religion ; et voici comment je m'y pris. Les
trois frères qui m'accompagnaient,
étaient cependant dans une grande
inquiétude au sujet de mon début,
dont je ne les avais pas instruits, faute de
temps ; mais l'issue leur donna beaucoup de
joie.
Je dis donc à ce Père, que nous
avions fait une sérieuse réflexion
sur ce qui venait de se passer ; mais qu'il
nous restait, entre autres, un grand obstacle
à ce qu'ils appelaient notre
conversion ; que nous venions le lui proposer,
et lui demander de le lever.
« Voilà comme il faut faire,
s'écria tout joyeux le Père Garcin.
Parlez, Monsieur, me dit-il, et vous serez
satisfait sur tous vos scrupules. »
Là-dessus je pris la parole sur le
même ton, et lui dis : « Je
puis vous certifier, Monsieur, que grâces
à Dieu et à mes parents, j'ai
été élevé et instruit
assez bien dans les principes de la religion
réformée. Mais il faut que je
vous avoue que rien ne m'y
fortifie davantage que de me voir
persécuté à cause
d'elle ; car lorsque je considère que
Jésus-Christ, ses apôtres et tant de
fidèles chrétiens ont
été persécutés, suivant
la prophétie de ce divin Sauveur, je ne puis
que me croire dans le vrai chemin du salut, puisque
je suis persécuté comme eux. Ainsi,
Monsieur, continuai-je, si vous pouvez me prouver
que nous ne sommes pas persécutés,
comme vous le souteniez tantôt, je vous avoue
que vous gagnerez beaucoup sur moi.
- Je suis ravi, répliqua le Père
Garcin, que vous me découvriez si clairement
votre scrupule, et d'autant plus ravi, qu'il n'y a
rien de si facile que de vous le lever, en vous
prouvant que vous n'êtes pas
persécutés pour cause de religion, et
voici comment :
« Savez-vous, me demanda-t-il, ce que
c'est que persécution ?
- Hélas ! Monsieur, lui dis-je, mon
état et celui de mes frères
souffrants nous l'a fait assez connaître.
- Bagatelle, dit-il, c'est ce qui vous
trompe ; et vous prenez châtiment pour
persécution, et je vais vous en
convaincre.
« Pourquoi, me demanda-t-il,
êtes-vous aux galères, et quel est le
motif de votre sentence ? »
Je lui répondis que me voyant
persécuté dans ma patrie, j'avais
voulu sortir du royaume pour professer ma religion
en liberté, et qu'on m'avait
arrêté sur les frontières, et
pour cela condamné aux galères.
« Ne voilà-t-il pas,
s'écria le Père Garcin, ce que je
viens de vous dire, que vous ne savez pas ce que
c'est que persécution ?
Je vous l'apprends donc, en vous disant que
persécution, en fait de religion, c'est
lorsqu'on vous maltraite pour vous obliger à
renoncer la religion que vous professez. Or, dans
votre fait, la religion n'y a aucune part, et en
voici la preuve. Le Roi a défendu à
tous ses sujets de sortir du royaume sans sa
permission, vous en avez voulu sortir, on vous
châtie pour avoir contrevenu aux ordres du
Roi. Cela regarde la police de l'État, et
non l'Église ni la religion. » II
s'adressa ensuite à un de nos frères
là présent, pour lui demander aussi
pourquoi il était aux galères.
« Pour avoir prié Dieu, Monsieur,
dans une assemblée, lui répondit ce
frère.
- Autre contravention aux ordres du Roi, reprit le
Père Garcin. Le Roi a défendu,
dit-il, de s'assembler en aucun lieu pour prier
Dieu, que dans les paroisses et autres
églises du royaume. Vous faites le
contraire, et vous êtes puni pour avoir
contrevenu aux ordres du Roi. »
Un autre de nos frères lui dit
qu'étant malade, le curé était
venu à son lit prendre sa déclaration
s'il voulait vivre et mourir dans la religion
réformée ou dans la catholique
romaine ; qu'il avait répondu dans la
réformée ; qu'étant
guéri de cette maladie, on l'avait pris et
condamné aux galères.
« Autre contravention encore aux ordres
du Roi, dit le Père Garcin. Sa
Majesté veut que tous ses sujets vivent et
meurent dans la religion romaine. Vous avez
déclaré ne pas vouloir le faire,
c'est contrevenir aux ordres du Roi.
Ainsi, Messieurs, dit-il, tous tant que vous
êtes, vous avez contrevenu aux ordres du Roi,
l'Église n'y a aucune part ; elle n'a
ni assisté ni présidé à
votre procès ; tout s'est passé,
en un mot, hors d'elle et de sa
connaissance. »
Je vis bien que j'aurais de la peine à le
faire convenir que nous étions
persécutés pour cause de religion, si
je ne continuais pas mon air hypocrite. Je fis donc
le benêt et lui dis que j'étais
content de l'explication qu'il nous avait faite de
ce que c'est que persécution, qu'il
s'agissait à présent de savoir si en
attendant un entier éclaircissement des
autres doutes qui me restaient, on ne me
délivrerait pas avant que de faire mon
abjuration.
« Non assurément, répondit
le Père Garcin ; vous ne sortirez
jamais des galères que vous ne l'ayez faite
dans toutes les formes.
- Et si je fais cette abjuration, lui dis-je,
puis-je espérer d'en sortir
bientôt ?
- Quinze jours après, dit le Père
Garcin, foi de prêtre ; car vous voyez
qu'en tel cas le Roi vous le
promet. »
Pour lors je repris mon air naturel pour lui dire
d'un grand sérieux que
j'expérimentais aujourd'hui la force de la
vérité, qui perce au travers du plus
adroit mensonge.
« Vous vous êtes efforcé,
Monsieur, continuai-je, par tous vos raisonnements
sophistiqués de nous prouver que nous
n'étions pas persécutés pour
cause de religion ; et moi sans aucune
philosophie ni rhétorique, par deux simples
et naïves demandes, je vous fais avouer que
c'est la religion qui me tient en galère
avec mes frères ; car vous avez
décidé que si nous faisons abjuration
dans les formes, nous en sortirons d'abord ;
et au contraire qu'il n'y aura jamais de
liberté pour nous si nous
n'abjurons. »
J'aurais poussé plus loin mes
réflexions sur son aveu, pour lui faire voir
le ridicule de ses sophismes ; mais ce
Père se vit si bien pris par sa propre
bouche, que la fureur s'emparant de ses sens, il
rompit la conversation avec brutalité et
précipitation, nous appelant
méchants, entêtés, et cria
à l'argousin de nous aller enchaîner
dans nos bancs, lui défendant dé nous
soulager le moins dû monde dé nos
chaînes.
ON peut voir par là le caractère
diabolique de ces missionnaires fourbes et cruels.
Je passe à ce qui occasionna notre
liberté.
La paix d'Utrecht étant conclue sans
qu'on eût pu rien obtenir pour nous, le
marquis de Rochegude, gentilhomme français,
réfugié chez les louables cantons
suisses, et qui avait été
envoyé de la part desdits cantons à
Utrecht, pour solliciter en faveur des pauvres
confesseurs sur les galères de France,
voulut tenter de frapper un dernier coup, avec des
peines et des fatigues surnaturelles à son
grand âge. Il part d'Utrecht pour le Nord,
obtient du Roi de Suède, Charles XII, une
lettre de recommandation à la Reine
d'Angleterre, une de même des Rois de
Danemark, de Prusse, et de divers Princes
protestants, des États
généraux des Provinces-Unies, des
cantons suisses protestants, et enfin de toutes les
puissances de la même religion, nous
recommandant à la puissante intercession de
Sa Majesté Britannique, pour notre
délivrance.
Le marquis repassa la mer, demanda à milord
Oxford (pour lors grand trésorier
d'Angleterre) qu'il lui procurât audience de
Sa Majesté : milord lui demanda quelle
affaire il avait à proposer à la
Reine. « J'ai, dit le marquis, toutes ces
lettres à présenter à Sa
Majesté, en les lui nommant toutes. :
« Donnez-les-moi, répondit milord,
je les appuierai fortement. - Je ne le puis, dit le
marquis, car j'ai ordre de toutes ces puissances de
les remettre en main propre à Sa
Majesté, sinon de les leur rapporter
incessamment. »
Sur quoi milord Oxford lui procura l'audience
demandée.
Il remit donc toutes ces lettres à Sa
Majesté, en lui disant de la part de qui
elles venaient. La Reine les fit recevoir par le
secrétaire d'État, et dit au marquis
qu'elle les ferait examiner et lui ferait donner
réponse. Sur quoi le marquis se retira. Il
se passa bien quinze jours que le marquis
n'entendait parler de rien. Au bout de ce temps,
ayant appris que la Reine devait aller faire un
tour de promenade au parc de Saint-James, il s'y
rendit pour se faire voir de Sa Majesté, ce
qui réussit ; car la Reine l'ayant
aperçu, le fit appeler et lui dit :
« Monsieur de Rochegude, je vous prie de
faire savoir à ces pauvres gens sur les
galères de France, qu'ils seront
délivrés
incessamment. »
Cette pieuse et favorable réponse ne
souffrait aucune équivoque. Aussi le marquis
ne manqua-t-il pas de nous la faire savoir par la
voie de Genève. Nous reprîmes alors
l'espérance, que nous avions tout à
fait perdue du côté des hommes, et
louâmes Dieu de cet heureux
événement. Peu après, il vint
un ordre de la Cour à l'intendant de
Marseille d'envoyer en cour une liste de tous les
protestants qui étaient sur les
galères ; ce qui fut
exécuté : et peu de jours
après, vers la fin de mai, l'ordre vint au
dit intendant de faire délivrer cent
trente-six de ces protestants, dont on envoya la
liste nom par nom ; on ne sait par quelle
politique la Cour ne fit pas délivrer tout,
car nous étions au delà de trois
cents, souffrant pour la même cause.
Cependant les autres ne furent
délivrés qu'un an après.
L'intendant ayant reçu cet ordre, le
communiqua aux missionnaires, qui jetèrent
feu et flamme, disant qu'on avait surpris le Roi,
et que nous délivrer ce serait une tache
éternelle à l'Église romaine.
Ils prièrent en même temps l'intendant
de suspendre l'exécution de ses ordres et de
leur accorder quinze jours de temps pour qu'ils
envoyassent un exprès à la Cour pour
la porter à retirer ces ordres, et cependant
de les tenir secrets jusques à la
réponse qu'ils attendraient.
L'intendant, qui ne pouvait rien refuser à
ces Pères sans s'attirer leur haine, leur
accorda leur demande, et tint secret l'ordre qu'il
avait de délivrer ces cent trente-six
protestants. Mais dès le lendemain, nous en
fûmes informés secrètement par
un homme de l'intendant, qui
nous fit tenir sur la Grande
Réale, à diverses reprises, les
noms de ceux qui étaient sur la liste. Je
fis du mauvais sang dans ce temps-là ;
car comme j'étais le dernier nommé,
et qu'on ne nous envoya cette liste que par
lambeaux, je fus trois jours dans la plus grande
inquiétude du monde, ignorant si j'y
étais ou non. Enfin, je fus consolé
comme les autres participants de cette faveur. Mais
jugez de l'affliction de nos autres frères
qui ne s'y trouvaient pas. Ils se consolaient
cependant, en quelque manière, dans
l'espérance que leur tour viendrait, puisque
la Reine d'Angleterre nous avait tous
demandés et obtenus. Mais que ne
souffre-t-on pas entre la crainte et
l'espérance !
Nous fûmes pendant trois semaines dans le
même cas nous cent trente-six,
c'est-à-dire, entre la crainte et
l'espérance ; car celui qui nous avait
envoyé la liste, nous fit savoir en
même temps que les missionnaires avaient
écrit en Cour pour tâcher de faire
retirer ces ordres et empêcher notre
délivrance. Nous savions par plus d'une
expérience que ces messieurs avaient les
mains longues, et qu'on les écoutait au
point de ne leur rien
refuser.
Qu'on juge si notre crainte était mal
fondée. Elle nous tourmentait au point de
n'en dormir ni nuit ni jour. L'exprès des
missionnaires arriva enfin de retour à
Marseille ; mais au grand étonnement de
ces messieurs, il n'apporta aucune réponse,
ni bonne, ni mauvaise ; ce qui fit juger
à l'intendant que le Roi voulait qu'il
exécutât ses ordres.
Cependant les missionnaires ne perdant pas toute
espérance, demandèrent à
l'intendant encore huit jours pour attendre un
autre exprès qu'ils avaient envoyé
après le premier. Cet exprès arriva
avec le même silence de la Cour. Comme
pendant ce temps-là nous n'avions pu tenir
secret l'ordre qui était venu d'en
délivrer cent trente-six, les missionnaires
qui se flattaient de le faire contremander,
venaient nous trouver sur les galères, nous
disant à chaque instant que nous
étions bien loin de notre compte, et que
certainement nous ne serions pas
délivrés.
Après l'arrivée de ce dernier
exprès, ils furent confondus et n'en
déployèrent pas moins leur malice
pour s'opposer encore à notre
délivrance. Ils demandèrent à
l'intendant de quelle manière
il voulait nous délivrer.
L'intendant leur ayant répondu :
« Liberté entière pour
aller où bon nous semblerait, »
ils se récrièrent si fort sur cet
article et soutinrent si vivement que des
hérétiques comme nous, se
répandant dans tout le royaume,
pervertiraient, non seulement les nouveaux
convertis, mais même les bons catholiques,
qu'ils portèrent l'intendant à
déclarer que c'était à
condition de sortir sur le champ, par mer, hors du
royaume pour n'y plus rentrer, sous peine
d'être remis aux galères
perpétuelles.
C'était encore une fine et maligne
politique ; cap comment sortir par mer ?
Il n'y avait pas de navire dans le port pour nous
porter en Hollande ou en Angleterre. Nous n'avions
pas le moyen d'en fréter un d'un port
suffisant pour tant de gens ; car cela aurait
coûté une somme considérable
que nous n'avions pas. C'était aussi ce que
les missionnaires prévoyaient et qui leur
semblait ne nous laisser aucune ressource.
C'est l'ordinaire que, quand on veut
délivrer les galériens, on le leur
annonce quelques jours à l'avance. Un jour
donc les argousins des
galères reçurent
ordre de l'intendant de nous conduire, nous cent
trente-six, à l'arsenal de Marseille ;
ce qui fut fait. Et l'intendant nous ayant
appelés chacun par nos noms, nous
déclara que le Roi nous accordait notre
délivrance à la sollicitation de la
Reine d'Angleterre, à condition de sortir du
royaume par mer à nos frais. Nous
représentâmes à l'intendant que
cette condition nous était très
onéreuse et même presque impossible
à effectuer, n'ayant pas de quoi
fréter des navires pour nous
transporter.
« Ce sont vos affaires, dit-il, le Roi ne
veut pas dépenser un sou pour vous.
- Cela étant, lui dîmes-nous,
Monseigneur, ordonnez, s'il vous plaît, que
nous puissions vaquer à chercher quelque
voie pour sortir par mer.
- Cela est juste, » dit-il ; et
sur-le-champ il donna ordre aux argousins de nous
laisser aller par tout le long du port avec un
garde, pour chercher un fret toutes fois et quand
nous le souhaiterions. Cependant les missionnaires,
pour porter plus d'obstacle à notre
délivrance, inventèrent un autre
projet. Ce fut de nous faire déclarer
à tous où nous voulions aller ;
et voici leur vue. Ils savaient
que nous avions chacun nos parents ou nos habitudes
hors du royaume, les uns en Hollande, les autres en
Angleterre, d'autres en Suisse et ailleurs ;
et ils pensaient ainsi : Celui qui dira, en
Hollande, on lui déclarera qu'il doit
attendre qu'il y ait des navires hollandais dans le
port de Marseille pour l'y porter ; celui qui
dira en Angleterre, de même ; et pour
ceux qui diront en Suisse, ou à
Genève, on leur dira de se faire transporter
en Italie ; mais ils s'attendaient que ces
derniers seraient le plus petit nombre. Suivant ce
projet que nous ignorions, c'aurait
été, comme on dit, la mer à
boire, de pouvoir sortir de leurs griffes.
Mais par hasard, ou plutôt par une
secrète permission de Dieu, qui avait
déterminé notre délivrance,
ces méchants missionnaires furent
trompés dans leur attente, car nous ayant
fait venir à l'arsenal pour exiger cette
déclaration d'un chacun de nous, ce que nous
ne savions pas, on nous fit monter sur une galerie,
au bout de laquelle était le bureau du
commissaire de la marine, qui y était avec
deux de ces révérends
Pères.
Cette galerie, étant
assez étroite, nous étions là
à la file, l'un derrière l'autre,
attendant ce qu'on voudrait nous annoncer. Or il se
trouva par bonheur que celui des cent trente-six
qui était à la tête de la liste
avait ses habitudes à Genève, On
l'appela donc, et lui ayant demandé
où il voulait aller, il dit :
« À Genève. »
Celui qui se tenait derrière lui crut qu'il
fallait dire tous : À
Genève ; et se retournant, il dit
à celui qui était près de
lui : « Passez la parole, et que
tous disent : À
Genève ; » ce qui fut
fait ; car le commissaire en ayant
appelé plusieurs et entendant qu'ils
répondaient tous : À
Genève, dit : « Je crois
qu'ils veulent aller tous à
Genève.
Oui, Monsieur, dîmes-nous tous à la
fois, à Genève. » Ce que le
commissaire nota, et nous annonça que nous
n'avions qu'à nous pourvoir de vaisseaux
pour nous porter en Italie ; car on ne peut,
comme tout le monde sait, aller de Marseille
à Genève par mer, et ne nous
étant pas permis de passer par la France,
nous ne pouvions prendre d'autre route que par
l'Italie ; ce qui est un très grand
détour ; mais il n'y avait pas d'autre
voie. Cependant ce hasard de
dire tous : A Genève, nous facilita le
moyen d'être bientôt
délivrés, comme on va le voir
Nous nous occupâmes donc à chercher
quelque vaisseau pour l'Italie. Un jour que nous
étions fort intrigués de n'en pouvoir
pas trouver un pilote de la galère la
Favorite nommé patron Jovas, s'adressa
à un de nos frères, de sa
galère. Ce pilote avait une tartane,
espèce de barques, qui naviguent dans la mer
Méditerranée. Ce patron dit donc
à ce frère qu'il entreprendrait
volontiers de nous passer de Marseille à
Villefranche, qui est un port de mer du
comté de Nice, appartenant au duc de Savoie,
depuis Roi de Sardaigne, par conséquent hors
de France ; et que de là nous pourrions
aller à Genève par le Piémont.
Nous goûtâmes cet avis, et nous
fîmes marché avec ce patron pour le
passage de nous cent trente-six à raison de
six livres par tête, en nous pourvoyant des
vivres qui nous seraient nécessaires. Nous
étions ravis d'aise, d'avoir trouvé
cette occasion ; et le patron Jovas y trouvait
son compte ; car c'était un bon fret
pour un si court passage : Villefranche
n'étant
éloigné de Marseille que d'environ
vingt ou vingt-cinq lieues. Il fut question d'aller
avertir l'intendant, que nous avions trouvé
passage. Un des nôtres y alla avec le
patron.
L'intendant en fut content, et dit qu'il allait
nous faire expédier nos décharges ou
passeports. Nous nous attendions d'être
délivrés le lendemain ; mais ces
malheureux missionnaires y mirent obstacle. Ayant
été informés que nous avions
fart marché pour Villefranche, ils furent
trouver l'intendant, et lui
représentèrent, que cette place
était trop proche des frontières de
la France ; que nous y rentrerions tous, et
qu'il fallait qu'on nous transportât à
Gênes, Livourne, ou Oneille.
Pure méchanceté et animosité
de ces cruels missionnaires, qui voulaient nous
persécuter encore de loin, comme ils
l'avaient fait de près ; car ils
savaient bien, que de Villefranche la route
jusqu'à Genève était une fois
plus courte que celle de Livourne ou de
Gênes ; outre la grande
difficulté des chemins de ces
dernières places, ayant à traverser
toutes les affreuses montagnes des Alpes,
inaccessibles pour nous, qui avions, dans notre
troupe, des vieillards
décrépits, des
paralytiques, et quantité de perclus ;
et chacun sait qu'aucune sorte de voiture ne peut
aller dans ces hautes montagnes, et qu'à
peine les mules, animaux faits à ces
routes-là, y peuvent grimper. Ces cruels
savaient bien aussi, qu'il était très
naturel que nous ne cherchassions pas à
rentrer en France, si nous en étions une
fois dehors ; et que nous avions plutôt
raison de nous en éloigner et de la fuir
étant, pour ainsi dire, encore tout
ensanglantés des plaies qu'on nous y avait
faites.
L'intendant, aussi bien que tout le monde, voyait
bien que c'était un prétexte malin
des missionnaires pour nous tourmenter. Mais il
faut que tout plie à leur volonté, et
sans répliques. L'intendant donc nous fit
dire, que l'accord, que nous avions fait avec le
patron Jovas, ne pourrait avoir lieu, à
cause de la proximité de Villefranche, comme
je l'ai dit plus haut. Nous voilà donc
encore déroutés et aussi
éloignés de notre départ qu'au
premier jour. Nous annonçâmes cette
fâcheuse nouvelle au patron Jovas, qui ne
fulmina pas peu contre ces barbets. C'est
ainsi qu'il traitait les missionnaires, qui sont
haïs et craints de tout le
monde, aussi bien des communes gens que des grands.
Cependant le patron Jovas nous consola ; car,
soit par dépit contre les missionnaires, ou
par bonté pour nous, ou qu'il y vît
son profit, il nous dit, que notre marché
avec lui subsisterait, et qu'il nous porterait pour
le prix convenu de six livres par tête,
où les barbets voudraient, fût-ce au
fond de l'archipel. Il pria en même temps,
que quelqu'un de nous fût avec lui chez
l'intendant pour lui en faire la
déclaration ; ce qui fut fait.
L'intendant en parut encore fort content, ravi
d'être débarrassé de cette
affaire ; car nous apprîmes qu'il avait
dit aux missionnaires, que sa tête ne tenait
qu'à un filet de n'exécuter pas les
ordres si précis du Roi ; et que si la
Reine d'Angleterre s'en plaignait, il passerait mal
son temps. Il nous dit donc, que nous pouvions
faire état d'être
délivrés incessamment. Mais les
barbares missionnaires, toujours acharnés
à nous persécuter, et espérant
encore quelque contre-ordre de la Cour,
inventèrent une autre ruse. Ils dirent
à l'intendant, que la tartane du patron
Jovas était trop petite pour contenir dans
son fond de cale cent trente-six
hommes, et qu'il faudrait en souffrir la plus
grande partie sur le tillac ; qu'alors nous
serions maîtres de cette barque ; que
nous jetterions dans la mer le patron et ses
mariniers ; que nous naviguerions où
bon nous semblerait ; et qu'ils ne pouvaient
donner leur consentement à un péril
si évident des corps et des âmes de ce
patron et de ses mariniers ; qu'en un mot, il
fallait que nous fussions sur des bâtiments
propres à nous enfermer dans le fond de
cale.
Que vous dirai-je ? l'intendant voyait bien
l'absurdité de ce prétexte, mais il
n'osait y résister. Nouveaux ordres de sa
part de nous pourvoir de vaisseaux capables de nous
contenir tous à fond de cale. Autre avis de
ce contretemps au patron Jovas, qui n'en fut pas
peu intrigué, et indigné contre les
barbets, vomissant contre eux, mais en secret,
mille imprécations ; mais cela n'aidait
de rien. Il fallut chercher un autre moyen. Ce
patron toujours porté de plus en plus
à venir à bout de nous passer en
Italie, protesta que, quand il devrait n'y rien
gagner, et même y mettre du sien, il n'en
aurait pas le démenti. Il nous laissa dans
cette espérance pour aller penser à
exécuter son entreprise. Le lendemain il ne
manqua pas de nous apporter la bonne nouvelle,
qu'il avait agi efficacement, et ne croyait pas que
les barbets eussent rien de plus à y
opposer. C'était qu'à ses frais et
risques, il avait loué deux barques plus
grandes que la sienne, lesquelles pourraient
facilement contenir chacune cinquante hommes dans
leur fond de cale, et que la sienne en contiendrait
trente six. Il fallut aller encore chez
l'intendant, qui pour le coup pensa tout de bon
à nous délivrer incessamment ; mais
pour ôter aux missionnaires tout
prétexte de retardement, il envoya son
secrétaire pour visiter ces trois tartanes,
et s'assurer, si elles pourraient nous contenir
dans leur fond de cale.
Nous graissâmes, comme on dit, la patte
à ce visiteur, pour qu'il fît un
rapport favorable ; ce qu'il fît en effet ;
et il fut conclu par l'intendant, que les
trente-six que le patron Jovas devait prendre dans
sa tartane, seraient délivrés
à deux jours de là, qui était
le dix-sept juin mil sept cent treize, et que les
deux autres barques seraient
expédiées à trois jours
d'intervalle de l'une à l'autre,
chacune avec les cinquante
hommes, qui lui seraient destinés. Cela
arrêté, et les missionnaires
étant à bout de leurs
stratagèmes, ils ne s'opposèrent plus
à notre départ, qu'en faisant encore
une tentative pour tâcher d'intimider les
patrons des barques. Ce fut de leur faire ordonner
de signer une soumission portant qu'ils
s'obligeaient solidairement de ne nous pas
débarquer à Villefranche, mais
à Oneille, Livourne ou Gênes, sous
peine de quatre cents livres d'amende, confiscation
de leurs barques, et peine arbitraire de leur corps
aux contrevenants: ce que les patrons
signèrent de bonne grâce. Pour lors
les missionnaires abandonnèrent
entièrement leurs poursuites; et le
Père Garcin, leur supérieur, en eut
tant de dépit, qu'il s'absenta de Marseille,
pour ne pas avoir la triste et affligeante vue de
notre délivrance.
Le dix-sept donc de juin, jour heureux, et
où la grâce de Dieu se manifesta si
visiblement en nous par le triomphe qu'elle nous
obtint sur nos implacables ennemis, on fit venir
à l'arsenal les trente-six hommes,
nommés pour la barque du patron Jovas, dont
j'étais un. Le
commissaire de la marine nous lut les ordres du
Roi, insérés et imprimés dans
chacun de nos passeports. On lut de même au
patron Jovas, qui était présent, la
soumission qu'il avait signée. Cela fait,le
commissaire ordonna à un argousin de nous
déchaîner entièrement; ce qui
fut incontinent fait; et ledit commissaire, ayant
remis tous nos passeports, ou décharges
comme on les nomme, au patron Jovas, lui dit qu'il
le chargeait de nos personnes, et qu'il nous
pouvait emmener dans sa barque, et partir le plus
tôt possible.
Nous sortîmes donc de l'arsenal, libres de
tous liens, et suivîmes, comme un troupeau
d'agneaux, notre patron qui nous mena à
l'endroit du quai, où était sa
barque. Nous nous mettions en devoir d'y entrer et
de descendre au fond de cale, où il n'y
avait rien que du sable pour ballast; mais le vent
était contraire pour sortir du port, et la
mer fort orageuse, tellement qu'il était
impossible de mettre à la voile. Le patron
Jovas voyant donc que nous allions
résolument entrer dans sa barque, pour y
être enfermés suivant la
volonté des missionnaires, nous dit:
<«Croyez-vous,
Messieurs, que je vous sois aussi cruel que les
barbets, et que je veuille vous enfermer comme des
prisonniers dans ma barque, pendant que vous
êtes libres ? Nous ne pouvons sortir du port,
continua-t-il, que le vent ne change, et Dieu sait
quand il changera. Croyez-moi, dit-il,
allez-vous-en tous dans la ville, loger et coucher
dans de bons lits; au lieu que dans ma barque il
n'y a que du sable. Je n'ai garde, continua-t-il,
de me figurer, que vous m'échapperez. Je
sais, au contraire, que vous me rechercherez et
m'importunerez pour vous tirer d'ici, hors de la
main de vos ennemis. Je réponds de vous,
dit-il, et pourvu que je vous porte où mes
ordres sont, je n'ai rien à craindre. Allez,
continua-t-il, partout dans la ville. Il m'est
inutile de savoir où vous logerez. Observez
seulement le temps, et lorsque vous verrez que le
vent aura changé, rendez-vous à ma
barque pour partir. »
Qu'on juge de la malice des missionnaires par la
bonté de ce rustique, mais en même
temps, raisonnable patron, qui, quoique
chargé de nous garder en
sûreté, comprend que la nature de
notre situation même nous garde, et le met
hors de tout risque, et que les
barbets ne nous ont fait tant de difficultés
et de chicanes que pour nous tourmenter
malicieusement. Nous suivîmes donc le
conseil, que la bonté de notre patron nous
donnait, et nous fûmes tous les trente-six
loger dans la ville dans différentes
auberges. Cependant nous n'étions pas sans
inquiétude de voir, que nous ne pouvions pas
sortir par le vent contraire, craignant toujours
quelque anicroche de la part des missionnaires.
C'est pourquoi dès le lendemain au matin,
nous fûmes chez le commissaire de la marine
pour lui faire notre soumission, et le prier qu'on
n'imputât notre retardement à partir
qu'au temps qui nous empêchait d'obéir
ponctuellement aux ordres du Roi.
Le commissaire nous reçut fort
gracieusement, et témoigna nous savoir
gré de notre démarche, ajoutant d'un
air de bonté: «Le Roi ne vous a pas
délivrés pour vous faire périr
en mer: restez dans la ville aussi longtemps que le
temps vous empêchera de partir : mais je vous
conseille, ajouta-t-il, de ne pas sortir les
portes, et aussitôt que le temps le
permettra, mettez-vous en mer. Dieu veuille vous
donner un bon et heureux voyage
! » Il faut savoir, que ce commissaire
était réformé d'origine. Le
temps continua contraire pendant trois jours; au
bout desquels le vent changea, et devint bon pour
sortir du port: mais encore fort impétueux,
et la mer en tourmente. Nous nous rendîmes
cependant sur le port à notre barque. Nous y
trouvâmes le patron Jovas, qui nous dit,
qu'à la vérité nous pouvions
sortir du port, mais que nous trouverions un gros
temps à la mer. Nous lui dîmes, que
s'il jugeait qu'il n'y eût pas grand
péril en mer, nous le priions de nous y
mettre; que nous aimions mieux être entre les
mains de Dieu, qu'en celles des hommes. « Je
le savais bien, nous répondit-il, que vous
m'importuneriez pour sortir d'ici, et que vous
êtes toujours plus prêts à me
suivre, que moi à vous conduire. Allons,
dit-il, embarquez-vous,,et nous mettrons en mer
à la garde de Dieu. »
Nous embarquâmes quelques provisions avec
nous, et nous mîmes en mer. Mais, bon Dieu!
que nous nous repentîmes bien de n'avoir pas
suivi le conseil de notre patron, et attendu un
temps plus favorable! La mer était furieuse,
et quoique le vent fût
assez bon pour faire route, notre barque
était si agitée par les vagues, que
nous croyions à tout moment de périr;
et nous fûmes tous si malades du mal de mer,
que nous vomissions jusques au sang; ce qui
émut notre patron d'une si grande compassion
pour nous, qu'arrivant devant Toulon, il y
relâcha à la grande rade à
l'abri du gros temps, pour nous y laisser un peu
rétablir. Nous croyions dans cette grande
rade être hors de portée à
toute recherche, mais nous fûmes
trompés. Car, vers les cinq heures du soir,
un sergent et deux soldats de la marine de Toulon,
dans une chaloupe, abordèrent notre barque,
et sommèrent le patron d'aller avec un d'eux
parler à l'intendant pour rendre raison de
son voyage.
Nous frémîmes de crainte, en faisant
réflexion, que sur nos passeports il
était spécifié de sortir du
royaume sans y plus rentrer, sous peine
d'être remis en galère pour le reste
de nos jours ; et en considérant, que si
nous trouvions un intendant mal disposé
à entendre nos raisons, il nous ferait
provisionnellement arrêter; et que, faisait
savoir notre détention aux
missionnaires de Marseille, qui
n'est qu'à dix lieues de Toulon, ceux-ci
nous accuseraient de désobéissance et
contravention aux ordres du Roi, et que cela nous
mettrait dans un grand labyrinthe.
Le patron Jovas en était aussi fort
intrigué. Il prit cependant nos passeports,
et descendit dans la chaloupe des soldats pour
aller parler à l'intendant. Nous le
priâmes de permettre que quelqu'un de nous
l'y accompagnât, ce qu'il fut bien aise de
nous accorder. J'y fus moi quatrième.
Pendant que nous ramions vers le port, il me vint
une pensée, qui nous fut salutaire par la
grâce de Dieu. La voici.
Il faut savoir, que dans ce temps-là, la
peste régnait dans le Levant; ce qui faisait
prendre la précaution à tous ceux qui
sortaient de Marseille soit par mer, ou par terre,
de se munir d'une lettre de santé, et
nôtre patron n'avait pas oublié cette
précaution. Le clerc du bureau de la
santé qui ne voyait pas assez de place pour
tous nos noms dans les attestations
imprimées, que l'on donne en pareil cas, et
où on laisse quelques lignes en blanc pour y
mettre le nom de ceux qui en requièrent, mit
pour abréger: « Laissez
passer trente-six hommes, qui
vont en Italie, par ordre du Roi, et qui sont en
santé, etc. » Je fondai
là-dessus mon projet. Je dis donc au patron
d'essayer, si, en montrant cette attestation seule
à l'intendant, cela ne suffirait pas ; ce
qu'il approuva. Étant arrivés,
l'intendant demanda au patron, d'où il
venait, où il allait, et de quoi il
était chargé. «De trente-six
hommes, Monseigneur, lui répondit le patron;
et voilà leur destination, » en lui
montrant la lettre de santé. L'intendant
conçut d'abord la croyance, que
c'était une expédition secrète
de la cour, et qu'il ne lui appartenait pas de
l'approfondir.
Il paraissait en effet, dans cette affaire, un air
mystérieux; car nous quatre, qui
étions devant l'intendant, ayant, à
Marseille, quitté nos habits de
forçats, nous nous étions
habillés, comme nous avions pu, à la
friperie; si bien que l'intendant crut que nous
étions déguisés. Il dit donc
au patron, qu'il n'en voulait pas savoir davantage,
et, nous adressant la parole, il ajouta que nous
pouvions nous reposer, et séjourner dans la
ville, autant que nous trouverions à propos,
et qu'il nous offrait ses
services pour nous y
défrayer, si. nous le souhaitions. Nous le
remerciâmes de sa bonté, et nous nous
retirâmes fort contents de la réussite
de notre petit stratagème. Nous
priâmes ensuite le patron de faire
débarquer tous nos gens pour venir coucher
dans la ville, et s'y refaire du mal que nous
avions souffert dans cette barque; ce qu'il fit; et
le lendemain, de grand matin, nous nous
rembarquâmes dans notée tartane pour
poursuivre notre route.
Ce patron nous fit naviguer fort
agréablement pendant trois jours que dura
notre voyage jusqu'à Villefranche, au bout
duquel temps nous arrivâmes à la rade
de ce dernier port de mer. J'ai déjà
dit, que Villefranche était hors de France,
et que cette ville, qui est du comté de
Nice, était de la dépendance du Roi
de Sardaigne. Ayant donc mouillé dans cette
rade, nous demandâmes à notre patron,
s'il lui plaisait de nous débarquer à
Villefranche pour y. coucher, et nous y
rafraîchir pour cette nuit-là, et que
le lendemain matin nous nous rembarquerions
à ses ordres. «Je veux bien, nous,
dit-il, Messieurs, vous faire ce plaisir, dans
l'espérance que vous
n'abuserez pas de ma bonté; car,
étant là, vous êtes les
maîtres de ne vous pas rembarquer, et si vous
me jouiez ce tour-là, vous me mettriez dans
le plus grand embarras du monde; car vous savez la
soumission que j'ai signée, de ne vous pas
débarquer dans ce port ! »
Nous lui donnâmes parole d'honnêtes
gens de nous soumettre à ses ordres, et de
partir quand il voudrait. Il se fia à nous
sans le moindre scrupule, et nous débarqua.
Nous fûmes loger dans quatre ou cinq
auberges, qu'il y avait proche du port. Le
lendemain, qui était un dimanche, nous nous
disposions à nous rembarquer; mais notre
patron nous dit, qu'il avait à parler
à quelqu'un dans la ville de Nice «qui
n'est éloignée de Villefranche, que
d'une petite lieue), qu'il s'y en allait, qu'il y
entendrait la messe ; et qu'il nous viendrait
rejoindre à Villefranche pour nous
embarquer. Je lui dis que, s'il voulait, j'irais
avec lui pour voir la ville de Nice. «
Très volontiers, » me dit-il ; et trois
autres de nos frères se joignant à
moi, nous fûmes tous cinq à cette
dernière ville. En y entrant le patron nous
dit, qu'il irait entendre la
messe, et que nous l'attendissions dans le
premier cabaret, que nous trouverions. Nous nous y
accordâmes.
Là-dessus nous enfilâmes .une grande
rue; et comme c'était un dimanche, que
toutes les boutiques et maisons étaient
fermées, on ne voyait presque personne. Nous
ne laissâmes pas d'apercevoir un petit
bonhomme, qui venait à nous. Nous n'y
faisions pas d'abord attention; mais lui
s'approchant de nous, nous salua très
civilement, et nous pria de ne prendre pas en
mauvaise part, s'il nous demandait d'où nous
venions.
Nous lui répondîmes, que nous venions
de Marseille. Alors il s'émut, n'osant pas
d'abord nous demander, si nous venions des
galères; car c'est faire un grand affront
à un homme, à moins que ce ne soit
pour cause de religion, de lui dire qu'il a
été aux galères. «Mais,
je vous prie, Messieurs, continua-t-il, en
êtes-vous sortis par ordre du Roi ?
- Oui, Monsieur, lui répondîmes-nous ;
nous venons des galères de France.
- Hélas, bon Dieu! dit-il; seriez-vous de
ceux qu'on y a délivrés il y a
quelques jours pour fait de religion?»
Nous le lui avouâmes. Cet
homme, tout transporté de joie, nous pria de
le suivre. Nous le fîmes, sans balancer, de
même que notre patron, qui craignait quelque
embûche pour nous ; car il n'y a pas à
se fier aux Italiens. Cet homme nous mena dans sa
maison, qui ressemblait plutôt au palais d'un
grand seigneur, qu'à celle d'un
négociant. Étant entrés, et
ayant refermé la porte, il nous sauta au
cou, nous embrassant en pleurant de joie; et
appelant sa femme et ses enfants: «Venez, leur
dit-il, voir et embrasser nos chers frères,
sortis de la grande tribulation des galères
de France. »
Sa femme, deux fils et deux filles, nous
embrassèrent, à qui mieux mieux,
louant Dieu de notre liberté. Après
quoi M. Bonijoli le père (c'était son
nom), nous pria de nous mettre décemment
pour assister à la prière, qu'il
allait faire. Nous nous mîmes tous à
genoux, le patron Jovas aussi bien que les autres ;
et M. Bonijoli fit une prière au sujet de
notre délivrance, la plus
zélée et la plus pathétique
que j'aie jamais entendue. Nous fondions tous en
larmes, le patron comme les autres; et il nous
assura depuis qu'il croyait être en paradis.
Après la prière,
on prépara le déjeuner; et
après plusieurs discours pieux sur la
grâce puissante de Dieu, qui nous avait fait
triompher de nos ennemis en nous donnant la
constance de soutenir la vérité de
son saint Évangile, il nous demanda combien
de nous avaient été
délivrés. Nous lui dîmes,
Trente-six.
- Cela s'accorde avec ma lettre; nous dit-il.
Où sont donc les autres?
- A Villefranche, » dîmes-nous.
De là nous lui racontâmes toute notre
histoire, et par quel hasard nous nous trouvions
dans Nice. « Mais à votre tour,
Monsieur, lui dîmes-nous, informez-nous, s'il
vous plaît, qui vous êtes, et par quel
hasard vous nous avez en quelque manière
reconnus en rue.
- Je suis, dit-il, de Nîmes en Languedoc.
J'en sortis après la révocation de
l'Édit de Nantes; et sous la protection du
duc de Savoie, à présent Roi de
Sardaigne, je me vins établir dans cette
ville, où j'ai négocié si
heureusement, qu'avec la bénédiction
de Dieu, j'ai acquis un bien assez
considérable, et que quoiqu'il n'y ait dans
cette ville aucun protestant que moi et ma famille,
j'y vis dans une parfaite tranquillité par
rapport à la religion.
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