MÉMOIRES D'UN PROTESTANT
CONDAMNÉ AUX GALÈRES DE FRANCE
POUR CAUSE DE
RELIGION.
Suite (p 391)
Il est vrai, que notre Souverain m'y a toujours
protégé, ne voulant pas qu'aucun de
ses sujets, soit ecclésiastiques, ou
laïques, m'inquiète le moins du monde.
Et pour vous satisfaire, ajouta-t-il, sur l'autre
demande que vous me faites, je vous dirai, qu'un de
mes correspondants de Marseille m'a écrit le
propre jour de votre délivrance, et m'a
prié, si le hasard voulait que vous
passassiez par ici, de vous assister de mon mieux.
Vous avez vu ce matin, par quel hasard je vous ai
trouvés en rue, et je suis assuré que
c'est la Providence divine qui a dirigé
cette heureuse rencontre, et qui m'a inspiré
de sortir de ma maison ce matin, moi qui n'en sors
jamais le dimanche. »
Enfin après nous être
édifiés les uns les autres, en
admirant les secrètes voies dont Dieu se
sert pour manifester sa puissance, aussi bien que
sa grâce et sa miséricorde, à
ceux qui le craignent, et qui invoquent son saint
nom, nous raisonnâmes sur ce qu'il y aurait
à faire pour tâcher de continuer notre
route pour Genève. Les inconvénients,
qui s'y trouvaient, parurent d'abord impossibles
à surmonter. Le patron Jovas
produisit copie de la soumission
qu'il avait signée à Marseille, et
qui lui défendait sous les peines que j'ai
dites plus haut, de nous débarquer à
Villefranche. Il n'aurait pas été
difficile de justifier ce qu'il avait fait par le
prétexte d'un temps contraire, par lequel
les navigateurs sont toujours excusés. Mais
de ne pas poursuivre de là sa route par mer
jusqu'à Oneille, Livourne ou Gênes,
suivant ses ordres, cela emportait une
contravention manifeste. Il est vrai, que nous
pouvions nous moquer impunément du patron
Jovas, étant hors de la domination de la
France et à l'abri de toute contrainte. Mais
notre honneur et notre conscience s'y
opposaient.
D'un autre côté, M. Bonijoli
paraissait extrêmement alarmé pour
nous, si nous allions débarquer dans un de
ces trois ports de mer, Oneille, Livourne ou
Gênes. Il nous représentait, que de
là à Genève nous aurions des
peines et des difficultés, qui lui
paraissaient insurmontables, vu les montagnes
nombreuses et impraticables à nos vieillards
et à nos infirmes ; joint à ce que
nous ne pourrions trouver des montures pour une si
grosse troupe, qu'à des
prix excessifs, et au-dessus de nos forces; et que
nous trouvant sans aide ni secours de personne,
nous serions réduits à embrasser le
moyen que nous avions évité à
Marseille, qui était de fréter un
vaisseau pour nous porter en Hollande ou en
Angleterre; ce qui nous serait trop onéreux
et d'un grand retardement.
Que faire donc pour remédier à tant
de difficultés? Il n'y avait, ce semble,
d'autre parti à prendre que celui de manquer
à la foi promise au patron Jovas. Mais nous
ne le voulions pas faire, au péril
même de notre vie. Ce pauvre homme, pendant
le conseil, que nous tenions en sa présence,
était toujours en posture de suppliant,
appréhendant sans cesse, que notre
conclusion ne le perdît, et que les
missionnaires ne le poursuivissent à toute
outrance, si nous prenions notre route de Nice
à Genève. M. Bonijoli et nous le
rassurâmes, en protestant devant Dieu, que
nous l'affranchirions de tous risques par rapport
à ses ordres ; que nous
préférerions toujours son
bien-être à notre propre soulagement;
et que si nous ne voyions aucune autre voie pour sa
décharge et sa sûreté, nous
nous rembarquerions incontinent
dans sa barque. Après cette assurance, notre
patron se tranquillisa; mais nous, nous restions
à nous regarder l'un l'autre sans pouvoir
rien conclure ; lorsque tout à coup M.
Bonijoli s'écria, qu'il pensait à un
moyen qu'il croyait sûr, et qu'il fallait sur
le champ tenter.
Il faut savoir qu'à la paix d'Utrecht, le
Roi de France avait rendu la ville et le
comté de Nice au duc de Savoie, et
qu'après en avoir fait l'évacuation,
il laissa dans Nice un commissaire pour
régler les affaires soit de dette ou autres
qui étaient en discussion entre la cour de
France et celle de Turin.
Ce commissaire français se nommait M.
Carboneau. C'était un jeune gentilhomme,
qui, quoiqu'il ne fût pas Gascon de
naissance, savait parfaitement bien s'en donner les
airs. Chacun sait, que les gens de cette province
affectent extrêmement la
générosité , et qu'ils sont
toujours prêts à offrir et à
rendre leurs services à ceux qu'ils adoptent
pour leurs amis de coeur. Il était en ces
termes avec M. Bonijoli; car, comme ce dernier
était le seul Français qui fût
à Nice, que d'ailleurs
ses fils et ses filles, parfaitement bien
élevés, étaient à peu
près de l'âge du commissaire, ce
dernier s'était si bien impatronisé
chez M. Bonijoli, et était si bon ami de lui
et de sa famille, qu'il était avec eux comme
l'enfant de la maison. Ce fut au, souvenir de ce
commissaire français, que M. Bonijoli forma
le projet qu'on va voir, et qui réussit
à merveille.
Il pria le patron Jovas, de lui confier la copie de
sa soumission; ce que le patron fit volontiers. Il
nous pria ensuite de patienter un peu ;
après, quoi il sortit, et revint une heure
après accompagné du commissaire
français. Ce commissaire interrogea le
patron Jovas avec un air d'autorité, que sa
charge lui donnait. Il lui demanda, d'où il
venait, d'où il était, et de quoi sa
barque était chargée.
Le patron lui ayant répondu à tout,
ce commissaire lui ordonna de la part du Roi de
France, de débarquer ses trente-six hommes
et de les conduire à Nice; lui
défendant sous peine de
désobéissance, de sortir du port de
Villefranche avec sa barque, que par ses ordres. Le
patron s'y soumit, alla à Villefranche sur
le champ, et conduisit le reste
de nos frères à Nice.
M. Bonijoli, après leur avoir fait un
accueil digne de son zèle, les logea dans
différentes auberges, à ses frais,
ordonnant de les bien traiter. Pour nous quatre, il
nous retint dans sa maison, nous faisant la
meilleure chère qu'il lui fut possible
pendant trois jours, que nous
séjournâmes dans cette ville. Ces
trois jours furent employés à
satisfaire la vanité du commissaire. Il nous
faisait venir tous les matins devant sa maison, et
se tenant sur un balcon en robe de chambre, avec
une liste de nos noms à la main, il nous
appelait l'un après l'autre, nous demandait,
d'un air d'autorité et de
petit-maître, qui nous faisait rire en
nous-même, d'où nous étions, le
nom de nos parents, quel âge nous avions, et
autres inutilités semblables; le tout pour
faire voir sa petite autorité, qu'il
estimait très grande, à une foule de
bourgeois de la ville, qui s'assemblaient devant sa
maison, pour voir ce que c'était.
M. Bonijoli nous avait prévenus, que ce
sieur commissaire s'en faisait un peu accroire, et
il nous exhorta à nous soumettre par
politique à ce qu'il exigerait de
nous; quoiqu'en
vérité sa suffisance fût un peu
outrée; car il nous faisait tenir une heure
ou deux devant lui, le chapeau bas, avec un air de
soumission, que nous n'étions pas
obligés d'avoir à son égard,
et que nous n'aurions pas pris, étant hors
de la domination de la France, sans
l'espérance que nous avions, que ce
commissaire nous aiderait efficacement à
poursuivre notre route de Nice à
Genève.
En effet, le troisième jour de cet exercice,
et après s'être rassasié de
l'encens qu'il s'était donné, il fit
venir chez lui le patron Jovas et lui mit un papier
en main, lui disant de le lire, et de lui dire s'il
en était content.
Ce papier, très authentique, étant
honoré des armes du Roi imprimées, et
portant en grosses lettres un de par le Roi,
disait que lui commissaire ordonnateur pour Sa
Majesté Très-Chrétienne, ayant
appris qu'il était entré dans le port
de Villefranche, une barque française, qui
avait été chassée et
poursuivie, jusqu'à l'entrée dudit
port, par deux corsaires napolitains; il
s'était rendu audit Villefranche, et avait
trouvé cette barque être de Marseille,
chargée de trente-six hommes,
délivrés des
galères de France, allant en Italie, et
qu'ayant visité et examiné, tant la
barque que les hommes;, il avait trouvé
qu'ils étaient dénués de tous
vivres, et qu'ils n'avaient pas le moyen de s'en
pourvoir; que d'ailleurs les deux corsaires
napolitains attendaient en mer à la vue de
Villefranche, que cette barque sortît pour
s'en saisir; que cette considération, et
celle de l'état où ces trente-six
hommes se trouvaient sans vivres, ni argent, avait
porté lui commissaire, toujours attentif aux
intérêts de la nation
française, à ordonner, de la part du
Roi, au patron de cette barque nommé Jovas,
de débarquer ces trente six hommes pour
qu'ils prissent de là leur route pour
Genève, lieu de leur destination; et que,
malgré la protestation, que ledit patron
avait faite, en vertu d'une soumission qu'il avait
signée à Marseille, s'engageant sous
de grosses peines à ne les pas
débarquer à Villefranche, lui
commissaire l'y avait contraint et forcé, en
vertu de l'autorité, que Sa Majesté
lui avait confiée dans le comté de
Nice, etc.
Ayant remis cette déclaration au patron
Jovas, il lui demanda s'il en était
content,
«Très content,
Monsieur, répondit le patron.
- Eh bien, repartit le commissaire, tu peux faire
voile pour Marseille, quand tu voudras, et tu n'as
qu'à jeter sur moi toute la faute qu'on
t'imputera, comme t'ayant forcé à
m'obéir. »
On peut juger, si ce patron était satisfait.
Il se voyait affranchi d'un plus long voyage, et
son argent, que nous lui payâmes d'abord,
facilement gagné. Il partit donc pour
Marseille, et en prenant congé de nous, il
nous promit d'avertir les deux autres barques,
qu'il rencontrerait sur sa route, de venir à
Villefranche pour y recevoir le même
traitement que lui, de cet honnête
commissaire, qui n'avait pas dédaigné
d'inventer tant de prétextes faux pour lui
faire plaisir, et à nous. La suite a fait
voir que le patron Jovas nous tint parole; car les
deux barques suivantes furent à
Villefranche, et firent le même manège
que lui. Ainsi tous les cent trente-six
délivrés débarquèrent
dans ce dernier port, et de là firent route
pour Genève.
Après le départ du patron Jovas, M.
Bonijoli se prépara à nous faire
partir. Il loua trente-six montures, la plupart des
mules, pour nous porter,
à ses frais, jusqu'à Turin, avec un
postillon ou guide pour nous y conduire. Nous
partîmes donc de Nice, au commencement de
juillet, nous trente-six, chacun sur sa monture.
Nous avions quelques vieillards
décrépits, qui nous donnèrent
bien de la peine, ne pouvant se tenir à
cheval. Nous traversâmes avec beaucoup de
fatigue, quantité d'affreuses montagnes,
nommément celle qu'on appelle le col de
Tende, dont la cime est si haute, qu'elle
paraît toujours être dans les nues; et
quoique nous fussions dans le plus chaud de
l'été, et qu'au bas de cette montagne
on brûlât de chaleur, étant
arrivés sur sa cime nous souffrions un tel
froid, qu'il nous fallut descendre de cheval, et
marcher pour nous réchauffer. La neige et le
verglas est toujours là d'une hauteur
prodigieuse. Cependant on n'a pas de peines
à monter cette montagne, toute haute et
escarpée qu'elle est; car elle a trois
lieues de montée, et l'on y a
pratiqué un chemin fort commode, en zigzag,
par lequel on monte sans s'apercevoir de la roideur
de la montagne.
Nous la redescendîmes pour entrer dans la
plaine du Piémont, le plus
beau et agréable pays du
monde. Sans m'arrêter à décrire
les villes, bourgs et villages, par où nous
passâmes, et dont aussi bien les noms me sont
la plupart échappés, nous
arrivâmes à Turin, capitale du
Piémont, et la résidence de Sa
Majesté Sardinoise. Nous logeâmes dans
des auberges, et dès le lendemain au matin
nous eûmes la visite de plusieurs
Français protestants, dont il y en a
toujours bon nombre, qui font leur résidence
dans cette ville, pour leur commerce, et qui vont
dans les vallées prochaines des Vaudois,
assister au service divin.
Ces messieurs, à qui M. Bonijoli avait
annoncé notre arrivée, nous
reçurent avec zèle et
cordialité, nous défrayant de tout
pendant trois jours, que nous
séjournâmes dans cette grande ville;
après quoi nous ayant préparé
des montures pour poursuivre notre route, ils
furent supplier le Roi de Sardaigne de nous faire
donner un passeport pour traverser ses États
jusqu'à Genève.
Sa Majesté, qui était pour lors
Victor- Amédée, voulut nous voir. Six
de nous furent admis à son audience. Les
ambassadeurs de Hollande et d'Angleterre s'y
trouvèrent. Sa
Majesté nous fit un
favorable accueil, et pendant une demi-heure nous
interrogea sur le temps que nous avions
été sur les galères, la cause
pourquoi, et les souffrances que nous avions
endurées. Et après que nous lui
eûmes succinctement répondu, il se
tourna vers les ambassadeurs; et leur dit:
«Voilà qui est cruel et barbare.
»
Ensuite Sa Majesté nous demanda, si nous
avions de l'argent pour faire notre voyage; Nous
lui dîmes, que nous n'en avions pas beaucoup,
mais que nos frères, nommément
M.Bonijoli de Nice, avaient eu la charité de
nous défrayer jusqu'à Turin; et que
nos frères de Turin se préparaient
à en faire de même jusqu'à
Genève. On nous avait avertis de
répondre ainsi à cette demande; sur
quoi Sa Majesté nous dit: «Vous pouvez
rester dans Turin tout autant qu'il vous plaira
pour vous y délasser; et lorsque vous en
voudrez partir, vous pourrez venir à ma
secrétairerie, y prendre un passeport, que
je donnerai ordre de tenir prêt.»
Nous dîmes à Sa Majesté, que,
si elle le trouvait bon, nous partirions dès
le lendemain. « Allez donc à la garde
de Dieu, » nous dit ce
prince, et il ordonna sur le
champ au secrétaire d'État de nous
expédier un passeport favorable; ce qui fut
fait.
Ce passe-port contenait, non seulement de nous
laisser passer par tous ses États, mais
ordonnait même à tous ses sujets, de
nous aider et secourir de tout ce dont nous aurions
besoin pendant notre route.
Nous ne fûmes pas dans le cas, grâces
à Dieu, et à nos frères de
Turin, qui pourvurent abondamment à tout, et
nous défrayèrent jusqu'à
Genève. Il se trouva à Turin, un
jeune homme de cette dernière ville,
horloger de profession, qui voulant aller à
Genève, nous pria de souffrir sa compagnie
dans notre route; ce que lui ayant accordé
volontiers, il nous suivit à pied
jusqu'à deux journées de
Genève, où il prit congé de
nous, disant qu'il savait de là une route
pour les voyageurs à pied, qui lui
abrégerait le chemin d'un jour. Nous lui
souhaitâmes bon voyage.
Effectivement il arriva à Genève un
jour avant nous, et ayant raconté dans la
ville que trente- six confesseurs,
délivrés des galères de
France, devaient arriver le lendemain à
Genève, le vénérable magistrat
de cette ville le fit appeler,
pour qu'il leur confirmât cette nouvelle, Le
lendemain, jour de dimanche, nous arrivâmes
à un petit village, sur une montagne,
à environ une lieue de Genève,
d'où nous voyions cette ville avec une joie
qui ne peut être comparée qu'à
celle des Israélites à la vue de la
terre de Canaan.
Il était environ midi, lorsque nous
arrivâmes à ce village, et nous
voulions poursuivre sans nous y arrêter pour
dîner; tant notre ardeur était grande,
d'être au plus tôt dans une ville que
nous regardions comme notre Jérusalem! Mais
notre postillon nous dit, que les portes de
Genève ne s'ouvraient le dimanche
qu'après le service divin,
c'est-à-dire, à quatre heures de
l'après-midi. Il nous fallut donc rester
dans ce village jusqu'à ce temps-là,
lequel venu nous montâmes tous à
cheval.
A mesure que nous approchions de la ville, nous
apercevions une grande affluence de peuple qui
sortait. Notre postillon en parut surpris, mais
bien plus, lorsque arrivant dans la plaine de
Plain-Palais à un quart de lieue de la
ville, nous aperçûmes venir à
notre rencontre trois carrosses entourés
d'hallebardiers, et une foule innombrable
de peuple de tout sexe et de
tout âge, qui suivait les trois carrosses.
D'aussi loin qu'on nous vit, un serviteur du
magistrat s'avança vers nous, et nous pria
de mettre pied à terre pour saluer avec
respect et bienséance Leurs Excellences de
Genève, qui venaient à notre
rencontre pour nous souhaiter la bienvenue. Nous
obéîmes. Les trois carrosses
s'étant approchés, il sortit de
chacun un magistrat et un ministre, qui nous
vinrent tous embrasser avec des larmes de joie et
avec des expressions si pathétiques de
félicitations et de louange sur notre
constance et notre résignation, qu'elles
surpassaient de beaucoup ce que nous
méritions. Nous répondîmes en
louant et magnifiant la grâce de Dieu, qui
seule nous avait soutenus dans nos grandes
tribulations. Après ces embrassements, Leurs
Excellences donnèrent permission au peuple
d'approcher.
On vit alors le spectacle le plus touchant qui se
puisse imaginer ; car plusieurs habitants de
Genève avaient divers de leurs parents aux
galères; et ces bons citoyens ignorant si
ceux, pour qui ils soupiraient depuis tant
d'années, étaient parmi nous,
dès que Leurs Excellences
eurent permis à ce peuple de nous approcher,
on n'entendit qu'un bruit confus: «Mon fils,
un tel, mon mari, mon frère, êtes-
vous là?» Jugez des embrassements, dont
furent accueillis ceux de notre troupe, qui se
trouvèrent dans le cas.
En général, tout ce peuple se jeta
à nos cous avec des transports de joie
inexprimables, louant et magnifiant le Seigneur de
la manifestation de sa grâce en notre faveur;
et lorsque Leurs Excellences nous
ordonnèrent de remonter à cheval pour
faire notre entrée dans la ville, nous ne
pûmes y parvenir qu'avec peine, ne pouvant
nous arracher des bras de ces pieux et
zélés frères, qui semblaient
avoir encore peur de nous reperdre de vue. Enfin
nous remontâmes à cheval, et
suivîmes Leurs Excellences, qui nous
conduisirent comme en triomphe dans la ville.
On avait fait à Genève un magnifique
bâtiment pour y alimenter les bourgeois qui
tombaient en nécessité. Cette maison
venait d'être achevée et
meublée, et on n'y avait encore logé
personne. Leurs Excellences trouvèrent
à propos d'en faire la dédicace en
nous y logeant. Ils nous y
conduisirent donc, et nous
mîmes pied à terre dans une spacieuse
cour. Tout le peuple s'y élança en
foule. Ceux qui avaient leurs parents dans la
troupe, supplièrent Leurs Excellences de
leur permettre de les amener chez eux; ce qui leur
fut très volontiers accordé. M.
Bousquet, l'un de nous, avait à
Genève sa mère et deux soeurs, qui
étaient venu réclamer. Comme il
était mon intime ami, il pria Leurs
Excellences de lui permettre de m'amener avec lui ;
ce qu'Elles lui permirent sans aucune.
difficulté.
A cet exemple, tous les bourgeois, hommes et femmes
s'écrièrent, demandant à Leurs
Excellences d'avoir la même consolation, de
loger ces chers frères dans leurs maisons.
Leurs Excellences ayant d'abord permis à
quelques-uns d'en prendre, une sainte jalousie
s'éleva entre les autres, qui murmuraient et
se plaignaient, disant qu'on ne les regardait pas
comme de bons et fidèles citoyens, si on
leur refusait la même grâce; si bien
qu'il fallut que Leurs Excellences nous
abandonnassent tous à leur empressement, et
il n'en resta aucun dans la maison Française
(c'est ainsi que se nomme ce
magnifique
Quant à moi, je ne fis pas grand
séjour à Genève, et avec six
de notre troupe, trouvant l'occasion d'une berline,
qui avait apporté à Genève le
résident du Roi de Prusse, et qui s'en
retournait à vide, nous fîmes
marché avec le cocher pour nous mener
jusqu'à Francfort-sur-le-Mein. Messieurs de
Genève eurent la bonté de payer notre
voiture, et nous donnèrent de l'argent pour
notre dépense.
Nous partîmes donc de Genève à
nous sept, dans cette berline, et arrivâmes
à Francfort en bonne santé. Mais il
ne faut pas que j'oublie la
générosité chrétienne
des seigneurs de Berne. Le grand Avoyer de cette
dernière ville, ayant eu avis de
Genève, que nous devions passer par Berne,
donna ordre à la porte de la ville, qu'une
berline avec sept personnes y arrivant, la
sentinelle l'arrêterait, et la
dénoncerait au capitaine de la garde,
à qui ledit seigneur Avoyer avait
donné ses ordres: arrivé à la
porte de la ville, noire cocher fut fort surpris de
se voir arrêter par la sentinelle, qui ayant
appelé le capitaine de la garde, ce
capitaine demanda en haut allemand, que nous
n'entendions pas, d'où il
venait, où il allait, et qui nous
étions.
A ce dernier article, le cocher ne savait que
répondre; car pour éviter les
empressements charitables des protestants, par les
villes de qui nous devions passer, nous avions
défendu au cocher de dire, que nous venions
des galères. Le cocher donc fort
étonné de la demande du capitaine, vu
que la chose n'était pas d'usage à
Berne, et craignant quelque mauvaise affaire, se
tourna vers nous tout effaré, et nous dit:
« Messieurs, je ne puis éviter de dire
qui vous êtes. » Nous lui dîmes
qu'il n'avait qu'à le dire; ce qu'ayant
fait, le capitaine lui ordonna de suivre une
escorte qu'il lui donna de quatre soldats, et un
sergent. L'alarme redoubla à notre cocher,
qui était un bon Allemand, et qui crut
fermement qu'on l'allait arrêter avec sa
voiture. Il ne cessait de se justifier à
l'escorte, disant qu'il n'avait rien commis, ni
contre l'État ni contre personne. Le
sergent, pour s'en divertir, lui mettait de plus en
plus la puce à l'oreille, jusques à
ce que cette escorte nous eût conduits
à l'auberge de la ville, nommée le
Coq. C'est le lieu ,.où les ambassadeurs
et autres seigneurs de
distinction sont défrayés par
l'État.
Étant descendus, nous y trouvâmes le
secrétaire d'État, qui nous souhaita
la bienvenue d'une manière aussi tendre que
si nous eussions été ses propres
enfants. Il nous dit, qu'il était le
secrétaire d'État. Il fit bien de
nous le dire, car nous ne l'aurions jamais connu
pour tel, ni à ses habits ni à son
équipage; tant il y a peu de
différence dans ce pays-là entre les
bourgeois et les seigneurs. Il ajouta qu'il avait
ordre de nous tenir compagnie, et de nous
défrayer avec distinction tout le temps
qu'il nous plairait de rester à Berne.
Nous fûmes magnifiquement traités dans
cette auberge; et le secrétaire, qui ne nous
quittait que le soir, nous occupa pendant quatre
jours à visiter Leurs Excellences de Berne,
depuis le grand Avoyer jusques au moindre seigneur
de cette régence.
Nous fûmes partout reçus et
caressés, comme si nous avions
été les plus chers de leur famille.
On nous pria d'une manière toute pleine de
bonté de les honorer (c'était ainsi
qu'ils s'exprimaient) de notre présence dans
leur ville pendant quelques semaines, et aussi
longtemps que nous souhaiterions.
Nous y aurions fait en effet un
plus long séjour, si ce n'est que notre
cocher supplia instamment Leurs Excellences de nous
laisser partir, devant se rendre incessamment
à Berlin. Notre séjour ne fut donc
que de quatre jours, au bout desquels le
secrétaire d'Etat nous fit préparer
un bon déjeuner; et en prenant congé
de nous, il nous mit à chacun dans la main,
vingt rixdalers de la part de Leurs Excellences.
Nous le priâmes de leur en témoigner
notre parfaite reconnaissance, et nous
partîmes dans notre berline, qui nous porta
jusques à Francfort-sur-le-Mein.
Il ne se passa rien dans ce voyage de digne
d'être mis dans ces mémoires, l'ayant
toujours fait incognito, de crainte d'être
encore retenus par le favorable accueil, qu'on nous
aurait fait dans tous les pays protestants,
où nous avions à passer, en Suisse et
en Allemagne.
Nous arrivâmes donc à Francfort au
commencement d'août. Nous y étions
recommandés par messieurs de Genève
à M. Sarazin, négociant et ancien de
l'Église réformée de
Bockenheim, à une petite lieue de Francfort:
car comme tout le monde sait, il n'y a point
d'église réformée
dans la ville de Francfort, mais
tous ceux qui forment l'assemblée de cette
église, tant Allemands que Français,
demeurent à Francfort et sont obligés
d'aller assister au service divin audit
Bockenheim.
Nous arrivâmes à Francfort un samedi,
jour de préparation à la sainte
Gène. Nous descendîmes chez M.
Sarazin, qui nous attendait, et nous y vîmes
bientôt arriver les membres du consistoire,
tant allemand que français. Ils nous
reçurent avec des démonstrations de
joie et de.zèle inexprimables, nous
menèrent en carrosse à Bockenheim
pour y entendre la prédication de
préparation, qui fut prononcée par M.
Matthieu, ministre français de cette
église. Ces messieurs nous prièrent
instamment de communier le lendemain avec eux ;
mais nous ne nous y trouvâmes pas assez bien
préparés, surtout moi qui n'avais
jamais communié, n'en ayant pas eu
l'occasion.
A l'issue du sermon nous retournâmes à
Francfort chez M. Sarazin, qui nous traita
magnifiquement dans sa maison. Le lendemain il nous
mena à Bockenheim, et au sortir de
l'église on nous fît tous entrer dans
la chambre du consistoire,
où nous prîmes un
repas frugal avec tous les membres de ce corps,
Allemands et Français.Ces messieurs nous
sollicitèrent fortement de rester quelques
jours à Francfort, mais nous les
priâmes si fort de nous permettre
de.poursuivre notre voyage pour la Hollande, qu'ils
y acquiescèrent ; et le soin de notre
départ et de nous défrayer fut commis
à M. Sarazin, qui s'en acquitta avec
beaucoup de zèle. Il nous acheta un bateau
léger, couvert d'une tente, avec deux hommes
pour ramer et conduire ledit bateau jusques
à Cologne. Il nous y fit mettre les
provisions nécessaires, avec ordre aux
bateliers de nous descendre tous les soirs à
terre dans les endroits commodes et convenables
pour y coucher, et nous rafraîchir; surtout
de se tenir, autant qu'ils pourraient, proche de
terre du côté de l'empire, où
l'armée de cette nation était
cantonnée le long de la rivière.
L'armée de France, qui assiégeait
pour lors Landau, étant de l'autre
côté, nous craignions fort de tomber
entre ses mains. M. Sarazin, avant de nous faire
embarquer, nous mena à la maison de ville
pour prier le magistrat de nous donner un
passeport.
Ces seigneurs (tous luthériens, comme on
sait) nous firent beaucoup de caresses et de
félicitations sur notre délivrance.
Ils portèrent la chose jusqu'à dire,
que nous étions le sel de la terre; titre
qui nous humilia par le sentiment que nous avions
de nos infirmités, qui mettaient une immense
distance entre les saints disciples du Seigneur
Jésus, à qui ce sacré nom
appartenait, et nous, qui nous sentions de si
fragiles pécheurs. Aussi le
témoignâmes-nous par notre
réponse, rendant gloire à Dieu, qui
seul, par sa grâce, avait fortifié
notre constance et notre résignation
à sa sainte volonté.
Ces seigneurs parurent si contents de nos discours
que j'en vis quelques-uns, qui répandaient
des larmes; et après nous avoir
exhortés à la
persévérance; et nous a voir
recommandés aux soins de M. Sarazin, ils
nous donnèrent un passeport
extraordinairement ample, et nous le firent
expédier gratis. Nous les remerciâmes
de notre mieux, et nous nous retirâmes. M.
Sarazin nous conduisit au bateau qu'il avait fait
préparer pour nous, et nous nous y
embarquâmes, en témoignant à ce
bon Israélite notre grande
reconnaissance pour tant de
bontés qu'il avait pour nous.
Notre navigation jusques à Cologne fut assez
longue, parce que naviguant toujours, terre
à terre, du côté de l'empire,
où j'ai dit que l'armée de cette
nation était cantonnée, on nous
arrêtait à chaque poste, ou corps de
garde, pour y présenter et faire viser notre
passeport. Nous fûmes quelquefois
escarmouchés par les Français qui
étaient à l'autre bord; mais, Dieu
merci, sans nous faire aucun autre mal que la
peur.
Huit jours après notre départ de
Francfort, nous arrivâmes à Cologne en
bonne santé. Nous y vendîmes notre
bateau ; et le lendemain, nous partîmes de
cette ville par la barque ordinaire pour Dordrecht,
après avoir visité quelques messieurs
protestants, à qui M. Sarazin nous avait
recommandés et qui nous firent un favorable
accueil.
Nous arrivâmes à Dordrecht, et de
là, sans y faire aucun séjour, nous
partîmes pour Rotterdam, où
étant arrivés, nous y fûmes
accueillis avec toute l'amitié possible du
nombreux troupeau, tant français que
hollandais, de cette ville. Nous y restâmes
deux jours, toujours défrayés
partout.
Enfin nous arrivâmes
à Amsterdam, le but de
notre voyage. De vous dire la réception
fraternelle, qu'on nous fit dans cette grande
ville, si zélée pour les confesseurs
de la vérité de notre sainte
religion, je n'aurais jamais fini. Aussi me
serait-il impossible de la pouvoir
dépeindre. Nous fûmes en corps
à la vénérable compagnie du
consistoire de l'Église wallonne pour leur
témoigner notre gratitude de la constante
bonté, qu'ils nous avaient
témoignée pendant un si grand nombre
d'années, en nous secourant si efficacement
dans nos grandes tribulations. Cette pieuse
compagnie eut la bonté de répondre
à nos remerciements par des assurances de la
continuation de leur zèle. Ensuite elle
nomma deux d'entre ses membres pour aller nous
présenter au consistoire hollandais, qui
s'assembla exprès pour nous recevoir.
Il y eut là des démonstrations de
zèle et de charité, qu'il est plus
facile de comprendre que d'exprimer. Ces messieurs
nous embrassèrent tous, les yeux
baignés de larmes de joie, et nous firent
une exhortation pathétique .de donner des
marques de notre sainte foi, en édifiant
l'Église par une vie sans
reproche, qui
répondît à la constante
profession de confesseurs de la
vérité, que Dieu nous avait fait la
grâce de soutenir sur les galères.
Ensuite cette vénérable compagnie
résolut une libérale
bénéficence pour aider à nous
procurer le nécessaire , et remercia les
députés de l'Église wallonne
de la bonté qu'ils avaient eue de nous
présenter à leur compagnie, leur
témoignant leur en savoir gré.
Nous restâmes ensuite, pour ainsi dire,
ambulants pendant trois ou quatre semaines, n'ayant
pu songer à nous fixer, à cause des
caresses qu'un chacun nous faisait. C'était
à qui nous aurait, nommément mes
chers compatriotes de Bergerac (chacun de nous
avait les siens).
La connaissance des familles, les diverses
persécutions, la parenté, et surtout
l'amitié qui animait nos conversations, nous
attachait à eux d'une manière si
intime, que nous ne pouvions nous en
séparer. Je commençais pourtant
à songer tout de bon à m'occuper
à quelque chose d'utile, lorsque messieurs
du consistoire de l'Église wallonne me
prièrent d'être l'un des
députés, qu'on avait
résolu d'envoyer en
Angleterre pour deux fins: l'une pour remercier Sa
Majesté Britannique de la délivrance
qu'elle nous avait obtenue; et l'autre pour donner
quelque poids aux sollicitations qu'on faisait
à Sa Majesté pour faire
délivrer ceux qui restaient encore sur les
galères, au nombre d'environ deux cents. On
juge bien que je ne pouvais qu'acquiescer. Je
partis donc pour Londres avec deux de nos
frères; et dans peu nous nous y
trouvâmes douze députés, tous,
comme on nous appelait, galériens.
MM. les marquis de Miremont et de Rochegude nous
présentèrent à la Reine, qui
nous admit à l'honneur de lui baiser la
main. Le marquis de Miremont fit à Sa
Majesté une courte mais très
pathétique harangue sur le zèle de sa
Majesté, et sur sa puissance d'avoir obtenu
la délivrance des confesseurs de la
vérité, d'entre les mains de ceux qui
avaient juré de prolonger leurs souffrances
autant que leur vie, etc. S
a Majesté nous assura de sa royale bouche,
qu'elle était bien aise de notre
délivrance, et qu'elle espérait de
faire bientôt délivrer ceux qui
étaient restés sur les galères
; après quoi nous nous
retirâmes.
M. le marquis de Rochegude, qui possédait
à fond la politique des Cours, jugea
à propos de nous présenter au duc
d'Aumont, qui était pour lors ambassadeur du
Roi de France à la Cour de Londres : et
voulant faire naître l'envie à cet
ambassadeur lui-même de nous voir, il lui
alla faire sa cour, et lui parla de la
députation que les galériens
protestants que Sa Majesté très
chrétienne avait fait délivrer,
avaient envoyée à Londres pour
remercier la Reine de sa favorable intercession
auprès du Roi de France, ajoutant que ces
députés, au nombre de douze, seraient
déjà venus rendre leurs respects
à Son Excellence, s'ils eu avaient
osé prendre la liberté.
Le marquis avait jugé que cette
démarche pourrait être utile pour la
liberté de ceux qui étaient
restés sur les galères. L'ambassadeur
paraissant très curieux de nous voir, il fut
arrêté que le lendemain le marquis
nous introduirait à l'audience de Son
Excellence; ce qui fut fait. Son Excellence nous
reçut fort gracieusement, nous touchant
à tous dans la main et nous
félicitant de notre délivrance; il
nous demanda combien de temps
nous avions souffert le supplice des galères
et à quelle occasion nous y avions
été condamnés. Chacun de nous
répondit à cette demande
séparément; car le temps et
l'occasion étaient différents. Nous
avions préalablement fait notre compliment
à Son Excellence, remerciant de tout notre
coeur Sa Majesté très
chrétienne, en la personne de son
ambassadeur, de la grâce qu'elle nous avait
faite, et la suppliant de faire délivrer
ceux qui restaient encore captifs sur les
galères.
Nous adressâmes ensuite nos supplications
à Son Excellence, la priant instamment de
faire intervenir ses bons offices à la Cour
de France pour faire délivrer ces pauvres
gens, qui n'étaient pas plus criminels que
nous, et qui avaient obtenu la même faveur de
la royale intercession de Sa Majesté
Britannique auprès de Sa Majesté
très chrétienne; que le Roi avait
consenti que tous les galériens,
généralement qui l'étaient
pour cause de religion, fussent
délivrés ; que cependant on n'en
avait délivré que cent trente-six et
retenu environ deux cents.
Son Excellence parut frappée de cette
distinction, et nous dit qu'il n'y
comprenait autre chose, sinon
que ceux qui étaient restés devaient
avoir commis quelque autre crime. Nous
protestâmes le contraire, et chacun de nous
en alléguant les preuves les plus
plausibles; je pris la liberté de supplier
M. l'ambassadeur de vouloir bien me faire la
grâce de m'accorder un moment d'attention sur
l'exemple que j'allais lui citer, qui prouverait
clair comme le jour qu'il n'y avait pas eu de
distinction de crimes qui retinssent nos
frères sur les galères.
J'étais le plus jeune de la troupe, et le
moins grave ; et je m'étais fait un effort
sur moi-même de m'enhardir à plaider
cette cause devant Son Excellence ; mais je la
priai de me le permettre avec un tel air
d'assurance de la convaincre, qu'elle s'attacha
avec bonté et patience à
m'écouter.
Je lui récitai succinctement la cause qui
m'avait porté à sortir du royaume;
qu'étant lié d'amitié avec un
jeune homme de Bergerac, nommé Daniel le
Gras, nous étions partis ensemble et avions
été tous deux arrêtés
à Mariembourg, et là,
condamnés tous deux par la même
sentence aux galères perpétuelles;
que le parlement de Tournai avait confirmé
cette sentence, en nous
déclarant tous deux convaincus du même
cas; qu'en un mot, nous étions tous deux sur
la même feuille qui formait notre sentence,
sans aucune distinction, soit de crime particulier
ou autre contravention aux ordonnances; que
cependant j'étais délivré et
que mon compagnon était resté; ce qui
prouvait bien clairement que la Cour de France
n'avait pas fait observer de distinction de crime
en en délivrant seulement cent
trente-six.
M. l'ambassadeur nous fit la justice de
paraître convaincu par cet exemple, et me
pria de le lui donner par écrit: ce qui se
fit; et il nous dit qu'il fallait donc que le
ministre de la marine ou ses secrétaires
eussent fait cette bévue.
Son Excellence s'adressant ensuite au marquis de
Rochegude, le remercia de lui avoir procuré
notre vue, ajoutant que les éclaircissements
que nous lui avions donnés le
satisfaisaient, et qu'il en allait écrire en
Cour de France pour faire sentir que cet abus, s'il
n'était pas remédié,
paraîtrait et serait en effet une injustice,
« Et preuve, dit-il encore à M. de
Rochegude, que je parle sincèrement,
donnez-vous la peine de venir
demain, qui est jour de poste
pour France, pour prendre vous-même ma lettre
que je lirai et cachetterai en votre
présence, et que vous ferez mettre ensuite
à la poste. Vous y verrez, continua-t-il, de
quelle manière je prends cette affaire
à coeur pour ces pauvres gens. » Et se
tournant vers son secrétaire d'ambassade,
nommé l'abbé Nadal : «
Voilà, dit-il, Monsieur l'abbé,
d'honnêtes gens qui font voir, au milieu de
leurs préjugés de religion, leur
candeur et leur bonne foi. » Cet abbé
ne répondit que par un inclinement de
tête et fit bien voir par la suite que
l'approbation et la bienveillance dont son
maître nous honorait n'étaient pas de
son goût. Car le lendemain le marquis de
Rochegude étant allé chez
l'ambassadeur pour prendre sa lettre, suivant qu'il
était convenu,
Son Excellence le reçut bien de la
manière la plus gracieuse, et lui dit qu'il
lui avait tenu parole et que sa lettre était
faite. Mais ayant appelé l'abbé
Nadal, et lui demandant où était
cette lettre: «Quelle lettre, Monseigneur?
répondit l'abbé.
- Cette lettre, repartit l'ambassadeur, en propres
termes, au sujet des confesseurs sur les
galères. »
Ce titre honorable de confesseurs, que Son
Excellence nous donnait, fit frémir
l'abbé; et comme son maître insistait
encore à lui demander où était
cette lettre, il répondit froidement qu'elle
était sur le bureau de Son Excellence :
« Donnez-la donc, » lui dit
l'ambassadeur. Là-dessus l'abbé lui
dit qu'il avait un mot à lui dire en
particulier; et lui ayant parlé à
l'oreille, l'ambassadeur dit au marquis que son
secrétaire le faisait ressouvenir qu'il
avait écrit quelques particularités
dans sa lettre qui ne regardaient pas l'affaire des
galériens, et qu'ainsi il le priait de le
dispenser de la lui remettre ; mais qu'il pouvait
compter qu'elle serait envoyée le même
jour. M. de Rochegude vit bien à quoi il
s'en fallait tenir, et que l'abbé Nadal
avait détourné son maître
d'envoyer cette lettre. Par la suite, l'ambassadeur
assura bien M. de Rochegude que la lettre avait
été envoyée; mais ni lui ni
nous n'en crûmes rien; et nos frères
ne furent délivrés qu'un an
après, par une nouvelle sollicitation de la
Reine d'Angleterre. J'ai cru que je devais
insérer cette particularité dans ces
mémoires, pour faire voir que les
honnêtes gens nous
plaignaient et étaient portés
à nous rendre service ; et qu'il n'y avait
que les ecclésiastiques qui nous
haïssaient et nous contrecarraient
partout.
Cet abbé Nadal était
ecclésiastique. Il était
aumônier et en même temps
secrétaire d'ambassade. Il donna pendant sa
résidence à Londres avec le duc
d'Aumont, plusieurs marques de son animosité
contre les protestants.
L'ambassadeur était bon et
modéré; et que ce fût, comme on
dit, eau bénite de Cour ou politique, il a
toujours paru très humain envers les
protestants; mais l'abbé Nadal le
gâtait. Cet abbé avait tellement
gagné les officiers de la maison de
l'ambassadeur et les avait si fort animés
contre les Français réfugiés,
qu'il ne se passait presque pas de jour que ces
honnêtes gens n'en reçussent des
affronts. Ces messieurs s'étaient rendus si
hardis qu'ils tourmentaient nos gens jusque dans
les églises ; et un dimanche matin que le
ministre Armand du Bordieu prêchait à
la grande Savoie (c'est le nom de la principale
église française), comme il
était à peu près au milieu de
son sermon, un des officiers du duc d'Aumont eut
l'irrévérence de
crier tout haut : « Tu en as menti, » et
se sauva au plus tôt: car cette insolence
émut tellement le peuple, qu'on l'aurait mis
en pièces si on l'avait tenu. Une autre
fois, ce que j'ai vu de mes propres yeux, un
officier de cet ambassadeur se trouvant au
Café Français, proche la Bourse de
Londres, disait pis que pendre des
réfugiés. Quelqu'un lui ayant
représenté qu'il devait être
plus circonspect dans ses discours , puisque, par
la grâce de Dieu, ils se trouvaient dans un
pays de liberté et à l'abri des
persécutions de la France ; cet insolent
reprit la parole et dit fort brutalement : «
Croyez-moi, Messieurs, le Roi de France a les bras
assez longs pour vous atteindre au delà des
mers, et j'espère que vous le sentirez
bientôt. » Mais un négociant de
Londres, nommé M. Banal, bon
réfugié, se trouvant à
portée de faire éclater sa
colère contre cet officier, lui appliqua un
des plus rudes soufflets que j'aie jamais vu
donner, en lui disant : « Ce bras, qui n'est
pas si long que celui de ton Roi, t'atteindra de
plus près. »
Cet officier voulut mettre l'épée
à la main; mais tous les Français qui
se trouvaient là se
jetèrent sur lui, lui donnèrent
plusieurs coups et conclurent unanimement de jeter
cet impertinent par les fenêtres d'un second
étage; ce qui serait arrivé
certainement, sans la maîtresse du
café, qui vint supplier à mains
jointes qu'on le laissât sortir par la porte.
On le fit en considération de cette femme,
non sans l'avoir rossé d'importance et tout
moulu de coups. Il courut en porter sa plainte
à M. l'ambassadeur, qui, bien loin de le
justifier, lui dit qu'il avait ce qu'il
méritait de la part de ces
réfugiés, et qu'il méritait
une seconde punition de la part du Roi; qu'il
n'entendait pas que ses officiers d'Ambassade
insultassent personne.
Cet ambassadeur était bon naturellement et
bon politique; mais quoiqu'il en soit, je suis
persuadé que Sa Majesté très
chrétienne aurait, de son côté,
désapprouvé l'action de cet officier,
aussi bien que de celui qui commit dans
l'église de la Savoie le scandale que j'ai
rapporté, et les en aurait fait punir. Mais
que ne font pas les Jésuites et ceux qui
leur ressemblent ? Ils ne cherchent qu'à
nous persécuter dans les asiles même
les plus sûrs. Qu'on juge par là
avec quelle faveur ils
nous ont traités lorsque nous étions
en leur puissance.
Je reprends ce qui me regarde, pour finir ces
Mémoires avec l'année 1713, terme
auquel j'ai promis au commencement de
m'arrêter, n'y ayant rien dans la suite de ma
vie qui puisse intéresser mon lecteur,
à qui je m'étais uniquement
proposé de faire le récit des
persécutions qu'on a exercées sur moi
pour la religion, tant dans les prisons que sur les
galères de France pendant les treize
années que j'y ai souffert.
Ayant séjourné à Londres
environ deux mois et demi, et n'y ayant plus rien
qui m'y retînt, j'en partis au mois de
décembre avec l'approbation du marquis de
Rochegude. Une partie de nos frères y resta
pour solliciter auprès de la Reine la
délivrance de nos frères restants.
J'arrivai en bonne santé à La Haye,
où je fis rapport aux personnes qui s'y
intéressaient, de ce qui s'était
passé à Londres, sans oublier les
louanges que méritaient un nombre infini de
bonnes âmes de cette grande ville, tant
Anglais de nation que Français
réfugiés, qui nous accueillirent tous
d'une manière tout à
fait chrétienne et
charitable. Outre les divers présents des
particuliers, le consistoire de l'Église de
Savoie nous défraya tous pendant notre
séjour à Londres. Je m'arrêtai
quelques semaines à La Haye. M. le ministre
Basnage m'en pria pour comparaître avec lui
chez divers seigneurs qui sollicitaient pour nous
obtenir une pension, laquelle Leurs Hautes
Puissances nous accordèrent peu de temps
après, avec beaucoup de bonté. Nous
n'avions mérité ce bienfait par aucun
endroit; et ce n'est qu'à leur
charité chrétienne que nous le
pouvons attribuer.
En mon particulier, j'en conserve une
reconnaissance au-dessus de toute expression ; et
en considérant cette
générosité de LL. HH. PP., je
ne puis qu'admirer leur piété, leur
zèle pour la gloire de Dieu et leur amour
pour le prochain, qui les porte à se
conformer constamment au saint précepte de
faire du bien à tous, mais principalement
aux domestiques de la foi. Dieu veuille être
lui-même le rémunérateur de
leurs vertus, et combler jusqu'à la fin des
siècles cette République de ses plus
précieuses bénédictions!.
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