C'est cette dernière partie du
ministère de Félix Neff qui a
popularisé son nom et dans laquelle il
déploya tous les dons précieux qui
lui avaient été accordés. Mais
avant d'exercer cette activité qui dura
trois ans et demi (du 9 octobre 1823 au 24 avril
1827 ), il dût se faire adresser vocation par
le Consistoire. Dès qu'il l'eût
obtenue, il se mit à l'oeuvre.
Félix Neff annonça
l'Évangile dans trois vallées
principales : la vallée du Champsaur,
arrosée par le Drac, affluent de
l'Isère (le village principal de cette
vallée est Saint-Laurent-du-Cros) ; la
vallée de Freissinières, où
coule la Biaisse qui se jette dans la Durance. Les
principaux villages ou hameaux de cette
vallée sont : Freissnières,
Pallons, Les Ribes, les Mainsals, Les Viollins et
Dormillouse « dans le site le plus
escarpé et du plus terrible et
sévère aspect qu'il y ait
peut-être en France »
(1) ;
enfin,
la vallée du Queyras, avec le Guil, affluent
de la Durance ; (on y
trouve
les villages d'Arvieux, La Chalp d'Arvieux,
Mollines, Guillestre, Saint-Véran
« le village le plus élevé
de France où l'on mange du pain »,
à 2.040 mètres d'altitude).
Félix Neff avait donc plusieurs
églises à desservir, à
évangéliser et même à
civiliser - son champ de travail s'étendait
sur trois arrondissements : Embrun,
Briançon et Gap, et dans un pays de
montagne. De Saint-Laurent-du-Cros à
Saint-Véran, il avait près de cent
kilomètres à faire ; de
Saint-Laurent à Dormillouse,
quatre-vingts ; de Dormillouse à
Saint-Véran, plus de quarante.
« Les Protestants du Queyras,
disséminés dans un grand nombre de
villages et de hameaux, avaient quatre
temples : Saint-Véran, Pierre Grosse,
Fongillarde et la Chalp d'Arvieux.
« Ceux de Freissinières
s'assemblaient à Dormillouse ; c'est
l'endroit le plus élevé, et aux
Viollins, dans un profond étranglement du
col.
« Ceux du Champsaur n'avaient
qu'un temple à
Saint-Laurent-du-Cros.
« II y avait encore
Guillestre, sur le Guil, qui lui a donné son
nom ; Vars, dans un pli de terrain, sur la
montagne, à droite de Guillestre ;
enfin, la Grave, sur la route de Briançon
à Grenoble »
(2).
L'oeuvre de Félix Neff dans les
Hautes-Alpes ressemblait beaucoup là celle
d'un missionnaire chez les
sauvages. De toutes les vallées qu'il
visitait celle de Freyssinières
était, sous le rapport de la civilisation,
la plus reculée ; il fallait tout y
créer : architecture, agriculture,
instruction ; tout y était dans la
première enfance. Beaucoup de maisons
étaient sans cheminées et presque
sans fenêtres. Pendant les sept mois de
l'hiver toute la famille habitait dans
l'étable qu'on ne nettoyait qu'une fois par
an : « Leurs vêtements, leurs
aliments étaient aussi grossiers et aussi
malpropres que le logement. Le pain qu'on ne
cuisait qu'une fois par année était
de seigle pur, grossièrement moulu et non
tamisé..... Si quelqu'un tombait malade, on
n'appelait point de médecin... Je leur ai vu
donner, dans l'ardeur de la fièvre, du vin
et de l'eau-de-vie. Heureux si le malade pouvait
obtenir une cruche d'eau près de son
grabat !... » (3).
Au point de vue moral ;
l'état de ces populations était aussi
misérable : sur ce sol arrosé du
sang des martyrs, le jeu, la danse, les querelles,
les procès, les jurements les plus
grossiers, les rixes, la débauche, le
mépris de la femme pousse jusqu'à des
duretés inouïes, avaient
remplacé la piété des
ancêtres et la pureté des jours
d'autrefois - ajoutez à cela un climat
très froid.
Dans une des vallées, l'horizon
était si borné qu'on n'y voyait pas
le soleil pendant six mois ; les habitants,
à la vue d'un étranger, se cachaient
dans leurs
chaumières.
Certes, il fallait le courage de
Félix Neff, le renoncement à ses
aises (« je n'ai pas été
élevé dans une boîte de coton,
comme on dit, écrivait-il ; et j'ai
couché quelquefois et même souvent,
plus dur que sur la paille ») ; il
fallait surtout son amour des âmes dont il
était comme embrasé, pour ne pas
reculer devant une pareille perspective, mais rien
ne l'arrêta : « Dès mon
arrivée, écrit-il, je pris cette
vallée (la vallée de
Freissinières) en affection, et je ressentis
un désir ardent d'être pour ce peuple
un nouvel Oberlin »
(4).
C'est ainsi que, dans la suite, il
apprit à ses paroissiens à
améliorer leurs cultures, en particulier
celle de la pomme-de-terre ; à arroser
leurs prairies qui, faute de soins, étaient
souvent arides et couvertes de sauterelles.
À côté de ces
améliorations matérielles, il
réussit à faire assainir quelques
maisons par des changements de constructions, et
nettoyer les étables qui servent de
poêles pendant l'hiver. « Je ne
doute pas, disait-il, que lorsque les bons effets
de ces soins seront reconnus, chacun ne s'empresse
d'en profiter. »
Tous ces services lui avaient
concilié le respect et l'affection de ces
Vaudois ; ils combattaient aussi puissamment
l'idée moins générale
aujourd'hui qu'autrefois, qu'on ne peut penser
sérieusement à son salut sans
négliger les devoirs
temporels.
Mais « c'était le
Réveil que voulait avant tout Félix
Neff » (5). Aussi
était-il sans cesse
en course pour visiter ses nombreux paroissiens. Il
ne se plaignait pas : « Rien ne fond
tant le coeur comme de se plaindre »,
disait-il lui-même. Il ne voyait que
l'âme humaine et souffrait de sa souffrance
même.
Malheureusement, il ne pouvait rester
dans chaque localité aussi longtemps qu'il
l'aurait désiré, à cause de
l'éloignement considérable des
églises et de la dissémination des
protestants. Aussi, pour suppléer, dans une
certaine mesure, au manque de prédications
régulières, pourvut-il les
églises de sa très grande paroisse de
sermons de Nardin « les seuls vraiment
évangéliques qui existent en langue
française ». (Neff écrivait
ces mots en 1825.)
Félix Neff couchait rarement plus
de trois nuits dans le même lit (et quel
lit !), partageait la mauvaise nourriture des
habitants, veillait souvent leurs malades.
Dans la saison où les Alpins
restent enfermés dans leurs écuries,
le missionnaire continuait ses courses. Il pensait,
d'autre part, aux jeunes gens et aux jeunes filles
dont il devait faire l'instruction religieuse. Et,
à ce propos, voici quelques détails
intéressants contenus dans une lettre qu'il
écrivait à Émilie Bonnet, de
Mens. « J'ai fait ces temps passés
le recensement de mes
catéchumènes : j'en ai,
en tout, environ cent vingt, sans
compter ceux du Champsaur, qui sont près de
cinquante. Dans le Queyras proprement dit, il n'y
en a que de jeunes ; mais en
Freissinières, où personne n'avait
fait le catéchisme depuis vingt ans, il y en
a de très âgés ; leur
nombre dans cette vallée passe
quatre-vingts.....
Vous pensez que je suis loin d'en
être fâché ; je
bénis le Seigneur de ce qu'il m'a
réservé ce travail. Il est bien
probable qu'il n'existe pas sur le continent
beaucoup de troupeaux de deux cents
catéchumènes confiés au
même pasteur... Ce serait une chose bien
triste que, sur un si grand nombre, nul ne
prît vie ».
Plusieurs d'entre eux
« prirent vie », surtout en
Champsaur, où Neff, chose curieuse,
était allé moins souvent :
« L'opposition et le réveil,
écrit-il, s'y manifestent déjà
d'une manière sensible, tandis que dans les
hautes vallées presque tous
dorment. »
Mais dans la vallée de
Freissinières, les os secs se rapprochaient,
se couvraient de chair et reprenaient vie :
l'Esprit ne tardait pas à souffler en eux.
Des volumes de sermons de Nardin que Neff avait
fait venir de Paris, ouvrages qu'il ne savait trop
comment vendre à cause de leur prix
élevé, furent bientôt
très demandés. Il fut obligé
d'en faire venir d'autres. De touchants incidents
eurent lieu : à Dormillouse, un jeune
homme, jusque-là assez peu estimable, dit,
en achetant deux volumes : « J'irai
travailler aux carrières, et je gagnerai de
quoi prendre le reste. » D'autres
disaient : « Nous irons
ce printemps en Provence aider
aux bergers à faire monter leurs
troupeaux ; nous gagnerons vingt-quatre
francs ! notre passeport et notre voyage
payés, il nous restera bien pour un
exemplaire de sermons... »
(6).
Dans la vallée du Queyras
où on était « plus froid et
plus mort », les sermons de Nardin furent
beaucoup moins demandés. Neff y fut,
cependant, l'instrument de la conversion d'une
jeune femme, nommée Marie Philippe,
catholique de naissance, du hameau des Moulins,
près d'Arvieux. Dans la suite, il ira,
après ses longues courses, se reposer
quelquefois dans sa maison, comme Jésus,
dans la maison de Marie, de Marthe et de
Lazare.
Il ne travaillait pas en vain, et
« travailler en vain, écrivait-il
lui-même, est certainement la plus rude
épreuve d'un
évangéliste ».
En janvier et février 1825,
l'oeuvre spirituelle n'avançait guère
encore à Freissinières où le
temple avait été inauguré le
29 août de l'année
précédente. Les
catéchumènes, il est vrai,
étaient fort assidus aux leçons et se
montraient assez intelligents ; mais on ne
voyait en eux aucune vie véritable, surtout
à Dormillouse : « Cependant,
écrit Neff, quelques-uns qui étaient
déjà réveillés
avançaient sensiblement et travaillaient de
leur mieux à l'instruction des
autres ».
« L'apôtre des
Hautes-Alpes » était à la
veille d'un vrai et beau réveil qui
éclatait dans le courant de la semaine
sainte de cette même année 1825.
« Ces hautes vallées où
presque tout le monde dormait »,
étaient remuées par le souffle de
l'Esprit de Dieu. Ce fut surtout à
Dormillouse que le réveil se fit le plus
vivement sentir.
Le jeudi-saint, 30 mars, Neff fit
l'examen des catéchumènes, chaque
sexe séparément, et put s'assurer que
leurs âmes étaient travaillées
par le sentiment du péché :
« Tous montraient une grande
connaissance de leur misère, et la plupart
me paraissaient vivement
touchés ». Le soir, il y eut une
réunion publique qui fut encore fort
touchante et dura jusqu'à onze heures :
« Étant sorti pour prendre l'air,
j'entendis dans une maison voisine des pleurs et
des lamentations comme pour un mort ; je
m'approchai et je reconnus que c'étaient les
jeunes filles qui pleuraient leur trop longue
indifférence »
(7).
On ne dormit guère cette
nuit-là : la prière avait
chassé le sommeil.
Le lendemain, un culte eut lieu dans le
temple central de la vallée, à la
Combe. Une centaine de catéchumènes
qui devaient être reçus dans
l'Église ce jour-là occupaient les
bancs vis-à-vis de la chaire.
Neff avait pris pour texte de son sermon
cette parole de l'apôtre Saint Pierre :
« Désirez avec ardeur, comme des
enfants nouveau-nés, le lait pur de
la Parole, afin qu'il vous fasse
croître pour le salut » (1 Pierre
II, 2). Il prêcha avec une puissance
extraordinaire : les auditeurs pleuraient et
beaucoup de jeunes gens, surtout des jeunes filles,
étaient à genoux au pied de leurs
bancs. « Quand il fallut réciter
le voeu du baptême, je n'en trouvai aucun qui
pût aller jusqu'au bout ; les sanglots
étouffaient leur voix ; je fus
obligé de le réciter pour eux...
après le service, la plupart
restèrent à genoux sans
paraître s'apercevoir qu'il était
fini ; d'autres allèrent se
réunir en petites troupes pour pleurer et
prier ensemble... »
Pendant ces huit jours, Neff n'eut pas
trente heures de repos. On ne connaissait ni jour,
ni nuit : « Avant, après et
entre les services publics, on voyait tous les
jeunes gens réunis en divers groupes,
auprès des blocs de granit dont le pays est
couvert, s'édifier les uns des
autres ».
Neff avait peine à se
reconnaître, tant il avait été
frappé, étonné de ce
réveil subit : « Les rochers,
les cascades, les glaces mêmes, tout me
semblait animé et m'offrait un aspect moins
sévère. Ce pays sauvage me devenait
agréable et cher, dès qu'il
était la demeure de mes
frères »
(8).
Plus loin, il ajoutait :
« C'est ici une oeuvre de
l'Éternel. Lui seul connaît ceux qui
sont siens et il saura les
manifester ».
Les deux plus importantes
conséquences de ce
Réveil furent la création d'une
Société biblique à
Freissinières et la fondation d'une
École normale à Dormillousse. La
Société biblique avait pour but la
diffusion des Saintes-Écritures moyennant un
paiement en divers termes. L'École normale
qui commença à fonctionner en janvier
1826 se proposait de former des instituteurs qui,
à l'occasion, pourraient et devraient
« répandre autour d'eux la bonne
odeur de Christ ». Mais comme
Félix Neff n'était pas pourvu du
diplôme nécessaire pour enseigner et,
d'autre part, ne tenant pas à
négliger ses églises
éloignées, il s'adjoignit un
instituteur attitré
(9).
Dans le local de l'Ecole normale (une
grange restaurée) Neff lui-même
formait des évangélistes proprements
dits, car il avait compris que le zèle seul
ne peut suffire ni tenir lieu d'études et
qu'il faut un certain degré d'instruction
pour travailler efficacement à la conversion
et au salut des âmes :
« Nombre de nos jeunes hommes, dans nos
vallées, écrivait-il, sont
animés du désir de répandre
autour d'eux, et même plus au loin, la
lumière dont le Seigneur les a
éclairés ; et plusieurs avaient
commencé à tenir dans leurs villages
de petites réunions ; mais leur
profonde ignorance arrêtait leur
zèle ; et avec la meilleure
volonté du monde, ils ne pouvaient faire que
peu de bien
... ».
De l'École normale sortirent
plusieurs instituteurs et l'École
d'évangélistes forma aussi des
évangélistes et des pasteurs
(10).
Voici le portrait de Neff,
d'après l'un de ses
élèves : « Neff
était de taille moyenne, svelte et d'une
attitude digne, même imposante par son regard
scrutateur. Il avait les cheveux noirs
d'ébène, un peu crépus et
ondoyants, le front droit, de beaux yeux noirs et
intelligents, le nez bien fait, la bouche moyenne,
le visage ovale et étroit. Il avait la barbe
très noire et peu fournie. Il n'était
pas laid, il était même bien,
quoiqu'il eût la lèvre
supérieure un peu défectueuse :
on y était vite accoutumé.
Félix Neff avait un
caractère franc, loyal, ami de la
vérité et plein
d'équité. Il ne cachait jamais ce
qu'il savait être vrai... En ce qui concerne
les principes, il était ferme comme une
colonne... Convaincu et tolérant, il
était absolu sur les vérités
fondamentales de la foi et large au sujet des
points accessoires controversés. À
ses yeux, toute considération
pâlissait devant un intérêt
chrétien... »
(11).
Malheureusement la santé de
Félix Neff qui avait été bonne
jusqu'en 1826 commença à
s'altérer dans le courant de
l'été de cette
année-là. Son estomac s'affaiblit
considérablement. Cet affaiblissement eut
pour causes l'usage d'aliments grossiers, une
extrême
irrégularité de régime,
peut-être aussi - et cette opinion
était la sienne - la malpropreté des
ustensiles de cuivre dont on se servait dans les
Hautes-Alpes.
Il s'arrêta peu d'abord à
ces indispositions, ne se croyant pas
autorisé à quitter un poste où
sa présence lui semblait nécessaire.
Il voulait surtout continuer pendant l'hiver
l'École des
évangélistes ; mais le travail
de l'enseignement le fatiguait beaucoup ainsi que
les courses dans les montagnes couvertes de neige.
Des douleurs d'estomac presque continuelles et de
fréquentes indigestions l'obligeaient
à une sobriété qui s'accordait
mal avec la fatigue et le froid auxquels il
était exposé. Une foulure au genou
contractée en traversant les débris
d'une énorme avalanche, à la fin de
mars, faillit l'arrêter tout à
fait.
Il était alors à Arvieux
où il était allé après
le départ de ses élèves. Il y
soigna sa foulure que la fatigue avait
considérablement aggravée et son
estomac qui ne supportait aucun aliment, pas
même de légères infusions. Il
sentait ses forces diminuer rapidement et il vit
clairement qu'il était temps de se
rapprocher des secours qu'avec toute leur bonne
volonté, les pauvres Alpins ne pouvaient lui
procurer.
Hélas ! il les quitta pour
toujours le 27 avril 1827.
Le Réveil dans les Hautes-Alpes,
comme celui de Mens, se manifesta surtout parmi la
jeunesse. Les catéchumènes furent,
particulièrement touchés par la
grâce de Dieu. Ils avaient tous le sentiment
trèsvif de leur
péché et éprouvaient l'ardent
besoin d'en être
délivrés.
Il y en eut qui, une fois
réveillés, annoncèrent
l'Évangile à ceux qui étaient
encore « endormis » comme cette
Suzanne Baridon, de Dormillouse, le bras
droit » de Neff, lors du Réveil de
ce hameau.
Les personnes plus âgées furent
aussi réveillées, mais en moins grand
nombre. Ce furent surtout des femmes.
Quant aux hommes d'âge mûr,
il est frappant de constater combien peu Neff en
parle. Il est permis cependant de croire que
plusieurs d'entre eux se sont donnés au
Seigneur et Lui sont restés fidèles
jusqu'à leur mort.
Chose remarquable : plusieurs
catholiques-romains se convertirent. Ils
« quittèrent les citernes
crevassées où on les conduisait pour
venir à la vraie source des
eaux ».
Ces conversions ne se produisirent pas
à Mens où aucun catholique n'arriva
à la connaissance de l'Évangile. Des
Bibles et des Nouveaux Testaments leur avaient
été cependant distribués. Il
est impossible qu'ils n'aient pas eu avec les
protestants convertis de fréquents
entretiens.
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