JEAN PRADEL, dit VERNEZOBRE
Pasteur du
Désert
Tentatives d'arrestation.
Deux jours avant cette entrevue avec le
prêtre mourant, une tentative s'était
produite pour arrêter le courageux
ministre.
L'abbé de Narbonne, curé d'un village
situé à une lieue et demie
d'Uzès, avait soudoyé un espion
prétendu protestant pour l'envoyer chercher
le 17 Novembre Vernezobre sous prétexte d'un
enfant à baptiser. Puis il était
allé trouver le seigneur
duvillage pour obtenir de lui un
détachement de soldats.
Sur le refus du gentilhomme, il avait
convoqué quelques paysans et les avait
armés. Mais Vernezobre, soit par suite d'un
pressentiment, soit par suite d'une circonstance
fortuite, et malgré les sollicitations
pressantes de plusieurs personnes achetées
par l'abbé, ne put venir ce
jour-là.
Le seigneur indigné par la traîtrise
du prêtre, envoya le lendemain un ami pour
annoncer à Vernezobre le danger qu'il avait
couru (1)
Vernezobre envoie une protestation énergique
auprès de l'intendant, protestation dont il
fut tenu compte.
Le 11 Juillet, il écrit à Court.
"Quoique accable d'affaires, Je
saisis ce moment du départ du courrier pour
vous apprendre le succès de mes plaintes
contre l'abbé de Narbonne. Peu de temps
après avoir fourni mon mémoire sur
son complot, cet abbé fut mandé par
l'évêque d'Uzès, obligé
de rester une quinzaine de jours par la ville ou au
séminaire, et enfin force de quitter sa
paroisse et d'aller demeurer dans un autre village
ou, éloigné des protestants, il
n'aura plus occasion de leur faire du mal. Puissent
être ainsi mortifiés et confondus tous
ceux qui se proposent de faire des outrages
à notre chère église
"
Malgré le succès de cette plainte,
Vernezobre eut encore à subir deux
tentatives pour s'emparer de sa personne. Mais les
deux fois, il réussit à
s'échapper.
Le 15 Août 1754 l'infâme Coulet,
huissier aux gages de Monsieur l'intendant de St
Prieust, Jeudi 15 du courant, jour d'une des plus
grandes fêtes romaines, se rend à
trois heures du matin dans les casernes
d'Uzès, éveille promptement les
soldats en leur disant "oh, pour le coup, Je suis
sûr de mon fait", et s'étant mis
à la tête de cent hommes
déterminés (excepte un) a tout mal,
va avec eux à grandes courses investir les
maisons des sieurs Chanon et Roux dit
Jérémie, qui sont à une petite
distance l'une de l'autre.
Le misérable fait arrêter et garder
par précaution deux petits enfants chasseurs
d'oiseaux qui passaient fortuitement parmi les
soldats postés devant et derrière,
sur les chemins, dans les Jardins et sur les aires.
Quand l'aube du jour qu'il leur avait
commandé d'attendre avec autant d'impatience
que de silence, vient et qu'il entend ouvrir les
portes, il leur ordonne d'entrer en maîtres
et de faire leur office Il se retire aussitôt
dans un coin pour voir, sans être vu, le
succès de sa trahison qui est, grâce
à Dieu, bien différent de celui qu'il
attendait
En effet les exécuteurs de son projet
diabolique n'ayant pas
trouvé l'homme qui a l'honneur de vous
parler, tournent leur mauvaise humeur contre
l'huissier et l'auraient peut-être
maltraité s'il ne s'était
glissé adroitement du milieu d'eux, plus
enragé que jamais d'avoir pris un autre pour
moi. "(2)
L'année suivante, une seconde entreprise
échoue.
"Le 7 Mars 1735, j'avais promis de monter dans la
Lussannèque pour y exercer certaines
fonctions de mon ministère et la nuit du 8
au 9 temps précis de mon voyage, vingt-cinq
soldats de Montaren occupèrent une partie de
mon chemin pendant huit heures, depuis dix heures
du soir jusqu'à six heures du matin, heure
à laquelle ils furent relevés par
cinquante soldats d'Uzès ayant le major
à leur tête ; heureusement je
m'étais engagé d'aller baptiser
quelques enfants du côté de St Quentin
et le dimanche, en m'éveillant, j'eus la
pensée de prendre un sentier du bois pour
éviter le grand chemin, ce qui fut
exécuté malgré le désir
que témoignaient mes compagnons de voyage de
suivre la route meilleure et ordinaire sans aucun
retardement. Au lever du soleil, les derniers
soldats qui étaient venus d'Uzès
parcoururent le bois de St Médier, de la
Baume et de la Ferres à mesure que je
traversais celui de Jau. À dix heures du
matin, n'ayant point
trouvé celui qu'ils cherchaient, ils eurent
la malice de mettre au milieu d'eux un juif qui
revenait d'Alès et de le mener comme un
prisonnier jusqu'aux bourgades de la ville afin de
redoubler l'alarme des protestants qui m'avaient
cru vendu et arrêté et qui jetaient
déjà les hauts cris".
(3)
Adoucissement des mesures
pénales.
Vers la fin de l'année 1752, le Duc de
Richelieu vient reprendre le commandement militaire
du Languedoc. Certes les ordres dont il
était porteur étaient
rigoureux : arrêter et chasser les
ministres, interdire les assemblées ;
mais on lui laissait le choix des moyens et surtout
sur un article capital, il était
invité à se montrer conciliant :
"Vous devez particulièrement vous attacher
à la matière des mariages et des
baptêmes. Le point essentiel serait d'engager
les évêques à rendre
l'administration de ces sacrements plus libre et
à supprimer quelques conditions qu'ils y
ont
-79-
attachées depuis peu et qui en
éloignent les nouveaux convertis"
(4)
Ces conditions étaient une abjuration
écrite et la communion. Ainsi le
gouvernement revenait sur ses décisions
antérieures, mais réussirait-il
à convaincre les évêques et le
clergé ?
Une conférence se tient à
Montpellier, à laquelle participent les
évêques et le duc de Richelieu.
Après de longues discussions, la
thèse du gouvernement l'emporte et l'on
aboutit aux résultats suivants : les
enfants des protestants ne seront plus
déclarés bâtards et les
fiancés qui se présenteront devant
les prêtres ne seront pas obligés de
prendre la communion ni de prononcer une formule
d'abjuration.
Par ces nouvelles dispositions qui ne faisaient
allusion ni aux emprisonnements ni aux amendes, le
gouvernement de Versailles espère maintenir
la paix. Les protestants croient à
l'avènement d'une nouvelle période
d'apaisement. Mais Vernezobre, en communiquant les
résultats de cette conférence
à Court, manifeste quelque
appréhension.
Quelques temps après il écrit "Nos
églises jouissent d'un grand calme, nos
ennemis étonnés de cette oeuvre
divine disent par la bouche d'un
chanoine qu'ils ne savent s'ils doivent
espérer ou craindre", et encore "nos saintes
congrégations ont toujours lieu et publient
avec plus d'éclat que jamais la grâce
et la force du Tout-Puissant
(5)
Les églises qui avaient paru faiblir au
moment on l'abjuration était obligatoire,
reprennent une activité religieuse La
présence du Duc de Richelieu provoque une
détente Les excès des logements
militaires sont réprimés, les courses
de détachements se font plus rares. Les
ministres, après une si violente
période de dangers, respirent.
Vernezobre profite de ce calme passager pour faire
un voyage à Bédarieux, sa ville
natale Il convoque deux assemblées qui sont
très vivantes. Au retour il passe par
Montpellier : "En passant à
Montpellier, j'eus la satisfaction de voir se
continuer le zèle d'un bon nombre de
fidèles qui, dans un temps moins favorable
que celui d'à présent, assistaient
régulièrement à toutes nos
assemblées. "
(6)
Mais déjà vers la fin de 1753 les
affaires des protestants redeviennent sombres de
nouveau Les craintes de Vernezobre se
réalisent.
Nouvelles mesures de rigueur
En Décembre les protestants
épouvantés voient arriver trente
bataillons dans la province du Languedoc. Et trois
mois après, un ban contre les religionnaires
est affiché et publié dans toutes les
villes et dans tous les villages
Les commandants, dans chaque garnison
reçoivent des instructions très
sévères. Le gouverneur indique
minutieusement les moyens de faire une chasse
meurtrière aux assemblées.
C’était une véritable
déclaration de guerre contre les
protestants. On peut lire ces instructions dans le
Bulletin de la Société de l'Histoire
du protestantisme, tome X, p 284.
Nous ne pouvons en donner que quelques extraits
Article 3. L'officier fera de son mieux pour
empêcher qu'il ne se tienne aucune
assemblée dans son quartier ni aux environs
et cependant il fera une reconnaissance
particulière des endroits ou se tiennent ces
assemblées afin d'être en état
de prendre ses dispositions pour les surprendre
Article 4. Dans le cas d'une assemblée
surprise, l'officier prendra des mesures pour
arrêter avant tout le prédicant sur
lequel il fera même tirer s'il prend la fuite
à cheval.
Article 8. Il conduira et fera garder en prison
avec toutes les précautions possibles, les
prisonniers des deux sexes et ne les
relâchera sous aucun prétexte.
Cet arrêté jeta la consternation parmi
la population protestante C'est un grand seigneur,
un esprit tolérant et incrédule, ami
des philosophes, qui, à
l’étonnement de tous, entreprend de
comprimer aussi durement la foi protestante, celui
auquel deux ans plus tard, Voltaire adressait ces
vers :
“C'est rarement que dans
Paris
Parmi les festins et les ris
On démêle un grand
caractère.
Le préjugé ne conçoit pas
Que celui qui sait l'art de plaire
Sache aussi sauver les états.
Le grand homme échappé au vulgaire
"
Les protestants du Languedoc ne
s'aperçurent pas que Richelieu était
le grand homme annoncé par Voltaire. Il est
probable que cette impitoyable déclaration
de guerre n'est pas son oeuvre personnelle. Ce sont
des conseillers habiles qui obtiennent son
consentement et sa signature. C'est
l’époque ou le Parlement de Paris,
défenseur du Jansénisme, redouble
d'activité contre les
partisans de la bulle "Unigenitus".
Il engage sans cesse contre ces derniers des
poursuites que les autres parlements s'empressent
d'imiter, les curés sont
décrétés de prise de corps,
les évêques voient leur temporel
saisi. Aussi les parlements si rigoureux contre les
ultramontains, essayaient-ils par compensation de
lutter sévèrement contre les
réformés.
La situation extérieure était
également défavorable. Dans
l'Amérique du Nord la lutte se poursuivait
entre la France catholique et l'Angleterre
protestante. C'est d'ailleurs pendant tout le
XVIIIe siècle que la rivalité entre
la France et l'Angleterre a constitué, pour
les réformés, une cause de
persécutions. Pour nombre de catholiques
ignorants, les protestants prenaient figure
d'alliés de "l'ennemi
héréditaire".
D'autre part la tentative de rebaptisation
générale avait échoué
partout. La presque majorité des habitants
se rendait de plus en plus aux
assemblées.
Le clergé le savait. L'évêque
de Nîmes, dans une lettre à ses
curés, l'avoue : "il est inutile,
dit-il, que vous parliez à personne des
éclaircissements que je vous demande, mais
il est juste que je sache quel est le
progrès du mal dans mon
diocèse".
Ainsi les mesures de tolérance avaient-elles
pour résultat de montrer tout l'artificiel
des conquêtes catholiques.
De plus des rivalités commerciales venaient
aggraver la cause des réformés. Les
affaires des négociants huguenots
reprenaient rapidement. Leurs entreprises se
multipliaient. Leurs rivaux catholiques le
constataient avec mélancolie et harcelaient
les pouvoirs publics de leurs réclamations.
Certains exilés auxquels leurs amis donnent
des nouvelles plus rassurantes reviennent au pays.
Ce sont autant de concurrents éventuels.
Toutes ces causes réunies expliquent le
retour à des mesures de rigueur. Le Duc de
Richelieu n'a pas été un
persécuteur par conviction, il l'a
été par indifférence, par
opportunisme politique, pour remplir la fonction
dont la cour l'avait chargé.
Possédant sous la main, au début de
1754, un nombre de soldats très
élevé, il n'avait plus qu'à
entreprendre l'exécution de ses ordonnances
draconiennes.
Le 13 Mars 1754, il se rend à Nîmes.
Le lendemain il est à Uzès ; il
mande devant lui les principaux religionnaires et
leur défend au nom du roi de
fréquenter les assemblées et
d'entretenir des relations avec les
prédicants, mais il garde le silence sur les
baptêmes et les mariages,
ce dernier point étant réservé
pour l'avenir, après la fuite
escomptée des pasteurs. La
crédulité du Duc qui pense que les
pasteurs vont prendre peur et fuir montre bien
quelle méconnaissance l'on avait à
Paris de la mentalité
réformée.
Une lettre de Vernezobre donne un détail
savoureux sur la visite de Richelieu à
Uzès. Elle nous rapporte les suppliques que
trois femmes adressèrent au gouverneur.
Alors que ce dernier venait d'achever son discours,
une vieille paysanne s'avance vers lui et d'un ton
grave, prononce cette
bénédiction : "Ai Monseigneur
lou maréchal, què langeau de
l'Éternel vous accompagnou". (Oh!
Monseigneur, que l'ange de l'Éternel vous
accompagne. Patois languedocien).
Quelques instants après, pendant que
Richelieu s'entretient avec des amis, il voit
s'approcher une autre femme portant une corbeille
pleine de barquettes, vieille pâtisserie de
la région : "Monseignour, aqui uno paouvro
veouso que vous presente ce qua di milliou din sou
oustaou. Au noum dé Diou fases mè la
graço d'in accepta". (Monseigneur,
voilà une pauvre veuve qui vous
présente ce qu'elle a de meilleur dans sa
maison. Au nom de Dieu, faites-moi la grâce
de l'accepter).
Le gouverneur accepte le cadeau et le
distribue à son entourage
après avoir donné un louis d'or
à la veuve.
Enfin à son départ, alors qu'il
était déjà assis dans son
carrosse, une troisième femme, en pleurant,
lui prend la main et lui dit a "Souvenes-vous
d'aves petia dis paouvres protestants, touti
prigoun Diou per vous. Lou grand Diou vous
accompagne et vous donne longuo vido".
(Souvenez-vous d'avoir pitié des pauvres
protestants, tous prient Dieu pour vous. Que le
grand Dieu vous accompagne et vous donne une longue
vie).
Richelieu paraît si touché par ce
langage du coeur qu'il réplique à la
femme qui n'avait pas lâché ses
mains : "Allez, ma bonne femme, soyez
tranquille, je m'en souviendrai".
À ce moment, le gouverneur pouvait
être sincère, mais la raison politique
est toujours plus forte que le sentiment chez les
hauts fonctionnaires. Les protestants languedociens
en firent l’expérience. De retour
à Montpellier, Richelieu organise la chasse
aux assemblées et aux prédicants.
Rabaut écrit : "La grande
quantité de troupes, la vigilance de nos
ennemis y ont rendu les assemblées
impossibles. Même dans les endroits
éloignés, très loin des
agglomérations importantes, le silence du
désert n'est plus que
très rarement troublé par les voix
ardentes des ministres. De fortes sommes sont
offertes à ceux qui donneront des
renseignements permettant d'opérer la prise
d'un pasteur.
La mise à prix de la tête de
Vernezobre monte jusqu'à la somme
énorme de trente mille
livres."(7)
Aussitôt on voit éclore une foule de
traîtres alléchés par les
récompenses. "Il y a autant d'espions que de
mouches, écrit Paul Rabaut, nous ne savons
où aller pour être en
sécurité, nous errons dans les
déserts sans savoir où reposer notre
tête".
Vernezobre, à la moindre alerte, doit gagner
les bois et se rendre chaque jour dans des maisons
différentes pour dépister les
soupçons. Il erre loin de sa seconde femme
et de ses enfants qu'il ne peut pas rencontrer sans
courir de graves risques, il mène une
existence de bête traquée qui, pour
défendre sa vie en danger, déploie
autant de prudence que
d'ingéniosité.
Mais les battues si scrupuleusement faites par les
troupes ne sont pas toujours stériles. Ainsi
dans le diocèse d'Alès, à
l'aube, un détachement cerne une ferme
où un jeune ministre, Étienne Tessier
dit Lafage, avait passé la nuit. Le
ministre, en essayant de se sauver, reçoit
un coup de feu qui lui fracasse
le bras et lui fait une blessure sous le
menton ; conduit à Montpellier, il est
condamné au gibet et il meurt
courageusement, à trente et un ans. Si c'est
l'intendant qui a prononcé la sentence de
mort, ce sont cependant les ordres de Richelieu qui
ont provoqué l'arrestation du malheureux
ministre.
Le tolérant Malesherbes partageait l'erreur
de ses contemporains et leur ignorance lorsqu'en
1785, dans un mémoire au roi, il disait de
Richelieu : "Il fit des dispositions qui en
imposèrent aux rebelles, il menaça
beaucoup et ne fit pendre personne. "
Plusieurs fois Vernezobre échappe aux
pièges de ses ennemis dans des conditions
dramatiques. L'huissier déjà
mentionné, Goulet, est placé
spécialement à ses trousses. Si
toujours il arrive trop tard, la place est souvent
encore chaude. Vernezobre maintient la tenue des
assemblées. À ses yeux, c'est une
question de vie ou de mort pour l'église
protestante.
En Juillet 1755, près d'Uzès,
l'assemblée qu'il préside est
surprise et il s'échappe à
grand-peine. Voici le récit qu'il fait
lui-même dans une lettre à Antoine
Court.
De mon lit de douleur
Ce 24 Juillet 1755.
Dimanche dernier, après avoir
heureusement terminé
notre culte religieux par la
Bénédiction, deux personnes qui
étaient en division s'approchèrent de
moi et me prièrent de leur donner quelques
moments d'audience. J'eus beau représenter
à ces personnes que ce n'était ni le
lieu, ni le temps de connaître leurs
différents, il fallut me résoudre
à écouter leurs plaintes.
Pendant qu'elles se disputaient en ma
présence avec un peu trop de vivacité
et au moment même où j'allais
descendre de la chaise qui m'avait servi de chaire
pour les quitter, une sentinelle partie
d'Uzès à la vue du signal
donné sur l'esplanade à trois
compagnies du régiment de Bussac pour courir
contre nous arriva à Castille (lieu de
l'assemblée), extrêmement
fatiguée de sa course et fit crier de l'un
à l'autre que des soldats étaient sur
nous. Ce cri d'alarme pénétrant
jusqu'à notre place où se trouvaient
encore près de la moitié des membres
de l'assemblée, fit prendre la plus prompte
fuite à ces membres fidèles.
Je me mêlai parmi eux et je pris la fuite
comme eux, faute de cheval. Mais à peine
eus-je fait deux cents pas que, rencontrant quelque
broussaille, mon pied gauche se foule pour la
troisième fois en trois mois et je me vis
forcé de me laisser aller par terre. Ma
chute occasionna celle d'un ami qui tomba sur moi,
sans augmenter le mal que
je m'étais fait. Dans l'instant je fus bien
secouru car plus de trente hommes qui formaient mon
escorte s'empressèrent de venir me
relever ; il y en eut deux surtout qui,
remarquant que les cris d'alarme redoublaient, que
le désert retentissait des
gémissements des femmes qui nous suivaient
et qui me croyaient perdu, que je ne pouvais ni
avancer, ni reculer, pas seulement me tenir debout,
que je me contentais de demander si les soldats
étaient à une distance suffisante
pour avoir le temps de briser certains papiers
enfermés dans mon portefeuille, ces deux
hommes, dis-je, ranimèrent leur zèle
et leur courage, m'élevèrent entre
leurs bras et me portèrent en courant de
toutes leurs forces un assez long espace de chemin
jusqu'à ce que d'autres de la compagnie,
apercevant de loin une mule qui paissait dans un
pré, furent la prendre malgré
l'opposition du propriétaire et me l'ayant
amenée, couverte de leurs habits, on me mit
dessus et me tenant des deux côtés on
me conduisit à un lieu de
sûreté.
Pendant que nous étions si fort en peine,
que nous pensions avoir les ennemis à nos
trousses et qu'il semblait inévitable
qu'à l'occasion de mon nouvel accident, je
tomberais entre leurs mains, ces misérables,
par un heureux coup du ciel, ayant pris
à à main
droite, couraient vers l'ancienne place, tiraient
droit au bas de la Fontèze, guidés
par un jeune garçon protestant qu'ils
avaient trouvé chassant des petits oiseaux
près de la métairie de Monsieur
Chamand, sur le chemin d'Arpaillargues.
Cet enfant sans se faire connaître, ni
trop presser, s'était mis à leur
tête pour les conduire jusqu'à ce
fameux théâtre de nos premiers
malheurs (voir l'assemblée surprise à
Arpaillargues).
En chemin faisant, ils arrêtèrent
une pauvre femme de Montaren qu'ils contraignirent
à marcher avec eux et ne voulurent la
lâcher qu'après être descendus
de la montagne et l'avoir obligée de leur
donner son nom et son surnom, sur le refus plein
d'indignation qu'elle fit, de cent écus qui
lui furent offerts si elle enseignait l'endroit
où était allé le ministre
qu'elle venait d'entendre.
Toute la ville était en émotion
dans l'attente du succès de cette terrible
corvée. Plusieurs catholiques étaient
accourus à la Tour du roi pour se procurer
le barbare plaisir de voir mener de nouveaux
prisonniers.
Le soir précédent, trois petits
détachements de sept à huit hommes
chacun, armés d'épées et de
bâtons, étaient sortis de leur poste
de Montaren, l'un de ces détachements
était allé du côté
d'Arpaillargues, l'autre
s'était tenu autour du village, et le
troisième s'était caché dans
un jardin où l'on a souvent cru que j'allais
de temps en temps passer la nuit.
Le lendemain de notre alarme, mon pied
foulé s'enfla prodigieusement et devint
affreux. Depuis ce temps, je n'ai presque pas
quitté le lit, crainte de rendre le mal de
ma dernière foulure incurable ...... “
Le 1er Janvier 1756, une affaire sensationnelle se
déroule aux environs de Nîmes. Une
assemblée que présidait Paul Rabaut
est surprise et les soldats font deux prisonniers
qui sont envoyés aux galères.
Parmi eux se trouve le fameux Jean Fabre dont la
piété filiale et les souffrances
inspirèrent plus tard "l'honnête
criminel" de Fenouillet de Falbaire, drame qui fut
joué sur tous les théâtres de
l'Europe. On sait que, d'après la
pièce, Jean Fabre voulut se mettre à
la place de son père et qu'il souffrit aux
galères jusqu'en 1766, année de sa
délivrance par le Duc de Choiseul.
Avec quelle douleur Vernezobre commente le triste
événement :
“Cette affaire inattendue a jeté dans
la plus grande consternation et dans une terrible
confusion les protestants de Nîmes. La
plupart désapprouvent hautement la
résistance de mon compatriote.
Les parents maintenant sont furieux et
irrités contre lui ;
telle est l'inconstance des peuples exposés
aux revers de la persécution. En certains
temps, ils élèveraient leurs pasteurs
sur le trône et en d'autres ils prendraient
des pierres pour les lapider" et Vernezobre ajoute
cette laconique confession :
"J'en puis parler ainsi d'après une
expérience personnelle".
(8)
La prise de Fabre qui soulevait l'hostilité
des protestants de Nîmes contre leur
persévérant ministre était
pourtant appelée à avoir dans la
suite les conséquences les plus heureuses
pour la cause réformée.
Le drame émouvant dont Fabre fut le
héros créa un mouvement
européen de sympathie à
l'égard des religionnaires. À
défaut de la liberté qu'ils auraient
préférée, on conçut au
moins de la pitié pour eux.
À l'exception de l'église de
Nîmes dont la garnison très nombreuse
pouvait facilement surveiller les environs peu
accidentés, toutes les églises de la
province tenaient leur assemblée chaque
dimanche.
Vernezobre constate que par la grâce de Dieu,
il en a fait de forts nombreuses pendant quelques
dimanches consécutifs, aux environs
d'Uzès, mais hors du terrain de cette ville
et dans une lettre à
Chiron Il ajoute : "La
dernière qui se tint à St Quentin
près d'Uzès, fut très suivie
et cela n'aurait pu être autrement à
cause des communions de Pâques et de
l'inaction de l'ennemi. Après avoir
reçu soixante-six catéchumènes
et entendu la bénédiction,
l'assemblée fut extrêmement
alarmée par la nouvelle de la sortie d'un
détachement de quatre-vingts hommes et se
dispersa en hâte dans les bois quoiqu'elle
eut plus d'une heure pour se retirer
tranquillement.
Dans ces circonstances, j'ai eu besoin de toute la
force du ministère pour retenir certains
particuliers dans la borne de la modération.
Appuyé sur le rocher des siècles, je
continuerai d'assembler les fidèles.
La persévérance est ici jugée
nécessaire.
"(9)
Le mois suivant, à une nouvelle
assemblée, tenue dans le même
village : "le prêtre et beaucoup de
catholiques eurent la curiosité de venir les
uns se mêler parmi nous et les autres se
placer seulement à portée d'entendre.
Tous parurent frappés du spectacle de notre
dévotion et se sentirent, au moins la
plupart, plus d'estime et de compassion pour leurs
compatriotes protestants. On assure même que
l'émotion du principal d'entre eux fut telle
qu'il dit à quelqu'un en
parlant des ministres : "Comment peut-on faire
mourir ces gens-là",
(10)
Ainsi les assemblées religieuses sont
fréquentes et régulières.
Celles qui sont surprises ou même
sérieusement inquiétées ne
forment qu'une proportion minime.
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