[Je ne dis] pas qu'il y ait relâche chez les uns, gêne chez les autres; mais que tout parte de l'égalité. Que dans l'occasion présente votre abondance subvienne à leur déficit, afin aussi que leur abondance à eux subvienne à votre déficit, et qu'ainsi il y ait égalité, selon qu'il est écrit: « Celui qui [avait] beaucoup ne dépassait pas la mesure, celui qui [avait] peu n'était pas dépourvu. Mais
grâces
à Dieu, qui a donné à Tite, dans son
coeur, ce même zèle à votre sujet, parce
qu'il a, d'une part, reçu la consolation et que, de
l'autre, avec plus de zèle encore et de son bon
gré, il s'est rendu chez vous. Mais nous avons
envoyé avec lui le frère dont la louange en
l'Evangile a passé par toutes les Eglises et qui,
plus encore, a été désigné par
le choix des Eglises pour être notre compagnon de
route dans cette grâce que nous administrons pour la
gloire de Dieu et selon notre empressement, ayant pris
cette
décision de peur que quelqu'un ne nous adresse des
blâmes à l'occasion de cette abondance que nous
administrons. Car ce que nous nous proposons, c'est le
bien,
non seulement devant le Seigneur, mais aussi devant les
hommes. Mais nous avons envoyé avec eux notre
frère, dont nous avons maintes fois
éprouvé le zèle en plusieurs cas, et
qui maintenant est beaucoup plus zélé
grâce à sa grande confiance en vous. S'agit-il
de Tite, il est mon second et travaille avec moi pour
vous;
s'agit-il de nos frères, ils sont apôtres des
Eglises, gloire de Christ. Faites donc paraître
à leurs yeux la preuve de votre amour et de notre
motif de gloire à votre sujet, à la face des
Eglises.
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Un écrivain moderne recommandant une collecte en faveur des pauvres se serait probablement arrêté après les considérations précédentes. Préoccupé de ménager son public, sachant le peu d'attrait fourni par un tel sujet, il aurait le plus vite possible passé à un autre. Mais Paul, nous l'avons assez constaté, n'est pas un écrivain moderne. A son point de vue, la question n'est encore qu'abordée.
Il veut, d'abord, que la charité ne s'exerce point à l'avantage exclusif des uns et au détriment des autres. Pour lui, c'est un principe; il l'appelle l'égalité. il exige ensuite, pour l'administration des aumônes, la plus scrupuleuse rectitude, une surveillance Ôtant toute prise aux soupçons. Second principe; nous pouvons le nommer: la loyauté. Nous les voyons appliqués l'un et l'autre dans la pratique de la primitive Eglise ; ils sont pour le moins aussi recommandables aujourd'hui.
I. L'égalité.
Une question, ici, s'impose : l'égalité est-elle réalisable ?
Elle est inscrite, nous le savons tous, en compagnie de la liberté et de la fraternité sur le fronton de monuments magnifiques, sur nos pièces de monnaie, sur les plis des drapeaux, dans les entêtes des documents officiels. Des discours enflammés la vantent - et croient même la communiquer - dans des réunions publiques, à des milliers d'auditeurs. Les journaux lui consacrent des dissertations et les poètes des dithyrambes. Avec tout cela, a-t-elle avancé d'un pas dans notre monde? Est-elle même possible?
Rassurons-nous. Si elle était impossible, l'apôtre ne l'eût pas ordonnée. Il s'agit seulement de savoir quelle égalité il avait en vue.
En aucune façon cette égalité forcée qui prétend passer sur tous les hommes un niveau tyrannique, autant dire les courber sous un même joug. Ne tenir aucun compte de différences inévitables provenant de la nature des hommes et des choses, c'est de l'oppression, ce n'est pas de l'égalité. Prendre à celui-ci le fruit légitime de son travail pour encourager chez celui-là les sottises de sa paresse, c'est de l'injustice, ce n'est pas de l'égalité.
Appauvrir brutalement le patron pour enrichir aveuglément l'ouvrier, c'est de la violence ; ce n'est pas de l'égalité. Et ce n'est pas non plus l'ère sociale que Paul ouvre devant les Corinthiens. Son égalité à lui est celle de la charité, - de l'amour. - Vous rappelez-vous ce presbytre d'une Eglise d'Asie traduit, à l'époque de Trajan, devant un proconsul et accusé de menées révolutionnaires: « On t'a trompé, répond fermement le pasteur. Ceux qui veulent ruiner les autres disent : ce qui est à toi est à moi.... je prends. - Pour moi je prêche autre chose à mon troupeau: ce qui est à moi est à toi.... je donne. » C'est précisément l'égalité voulue par saint Paul.
Que chacun donne à son frère malheureux selon ce qu'il peut; quitte à recevoir un jour de ce même frère, passé à des conditions meilleures, ce que celui-ci pourri donner. Vous êtes aujourd'hui en mesure de soulager vos coreligionnaires de Jérusalem; soulagez-les ! Les rapports seront peut-être bientôt renversés. Rien n'est plus instable que la fortune. Alors vous recevrez à votre tour. Ainsi se réalisera l'égalité. Pas d'orgueil chez celui qui donne ; pas d'humiliation pour celui qui reçoit ; charité chez l'un, charité chez l'autre ; amour mutuel entre les enfants d'une même famille.... Relisez bien nos versets 12 à 14; vous n'y trouverez pas autre chose.
Au verset quinzième, l'apôtre appuie son exhortation par un exemple pris dans l'Ancien Testament, celui de la récolte de la manne au désert. Permettez-moi de ne pas m'y arrêter à présent. Nous y reviendrons au chapitre neuvième à propos d'autres citations, et nous aurons alors à chercher comment Paul en usait vis-à-vis de ses souvenirs des Livres Saints. *Pour le moment, faisons un peu d'histoire ecclésiastique. Franchissons quelque cent ans, et voyons comment l'Eglise des premiers siècles a compris ces conseils pauliniens au sujet de l'égalité.
Un sermon qu'on ne lit plus guère aujourd'hui, mais qui fit en son temps un bruit considérable et bienfaisant, nous présente un tableau singulièrement éloquent de la charité des chrétiens à l'époque des empereurs romains. C'est le sermon de Saurin sur l'aumône. Il nous montre l'Eglise organisant entre ses membres un service de secours mutuels tellement général et tellement efficace qu'il arrache des témoignages d'admiration à des païens tels que Lucien le Satirique et Julien l'apostat. Etendant ces secours bien au delà de ses limites naturelles, l'Eglise en fait bénéficier les étrangers, juifs ou païens, sans distinction. Elle dépense des sommes considérables, énormes pour le temps, en faveur de la propagation de sa foi, devenant ainsi la mère de ces missions évangéliques dont le premier élan devait trop vite s'arrêter pour renaître aux jours de la Réformation avec Calvin et Coligny, et s'établir définitivement dans les communautés moraves. Elle s'occupe avec un dévouement inlassable des malades, des infirmes, des abandonnés auxquels le paganisme n'estimait pas utile de s'intéresser. Elle amasse de grosses contributions pour aider au rachat des captifs et à la délivrance des prisonniers faits par les pirates. Elle nourrit, à la lettre, des milliers de pauvres, trouvant sa gloire à ce travail si humble, tellement qu'à la question de Décius lui demandant un jour de produire ses titres, elle répond noblement en lui amenant toute une légion d'infortunés assistés par elle (1).
Ainsi avait-elle compris l'injonction de l'apôtre: Qu'il y ait égalité! L'Eglise moderne a-t-elle suivi cet exemple ? je ne me sens aucun droit de lui faire son procès. Je reconnais bien plutôt, avec action de grâce envers Dieu l'abondance de ses oeuvres de charité. Je note, sans parvenir à tout compter, ses missions au dehors et au dedans, ses infirmeries, ses refuges, ses asiles, ses écoles, ses sociétés de secours et d'apprentissage, ses collectes dont nous voyons le montant s'élever d'année en année. je note aussi les progrès de l'alliance évangélique, cette autre forme, et non la moins bénie, de l'égalité. je sais, pour les avoir vus, des exemples émouvants de sacrifices joyeux chez les uns, de résignation admirable chez les autres ; des dépenses superflues résolument supprimées et transformées en bienfaits, un luxe tapageur ou même tranquille condamné non pas en paroles, mais en actes, des spéculations louches hardiment refusées, des gains douteux refusés, des commerces fermés parce qu'ils mettaient la morale en danger..:. Oui, je sais ; je suis heureux de savoir. Et en face de l'immensité sans bornes de la tâche qui reste à accomplir, en présence de la ligue formidable des intérêts et des lâchetés, des égoïsmes et de la paresse, je me sens pressé de redire encore une fois le voeu de l'apôtre: Qu'il y ait égalité
2. La loyauté.
Paul était en voie d'obtenir cette égalité. Le ministère de Tite venait de réaliser dans Corinthe de beaux progrès. Et dans la manière dont le pasteur écrit : Qu'il y ait!... il semble presque sous-entendre: Il y a déjà.
Mais si les coeurs et les bourses s'étaient largement ouverts, tout n'était point fini pour cela. Il s'en fallait même de beaucoup. L'argent une fois récolté, en Macédoine d'abord, puis à Corinthe et dans toute l'Achaïe, il fallait le conduire à destination, ce qui signifie jusqu'à Jérusalem. Long et difficile voyage. Le transport d'une telle somme représentait une véritable entreprise. Alors que les billets de banque et les lettres de crédit ne facilitaient point comme de nos jours les transactions commerciales; on chargeait la lourde monnaie sur des mulets et ce n'était point petite affaire de conduire la caravane à bon port. Luc me paraît faire allusion à ce transport, quand il écrit, racontant la dernière arrivée de Paul à Jérusalem: « Après ces jours, ayant chargé [« nos bêtes » ou « nos porteurs »], nous montâmes à Jérusalem (2). »
A côté de ces soucis matériels, la responsabilité était fort lourde. Qui s'occupera de convoyer la collecte ? Paul, probablement. Pourtant, n'y aura-t-il aucun inconvénient à ce qu'il s'acquitte seul d'une pareille tâche ? N'entendez-vous pas les insinuations dont, immédiatement, il sera l'objet? On lui reprochera à mots couverts, pour commencer, - mais ces mots-là se découvrent si vite - on le soupçonnera, tantôt d'avoir exigé des souscriptions trop fortes, tantôt de s'être contenté à trop bon marché, puis, soupçon bien plus grave, de n'avoir pas été rigoureusement fidèle dans la conservation et dans l'administration de ces dons, en d'autres termes d'avoir malversé ; qui sait ? d'avoir retenu, sous prétexte de juste salaire à toucher, une portion quelconque des offrandes. Eh oui! ces choses-là se disent. Ce qui est pire, elles se font. Cela se pratiquait déjà sur une large échelle au temps de notre missionnaire. L'historien Josèphe, dans ses Antiquités, nous parle d'un certain Juif coupable de pareils détournements. Sous le règne de Tibère, il aurait persuadé à une femme nommée Fulvie d'envoyer au temple de Jérusalem un présent de pourpre et d'or. Puis il s'en serait emparé pour son propre usage et pour celui de trois acolytes auxquels ils s'était associé pour cette duperie pieuse (3).
Paul n'ignore pas ces faits. Il faut à tout prix que ces nuages soient écartés de son ciel; autrement son ministère entier en pâtirait. Plus encore que la femme de César, un apôtre de Jésus-Christ ne doit pas être soupçonné. Il se gardera donc bien de procéder seul à l'achèvement de la collecte; il évitera soigneusement d'en conserver seul la surveillance jusqu'en Judée. Il confiera cette responsabilité à trois collègues d'une fidélité éprouvée.
Lesquels? Tite d'abord; rien de plus juste, et nous l'aurions pommé d'emblée sans hésiter. Il possède la confiance de l'apôtre, celle des Corinthiens, celle aussi des chrétiens de Jérusalem depuis la fameuse conférence où Paul le leur présenta (4). Avec lui, deux compagnons dont l'excellente réputation nous fait beaucoup regretter de ne pas savoir leurs noms. Paul les appelle tous deux des frères. Il écrit, du premier (v. 18) que « sa louange dans l'Evangile (c'est-à-dire dans la prédication de l'Evangile) a passé par toutes les Eglises. » Il dit du second (v. 22) qu'à l'épreuve, en plusieurs circonstances, il l'a trouvé zélé, et ne doute pas de le voir plus zélé encore dans les présentes circonstances.... Quel dommage de ne pas savoir les noms de si braves gens! C'est, du reste, l'habitude de l'Ecriture sainte. Un nom, un seul, demeure par-dessus tous les autres: celui du Père céleste révélé en Jésus-Christ.
Cela n'a pas empêché, vous le comprenez, les imaginations de chercher. Les commentaires passent volontiers en revue les noms de tous les collaborateurs de Paul, et s'arrêtent, suivant leur fantaisie, tantôt sur celui-ci, tantôt sur celui-là. Autant d'hypothèses, pas de certitude. Une certaine vraisemblance S'attache au nom de Luc, mis en avant par quelques interprètes. Luc, en effet, parait s'être séparé de Paul à Philippes, au cours du second voyage missionnaire; ils se sont rejoints dans cette même ville au terme du troisième (5). Or, l'apôtre se trouve actuellement en Macédoine; peut-être à Philippe même ou dans les environs. Dans ce milieu, Luc, le médecin, est très certainement connu et apprécié. A lui s'appliquerait bien cette désignation: « Frère dont l'éloge en l'Evangile a passé par toutes les Eglises. » Que cet homme ait reçu le mandat de surveiller et d'accompagner la collecte, cela semble en tout cas naturel.
D'autant plus que ce surveillant ne fut nullement imposé, à peine peut-être indiqué par Paul. Il a été « élu à mains levées par les Eglises, » - c'est le sens du verset 19, - « pour être notre compagnon de route dans cette grâce. » Cette annotation nous est précieuse à plusieurs points de vue. Elle combat singulièrement les prétentions et les coutumes de la hiérarchie. Comme Pierre avait laissé l'Eglise entièrement libre pour le choix d'un apôtre en remplacement de judas, Paul de même respecte absolument l'indépendance des communautés macédoniennes, dans l'élection d'un mandataire pour convoyer une forte somme d'argent. Il n'impose point son choix. L'apôtre, le missionnaire s'efface derrière le voeu des troupeaux. Ainsi, nul ne l'accusera de reprendre d'une main ce qu'il a donné de l'autre. Il use de son autorité pour développer l'autonomie des congrégations. Et l'on n'aura pas le droit de dire: Si Paul ne conduit pas l'affaire, il l'a pourtant remise à une de ses créatures. Ne le voyez-vous pas inspirateur de la parole de Pascal: « Bel état de l'Eglise, lorsqu'elle n'est plus soutenue que de Dieu! »
Le second des deux commissaires fut-il choisi de la même manière ? Nous ne savons. Nous ne perdrons pas non plus notre temps à chercher son nom. Laissons pour le moment ces trois mandataires préparer l'accomplissement de leur mission. Essayez, si vous voulez, de vous représenter leur voyage, leur arrivée dans Corinthe, leur empressement à stimuler les Corinthiens. Ils prêchent, sans doute, en attendant l'arrivée du grand prédicateur. Puis ils s'en vont de maison en maison. - Donnez! disent-ils. C'est une grâce. Vous avez déjà donné; merci! L'apôtre nous suit de près; comme il sera content! Nous voilà tous ses collaborateurs. On pourra dire des chrétiens:
Voyez comme ils s'aiment!
Et savez-vous, lecteurs, ce qu'ils sont devenus ces trois mandataires, en agissant de la sorte? Ils sont devenus apôtres des Eglises ? Oui, le texte le dit; tout apôtre est un envoyé, et les Eglises les ont envoyés chargés d'un message. Mais bien plus encore: ils sont devenus « gloire de Christ. » Le texte le dit aussi. A bien accomplir sa tâche, fût-ce celle d'un collecteur, on en vient à glorifier Christ. On ajoute à sa couronne immortelle un petit fleuron. Oh! mes amis, devenons « gloire de Christ! »
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