Je suis devenu insensé; c'est vous qui m'avez contraint. Pour moi, en effet, je devais être recommandé par vous, car je ne suis en rien demeuré en arrière des « surapôtres, » quand même je ne suis rien. Les signes de mon apostolat se sont produits chez vous en toute patience, en signes, en prodiges et en puissances. En quoi donc avez-vous été mis en infériorité vis-à-vis des autres Eglises, sinon en ce que je ne vous ai point été à charge. Pardonnez-moi cette injustice. Voici la troisième fois que je suis prêt à me rendre chez vous, et je ne vous serai point à charge; car ce n'est pas vos biens que je cherche, mais vous-mêmes. Il ne convient pas, en effet, que les enfants amassent pour leurs parents; ce sont les parents qui amassent pour leurs enfants. Très volontiers, pour ma part, je dépenserai et je me dépenserai moi-même entièrement pour vos âmes, même si, vous aimant plus ardemment, je suis moins aimé. Mais soit! je ne vous ai pas accablés; seulement, mécréant comme je le suis, je vous ai pris par ruse ! Vous aurais-je fait tort par quelqu'un de ceux que j'ai envoyés chez vous? J'ai exhorté Tite et j'ai envoyé le frère avec lui; est-ce que Tite vous aurait fait du tort? N'avons-nous pas marché dans le même esprit, suivi les mêmes traces? Depuis
longtemps
vous croyez que nous faisons devant vous notre apologie
?
nous parlons en Christ en présence de Dieu; mais tout
cela, bien-aimés, en vue de votre édification.
Car je crains qu'à mon arrivée je ne vous
trouve pas tels que je voudrais, et vous ne me trouviez
pas
tel que vous voudriez. je crains qu'il n'y ait querelle,
jalousie, irritations, disputes, calomnies,
médisances, enflures, révoltes. [je crains]
qu'à ma nouvelle arrivée mon Dieu ne m'humilie
devant vous, et que je n'afflige plusieurs de ceux qui
ont
péché naguère et ne se sont pas
repentis de l'impureté, de la débauche, du
dévergondage auxquels ils se livraient.
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Je ne serais pas fort surpris que la fin du chapitre douzième de notre lettre vous eût causé quelque déception.
Paul nous avait conduits sur des hauteurs majestueuses et sereines, jusque dans le paradis. En fait, il en était à peine redescendu pour nous parler de son épreuve; car c'est bien encore du haut du ciel qu'il la juge; c'est dans une intime communion avec Dieu qu'il a fini par se sentir fort dans la mesure où il confessait sa faiblesse.
Mais ne vous semble-t-il pas maintenant que ce soit descendre quelque peu, voire même beaucoup, que de revenir à ces attaques interminables dirigées dans Corinthe contre sa personne et contre son oeuvre ? Ces bruits malveillants semés au sein du troupeau, ces essais constamment renouvelés de déchirer la réputation du pasteur, ces efforts de ruiner per fas et nefas une Eglise en voie de se relever,... eh bien, nous connaissons maintenant tout cela. Nous jugeons ces mouvements comme l'apôtre les jugeait. A quoi bon y revenir?
A y regarder de plus près, nous modifierons, je crois, notre sentiment. Ce que nous allons entendre dans ce nouveau paragraphe, ce ne sont pas les accents du ressentiment ni de la vengeance. Nous y rencontrerons plutôt les appels de l'amour, d'une affection qui s'affirme avec d'autant plus de noblesse et de désintéressement qu'elle est plus bassement contestée. Or, - je vous en prends à témoins, - pour penser, pour parler et pour agir ainsi, étant donné la situation si particulièrement grave où se trouvait l'apôtre, il faut bien avoir passé quelques instants dans le ciel. Ce n'est pas de la terre que pouvaient lui venir ni une pareille fermeté ni une telle douceur. Nous n'entendrons pas ici-bas les paroles qui lui furent adressées dans le paradis. Mais nous en voyons les effets; c'étaient assurément des paroles de paix; il nous est bien permis d'en trouver un écho dans celles qui vont terminer notre épître.
Contraint malgré lui de se défendre, Paul a dû faire porter son apologie et sur ses privilèges dont on se servait pour l'entourer d'une sorte de morgue aristocratique, et sur ses humiliations où l'on voyait la preuve que Dieu le rejetait. Cette apologie, maintenant, est close; et Paul confesse, en y mettant un point final, qu'il s'est donné de la sorte les apparences d'un imprudent, presque d'un insensé. « Vous m'y avez obligé, » ne cesse-t-il de répéter. Etes-vous enfin convaincus que je mérite le titre d'apôtre, que je ne suis pas inférieur à ces ministres « quintessenciés » auxquels allaient jusqu'ici tous vos hommages et toute votre confiance? Vous faut-il encore quelque preuve? Voyons; je puis vous en donner trois, dont l'ensemble porterait la conviction chez tout esprit non prévenu.
D'abord les signes et les miracles qui ont accompagné mon ministère. Ensuite l'amour constant que je n'ai cessé d'opposer à toutes les médisances dont on m'abreuvait.
Enfin, grâce à la vue que Dieu m'a donnée du véritable état des esprits, ma résolution bien arrêtée de punir là où la repentance n'interviendra pas.
Reprenons ces trois points.
I. Miracles.
Les miracles d'abord. Nous le savons tous, ce genre de preuves est aujourd'hui discrédité. On n'en veut plus entendre parler, et quiconque prétend à quelques notions scientifiques, même élémentaires, admet aujourd'hui sans discussion qu'il n'y a plus de miracles. C'est ce qu'on va répétant jusque dans des cercles chrétiens.
Or, il faut très franchement en convenir: on a fait de certains côtés tout ce qu'il fallait pour mettre le miracle en suspicion ou pour le rendre ridicule. Tantôt, le définissant faussement, on voulait à tout prix y voir une violation des lois de la nature, et ces lois, criait-on, sont immuables par définition. Tantôt, par une accumulation enfantine ou profane de merveilleux et de tours d'adresse, présentés comme miracles aux naïfs et aux badauds, on détruisait chez les esprits sérieux une foi encore mal assurée au surnaturel. Tantôt enfin, par de véritables tromperies, à peine dissimulées sous un manteau religieux, on soulevait chez les disciples de la science un vrai dégoût ou d'interminables risées au seul mot de miraculeux.
Nous avons déjà tenu compte de ces objections. Nous ne voulons donc pas nous répéter. Ajoutons seulement quelques observations.
A moins de tordre ce texte, ou le faire disparaître, - procédés antiscientifiques, - il reste constant que l'apôtre Paul croit à la réalité du miracle et à sa valeur démonstrative. Dans ce milieu de Corinthe où les jongleurs, les bateleurs, les escamoteurs de l'époque avaient leurs franches coudées et, très certainement, leurs admirateurs convaincus, Paul ne craint point de faire appel aux « signes, prodiges et puissances » qui établissent la divinité de sa mission. Il ne faut donc pas dire que les intelligences arriérées ou obtuses peuvent seules recourir à de pareils arguments. Car, en vérité, à moins d'avoir soi-même un cerveau bien mal fait, il ne parait pas possible de placer au nombre des faibles d'esprit celui qui vient d'établir des distinctions si rigoureuses entre ses visions et ses épreuves, entre ses privilèges et ses humiliations, entre les ordres qu'il exécute de la part de son Maître et les paroles qu'il écrit de sa propre inspiration.
Nous devons d'ailleurs à la science elle-même une précieuse mise en garde contre les décrets autoritaires qu'elle lançait autrefois. Le domaine de l'impossible, déjà restreint de beaucoup, est en voie de se restreindre encore. Les lois de la nature perdent petit-à-petit ce caractère d'immobilisme absolu qu'on leur attribuait jadis. Ou plutôt le nombre des vraies lois, sans lesquelles nous ne saurions expliquer le monde, a bien diminué depuis un siècle. Peut-être diminuera-t-il encore ; peut-être s'augmentera-t-il de lois nouvelles.... Mais je voudrais vous le faire dire par une voix plus autorisée que la mienne. Permettez une courte citation d'une conférence faite par M. Wilfred Monod.
« En 1901, devant l'Institut psychologique international, le directeur de l'Institut Pasteur disait: « Le monde dans lequel nous vivons nous apparaît de plus en plus compliqué; les forces qui y circulent sont en nombre immense, celles que nous ignorons sont en nombre bien plus considérable que celles que nous connaissons. »
Aujourd'hui, l'opinion publique s'est emparée de ces assertions : les rayons X, les rayons N, la télégraphie sans fil, les faits d'hypnotisme et de télépathie ont ruiné la conception mécanique du monde, où les lois siégeaient immuables, sourdes-muettes, froides comme des sphynx. Aujourd'hui, la tendance n'est plus au mécanisme universel, mais, si l'on peut s'exprimer ainsi, au biologisme universel ; or, le domaine de la vie est le domaine de la spontanéité, de l'imprévu, de l'évolution progressive ou régressive.
» La science devient donc de moins en moins matérialiste; la matière elle-même se spiritualise de plus en plus. Le fameux axiome: « je crois ce » que je vois » ne provoque plus qu'un haussement d'épaules (1). »
Revenons à saint Paul. Comment envisage-t-il le miracle? Toujours comme un signe. Mais signe de quoi? Signe de la volonté et de l'amour de Dieu intervenant, nullement pour détruire sa loi, mais pour l'accomplir, et cette loi se résume dans son amour et dans sa volonté. Paul, comme nombre des plus grands savants de nos jours, croit au fait de la création. Il ne lui apparaît dès lors point impossible, ni même étrange, que le créateur manie à son gré l'oeuvre de sa puissance. Le merveilleux, la magie, n'ont rien à faire dans ces manifestations. A nos yeux seulement, à nos pauvres yeux mortels et souvent absorbés dans la contemplation du « tout petit, » cette soudaine apparition du « tout grand » semble une merveille incompréhensible. Paul ne cherche pas l'application des causes secondes ; un bachelier de nos universités les exposerait probablement mieux que lui. Mais ce que le bachelier n'entrevoit pas toujours, ce que Paul a clairement saisi et ce qu'il prêche énergiquement, c'est la relation entre les faits extraordinaires dont sa mission fut remplie et l'action directe de Dieu amenant ces faits au moment voulu. Il les appelle des signes, et nous des miracles. Ainsi compris, les deux mots se recouvrent à peu près l'un l'autre.
Dans le fragment que nous étudions, l'apôtre ne fait pas l'énumération de ces signes. Il n'aurait eu qu'à reproduire, avec un peu plus de détails, l'étonnante auto-biographie du chapitre onzième. Luc, son ami, nous a raconté dans le livre des Actes quelques-uns au moins des miracles en question. Miracle, par exemple, et dès lors signe de son apostolat, cette cécité qui frappe tout d'un coup le magicien Elymas, lorsqu'il veut détourner de la foi le proconsul. Miracle, et par conséquent encore signe de son apostolat, cette guérison de l'impotent de Lystre, suivie à si courte distance d'une lapidation dont Paul ne sortit vivant que par l'intervention de Dieu. Miracle toujours et nouveau signe de son apostolat, ce tremblement de terre ouvrant, au milieu de la nuit, les portes du cachot de Philippes et faisant tomber les chaînes des prisonniers.... Vous voyez : l'énumération est facile; et combien de faits de ce genre que Paul ou Luc auraient pu nous raconter, mais que nous ne connaissons pas ! Nous tromperons-nous après cela si, d'accord avec notre apôtre, nous attribuons une valeur considérable à la preuve tirée des miracles ?
2. Amour pastoral.
Paul nous réservait, d'ailleurs, une autre preuve de l'excellence de son ministère, et cette preuve-là ne se heurte pas à des considérations théologiques, ni scientifiques. Elle se résume en deux mots : l'amour des âmes.
Dans notre siècle, on se dispute et même on se bat beaucoup. On n'en vante pas moins haut, - dans des articles redondants de plusieurs journaux, dans des discours à grand effet, dans de retentissantes conférences, - on n'en vante pas moins, disons-nous, l'amour universel. On répète volontiers, tout en se lançant des anathèmes à la tête : « Aimez-vous les uns les autres. » Abstraction faite de ces inconséquences, aussi anciennes peut-être que l'humanité, il reste vrai que l'amour renverse, mieux que le raisonnement, les plus fortes objections et finit par gagner les sympathies. Pour prouver la divinité de son apostolat, Paul tenait encore un argument en réserve : son amour pour les Corinthiens.
Cela vous paraît naturel? Pourtant, cela n'est pas tellement conforme à la nature, car les Corinthiens n'étaient pas aimables. Légers comme la plupart des Grecs, versatiles autant qu'impressionnables, ils faisaient assez grand accueil à leur pasteur pendant ses visites chez eux. Lui parti, plusieurs se hâtaient de l'oublier et de le faire oublier. Ils accordaient leur confiance à des docteurs nouveaux venus. Loin de s'inquiéter d'un enseignement en parfaite opposition avec celui de Paul, ils en étaient plutôt charmés. Cela sonnait à leurs oreilles comme une puissante note d'indépendance. On leur disait : Paul vous a pris par ruse. Cela commençait par leur paraître étrange, puis ils disaient : Qui sait? Un peu plus tard : C'est évident!
L'apôtre connaissait ce mouvement des esprits. Il comprenait bien que l'amour des Corinthiens pour lui diminuait. Le sien augmentait pour eux en proportion. Et il le dit dans cette phrase si touchante, mais si douloureuse : « Vous aimant avec un redoublement d'affection, je suis moins aimé de vous. » Sa conscience, il est vrai, le laisse tranquille. Son désintéressement ne s'est jamais démenti. Il n'a pas une seule fois consenti, quels que fussent ses besoins, à les leur exposer pour en réclamer de leur part le soulagement. Il ne voulait .pas leur être à charge; il ne l'a pas été. Il consentait au contraire, et cela très volontiers, à se dépouiller lui-même pour eux. Quand il leur envoyait des messagers, - Tite par exemple, - il prescrivait à ceux-ci de ne pas se départir de cette règle. Car enfin le père n'attend pas que ses enfants amassent des ressources pour lui; c'est lui qui en amasse pour eux; ce qu'il désire, ce n'est point l'argent de ses fils et de ses filles, c'est eux-mêmes, leurs coeurs, leurs âmes. Ainsi agit Paul à l'égard des Corinthiens; ainsi agissent en son nom tous ses mandataires. Au fond, pas un membre du troupeau ne l'ignore ; chacun le confesserait bien haut, s'il n'avait pas peur des intrus. Mais voilà : plusieurs ont peur. Ils n'aiment pas encore leur pasteur comme des enfants aiment leur père.
C'est dur, sans doute; très dur. Le père, cependant, ne se laisse pas ébranler dans son amour. Ne sait-il pas que l'amour est plus fort que la mort? donc, plus fort aussi que les soupçons, l'indifférence ou l'ingratitude. Et si notre apôtre maintient, malgré tout, sa supériorité sur les faux docteurs, c'est beaucoup moins à cause de son savoir et de son intelligence, que par le fait de son amour pour des ingrats.
3. Médisance.
Il faudra pourtant les revoir, ces ingrats. Voici la troisième fois que Paul se prépare à une nouvelle visite dans Corinthe; selon toute apparence, celle-là se fera. En arrivant, il trouvera encore nombre de dispositions peu favorables; des préventions, des rancunes aussi, ce dépit tenace de gens qui ont eu tort, qui l'avouent, mais qui se fâchent contre tout le monde et de ce tort et de cet aveu. D'ailleurs, bien des Corinthiens persévèrent dans le péché et ne confessent rien du tout. Le paganisme et ses souillures les ont repris, à supposer qu'ils y eussent un jour renoncé. La débauche, la gourmandise, ces vers rongeurs de la jeunesse et de l'âge mûr, continuent leur oeuvre de destruction. Le missionnaire sait tout cela. Des lettres, des visites, le tiennent au courant; peut-être dans le silence de ses nuits, tandis qu'il continue hâtivement à coudre des peaux de tentes Dieu lui envoie-t-il quelque vision qui lui montre une Eglise de Corinthe bien éloignée de l'idéal. Il a, d'ailleurs, surpris au vol quelques-uns de ces oiseaux de malheur que nous appelons les médisances. Récits légèrement soufflés à l'oreille, sans y mettre peut-être beaucoup de méchanceté; bruits colportés et grossis, de maison en maison; paroles en l'air, dit-on, mais il y a aussi des flèches tirées en l'air qui retombent sur le coeur, pour y creuser de profondes blessures ; médisances encore, il se peut, mais qui dira l'instant précis où elles deviennent calomnies ?
Nous les avons déjà rencontrées sur le chemin de l'apôtre. S'il y revient, c'est apparemment qu'elles avaient la vie dure et que, pour lui, il en souffrait cruellement. On le traitait, nous le disions tout à l'heure, d'homme fourbe, de Janus à double face: cette image païenne devait réussir à Corinthe. Prêchant le désintéressement, il chargeait les autres de faire des exactions à sa place ! Et tout doucement on lui prêtait un caractère odieux.
N'y revenons pas; nous avons répondu. Ne nous arrêtons plus, mes chers amis, que pour vous supplier de prendre garde aux médisances. En avez-vous quelquefois mesuré les conséquences possibles, probables même? Vous en entendez une; vous la faites vôtre en la répétant. Etes-vous sûrs de ne pas contribuer de la sorte à tuer une réputation ? Devinez-vous ce que vous amassez de tristesse, - peut-être de fureur, - au fond de l'âme de votre prochain ? Car il n'est pas un saint Paul, et il n'a pas, pour résister à des attaques aussi lâches, la force extraordinaire de cet apôtre. je ne veux pas savoir si ce péché de la médisance existe chez nous plus ou moins qu'ailleurs. Qu'importe, après tout ? Il existe, cela suffit. Cette officine de poisons ne se rencontre pas seulement à l'étranger; elle est établie à nos portes et dans nos murs. Mes amis, ne voulez-vous pas unir vos efforts pour la détruire ? Victimes, si vous l'êtes, d'une médisance, vous la haïssez d'une haine légitime. Ne rendez personne, parmi vos frères, victime de vos médisances. « Toutes les choses que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-les leur aussi de même. »
Vous m'objecterez, peut-être, que je confonds trop la médisance avec la calomnie. Pardonnez-moi, je ne les confonds pas; mais je vois que la première mène presque fatalement à la seconde. Si, à proprement parler, la calomnie seule pèche contre la vérité, la médisance, à coup sûr, pèche contre la charité, par conséquent contre la loi, ainsi que Jacques le déclare expressément (2). Car la loi tout entière se résume dans ce précepte unique« Tu aimeras ton prochain comme toi-même. »
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