SERMONS - EUG. BERSIER
LA PAROLE DE
CAÏN
L'Eternel dit
à Cain: Où est Abel ton
frère? Et Cain lui répondit: Je ne sais; suis-je le
gardien de mon frère?
(GENÈSE IV,
9.)
Vous venez d'entendre, mes frères, la
parole du premier des fratricides. Quel contraste entre la
scène lugubre d'où je l'ai tirée et le
récit de la création qui la précède
presque immédiatement! La création, c'est le plan de
Dieu. Là, tout est paix, harmonie et lumière. Il semble
que la famille humaine aille grandir et se développer tout en
restant unie par un inaltérable amour. Hélas! cette
page lumineuse, je la tourne, et c'est pour entendre ces mots:
Suis-je le gardien de mon frère ? prononcés
auprès du corps sanglant d'Abel. Dès lors, cette parole
de Caïn devait être répétée à
toutes les époques et dans tous les lieux de la terre. On peut
dire que là où l'Evangile a été
ignoré, elle est devenue comme la devise de l'humanité.
Cherchez dans les sociétés antiques le lien qui doit
unir les hommes! Chaque peuple est parqué dans son territoire
et dans sa religion. Son Dieu lui-même n'en franchit pas les
limites; les étrangers sont des barbares; l'espérance
d'une union religieuse, d'une société des âmes,
est tellement éloignée des idées de
l'antiquité, qu'au deuxième siècle de notre
ère le philosophe Celse, ce fameux adversaire du
christianisme, écrit ceci : « Il faut être tout a
fait insensé pour croire que les Grecs et les Barbares,
l'Asie, l'Europe, la Libye et les autres peuples puissent jamais
être réunis dans le lien d'une même religion.
» Et, ce que dit Celse avec tant d'assurance, tous le pensent,
les Romains, les Grecs, les Juifs eux-mêmes. Nul ne
s'élève au-dessus de cet égoïsme plus ou
moins agrandi. Chaque peuple semble dire : Suis-je le gardien des
autres? Et Rome, en conquérant le monde, ne rapproche les
hommes que dans l'unité de la servitude et de la
dégradation.
Entre les diverses classes d'un même
peuple, c'est la même indifférence , le même
éloignement. Qui donc, dans l'antiquité, s'occupe par
exemple du pauvre, de l'esclave, des déshérités
de la terre ?
Le pauvre! Voulez-vous savoir ce que
l'antiquité pense de lui? Platon, ce noble et beau
génie, que l'on a souvent appelé un précurseur
de Jésus-Christ, Platon se demande froidement, dans son livre
de la République, si, lorsque le pauvre est malade, il faut le
secourir; et il conclut par la négative, parce que, dit-il
simplement , cela n'en vaut pas la peine. L'esclave! jamais un
philosophe païen ne s'est étonné de son sort.
L'orphelin, le malade, les déshérités de la
terre! Dans l'antiquité tout entière, comme encore
aujourd'hui, en Chine, au Japon, aux Indes, partout où la
croix n'a pas été plantée, il n'y a pas un
hôpital, pas un orphelinat, pas un refuge pour la vieillesse ou
pour l'indigence. Vais-je donc trop loin en affirmant qu'avant le
christianisme et en dehors de son influence, l'homme a pris pour
devise la parole du fratricide, et qu'aux gémissements de
l'esclave et du pauvre il a toujours répondu par la bouche de
ses philosophes, de ses législateurs et de ses prêtres :
Suis-je le gardien de mon frère? »
Ainsi aurait fini le monde, s'abîmant de
plus en plus dans l'égoïsme, si Jésus-Christ
n'était pas venu. Certes, à l'entrée de la
sombre voie de ses abaissements, au terme de laquelle se dressait la
croix du Calvaire, le Fils de Dieu aurait pu dire à son
Père : « Suis-je le gardien de cette race corrompue et
rebelle qui t'oublie et t'outrage? » Il aurait pu le dire, et
rester dans la gloire et la lumière qui l'entouraient
dès le commencement. Ce qu'il a dit, vous le savez, mes
frères. Vous l'avez entendu à Bethléhem,
à Nazareth, en Gethsémané, à Golgotha.
Vous l'avez vu, ce Roi des rois, revêtant avec notre chair
mortelle toutes les humiliations de la pauvreté; vous l'avez
vu se chargeant de nos douleurs et de nos angoisses; vous l'avez vu,
ô mystère d'amour! s'identifiant tellement à
l'humanité coupable qu'il a pris sur lui le poids de ses
crimes, toute l'horreur de sa condamnation. Sur la croix, vous avez
entendu cette parole extraordinaire : « Mon Dieu! mon Dieu!
pourquoi m'as-tu abandonné ? » Oui , les
conséquences de notre révolte, lui le Saint et le
Juste, il les a connues. Aussi, à la vue de sa croix, le coeur
des pécheurs a frémi. Sur cette croix, l'homme coupable
a reconnu son représentant. Le sang du Crucifié, c'est
pour nous qu'il coule. « C'est là, nous dit
l'épître aux Hébreux, le sang de l'aspersion qui
annonce de meilleures choses que celui d'Abel. »
Le sang d'Abel nous rappelle la parole du
fratricide : « Suis-je le gardien de mon frère? » Le
sang de Jésus-Christ est celui du souverain Pasteur, mourant,
non-seulement pour des frères, mais pour des ennemis.
Nous nous appelons chrétiens, mes
frères. C'est dire que nous devons être
transformés à l'image de Jésus-Christ, que ce
qu'il a été nous voulons l'être. Au pied de sa
croix, nous apprenons à détester l'égoïsme,
nous apprenons que nous ne vivons plus pour nous-mêmes, mais
que nous sommes membres d'un corps et que, dans notre mesure aussi,
nous sommes les gardiens de nos frères. Mais nos
frères, où sont-ils? Demandez-le à
Jésus-Christ. « Quand je serai élevé de la
terre, disait-il, j'attirerai tous les hommes à moi. »
Oui , tous les hommes ! Ses bras qui s'ouvrent sur la croix du
Calvaire, c'est l'humanité tout entière qu'ils veulent
embrasser, non pas seulement les enfants d'Abraham, mais tous les
enfants d'Adam. Cherchez donc une âme que Jésus-Christ
repousse, une âme pour laquelle son sang n'ait pas
coulé. Vos frères! Ils sont partout. Vos frères,
ce sont ceux qui vous aiment, mais ce sont aussi vos ennemis. Ce sont
ceux qui communient avec vous, mais ce sont aussi ceux qui vous
refusent une place à leurs côtés dans l'Eglise et
dans le ciel. Votre frère, vous auquel Dieu a donné la
fortune, c'est ce pauvre à côté duquel vous
êtes assis, et vous qui êtes pauvres, c'est ce riche pour
lequel vous éprouvez peut-être plus d'envie que d'amour.
Votre frère, vous dont l'intelligence est
élevée, c'est cet être ignorant, borné,
avec lequel vous avez à peine un langage commun , un point de
contact supérieur Votre frère , vous qui êtes
honnête, c'est cet être tombé qui traîne
dans vos rues le triste spectacle de sa misère, de sa
dégradation, de son abjection même. Nos frères,
ce sont les péagers, ce sont ceux-là même que la
société met à son han... et, par delà les
limites de notre civilisation et de nos Eglises, nos frères,
Ce sont ces pauvres noirs auxquels de prétendus
chrétiens refusent encore le titre et la qualité
d'hommes; ce sont ces païens dont les moeurs nous repoussent; ce
sont ces sauvages de l'Australie à propos desquels le plus
spirituel de nos sceptiques se demandait récemment avec un
sourire s'il valait la peine qu'un Papou eût une âme
immortelle. Nos frères, ils sont partout! Quand nous allons
à travers le monde prêchant les miséricordes
divines et conviant à la maison du Père les
pécheurs égarés, nous leur disons à tous,
comme les messagers de la parabole : « Venez, car il y a encore
de la place. » Sous tous les cieux, nous les appelons au festin
de l'amour de Dieu, pauvres et riches, savants et ignorants,
honnêtes ou vicieux, jusqu'au jour où des
extrémités les plus reculées de la région
la plus sombre et la plus déserte le dernier des sauvages
viendra s'y asseoir à son tour.
Voilà , mes frères, l'idée
que le christianisme nous donne de l'humanité. Aujourd'hui ,
des penseurs, des incrédules même s'en emparent et s'en
font un titre de gloire; nous avons une philosophie qui porte le nom
prétentieux d'humanitaire, comme si, la première, elle
avait eu souci de l'humanité. Mais, ne nous y trompons pas,
cette idée est chrétienne, elle est née au pied
de la croix. L'humanité n'a compris qu'elle formait une seule
famille que depuis le jour où le souverain Pasteur est mort
pour rassembler ses membres dispersés.
Nous sommes donc les gardiens de nos frères; leurs
intérêts sont nos intérêts. Telle est la
vérité générale que je suis venu vous
rappeler. Mais ce devoir général se présente
à nous aussitôt sous deux aspects différents qui
vont nous occuper tour à tour : L'homme est double; il a un
corps et une âme. Il souffre dans son corps, il souffre dans
son âme. De là, mes frères, pour nous une double
mission : nous sommes appelés à la fois à
soulager les misères temporelles, et à sauver les
âmes. Devant cette double mission, nous avons tous
répondu peut-être : « Suis-je le gardien de mon
frère ? » C'est ce sentiment que je viens combattre.
Puissé-je y réussir avec l'aide de Dieu que
j'implore.
Ces deux classes de souffrances que je viens de rappeler,
Jésus-Christ les a rencontrées. Voyons quelle a
été son attitude à leur égard..
D'abord les souffrances du corps ,
Jésus-Christ les a rencontrées sous leurs deux formes
ordinaires, la maladie et la pauvreté. Ce qu'il a fait pour
elles, tout l'Evangile nous le dit. Toujours nous le voyons
entouré des pauvres et des malades. C'est là, on peut
le dire, sa société de prédilection. C'est pour
eux qu'il accomplit ses oeuvres les plus magnifiques. Aussi voyez
comme ces malheureux viennent à lui. Voulez-vous savoir
où est Jésus-Christ, vous n'avez qu'à voir
où vont les pauvres. Avant qu'il paraisse, leurs cris
l'appellent. Ce sont eux surtout qui l'accueillent et lui crient :
« Hosannah! » Hélas! je sais bien tout ce qu'il y a
dans cet empressement de charnel et d'intéressé. Je
sais que ce qu'ils cherchent, avant tout, c'est la main puissante qui
les nourrit et qui les soulage. Je sais que, plus tard, ils le
fuiront, ils le maudiront peut-être. Mais c'est pour cela
même que son amour me paraît plus admirable, plus sublime
et plus divin. Comme il les relève, ces pauvres! Avec quelle
tendre sollicitude il s'occupe d'eux! C'est parmi eux qu'il choisit
ses disciples. Lui qui n'a pas un regard pour les splendeurs de la
terre , lui qui, dans tout son Evangile, n'a pas une parole pour les
Tibère et les César, il lègue à
l'immortalité les noms d'un Lazare ou d'une Marie Madeleine,
montrant ainsi ce qu'il a fait des pauvres, des petits et des plus
dégradés. Il naît parmi eux, il vit avec eux, il
meurt avec eux; de telle sorte qu'à quelque page que vous
ouvriez l'Evangile, vous trouvez Jésus et le pauvre
indissolublement unis. Et, chose plus merveilleuse encore, à
laquelle je ne puis penser sans que mon coeur en soit
profondément ému, ce n'est pas seulement pendant les
jours de sa chair, c'est jusqu'à la fin du monde que
Jésus-Christ a voulu être uni au pauvre et au malade.
Jésus-Christ, mes frères, depuis qu'il a quitté
la terre, s'est choisi un représentant ici-bas, un
représentant jusqu'à la fin du monde.
Ecoutez la scène sublime que saint
Matthieu nous a conservée :
Le monde a fini sa marche qui nous semblait
éternelle; les bruits de la terre ont cessé, et voici
toutes les générations humaines qui paraissent devant
Jésus-Christ comme des troupeaux devant leur pasteur. Et
quelle sera la parole que le Christ adressera en cette heure
solennelle à ceux qu'il reconnaîtra pour les
bien-aimés de son Père, et qu'il introduira dans sa
gloire ? Il pourrait leur dire : « J'étais votre
maître, et vous m'avez servi; j'étais votre roi, et vous
avez annoncé mon règne; j'étais votre Dieu, et
vous m'avez adoré. » Et cependant, il ne leur parlera
alors ni de sa royauté, ni de sa gloire ni de sa
divinité même. Il leur dira : «J'étais
pauvre. » « J'étais pauvre! » voilà donc
le titre suprême du Fils de Dieu, du Roi des rois.
«J'étais pauvre, j'étais malade, et vous
êtes venus me voir, et vous m'avez donné à
manger, et vous m'avez vêtu. » - Mes frères,
comprenez-vous ce qu'il y a dans cette parole - Pour moi, quand je ne
posséderais que ce fragment de l'Evangile, j'y
reconnaîtrais en adorant la trace du Dieu dont le nom est
amour; je dirais : « Vraiment le Seigneur est ici. »
Aussi, voyez ce qui est résulté
de cet enseignement sublime. L'Eglise fidèle a toujours
reconnu dans le pauvre le représentant de Jésus-Christ.
De là, dès les premiers jours, ce merveilleux spectacle
de l'Eglise de Jérusalem où toutes les distinctions
sociales veulent s'effacer, où l'on ne veut laisser aucun
chrétien dans l'indigence. Le même amour du pauvre
reparaît dans les Epîtres. Quand le grand apôtre
Paul part pour ses voyages missionnaires, et qu'il demande à
ses frères dans l'apostolat leurs derniers conseils , leurs
recommandations suprêmes : « Ils me recommandèrent
seulement, nous dit-il, de me souvenir des pauvres, ce qu'aussi j'ai
eu soin de faire. » En effet, les pauvres le préoccupent
toujours au milieu de ses voyages, de ses périls, de ses
travaux héroïques.
Partout où l'Evangile est
fidèlement prêché, la même
préoccupation s'éveille. C'est à Ephèse,
dans l'Eglise où saint Jean avait écrit cette parole
sublime : « Dieu est amour! » que le premier hôpital
est fondé. Peu après, il était suivi du premier
orphelinat. Les esclaves reçoivent le nom de frères qui
leur est donné pour la première fois ; enfin,
malgré les voiles dont on couvre le christianisme, et sous
lesquels on s'efforce d'étouffer sa voix puissante, partout il
rappelle à l'homme que les souffrances de ses frères
sont ses souffrances, que nul n'a le droit d'y fermer son
coeur.
Vous avez entendu Parler de ce discours
où le plus éloquent des orateurs du forum fit
tressaillir ses auditeurs en leur racontant le supplice d'un de leurs
compatriotes. Il le montrait battu de verges par l'ordre d'un juge
inique, et s'écriant dans son angoisse : « Civis romanus
sum! Je suis citoyen romain! » Ce cri seul
répété par Cicéron sur la place publique
de Rome aurait suffi à gagner sa cause, car ces mots «
Civis romanus sum! » avaient dans le monde entier une puissance
extraordinaire; ils entouraient celui qui les prononçait de
l'inviolable majesté de la cité souveraine, ils le
couvraient d'une protection que rien n'égalait. Certes ! il y
a dans ce sentiment de solidarité civile quelque chose de
grand qui nous émeut; pourtant à y regarder de
près, ce sentiment ne reposait que sur l'orgueil
égoïste du peuple-roi, et Cicéron eût
laissé ses auditeurs insensibles s'il leur eût
parlé du supplice d'un Grec, d'un barbare ou d'un esclave.
Mais aujourd'hui, tout en aimant notre patrie, pouvons-nous enfermer
notre coeur dans ses étroites limites? Quand nous sommes
témoins d'une injustice, est-ce le citoyen avant tout, et
n'est-ce pas plus tôt l'homme qu'elle atteint en nous jusqu'au
fond de l'âme ? Or, d'où vient, si ce n'est du
christianisme, cette puissance de sympathie que rien ne doit
arrêter? Pourquoi voyez-vous aujourd'hui, au sein des nations
chrétiennes, et là seulement, remarquez-le, cet
intérêt ardent et sans cesse renouvelé en faveur
des classes souffrantes ? Pourquoi tous les problèmes qui s'y
rattachent s'imposent-ils à nous sans que nous puissions les
écarter? Pourquoi, à cet égard, le monde moderne
marche-t-il dans un sens tout opposé au monde antique ?
Pourquoi la parole du fratricide : Suis-je le gardien de mon
frère ? est-elle énergiquement repoussée dans
les questions sociales comme dans les questions politiques ? Pourquoi
voit-on enfin se développer de plus en plus de nos jours ce
sentiment de solidarité qui fait que vraiment rien d'humain ne
nous est étranger?
C'est que l'Evangile est là, c'est qu'il
est encore, grâce à Dieu, le sel de la terre. Ah ! je le
sais, vous me direz qu'il ne l'est pas toujours, vous me montrerez
les iniquités pratiquées à l'ombre du
christianisme, les païens corrompus, avilis par des nations
chrétiennes, les esclaves dont les fers sont rivés au
nom de Jésus-Christ. Mais, ne ressort-il pas de l'impression
même que ces faits produisent l'argument le plus fort en faveur
du christianisme? D'où vient l'indignation immédiate,
irrésistible, qui saisit même les plus incrédules
en présence de ces faits? S'indigneraient-ils autant si ces
crimes étaient commis à l'ombre d'une autre religion?
Non, ce qui les indigne, c'est que ce soient des chrétiens qui
les commettent. Ah! c'est qu'ils sentent que l'Evangile est contre
ces choses, qu'on le calomnie, qu'on le falsifie en les justifiant en
son nom. Eh bien, cette indignation même est ma réponse.
Elle atteste que l'Evangile est innocent des maux qu'on commet
à son ombre; elle atteste qu'il est encore le meilleur refuge
de tous ceux qui souffrent; elle atteste enfin qu'il n'a pas
trompé les hommes Celui qui leur a dit à tous : «
Venez à moi, vous tous qui êtes travaillés et
chargés, et je vous consolerai. »
Mes frères, quand on voit des
iniquités se commettre dans les pays où l'Evangile est
prêché, l'incrédule en triomphe. Il
s'écrie : « A quoi sert donc votre religion ? » Mais
en présence de ces faits, il faut dire, au contraire, en
répétant une grande parole de Franklin: « Si les
hommes sont si mauvais, même avec la religion, que seraient-ils
donc sans elle? » Oui, que seraient-ils, que deviendraient-ils
sans cet Evangile que l'on accuse ? Qu'était le monde avant
Jésus-Christ, que serait-il sans Jésus-Christ ? Ah !
cherchez donc à l'effacer ce soleil des âmes dont la
clarté vous importune, et si par impossible vous pouviez y
réussir, à l'effroyable obscurité qui couvrirait
le monde, vous reconnaîtriez, mais trop tard, quelle
était la splendeur de l'astre qui s'est éteint.
Voilà, mes frères, ce que le christianisme
a fait pour les souffrances du corps, mais ce n'est là, nous
Pavons vu, qu'une partie de notre mission. Au-dessus du corps, il y a
l'âme. Or l'âme, c'est l'homme éternel. Si nous
devons compatir aux intérêts temporels de nos
semblables, que sera-ce donc quand il s'agira de leur âme,
c'est-à-dire de ce qu'il y a en eux de plus grand et de plus
élevé? Je parlais il y a un instant de la
dignité que l'Evangile a rendue aux plus pauvres, aux plus
déshérités. Mais, cette dignité, sur quoi
repose-t-elle avant tout? Sur la croyance que chez les plus pauvres,
chez les plus dégradés, il y a une âme immortelle
qui est appelée au bonheur du ciel et que Jésus-Christ
a voulu sauver par son sang. C'est parce que je crois à cette
âme que le dernier des esclaves ou des sauvages a droit
à mon respect. Comme le statuaire qui dans un bloc informe
contemple d'avance la figure pleine de grâce ou de
majesté que son ciseau doit en dégager, comme le
fondeur qui dans un minerai tout chargé de scories, voit
déjà briller un or pur, de même dans un
être aussi inculte, aussi souillé que vous le pouvez
supposer, je vois et je salue d'avance une âme
régénérée qui peut reproduire l'image
même de Dieu. C'est une âme en ruines, je le sais, mais
ce sont les ruines d'un sanctuaire que Dieu peut relever et remplir
bientôt de son ineffable présence.
Otez-moi cette croyance, et l'homme pour moi
n'est plus qu'un être qui paraît un moment dans le monde,
un chiffre dans l'immense addition, un rouage dans l'immense
engrenage. Que m'importe, si je ne crois qu'à la
matière, de développer en lui une nature
supérieure que sa condition infime ou misérable ne lui
permettra jamais de voir s'épanouir ici-bas? Mieux vaut
l'abandonner à sa triste et fatale destinée. Mieux vaut
dire avec Caïn
« Suis-je le gardien de mon frère?
»
Mais si j'ai compris moi-même ce qu'est
mon âme, si j'ai senti qu'en elle est ma dignité, ma
grandeur et ma véritable vie, alors, c'est cette vie que je
veux éveiller chez les autres, c'est par ce
côté-là que je veux connaître et aimer mes
frères, et je sens que, par là, je les connais et je
les aime pour l'éternité.
Nous avons donc charge d'âme, mes
frères, parce que nous savons ce que vaut l'âme humaine.
J'ajoute que nous en avons doublement charge parce que nous savons
dans quel état le péché l'a
plongée.
Nous parlions des souffrances du corps, mais
l'âme est-elle moins atteinte? L'âme ne souffre-t-elle
pas d'un mal bien plus profond, bien autrement redoutable puisqu'il
peut être éternel? Regardez autour de vous. Combien
d'âmes qui ignorent Dieu, qui le méconnaissent, qui le
blasphèment! Combien d'âmes qui vont poursuivant leur
course dans ce qui n'est que dissipation, que vanité! Combien
d'âmes qui vont se séparant de plus en plus de la
communion divine, et, pour tout dire en un mot, combien -d'âmes
qui se perdent! Tout cela, vous le savez, mes frères. Eh! bien
ces âmes, il faut les sauver.
Sauver les âmes! C'est pour cela que
Jésus est venu sur la terre. Il voyait ces âmes perdues.
Il mesurait du regard de sa sainteté la profondeur de
l'abîme dans lequel elles étaient plongées, et
pour les en retirer il a donné tout, son coeur, son sang, sa
vie, tout, jusqu'à l'amour du Père dont il perdit le
sentiment sur le Golgotha. Aussi l'amour des âmes a-t-il jailli
au pied de sa croix. Voyez saint Paul. Quand il est saisi de cet
amour-là, tout le reste s'efface et pâlit dans sa vie.
Son coeur a trouvé sa passion suprême. Il faut qu'il
parte, qu'il marche, qu'il s'avance; il faut qu'il porte partout le
salut. Une Eglise est fondée. Il la quitte pour en fonder une
autre. Après Antioche, c'est la Galatie, puis Ephèse,
puis la Macédoine, puis la Grèce, puis Rome; ce sera
bientôt l'Espagne. La nuit même, des visions
l'obsèdent. Il y a des voix qui lui crient: « Passe de
notre côté et viens nous secourir, » et quand sa
faiblesse essaye de murmurer : « Suis-je le gardien de mes
frères? » la voix de sa conscience répond avec une
inexorable force : « Malheur à toi si tu
n'évangélises pas! »
L'amour des âmes ! Toutes les fois que
l'Eglise a vécu de la vie de son maître, elle l'a senti,
elle en a été pénétrée, et
voilà pourquoi il y a dans le monde moderne un fait inconnu
à l'antiquité, un fait particulier au christianisme
seul : les missions. Les missions! oh! je sais à quelles
attaques elles ont été en butte, je sais combien
l'incrédulité s'est raillée de leurs apparents
insuccès. Et pourtant, mes frères, connaissez-vous
quelque chose de plus grand que ce lien mystérieux qui fait
que nous nous intéressons à ce qui se passe à
nos antipodes, que nous prions pour des âmes dont des milliers
de lieues nous séparent? Voici nos enfants assemblés. A
ces enfants on parle des Esquimaux du Groënland, des
nègres de la Côte d'Or : ces jeunes coeurs
s'émeuvent, s'attendrissent; ils sentent pour ces païens
inconnus une irrésistible pitié... Pour eux, ils font
des sacrifices, et l'épargne d'une pauvre apprentie sert
à procurer à un sauvage de l'Afrique le pain du coeur
et de l'intelligence. Où est la philosophie, où est la
philanthropie même la plus élevée qui ait jamais
produit rien de semblable! Les missions, le christianisme seul
pouvait les enfanter. On peut s'en railler, mais avez-vous jamais
réfléchi, mes frères, à ce qu'aurait
donné au monde païen notre Europe civilisée si les
missionnaires n'avaient pas été là ?
Hélas! que leur a-t-elle apporté? Des armes pour
s'entre-détruire, de l'eau-de-vie ou de l'opium pour s'abrutir
et se dégrader. Mais, voici, il s'est trouvé cependant
parmi ces conquérants plus barbares que leurs victimes, il
s'est trouvé, il se trouve encore des hommes qui ont au coeur
un étrange amour. Ils viennent à ces païens, ils
leur disent qu'il y a dans le ciel un Père qui les aime, et
sur la terre des frères qui voudraient les sauver, ils leur
racontent la merveilleuse histoire du Fils de Dieu fait homme, ils
plantent dans les coeurs la croix de Jésus-Christ. On les
persécute, on les raille, on les tue, mais d'autres leur
succèdent, et bientôt sur la terre arrosée de
leur sang on voit fleurir ces Eglises de la Nouvelle-Zélande
et du Labrador où à cette heure même des milliers
d'âmes nous devancent dans le royaume de Dieu par leur amour et
par leur zèle, et c'est ainsi que le filet de l'Evangile,
porté naguère par douze pêcheurs de la
Galilée, voit ses deux extrémités se rejoindre
après avoir entouré la terre.
Mais, les âmes à sauver, elles ne
sont pas seulement sur les plages lointaines. Prenons garde de nous
laisser entraîner par l'imagination seule à ces grandes
entreprises dont l'héroïsme séduit tous les
esprits généreux. Les âmes qui vous sont
confiées, elles sont aussi tout près de vous, mes
frères, elles sont dans votre famille, dans votre demeure,
à votre foyer; elles sont dans vos rues et dans vos ateliers.
C'est là tout d'abord qu'il faut agir, c'est là qu'il
faut porter la vie et la lumière. Eh! que nous servirait-il,
je vous prie, de courir le monde pour faire des prosélytes, si
nous laissons à notre porte un Lazare couvert d'ulcères
ou une âme privée de la vérité qui sauve ?
Ayons assez d'amour pour embrasser la terre, mais que les premiers
objets de cet amour soient ceux que Dieu nous a donnés!
Voilà, mes frères, notre mission.
La voilà dans toute son étendue. La restreindre en
aucune mesure, ce serait de ma part être infidèle
à la vérité. Eh bien! cette mission, comment la
remplissons-nous ?
Que dire d'abord de ceux qui ne la remplissent pas?
Hélas! il faut bien l'avouer. Il y a une religion qui s'allie
avec la sécheresse du coeur. Il y a une orthodoxie de
tête qui est la plus funeste des hérésies, car
elle enseigne au monde, autant qu'il est en elle, que l'Evangile est
sans efficace et que le sang de Jésus-Christ n'a arrosé
la terre que pour y laisser la sécheresse du désert. Il
y a des gens qui se croient sauvés et qui n'ont jamais
aimé. Etre sauvé, pour eux, c'est avoir
réglé une fois pour toutes ses affaires avec Dieu. Ils
acceptent l'enseignement large ou étroit, facile ou
sévère, qui domine dans l'Eglise à laquelle ils
appartiennent, et après avoir ainsi résolu la lourde
question de l'éternité, ils s'en vont le coeur
léger, sec, mondain même au milieu d'un monde qui
souffre et qui périt loin de Dieu.
Mes frères, est-ce là la foi qui
sauve? Non, c'en est la contrefaçon déplorable. La foi
qui sauve, Jésus-Christ l'a dépeinte dans une
magnifique parole : « Celui qui croit en moi, des fleuves d'eau
vive sortiront de son sein. »
Non, je ne crois Pas à une religion qui
laisse le coeur sec, à une religion qui ne sollicite pas avec
énergie le dévouement et le sacrifice. La foi qui
sauve, c'est la foi qui nous porte à sauver les autres. Eh
bien! cette mission de relèvement et de salut, encore une
fois, comment l'accomplissez-vous ?
Suis-je le gardien de mon frère? Nous n'oserions
le dire, mais n'osons-nous pas le penser, N'est-ce pas cette parole
qui exprimerait le mieux le sentiment que nous éprouvons quand
nous envisageons en face la mission que Dieu nous confie ? Et, si
l'égoïsme ne vous a jamais arraché cette parole,
ne l'avez-vous point prononcée par
découragement.
Ah ! c'est en présence d'un devoir
semblable qu'il faut nous rappeler avec humiliation la parole du
Maître : a L'esprit est prompt, mais la chair est faible.
» L'esprit est prompt, et, en effet, quel est celui d'entre nous
qui n'a été saisi d'émotion en présence
de cette mission magnifique que Dieu nous confie ? Quel est celui
d'entre nous qui n'a senti que la vie ainsi comprise était la
vraie vie ? Mais dans quelques instants, mes frères, mais
demain, quand vous vous retrouverez en présence de cette
mission, et qu'il faudra non plus admirer, mais agir, la chair sera
faible. Disons-le aussi, la tâche est grande, et cette grandeur
même nous épouvante. Il y a des heures où la
pensée de tout ce qu'il y aurait à faire nous poursuit,
nous obsède et nous paralyse. Il y a des heures où nous
entendons monter dans notre âme comme un vague et sourd murmure
qui va grandissant. C'est le bruit des douleurs de la terre, le
gémissement des opprimés, la plainte amère des
affamés, le cri de révolte ou la sinistre joie des
âmes qui se perdent. Toutes ces voix s'unissent, elles montent
comme les flots d'une marée furieuse que soulève un
vent d'orage et jettent jusqu'à nous leurs clameurs
désespérées. Alors, nous inclinant sur ces
abîmes, nous disons : « Que sert de jeter ma faible parole
dans ce tumulte, que sert d'émietter mon pain sur la surface
de cet immense océan ? »
Vous qui connaissez ces tentations-là,
vous qui savez la force que prend dans ces heures mauvaises le
découragement qui se glisse en nos coeurs, écoutez,
j'ai pour vous une bonne parole; je vous dis à tous : «
Regardez à Jésus-Christ. » Vous succombez sous la
grandeur de votre tâche, parce que vous avez à sauver
quelques âmes, à soulager quelques douleurs. Lui qui
avait à sauver le monde, comment donc a-t-il pu aller jusqu'au
bout?
Mes frères, c'est qu'il acceptait au
jour le jour la volonté du Père, c'est que son oeuvre
de relèvement et de salut, il la voyait tout entière
dans chacun des devoirs que chaque heure plaçait devant lui.
Il s'agit, pour lui, de sauver le monde. Oui, mais il plaît
à Dieu que cette oeuvre gigantesque commence dans un humble
district de la Galilée, et que les prémices de cette
immense moisson soient quelques pauvres pêcheurs. Eh bien! dans
cette tâche petite, imperceptible, qu'un sage de ce monde, ou
qu'un grand prédicateur de nos jours aurait peut-être
méprisée, Jésus est fidèle, fidèle
dans le détail, fidèle envers chaque âme que Dieu
lui confie, envers chaque douleur que Dieu lui envoie. 0 merveilleux
exemple ! Qui nous eût dit que ce fût là, dans
cette tribu ignorée, dans ce pays perdu, que se
préparait le salut du monde! C'est ainsi que Jésus a
compris sa tâche. Lui dont le coeur était assez vaste
pour sympathiser à toutes nos douleurs , lui qui se sentait
assez d'amour pour sauver l'humanité tout entière, il
commence d'abord à guérir, à sauver ceux qui
l'entourent. Aucun d'eux ne lui paraît au-dessous de son
attention, et c'est à propos des plus petits de la terre qu'il
fera entendre ses enseignements les plus magnifiques.
Allons donc à l'école du Christ.
Commençons à agir comme lui dans l'humble milieu
où Dieu nous a placés. Acceptons chaque oeuvre qu'il
nous envoie, consolons chaque douleur qu'il met directement sur notre
route, et dans ce fidèle et persévérant travail,
le découragement ne viendra point nous saisir. L'un
travaillera à rassembler quelques âmes autour de la
Parole qui relève et Qui console; un autre poursuivra dans une
école un enseignement rendu puissant par la prière; un
autre cherchera à procurer à de pauvres
ouvrières un gain qui les fera vivre; un autre suivra dans
leur voie des orphelins adoptés au nom du Christ. Que sais-je
encore ? L'oeuvre est infiniment diverse, mais sa grandeur même
ne décourage pas celui qui la poursuit dans l'esprit du
Christ, car il sait que pas un de ses efforts n'est vain, qu'une
obole même n'est jamais perdue.
Mais j'entends, mes frères, j'entends votre
dernière objection. Oui, me direz-vous, nous serions
prêts à agir dans la sphère la plus humble,
à agir avec courage, mais à une condition, c'est que
notre travail porte au moins quelque fruit. Mais ce travail a
été stérile, nous avons vu nos efforts se briser
contre une indifférence opiniâtre, contre une navrante
ingratitude. Ici vient se placer, mes frères, la triste
histoire de ces vaines tentatives, de ces insuccès humiliants,
de ces découragements, que tout chrétien connaît
et pourrait sans doute vous retracer à son tour.
A toutes ces objections, à tous ces
motifs de perdre courage, laissez-moi opposer la même
réponse que vous venez d'entendre; laissez-moi vous redire
encore : « Regardez à Jésus-Christ! »
Jésus-Christ, mes frères, a-t-il
réussi lorsqu'il était sur la terre, A-t-il vu la
reconnaissance répondre à ses bienfaits, les coeurs se
laisser toucher par ses paroles et se convertir à ses
miracles? A-t-il vu les multitudes qu'il avait nourries prendre sa
défense au jour du danger et lui témoigner quelque
sympathie ? A-t-il vu les apôtres qu'il avait instruits, qu'il
avait entourés de la plus tendre sollicitude, lui demeurer
fidèles ? Hélas! il faut bien le dire, il n'y a jamais
eu de ministère moins fécond en résultats
apparents que celui de Jésus-Christ. Quel contraste entre la
charité déployée et les fruits obtenus ! Trois
ans d'un enseignement sublime; trois ans d'une vie sainte et sans
tache; trois ans d'un incomparable amour; un ministère enfin
tel que tous les autres palissent auprès de lui comme les plus
brillantes étoiles pâlissent devant le soleil
même, et tout cela pour aboutir à rassembler au pied de
la croix deux ou trois femmes qui pleurent et qui tremblent en face
d'une multitude qui raille et qui maudit!
Eh bien! âmes découragées,
âmes qui gémissez de vos insuccès, qu'auriez-vous
dit au pied de la croix? Vous seriez-vous doutées que cette
croix c'était la victoire et que le jour allait venir
où toutes les nations de la terre iraient adorer à ses
pieds?
Voilà le plan de Dieu. Voilà
cette sainte folie dont parle l'Apôtre. Vaincre dans
l'insuccès, vaincre dans l'humiliation, vaincre en donnant sa
vie; voilà la victoire de Jésus-Christ.
Ce sera la vôtre peut-être. A vous
non plus il ne sera pas donné de voir les fruits de votre
activité. Vous aussi vous sèmerez dans les larmes, vous
aussi vous appellerez des âmes qui ne vous répondront
point, vous aussi vous multiplierez le pain de votre charité
à des pauvres ingrats, vous aussi vous verrez vos meilleures
intentions méconnues, votre amour méprisé... Eh
bien! dans ces heures sombres où le découragement
voudra se glisser dans votre âme pour vous arracher la parole
du fratricide: « Suis-je le gardien de mon frère? »
dans ces heures-là, contemplez Jésus-Christ, et
regardant à son inaltérable amour, à sa patience
extraordinaire, à sa miséricorde plus haute' que toutes
les haines dont on l'abreuve, vous trouverez la force d'aimer encore,
d'agir encore, de bénir encore jusqu'au jour où Dieu
vous dira - « Entre dans mon repos. »
Non, mes frères, nous ne nous lasserons
point. Et, d'ailleurs, écoutez. Si vous, chrétiens,
vous oubliez vos frères pauvres, souffrants et
pécheurs, si vous cessiez d'agir pour les relever et les
sauver, il y a dans le monde une vaste et mystérieuse
propagande de ténèbres, de vices et d'iniquité
qui, elle, ne se ralentit pas un moment. Celui que l'Ecriture appelle
le prince de ce monde a, lui aussi, son armée et ses
missionnaires. Ils marchent sans cesse, appelant les âmes;
partout leur voix est entendue, ils parlent et ils écrivent,
cherchant des disciples et des imitateurs. « Suis-moi, »
dit au jeune homme pur et pauvre, l'homme de plaisir ou l'ambitieux
sans scrupule qui passe devant lui fier de sa fortune et des hommages
dont on l'entoure, et il le suit tout ébloui par la
fascination de l'opulence et du bien-être, et il vend au monde
une âme hier encore noble et généreuse. - «
Suis-moi! » dit à la jeune ouvrière la femme
débauchée qui passe devant elle toute parée de
sa joie bruyante et de son luxe d'un jour, et l'infortunée la
suit; elle court à cette existence d'étourdissement et
d'infamie, elle lui sacrifie, hélas! son âme
consacrée peut-être à Dieu par les larmes d'une
mère, son âme pour laquelle, tant de prières
silencieuses étaient montées au ciel. « Suis-moi !
» dit à la génération nouvelle
l'incrédule qui va semant par sa parole et par sa plume ses
doctrines de scepticisme et de mort. « Suis-moi ! car pour moi
sont les hommages des esprits d'élite, la gloire
intellectuelle, la plus exquise de toutes. » Hélas!
combien le suivent! Combien s'en vont, aux applaudissements du
siècle, annoncer dans un enthousiasme insensé, à
tous les coeurs aigris par la misère et par la souffrance,
annoncer que le ciel est vide, qu'aucun Dieu n'y reçoit nos
prières et que le néant est la fin de tout. « Suis
moi! » voilà leur cri à tous pendant qu'ils vont
descendant la voie large. Il ne leur suffit pas de se perdre. Il faut
encore qu'ils perdent les autres.
Et pourtant tu les attendais, ô
Jésus-Christ! Pour eux aussi tu avais souffert, et, du haut de
ta croix sanglante, tu leur disais à tous : « Venez
à moi! » Mais cette croix l'ont-ils vue, mes
frères, Le connaissent-ils celui que nous appelons le Sauveur?
Qu'avons-nous fait pour l'annoncer; qu'avons-nous fait pour lui
gagner les âmes ? Seigneur, parle à nos consciences,
arrache-nous à notre mollesse, à notre insouciance,
à notre amour du bien-être; enflamme nos coeurs,
inspire-nous de grands sacrifices, et donne-nous de montrer au monde
que ton oeuvre se continue et que la victoire suprême est
assurée à la foi qui agit par la charité!
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