Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
REGARD
Bibliothèque chrétienne online
EXAMINEZ toutes choses... RETENEZ CE QUI EST BON
- 1Thess. 5: 21 -
(Notre confession de foi: ici)
Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



SERMONS - EUG. BERSIER 

Tome III


NOS PÉRILS, NOS ESPÉRANCES (1)

 

Tu as été fidèle en Peu de choses, je t'établirai sur beaucoup.

(MATTH. XXV, 23.)


Mes frères,

Ce n'est pas sans émotion que je prends la parole dans cette enceinte. Nous nous sommes réunis cette année sur la terre classique du protestantisme français. Tout dans cette ville, dans ce pays nous parle de nos pères. Que de fois leurs psaumes ont retenti dans les vallées et dans les grottes des campagnes voisines! Que de fois, à l'abri des rochers et devant une chaire improvisée, tandis que leurs sentinelles faisaient bonne garde sur les cimes d'alentour, ils ont célébré le culte « en esprit et en vérité » avec une ferveur et un recueillement qui nous manquent! Que de fois, en face de mille dangers, les pasteurs du désert ont déroulé devant eux les vérités du salut dans ces graves et solides instructions que notre légèreté ne supporterait plus! Que de fois, liés comme de vils malfaiteurs, conduits par la maréchaussée, ils ont traversé ces rues, insultés par le peuple, et n'ayant d'autre perspective à attendre que les cachots infects de la tour de Constance, les galères, la roue et le gibet! Que de fois encore leur sang n'a-t-il pas coulé sur ces places publiques, tandis que leur bouche confessait sans faiblir la grâce de Jésus-Christ! Grandes et nobles figures, martyrs de la foi et de la vérité qui aviez rêvé pour notre France le triomphe de l'Evangile et cet affranchissement spirituel d'où seraient sorties toutes les libertés , nous vous saluons avec respect. En venant proclamer ici que l'Eglise est une société spirituelle fondée sur une foi commune, une société libre sur laquelle Jésus-Christ seul doit régner, nous avons la confiance d'être les héritiers, sinon de votre zèle, du moins de votre esprit. Si vous pouviez nous apparaître, il me semble que vous laisseriez tomber sur nous un regard d'encouragement et de bénédiction.

Cette foi, cette liberté pour lesquelles vous avez eu tant à souffrir, ô pères, nous voulons en conserver le dépôt sacré. Plaise à Dieu qu'à l'accomplissement de notre tâche, nous sachions apporter un peu de votre mâle courage et de votre admirable abnégation !

Revenons à nous-mêmes, mes frères. Aussi bien le souvenir de ce grand et glorieux passé risquerait de nous accabler, et c'est de courage que nous avons besoin. J'ai choisi pour la méditer avec vous une parole de l'Ecriture qui m'a paru propre à nous instruire: « Tu as été fidèle en peu de choses, je t'établirai sur beaucoup. » Cette parole, ce n'est pas aux individus, c'est aux Eglises que je veux l'appliquer aujourd'hui. - Ai-je besoin d'ajouter que si, dans la parabole d'où je l'ai tirée, elle exprime une réalité, pour nous, hélas ! elle ne peut qu'indiquer l'idéal dont nous séparent encore toutes nos faiblesses et toutes nos misères ? Je veux montrer, avec l'aide de Dieu, quels sont les tentations et les dangers des Eglises dont la condition est petite et bornée, quels sont les devoirs spéciaux qui leur incombent, quelle récompense enfin Dieu promet à leur fidélité.

Daigne l'Esprit du Seigneur reposer sur mes paroles et nous donner de sortir de ce lieu mieux préparés pour la mission qui nous attend !

Nous sommes peu de chose, mes frères. Si nous étions tentés de l'oublier, nos adversaires nous le rappelleraient chaque jour. A vrai dire, j'ai peine à comprendre qu'ils y trouvent un motif suffisant pour nous dédaigner; il me semblait qu'après dix-huit siècles de christianisme, les esprits qui se piquent d'être éclairés devaient savoir que la vérité n'a rien à faire avec le nombre et que dans l'ordre religieux la victoire n'est pas souvent du côté des gros bataillons. D'ailleurs, si nous sommes faibles et peu nombreux, nous nous serrons autour d'un drapeau , et ce drapeau resterait debout, alors même que nous devrions disparaître. Ce drapeau sur lequel vous avez écrit que la foi est le fondement de I'Eglise, et que l'indépendance est son droit, il plane à une hauteur où nul mépris ne peut l'atteindre. Sous ses plis, je vois marcher ces grandes et glorieuses Eglises d'Amérique dont les progrès et l'action puissante nous consolent des défections religieuses de l'ancien monde, et c'est à son ombre, ô nos adversaires, que vous devrez chercher un refuge, au jour, prochain peut-être, où s'écroulera, sous le souffle irrésistible de l'esprit moderne, l'édifice vermoulu de ces Concordats dont les craquements qui se multiplient annoncent assez la caducité.

Mais, si le principe est grand, que la réalisation en est faible encore! Nous sommes peu de chose, en nombre, en talents, en richesse, en influence, et, ce qui est bien autrement grave, nous sommes pauvres en foi, en esprit de prière, en amour, en généreuse émulation, en dévouement personnel. Aussi faisons-nous peu, mes frères. Laissons là les illusions complaisantes. Où est la réalisation de nos rêves passés, où sont ces moissons si souvent prédites, où sont ces fruits dont au printemps déjà on nous annonçait la maturité? Où sont ces âmes prêtes à se joindre à nous, où sont nos progrès, où sont nos conquêtes? Où sont dans nos centres les plus prospères, les conversions sérieuses ? Où est cette piété cachée, cette force spirituelle cent fois préférable à tous les dons extérieurs et qui seule fonde, soutient et fait grandir les Eglises ?... Questions douloureuses devant lesquelles il nous faut courber la tête et nous humilier.

Nous sommes donc peu de chose, et si d'autres Eglises peuvent, dans des occasions semblables à celles-ci, voir se multiplier avec leur nombre, leur zèle., leur ardeur, leur joie, leur saint enthousiasme, de notre part, avouons-le, l'enthousiasme serait factice, et c'est de courage au contraire qu'il faut avant tout nous armer.

Telle est notre situation. Je devrais, pour être impartial, me demander si nous en sommes seuls responsables et dans quelle part y entrent des circonstances tout extérieures, c'est à savoir notre récente origine, les lacunes et les imperfections de notre organisation , les malentendus et les préjugés que nous avons à combattre , l'empire de traditions respectables, l'influence de la religion dominante , notre légèreté nationale, l'absence d'individualité qui caractérise notre temps et notre race, toutes ces causes enfin que nous subissons presque malgré nous. Je n'entre point dans cet examen. Il me suffit de constater ce que nous sommes et de l'avouer franchement.

Eh bien ! cette situation, elle a ses périls. Si la fidélité est toujours difficile, elle l'est surtout peut-être dans les conditions où Von a peu reçu. C'est ce qu'indique assez Jésus-Christ dans la parabole où j'ai choisi mon texte. Jésus-Christ que, pour le dire en passant, on accuse d'avoir toujours exalté la pauvreté, nous montre dans ce récit de la manière la plus saisissante les tentations de la pauvreté. Or, ce qui est vrai des individus, l'est aussi des Eglises. Voyons donc aussi nettement que possible quels. sont les dangers de notre position.

Le premier, le plus grand peut-être, c'est l'épreuve à laquelle elle soumet la foi. Rien n'affermit plus la foi d'une Eglise que les bénédictions visibles et multipliées, rien ne l'éprouve plus qu'un état stationnaire, qu'un insuccès prolongé. - Voici (je vais faire peut-être ici de l'histoire), voici des croyants qui, en un jour solennel, pour défendre la vérité méconnue, se sont réunis dans un même élan de zèle et de foi; ils ont relevé la chaire évangélique, ils ont confessé leur Sauveur. D'admirables sacrifices ont marqué cette oeuvre à son début; on a vu ces hommes à l'âge où le repos leur était nécessaire, renoncer aux avantages d'une position facile, aux liens les plus doux, et entrer dans la rude voie du renoncement. Ils ont cru, ils ont prié, ils ont attendu, se confiant dans la bonté divine... Ce qu'ils avaient semé dans les larmes, ne devaient-ils pas le recueillir avec des chants de triomphe ?... Les jours se succèdent et la bénédiction visible leur manque. Nul ne se joint à eux; méconnus, isolés, ils voient leur parole se perdre dans le vide sans éveiller d'échos... Alors des doutes étranges leur traversent l'esprit. Quoi, se disent-ils, Dieu pourrait agir, et il ne le fait pas ! Son Esprit pourrait souffler sur les âmes et nous attendons vainement son action puissante! Nous avons compté sur lui, nous avons eu foi en ses promesses, et nous n'en voyons point la réalisation... Ah ! mes frères, ce sont là les vrais combats de la foi, et c'est aussi là qu'elle remporte ses plus glorieuses victoires. N'imitons pas la foule qui n'a d'admiration que pour les Eglises florissantes, pour les ministères qu'accueille et que soutient la popularité. Est-il donc si difficile de parler et d'agir quand on est certain du succès, quand on s'adresse à des coeurs et à des esprits sympathiques, ou quand l'opposition même que l'on soulève est une preuve que l'Evangile atteint son but en troublant la fausse sécurité des pécheurs? Non! les véritables lutteurs, les héros de la foi, ils sont là, dans ces postes ignorés et sans gloire, au milieu d'une population légère, hostile et railleuse, seuls à parler des choses éternelles, seuls à espérer, à prier, vis-à-vis d'une indifférence générale, d'une stupide et morne opposition. Frères auxquels Dieu réserve une semblable tâche, ne laissez pas votre foi défaillir. Opposez à l'insuccès visible, aux amères déceptions d'aujourd'hui, aux railleries des douteurs, la triomphante certitude de l'approbation divine ; cherchez votre encouragement et votre force auprès de Dieu qui ne vous demande pas le succès, mais la fidélité. Heureux si votre foi, longtemps éprouvée, trouve dès ici-bas sa récompense; mais plus heureux peut-être, si, sans avoir rien obtenu de ce que vous espériez sur la terre, vous savez jusqu'au bout glorifier Dieu par une persévérance que rien ne peut lasser!

Si notre situation est une épreuve sévère pour la foi, elle n'exerce pas moins notre charité. Je prends ce mot dans son acception la plus vaste, et j'entends par là tout ensemble l'amour que nous devons porter au monde qui nous entoure, et cet amour plus intime qui nous unit à nos frères en la foi.

Etre vis-à-vis du monde dans une situation telle que la nôtre, l'attaquer sans le vaincre, sans l'étonner, exciter à peine son attention, n'être à ses yeux que peu de chose, c'est là une position qui peut produire aisément en nous deux effets opposés : l'indifférence à son égard ou l'amertume.

L'indifférence!... ce sera là l'écueil du plus grand nombre d'âmes. Nous avons essayé de lutter contre le monde, de l'entamer, de secouer sa légèreté; nous n'y avons point réussi. Eh bien! nous en prenons notre parti. Notre zèle, notre ardeur s'éteignent bientôt; nous acceptons la position qui nous est faite, et notre lâcheté morale s'en accommode aisément. Pourquoi protester, pourquoi lutter, puisqu'on ne veut pas nous entendre?... Ainsi nous faiblissons, ainsi le sel va perdant sa saveur, ainsi meurent des Eglises auxquelles semblait promis un si grand avenir, car pactiser ainsi avec le monde, accepter la trêve qu'il nous offre, c'est déjà désarmer, c'est consentir à être vaincu par lui. A ces conditions, le monde nous laissera vivre, car il sait bien que pourrions vivre ainsi, c'est mourir. Et, prenez-y garde, cette honteuse indifférence, le monde l'appellera largeur et charité. Nous aurons la réputation d'aimer, quand nous aurons renié le véritable amour. 0 chrétiens, appelés à convertir le monde et que le monde semble avoir déjà convertis, voyez donc où vous marchez. La paix dont on vous berce est une paix trompeuse. L'amour tel que Jésus-Christ nous l'a révélé a d'autres caractères: il trouble, il émeut, il ne laisse à notre égoïsme ni trêve, ni repos; il place devant nous les souffrances et la misère d'un monde corrompu, il nous force à les écouter, à les entendre, à y porter remède; il nous crie comme à saint Paul: « Malheur à toi, si tu n'évangélises! » Et quand notre paresse voudrait renoncer à cette tâche douloureuse et sublime, il dresse devant nos regards la sanglante image du divin Crucifié.

Quelquefois cette indifférence pour le salut des autres s'abrite sous le voile d'une spiritualité fausse. On se renferme dans l'étroite enceinte de son Eglise, en se disant qu'après tout le monde est le monde, et que la vraie, la seule patrie du chrétien est la société des enfants de Dieu. Confondant l'Eglise véritable, dont Dieu seul connaît les membres , avec l'une de ses manifestations visibles, on se laisse envahir par l'esprit sectaire, cette odieuse et mesquine contrefaçon de l'esprit chrétien. On professe, à l'égard de tous les grands et nobles intérêts qui travaillent l'humanité, une placide et sereine indifférence; on n'envisage l'histoire contemporaine qu'au point de vue d'une explication puérile , forcée et perpétuellement mobile des prophéties de l'Ecriture, et l'on discute subtilement sur les félicités du millénium, en présence des souffrances cruelles qui viennent frapper vainement à la porte de I'Eglise. On se complaît dans un langage soi-disant scripturaire, et qui semble choisi pour n'être entendu que de quelques-uns; on paraît d'autant plus assuré de son salut que l'on a plus rétréci le cercle des miséricordes divines; du reste, détaché du monde pour lequel on ne prie plus, l'abandonnant à ses destinées, on se mêle aux hommes, on agit, on possède, on s'enrichit, on trafique parfois avec une ardeur et une habileté qui ne trahissent guère le renoncement absolu que l'on affiche.

Que l'on ne m'accuse pas de faire un tableau imaginaire : je dis ce qui se passe, ce qui se voit; je caractérise une tendance qui me semble une misérable déviation de l'esprit de fidélité chrétienne, une tendance qui, singulièrement vigilante dans l'exactitude du langage et de la doctrine, tolère sans trembler cette effroyable hérésie qui s'appelle la sécheresse du coeur. Cette tendance, il faut lui arracher son voile de spiritualité fausse et de perfection fantastique, sa prétendue science scripturaire, et surtout son immense orgueil; il le faut, parce que, tant qu'elle flottera devant les yeux de nos troupeaux comme un idéal, elle risque de les égarer dans une voie où ils se perdront.

Je sais ce qu'on nous répond. On nous oppose l'enseignement de l'Ecriture sur la prédestination des élus; on nous dit que le chrétien doit s'associer au plan de Dieu, et retirer sa sympathie d'un monde que Dieu laisse errer dans sa voie. Mais, sans entrer ici dans une discussion inopportune, sans rappeler que nul regard d'homme ne peut discerner exactement où le monde commence et où il finit, sans citer à mon tour ces passages où l'amour de Dieu nous est représenté comme s'exerçant envers tous les hommes, je me borne à invoquer ici un seul exemple, celui de l'Apôtre qui, plus qu'aucun autre, a insisté sur la libre élection de Dieu; vous aimez à citer saint Paul, l'Apôtre de la grâce; mais saint Paul lui-même n'est-il pas la réfutation vivante de cette indifférence où vous vous enfermez ? Ah ! montrez-nous saint Paul, mais montrez-le-nous tout entier! Montrez-moi les profondeurs de sa compassion pour le monde tombé, les magnifiques élans et les trésors de sympathie qui débordent de toutes ses épîtres; montrez-moi la poignante tristesse qui serre son coeur à la vue d'Athènes ou de Corinthe, les larmes que nuit et jour il répand à Ephèse, et ce mouvement sublime qui le porterait à être fait anathème pour Israël révolté. Montrez-moi son apostolat ou plutôt son martyre de trente années, ses peines, ses travaux, ses naufrages, ses veilles, ses jeûnes, ses blessures; montrez-moi sa prison de Rome, ses cheveux blanchis au service du Maître, son corps use par l'âge et chargé de liens; montrez-moi ses angoisses, son abandon à l'heure suprême; montrez-moi son supplice enfin... ; et si vous sentez, comme nous, votre piété facile et votre vie commode écrasées par un tel exemple, cessez, au nom de Dieu, d'arracher à cet apôtre quelques lambeaux de texte pour justifier votre apathie et votre inconcevable sérénité!

Mais, en échappant à cette tentation, gardons-nous de tomber dans l'autre extrême. Si l'indifférence vis-à-vis des autres doit nous être odieuse, ne laissons pas notre zèle dégénérer en amertume. L'insuccès, nous l'avons dit, nous conduit souvent là. Sentir notre travail stérile, notre bonne volonté méconnue, nos efforts infructueux, est une épreuve que nous supportons mal. Vais-je trop loin en affirmant que nous sommes souvent tombés dans ce piège; que notre parole, publique ou parlée, n'a pas conservé l'élévation qui devrait la caractériser, et qu'au nom de dissident on a souvent, avec raison, rattaché l'idée d'une âpre censure, d'un zèle sans charité, et d'un intolérable esprit de jugement?

Quoi ! c'est nous qui proclamons si haut la miséricorde divine, nous qui professons que dans le salut tout est grâce et pardon, c'est nous que l'on reconnaîtrait à ces traits! Nous sommes méconnus! Eh! qu'importe ? Ne devions-nous pas nous y attendre ? Jésus-Christ, en nous appelant à le suivre, ne nous l'avait-il pas prédit? Quoi! si longtemps nous avons résisté à Dieu, et nous ne supportons pas qu'on nous résiste ? Pardonnés hier, nous aurions à la bouche une sentence de condamnation? Est-ce donc que le Seigneur' nous appelle à juger le monde, est-ce donc que notre colère accomplirait la justice de Dieu? Prétendrons-nous surmonter le mal par le mal, et attirer ainsi nos ennemis à la vérité? Appelait-il ainsi les âmes, Celui qui leur disait : « Venez à moi, car je suis doux et humble de coeur? » Méconnu, repoussé! Qui le fut plus que lui ? Au témoignage qu'il rendait à la vérité ne se mêlait pourtant aucune de ces faiblesses, de ces misères, de ces contradictions dérisoires qui enlèvent au nôtre sa force. Cependant, à l'heure suprême, maudit, insulté par ceux pour lesquels il mourait, abandonné par ses disciples, mal compris par ceux-là mêmes qui lui restaient fidèles, il s'écriait : « Père, pardonne-leur! » 0 Maître adorable, qui as révélé au monde le véritable amour, remplis-nous de cet amour, détruis en nous ces irritations, ces dépits, ces amertumes que nous avons si souvent mêlées à notre témoignage, et garde-nous de défendre ta cause en reniant ton esprit!

Enfin, mes frères, il y a dans une condition telle que la nôtre un grand péril pour l'amour fraternel. cette condition essentielle de la vie et de la prospérité de toute Eglise. Laissez-moi ici expliquer franchement ma pensée.

Supposez qu'un grand courant spirituel nous entraînât dans son sein; supposez qu'il nous fût donné de voir l'un de ces mouvements religieux puissants qui ont transformé le monde. J'ose le dire : ce mouvement réagirait aussitôt sur chacun des membres de nos troupeaux. Nos luttes, nos misères, nos divisions disparaîtraient devant un intérêt immense et supérieur, un saint enthousiasme élèverait nos âmes dans une région meilleure; plus la foi serait ravivée, plus l'amour étreindrait facilement les coeurs.

Supposez, au contraire, un état tel que le nôtre, un état de langueur, de faiblesse et d'isolement : aussitôt nous en mesurons les conséquences. Dans une Eglise où la vie est stationnaire, où le progrès semble arrêté, on est tenté de s'accuser les uns les autres de ce malaise dont chacun souffre; chacun en cherche autour de soi la cause, et l'esprit de jugement s'éveille. Ce n'est pas tout : faute d'un élan commun qui emporte vers un même but les coeurs et les pensées, on se renferme dans son milieu, on ne regarde plus qu'autour de soi, on s'examine, on s'étudie les uns les autres; dans cet air étouffé, que ne renouvelle aucun souffle du dehors, se développent bientôt, comme une végétation malsaine, mille petites passions du coeur naturel, qui ne semblent puiser dans la religion qu'un principe d'âcreté plus actif. Les ambitions, les rivalités, les antipathies instinctives, les luttes d'amour-propre et d'intérêt envahissent bientôt les âmes et les enlacent dans un inextricable réseau; des partis se constituent, et chacun d'eux, se croyant appelé à défendre la vérité, s'efforce d'abaisser les autres; les accusations, les faux rapports se multiplient et sont avidement accueillis. Hélas! dans cette société, dont l'esprit de Jésus-Christ devrait inspirer et lier tous les membres, la division éclate avec tous ses déchirements et tous ses scandales... Qu'y viendraient faire dès lors, je vous le demande, ces âmes qui au dehors souffraient des luttes des Eglises officielles, des flagrantes contradictions de leur enseignement religieux? Elles étaient venues frapper à notre porte, attirées par le drapeau de l'Evangile que nous avions arboré. « Ici, se disaient-elles, ici du moins règne la paix; ici les croyants, confessant un même Sauveur, marchent dans un même esprit; ici nous pourrons adorer, prier, aimer sans rencontrer partout le navrant spectacle d'une lutte fratricide. » Hélas ! à peine avaient-elles franchi notre seuil, qu'elles reculaient effrayées , pendant que l'incrédulité triomphait de nos misères et se raillait de nos prétentions.

Que conclure de ces lamentables faits, mes frères? Que nous devons, sous peine de mourir, redoubler de vigilance sur nous-mêmes et demander à Dieu qu'il nous transforme. Ne nous y trompons pas. Si l'humilité, le respect mutuel, l'esprit de support et de concession sont toujours et partout ordonnés aux chrétiens, pour nous ce sont les ,conditions mêmes de notre existence. N'est-ce pas le cas de rappeler ici le raisonnement de l'Apôtre : « Si quelqu'un ne peut pas gouverner sa propre famille, comment gouvernerait-il l'Eglise de Dieu?» Oui, si dans nos Eglises, petites encore et qui ne sont à vrai dire que des familles spirituelles, aucune unité n'est possible, si des passions mauvaises s'y donnent libre carrière, de quel droit espérerions-nous un plus vaste développement et de plus grands succès ? Si, dans le peu qui nous est confié, nous ne savons ni ne voulons être fidèles à l'esprit du Seigneur, que parlons-nous encore de la grande mission qui nous attend ? Si notre temps et nos forces se consument en de lamentables débats, si nos synodes, au lieu d'être des fêtes spirituelles où notre âme se dilate et se fortifie, deviennent une arène où nous nous assignons les uns les autres comme des plaideurs devant un juge, quelle bénédiction pouvons-nous espérer? Ah ! dans cette voie funeste, notre cause périrait; et c'est à d'autres que passerait le glorieux étendard que nos mains indignes n'auraient pas su porter.

Humilions-nous donc, mes frères, car l'humilité marche devant le relèvement aussi sûrement que l'orgueil devant la ruine. Laissons sur le seuil de cette assemblée tout ce que la charité ne supporterait pas. Laissons-y nos griefs, nos froissements pénibles, et, s'il le faut, les torts que nous ayons injustement soufferts; laissons-y nos jugements prématurés, nos préventions, nos pronostics de mauvais augure; laissons-y nos plans bien concertés, notre désir de faire à tout prix triompher nos idées et nos projets. Apportons-y un esprit de droiture et de candeur, de justice et de respect mutuel; que chacun ici se sente à l'aise, que chacun puisse compter sur la sympathique attention à laquelle il a droit. Honorons par notre langage et notre attitude la grande cause qui nous rassemble. Que l'on sente que Dieu nous préside et que nous n'avons point réclamé en vain la présence de son Esprit dans nos coeurs.

Ainsi, fidèles dans le peu que nous avons reçu, nous oserons espérer la réalisation de cette promesse: « Tu as été fidèle en peu de choses, je t'établirai sur beaucoup; » et, si nous l'espérons, ce n'est point par une ambition terrestre, ce n'est point par le désir tout humain de voir s'étendre les limites de notre fédération d'Eglises , c'est parce que nous croyons que l'avenir du protestantisme en France est étroitement lié au principe que nous représentons. Non que nous ayons l'orgueilleuse et ridicule pensée de prétendre que seuls nous représentions le véritable esprit protestant, non que nous refusions notre vive et cordiale sympathie à nos frères qui, dans l'Eglise officielle, combattent avec nous le bon combat de la foi. Mais si, au moment où la séparation de l'Eglise et de l'Etat apparaît aux yeux de tous comme la solution la plus digne du grave conflit qui déchire l'Eglise réformée; si, au moment où tous les regards se tournent vers Rome où va se résoudre, avec le départ du dernier de nos soldats, cette redoutable question de l'union du pouvoir civil et spirituel; si, à ce moment-là, l'Eglise libre devait avorter dans notre patrie, c'est qu'il faudrait douter de la vitalité du protestantisme lui-même.

Soyons donc prêts pour l'avenir qui se prépare... Dans ce temps, dans ce pays, les plus graves questions viennent souvent s'imposer à l'esprit public avec la rapidité de la foudre. Aujourd'hui, c'est le nuage dont on suit dans le ciel de la pensée les évolutions changeantes, mais de ce nuage sortira demain la tempête qui balayera sous son souffle puissant les institutions surannées Ce principe de la séparation des deux pouvoirs, qu'il y a trente ans Vinet et quelques amis débattaient obscurément dans un presbytère de la Suisse, demain peut-être il soulèvera la France, et lors même que le triomphe définitif en serait encore éloigné, il est bon que l'on sache que l'Eglise ne le redoute pas, qu'elle le demande au contraire.

Comprenez les signes des temps. Ecoutez ces milliers de voix qui veulent aujourd'hui une morale indépendante de toute foi religieuse. Voyez à l'horizon ce flot qui monte et monte encore; c'est une vaste et savante école; elle s'appelle positive, et ralliant autour d'elle la jeunesse des écoles et les masses populaires, elle veut, sur les ruines de l'Eglise, fonder une démocratie sans Dieu. Voilà ce que l'on nous prépare, et, par une amère ironie, pour conjurer ce péril, je vois, d'un côté, l'Eglise de la majorité défendre avec acharnement la possession d'un coin de terre italienne, d'où elle fait dépendre, avec l'indépendance de son chef, celle de la vérité religieuse s'exprimant par sa bouche; je vois de l'autre, une immense fraction du protestantisme français prête à confier les destinées du christianisme et les intérêts les plus sacrés des âmes à l'incertain ballottage d'un suffrage populaire sans contrôle et sans condition religieuse.

Dans cette universelle confusion, dans ce désarroi des âmes, que faut-il?... Que l'Eglise se lève et qu'elle prouve à ce monde qui la dédaigne qu'elle n'a pas besoin de lui. Oui, dirons-nous avec Vinet, « que le christianisme retourne au désert; que, remontant à ses origines, il s'avance de là vers la société, armé de la seule vérité, sans autre introducteur que lui-même, sans autre lettre de recommandation que l'Evangile éternel, et réclamant des sociétés humaines le droit commun seulement, que sans doute il est tenu de réclamer; alors il fera voir ce qu'il est; à cette condition, il pourra se mesurer avec le siècle, et reprendra du fond de son exil (car c'est ainsi qu'on appellera sa fière solitude) la direction des affaires humaines et le gouvernement de l'avenir. » Mondain, le monde l'entraînerait; spirituel, il entraînera le monde. Que l'Eglise, dont on annonce partout la décrépitude et à laquelle les gouvernements daignent accorder pour quelque temps encore le viatique qui doit soutenir sa vieillesse débile et chancelante, que l'Eglise se lève et marche devant le monde étonné; le jour où, libre et sans protection, elle n'aura d'autre arme que la croix, d'autre appui que la foi de ses enfants, ce jour-là elle aura reconquis le respect en attendant la victoire.

Si la France doit donner au monde ce grand spectacle, son avenir moral est assuré, car, quoi qu'en pensent les politiques superficiels, c'est à la vigueur religieuse des nations qu'il faut mesurer leur vraie force et leur vitalité. Si elle était incapable d'un tel effort, si sa sève épuisée n'y suffisait pas, c'est que le flambeau de l'Evangile lui serait à jamais ôté pour passer à d'autres nations ; mais Dieu, nous en avons la confiance, ne permettra point un tel avortement; non, cette race qui a donné tant de martyrs à la foi chrétienne, cette patrie des saint Bernard, des Calvin, des Mornay, des Coligny, des Pascal, des huguenots et des protestants du désert, cette terre où l'erreur elle-même a su enfanter des prodiges de dévouement et d'héroïsme, elle n'est pas destinée à une fin misérable; trop de coeurs croyants l'ont aimée, trop de prières ont réclamé sur elle la bénédiction du Dieu fidèle, trop de sang généreux a arrosé son sol pour que Dieu l'abandonne.

Osons donc rêver un grand avenir, ou plutôt laissons l'avenir à Dieu, nous souvenant que ce qu'il nous demande avant tout c'est la fidélité ..... Ce qui fera l'avenir, ce ne seront pas nos paroles, dont je sens en terminant ce discours le peu de force efficace; ce qui le fera, ce seront nos prières, notre foi persévérante, notre support mutuel, notre piété cachée et nos sacrifices. A ce prix seulement se réalisera cette promesse : « Tu as été fidèle en peu de choses, je t'établirai sur beaucoup. »


Table des matières

Page précédente:

.

 1 Ce discours a été prononcé Nîmes le 25 octobre 1866, pour l'ouverture du Xe synode des Eglises évangéliques de France, non rattachées à l'Etat.

 

- haut de page -