Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
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SERMONS - EUG. BERSIER 

Tome III


UNE SCÈNE DE LA CHAMBRE HAUTE

 

Avant la fête de Pâque, Jésus sachant que son heure était venue pour passer de ce monde à son Père, comme il avait aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu'à la fin. Et, après le souper (le diable ayant déjà mis au coeur de Judas Iscariot, fils de Simon, de le trahir), Jésus, sachant que le Père lui avait remis toutes choses entre les mains, et qu'il était venu de Dieu, et qu'il s'en allait à Dieu, se leva du souper et ôta sa robe; et, ayant pris un linge, il s'en ceignit. Ensuite il mit de l'eau dans un bassin et se mit à laver les pieds de ses disciples, et à les essuyer avec le linge dont il était ceint. Il vint donc à Simon Pierre, qui lui dit: Toi, Seigneur, tu me laverais les pieds! Jésus répondit et lui dit. Tu ne sais pas main tenant ce que je fais; mais tu le sauras dans la suite. Pierre lui dit: Tu ne me laveras jamais les pieds. Jésus lui répondit: Si je ne te lave tu n'auras point de part avec moi. Simon Pierre lui dit: Seigneur, non-seulement les pieds, mais aussi les mains et la tête. Jésus lui dit: Celui qui est lavé, n'a besoin de rien sinon qu'on lui lave les pieds; puis il est entièrement net. Or vous êtes nets, mais non pas tous. Car il savait qui était celui qui le trahirait; c'est pour cela qu'il dit. Vous n'êtes pas tous nets. Après donc qu'il leur eut lavé les pieds et qu'il eut repris sa robe, s'étant remis à table, il leur dit: Savez-vous ce que je vous ai fait, Vous m'appelez Maître et Seigneur, et vous dites vrai, car je le suis. Si donc je vous ai lavé les pieds, moi qui suis le Seigneur et le Maître, vous devez aussi vous laver les pieds les uns aux autres. Car, je vous ai donné un exemple, afin que vous fassiez comme je vous ai fait. En vérité, en vérité, je vous dis que le serviteur n'est pas plus que son maître, ni l'envoyé plus que celui qui l'a envoyé. Si vous savez ces choses, vous êtes bienheureux, pourvu que vous les pratiquiez.

(JEAN XIII, 1-17.)


« Comme il avait aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu'à la fin. » C'est ainsi, mes frères, que l'apôtre commence le récit de la scène grande et touchante que nous allons méditer. Quelle simplicité dans ces paroles, mais comme on y sent vibrer une émotion contenue et profonde! Cet amour dont saint Jean parle, il l'a connu lui-même, il en a été l'objet. En écrivant ces mots, il se souvient de la conduite des disciples dans cette dernière semaine; il repasse dans sa mémoire leurs doutes, leur tiédeur, leur indifférence, leurs préoccupations égoïstes, leur lâcheté, leur défection honteuse, et il s'étonne de cet amour extraordinaire que rien n'a pu décourager, qui a grandi avec l'opposition et la haine des hommes et qui, en face de la plus monstrueuse ingratitude, a jeté son plus vif éclat. Il les aima « jusqu'à la fin. » - « A la fin, » c'est-à-dire à l'heure suprême où le vrai fond de la vie apparaît, où tout ce qui est fictif disparaît et s'efface, « à la fin , » c'est-à-dire au moment de la souffrance indicible, et jusque dans l'agonie du Calvaire, sur cette croix où l'apôtre contemple en adorant la charité s'immolant pour le salut des hommes.

Mais cet amour, Jésus veut le témoigner une fois encore à ses disciples, non point par des paroles seulement, mais par un acte qui restera jusqu'au bout gravé dans leur souvenir. Il veut, dans cet acte, symboliser la pensée qui a inspiré tout son ministère, l'abaissement volontaire par lequel il s'est donné à l'humanité; en même temps il apprendra à ses disciples qui viennent de se disputer la première place dans son futur royaume (1) que la souveraine grandeur est dans l'humilité. Voilà pourquoi il ôte sa robe, et couvert de la tunique comme un esclave, il prend un linge, s'en ceint lui-même et s'agenouille à leurs pieds pour les laver.

Avez-vous remarqué comment s'exprime ici saint Jean? « Jésus sachant que le Père lui avait remis toutes choses entre les mains et qu'il était venu de Dieu et qu'il s'en allait à Dieu, se leva du souper et se mit à laver les pieds de ses disciples ? » Etrange rapprochement! Quoi! c'est parce que Jésus sait qu'il vient de Dieu et qu'il retourne à Dieu, qu'il s'abaisse à ce point ! Oui, mes frères, cela doit être; c'est un lien profond qui unit cette pensée et cet acte. Plus une âme est vraiment élevée, plus il lui est facile de s'abaisser. Pour Jésus, à la hauteur sublime où l'a placé la volonté du Père, qu'est-ce que nos distinctions misérables, nos fausses grandeurs et nos règles artificielles? Qu'est-ce que nos vanités, nos rivalités mesquines, nos luttes d'amour-propre et d'orgueil ? Qu'est-ce que le blâme ou le dédain des hommes pour celui qui possède l'approbation de Dieu? Qu'est-ce que les humiliations de la terre pour celui qui a goûté la gloire du ciel ?

Savons-nous comprendre cette grandeur-là? Nous nous souvenons-nous que nous aussi, nous sommes appelés à aller à Dieu, et que là est notre meilleure gloire?- Disons vrai : au lieu de rester sur ces hauteurs, nous demeurons dans cette région toute mondaine où la vanité nous obsède; nous sommes trop petits pour savoir nous abaisser, et, jusque dans le service de Dieu peut-être, nous apportons nos préoccupations d'égoïsme et de grandeur personnelle. Ah! misérables adorateurs de la gloire humaine, allons, en face de notre Sauveur à genoux, apprendre la grandeur de la charité qui s'humilie. Voyez-le, ce Maître des maîtres, prenant l'attitude et revêtant les fonctions d'un esclave et du plus méprisé des esclaves, puisque c'était le dernier de tous qui en Orient lavait les pieds des convives. Comparez à ce spectacle les fausses grandeurs de l'égoïsme, les plus vantées et les plus éclatantes; comme elles pâlissent, comme elles diminuent auprès de cette abnégation sublime ! Voilà ce que Jésus devait apprendre au monde, voilà ce que l'antiquité n'eût jamais soupçonné, elle qui, dans toutes ses langues, n'avait pas même un mot pour exprimer l'humilité. Et puis, rappelons-nous que c'est en s'abaissant de la sorte que Jésus a relevé l'humanité. Sans doute avant lui, on avait vu des actes qui ressemblaient au sien; on avait vu, aux Indes par exemple, le Bouddha, cette noble et touchante figure, la plus belle peut-être que le paganisme ait produite, partager les haillons et le grabat des mendiants et des malades ; mais si nous y regardons de près, nous reconnaissons bientôt qu'en faisant cela, le Bouddha ne songeait qu'à pratiquer un ascétisme extraordinaire, et qu'à se purifier par des souffrances imméritées. Quelle distance entre un tel désir et le sentiment qui anime Jésus-Christ! Depuis le jour où, dans la chambre haute, Jésus s'est agenouillé comme un esclave, l'esclave a été relevé par lui, car, si bas que le plaçât le mépris du monde, il a senti qu'il avait son Sauveur pour compagnon d'opprobre et de douleur.

Telle est la stupéfaction produite par cette scène extraordinaire que les apôtres restent interdits et silencieux. Un seul ne peut contenir l'émotion qui l'anime, C'est Pierre, l'homme des premières impulsions, l'homme qui, dans toutes les occasions, prend le premier la parole. Lui qui autrefois s'était écrié au milieu des apôtres hésitants: « Tu es le Christ, le fils du Dieu vivant, » et, dans une autre circonstance en face de la foule qui s'éloignait de Jésus: « Seigneur, à qui pourrions-nous aller qu'à toi? » lui qui, ce soir même, allait déclarer que malgré la défection de tous, seul il demeurerait fidèle à son Maître, il ne peut assister calmement à ce spectacle qui le confond, et il s'écrie: « Toi, Seigneur, tu me laverais les pieds! »

Alors Jésus lui répond par cette parole tant de fois citée, et qui tant de fois aussi a arrêté le murmure sur les lèvres de ceux qui doutent et qui se troublent. « Tu ne sais pas maintenant ce que je fais, tu le sauras dans la suite. » Tu ne sais pas! Et comment Pierre pourrait-il comprendre cette scène, lui dont l'esprit rêve pour son Maître une royauté prochaine, lui qui voit d'avance Jérusalem soumise au Messie triomphant, ses ennemis écrasés et son règne s'affermissant sur les peuples, lui dont le coeur tressaille en songeant que dans quelques jours peut-être, toutes ces visions vont s'accomplir?... Plus tard il comprendra, plus tard il saura qu'il y a un autre règne que celui qu'il rêvait, une autre couronne, une autre victoire; la croix lui révélera de quelle manière son Maître voulait triompher, et cet abaissement qui aujourd'hui le révolte , sera toujours présent devant ses yeux pour lui apprendre à chercher, lui aussi, sa grandeur dans l'humilité.

Mais cette parole de Jésus à Pierre, elle s'adresse à nous tous, et tous nous avons besoin de l'entendre. « Tu ne sais pas ce que je fais; » n'est-ce pas là ce que Dieu peut dire à chacun de ceux qu'il afflige ? C'est qu'en effet, les desseins de Dieu nous dépassent; même dans la plus chétive existence, il y a des mystères qui déroutent notre pauvre raison. Expliquez-moi donc, je vous prie, pourquoi la vie la meilleure et la plus nécessaire est tout à coup retranchée, tandis que tant d'êtres inutiles restent ici-bas pour y végéter et y souffrir! Expliquez-moi pourquoi l'épreuve s'acharne souvent sur les âmes les plus sanctifiées et semble épargner ceux qui auraient le plus besoin de ses coups pour humilier leur orgueil? Expliquez-moi tout ce qu'il y a de fatal dans la nature et dans l'histoire. expliquez-moi pourquoi l'enfant le plus aimé, le plus entouré de sollicitude et de prières court vers le mal dès qu'il peut choisir sa part, s'y plonge avec un cynisme précoce et fait descendre avec douleur les cheveux blancs de son père au sépulcre! Expliquez-moi toutes les injustices, toutes les souffrances imméritées, expliquez-moi pourquoi tant de milliers d'êtres sont condamnés à naître dans la misère et dans la souillure!... Ah! nous raisonnons, nous appliquons sur ces douleurs les lambeaux de notre philosophie, mais l'explication, la trouvons-nous? L'Evangile même nous la donne-t-il tout entière? Non, vous le savez bien; il y a des mystères devant lesquels il faut garder le silence, il y a des douleurs où l'orthodoxie la plus éclairée ne peut rien comprendre où elle irrite et blesse quand elle prétend enseigner et donner la raison des choses, et ou les paroles les plus pieuses ne valent pas un serrement de mains silencieux.

Et cependant, quand nous courbons ainsi la tête, nous ne sommes pas des fatalistes; notre soumission n'est pas la résignation morne et stupide d'une âme sans espérance et sans consolation. Et quel parti, grand Dieu, que de s'incliner ainsi forcément sous une aveugle nécessité! C'est la prétendue consolation des mondains. « Vous n'y pouvez rien, » nous disent-ils, et ils pensent nous affermir par là contre l'épreuve. Nous n'y pouvons rien! et ne voyez-vous pas que c'est là précisément ce qui aigrit la douleur et l'exaspère ? Sentir qu'on n'y peut rien! Sentir que le monde poursuit sa marche fatale, et qu'en nous écrasant sous ses coups, la nature n'est pas plus responsable que ne l'est une machine à laquelle on irait redemander en pleurant la vie de celui qu'elle a broyé dans son engrenage! Une consolation, cela? Ah ! mieux vaudrait protester jusqu'au bout et mourir avec un cri de révolte sur les lèvres, que de prendre son parti de cette marche des choses. Non, nous ne sommes pas des fatalistes. Quand, courbant la tête, nous renonçons à comprendre, c'est sous la main d'un Père que nous nous inclinons. C'est un Père qui nous dit: « Tu ne sais pas maintenant ce que je fais; » un Père, et cela nous suffit. Est-il surprenant que ses desseins ne soient pas les nôtres? Faut-il nous étonner que nous ne puissions pas les saisir, Avons-nous le regard du Très-Haut, ou sa mesure? Le soldat doit-il attendre pour combattre que le général lui ait développé son plan de campagne; l'ouvrier ne doit-il tailler sa pierre que lorsque l'architecte lui aura expliqué son dessein? Et nous, créatures d'un jour, dont le péché d'ailleurs a troublé le regard, ne devons-nous obéir qu'en voyant la raison de chacune des voies de l'Eternel? Non, il faut nous incliner, il faut répéter cette parole : « Tu ne sais pas ce que je fais. »

Mais, si nous l'ignorons aujourd'hui, nous le comprendrons un jour. « Tu le sauras dans la suite, » dit Jésus-Christ. N'est-ce pas là déjà pour nous une vérité d'expérience? Que de pages obscures dans notre vie et qui ne se sont éclairées qu'après que nous les avions depuis longtemps parcourues, semblables à ces inscriptions antiques restées indéchiffrables pendant trente ou quarante siècles, et auxquelles un mot qui leur manquait, retrouvé tout à coup, rend leur sens! Vous avez gémi sur vos insuccès, sur vos espérances trompées, sur vos plans renversés, sur vos épreuves; vous avez accusé votre mauvaise destinée, condamné Dieu peut-être; et, dans ces épreuves, il y avait un bienfait! Il ne vous fallait rien moins que cela pour vous humilier et vous convertir à Dieu, Vous aviez murmuré de ce que Dieu vous fermait des voles où d'autres plus heureux que vous s'élançaient avec ardeur, et vous ne saviez pas que c'était pour vous forcer à prendre la seule qui pût vous sauver en vous ramenant à lui. Aujourd'hui vous le comprenez, et avec David vous pouvez dire: « Avant d'être affligé, je m'égarais, mais maintenant j'observe ta parole; » aujourd'hui la plainte s'est changée en actions de grâces, et le murmure en bénédiction.

Toutefois, mes frères, ici-bas nous ne comprenons, je l'ai déjà dit, qu'une faible partie de nos épreuves; l'explication suprême, définitive, elle nous sera donnée au delà du voile. Un jour, Dieu justifiera ses voies, un jour tout ce qui nous confond s'expliquera, le hasard ne sera plus; la sagesse divine resplendira dans son pur éclat. Alors nous saurons la raison d'être de ces désordres, de ces bouleversements, de ces longs retards de la justice, de ces triomphes du mal qui aujourd'hui troublent notre foi. Oui, si la nuit est épaisse et froide, à l'horizon nous voyons monter la lumière; la lumière !

Oh! qu'elle est douce à celui qu'un long cauchemar obsède; la lumière! après ce travail séculaire de l'humanité souffrante, après ces luttes ténébreuses, après cette nuit où tant de générations ont traîné leur misérable et triste existence; la lumière avec son doux rayonnement, sa chaleur bienfaisante, et le ciel et les horizons infinis qu'elle déroule à nos regards; la lumière qu'ont appelée toutes les aines saintes que la terre n'avait point satisfaites, la lumière vers laquelle tous les prophètes de la vérité ont tourné leur tête en mourant, la lumière, elle doit nous éclairer un jour d'une splendeur immense et sans fin !

Mais Pierre n'écoute point ce que lui dit le Maître; tout entier à sa pensée, il persiste dans sa résistance, et s'écrie: « Tu ne me laveras jamais les pieds! »

Avouez-le mes frères, nous aurions parlé comme lui) et comme lui nous aurions cru n'obéir alors qu'à un sentiment d'humilité. Souffrir que son Maître s'abaisse et s'agenouille devant lui, cela lui est impossible; son coeur, sa raison protestent, il n'y consentira jamais.

Il se croit humble. L'est-il autant qu'il le pense? Ne le serait-il pas davantage s'il se bornait à obéir? La vraie humilité pour le disciple ne consiste-t-elle pas à faire avant tout ce que son Maître veut ?

Ceci m'amène à une réflexion: c'est au nom de l'humilité que Pierre résiste à Jésus; eh bien! quand nous prêchons le pardon, la grâce divine, c'est de l'humilité qu'on s'arme aussi pour repousser nos appels. Nous allons vers un être tombé, nous lui disons., « Crois au Dieu qui t'appelle et qui veut te sauver, crois, et aujourd'hui même tu peux devenir un homme nouveau; crois, et tu pourras appeler Dieu ton père, et t'adresser à lui, comme son enfant; crois, et nos espérances deviendront les tiennes, et le ciel sera ton partage. » Nous parlons ainsi, et que nous répond-on le plus souvent? Qu'il est impossible d'accepter un semblable message, que ce serait s'abandonner à la présomption de l'orgueil. Quand donc croira-t-on au salut, quand acceptera-t-on le pardon de Dieu? Plus tard, quand on sera devenu meilleur, quand on aura triomphé de ses passions, quand on se sera rapproché de Dieu; et, en parlant ainsi, on croit être humble! Est-ce là de l'humilité? Allez au fond de votre pensée! Vous voulez bien croire au salut, mais à la condition que vous vous y serez préparés vous-mêmes; vous voulez bien consentir à ce que Dieu vienne à votre rencontre, pourvu que vous ayez fait les premiers pas, vous voulez bien accepter une grâce, mais une grâce dont vous vous serez rendus dignes par vos regrets, votre repentir et vos larmes; c'est-à-dire que , dans l'oeuvre du salut, la plus grande part et la meilleure sera la vôtre, et vous appelez cela de l'humilité Ce n'est pas tout. En refusant la grâce que l'Evangile vous présente, en repoussant le titre et la qualité d'enfants de Dieu qu'il veut vous rendre, êtes-vous sûrs que vous ne cédiez pas à une tentation plus subtile et plus dangereuse encore,

Ne sentez-vous pas qu'une grâce est un lien, et que si Dieu vous sauve, vous devez lui appartenir? Ne sentez-vous pas que s'il vous revêt, selon la belle expression de l'Ecriture, de cette robe de justice dont la blancheur est l'image d'une vie renouvelée, vous ne pouvez plus la traîner dans les sentiers du monde, et vous confondre avec ceux qui sont étrangers à vos espérances? Ne sentez-vous pas qu'une fois pardonnés, et rendus à la vie divine, vous êtes engagés d'honneur au service de Dieu ? Or, ce don de vous-mêmes, cet engagement sans réserve et sans retour, n'est-ce pas là ce qui vous fait frissonner, n'est-ce pas là ce qui effraye votre orgueilleuse indépendance, n'est-ce pas là ce qui explique vos indécisions, vos hésitations, vos calculs? Et vous appelez cela de l'humilité! L'humilité! Oh non! ce n'est pas là son vrai langage! Le coeur humble croit au pardon, il accepte la grâce, il la veut tout entière, il se plonge dans la miséricorde divine, il s'en entoure, il s'en couvre, il veut abdiquer son égoïsme et son indépendance, et, répondant au Dieu qui sauve, il se laisse sauver.

« Tu ne me laveras jamais les pieds, » disait Pierre. Au disciple qui lui résiste Jésus répond par cette parole sévère : « Si je ne te lave, tu n'auras point de part avec moi. » Ici, la pensée du Maître s'élève brusquement à une région plus haute, comme on peut l'observer souvent dans ses entretiens. Jusque-là, en ]avant les pieds de ses disciples, il ne voulait que leur donner une leçon d'humilité. Mais la résistance de Pierre le fait songer à un autre lavage tout spirituel, à cette rédemption des âmes qu'il doit accomplir sur la croix. « Si je ne te lave. » Mes frères, nous devons être purifiés par Jésus-Christ. Rentrez en vous mêmes. Est-ce que votre vie peut affronter le regard du Dieu vivant? Est-ce que vous voulez tels que vous êtes entrer dans son ciel, et participer à sa communion? Ah! dans l'antiquité déjà, quand on plaçait dans le ciel des dieux impurs, des dieux tout remplis de passions et de souillures, même alors, la conscience humaine, obéissant à un instinct mystérieux, appelait la pureté, l'expiation, et faisait répandre le sang des victimes pour apaiser la justice; partout., sous tous les cieux, au sein de la civilisation la plus avancée comme parmi les races les plus dégradées, des autels s'élevaient qui parlaient d'apaisement et de sacrifice; et vous, qui croyez au Dieu saint, vous n'auriez pas besoin d'être purifiés? Et, vos bonnes intentions d'un côté, l'indulgence divine de l'autre suffiraient à opérer l'oeuvre de votre réconciliation et de votre salut? Est-ce là l'Evangile? Est-ce celui des apôtres qui sans cesse parlent de la rédemption par la mort de leur Maître, est-ce celui de Jésus-Christ qui dit à Pierre - « Si je ne te lave, tu n'auras point de part avec moi ? » Non, mais c'est l'Evangile d'une école qui efface la sainteté divine, et qui traite l'expiation de dogme suranné, d'une école qui prend une moitié du christianisme pour anéantir l'autre, qui s'arme de la miséricorde du Christ pour déclarer inutile son oeuvre rédemptrice. Pour nous, mes frères, nous maintiendrons l'une et l'autre; nous nous rappellerons qu'il n'y a de salut que là où la justice divine a été proclamée avec tous ses droits, que là où la réparation de notre révolte a été offerte, que là où le divin représentant de l'humanité a, par ses souffrances, sanctionné la loi sainte, nous nous rappellerons que ce n'est qu'en nous unissant par la foi à la Sainte Victime qui s'est offerte au nom de l'humanité coupable, que nous pouvons être pardonnés et purifiés : « Si je ne te lave, tu n'auras point de part avec moi. »

Pierre ne comprend point encore le sens profond de cette parole, mais ce qu'il en entend suffit pour le saisir et pour l'effrayer, et, impétueux dans le repentir comme dans la résistance, il s'écrie : « Non-seulement les pieds, mais aussi les mains et la tête. »

Ce cri de son coeur, qui ne le comprendrait? Voilà trois* ans qu'il vit avec son Maître, trois ans qu'il est suspendu à sa parole, qu'il contemple ses oeuvres, qu'il participe à sa communion. N'avoir plus de part avec lui ! Cette pensée l'épouvante. Et où irait-il maintenant qu'il a connu Jésus-Christ? Que lui donnerait le monde à la place de ce qu'il a trouvé là ? Répondez, disciples infidèles qui en ce moment peut-être marchez loin du

Maître et suivez une pente au bas de laquelle il vous serait impossible de retourner jamais jusqu'à lui. Que pourra vous donner le monde qui vaille ce que vous avez trouvé auprès de Jésus-Christ? Quelles lumières, quelles joies, quelles consolations, quel amour? Ah ! vous en savez trop pour l'oublier jamais. Quand on a marché à cette pure lumière, quand on a vu le ciel entr'ouvert, quand on a goûté cette paix intérieure et ces divines espérances, quand on a connu cet amour dont rien d'humain n'approche, quand on a laissé son âme se pénétrer de cette charité qu'aucun égoïsme ne flétrit, il n'y a plus ailleurs que la sécheresse et que le néant. Oui, je comprends le cri de l'apôtre

« Seigneur, non-seulement les pieds, mais aussi les mains et la tête ! »

La réponse de Jésus vous a surpris peut-être. Au premier abord, on a peine à la comprendre, et cependant pour qui la pénètre, l'Evangile renferme peu de paroles plus profondes et plus bienfaisantes. « Celui qui est lavé n'a plus besoin de rien, sinon qu'on lui lave les pieds, puis il est entièrement net. » Expliquons l'image employée par notre Sauveur; l'enseignement en sortira tout naturellement.

Quand, sous le ciel de l'Orient, un voyageur fatigué d'une longue course, haletant, brûlé par le soleil, couvert de la poussière desséchante du désert, aperçoit au bord de la route un courant d'eau limpide, il hâte le pas, il descend sur ses rives, il s'y plonge avec délices, il en ressort rafraîchi et purifié. Purifié! mais suivez-le, à peine a-t-il repris sa marche que la poussière du chemin vient de nouveau souiller ses pieds, et s'il veut s'asseoir sous le toit qui l'attend, il faut qu'on les lui lave, alors il est entièrement net. Voilà l'image et voici l'idée :

Quand un enfant des hommes, qui a marché dans le chemin que nous suivrons tous, et qui sent le mal attaché à son être, pénétrer ses pensées, ses affections et sa vie au point que sa conscience troublée ne lui laisse plus de repos, rencontre sur sa route le Dieu qui sauve et qui pardonne, s'il dirige sur lui un regard de foi et d'humble repentir, s'il lui demande grâce, alors descend dans son coeur une parole d'absolution souveraine; alors il est pardonné, pleinement pardonné, alors tout son passé s'efface, toutes choses sont renouvelées, et sa vie recommence. Il n'a plus besoin de rien, dit Jésus-Christ, c'est-à-dire que son pardon est une réalité, un fait accompli qui ne dépendra pas des fluctuations de son coeur, de ses pénitences et de ses larmes, c'est-à-dire que l'accès auprès. de Dieu lui est ouvert, et qu'avec lui, il peut entrer désormais dans une relation de confiance filiale et d'amour. Il n'a plus besoin de rien. De rien ? ai-je dit. Hélas! suivez-le, ce chrétien pardonné qui vient de sentir dans son âme une joie qu'ignorent les anges eux-mêmes, qui vient de répandre au pied de la croix son coeur débordant de reconnaissance, suivez-le; à peine a-t-il fait quelques pas dans le monde que le voilà surpris par le péché. Oui, ce péché qu'il déteste, il doit en subir encore l'atteinte; oui, cette boue de la terre elle vient encore s'attacher à ses pieds; il était purifié, mais il faut que cette même miséricorde qui a effacé toutes ses transgressions passées, vienne encore, au jour le jour, effacer ces fautes de détail, ces infidélités, ces défaillances que connaissent les chrétiens les plus avancés. Il faut, selon l'image du Sauveur, que ces pieds par lesquels il touche à la terre soient lavés tous les jours, puis il est entièrement net.

Telle est la pensée que le Sauveur présente à Pierre, et, je l'ai dit, l'Evangile en renferme peu de plus consolantes. Il ne suffit pas en effet de prêcher le pardon tel que le reçoit une âme qui revient à Dieu pour la première fois. A ceux qui l'ont reçu, une question se présente, d'autant plus sérieuse que leur conscience est plus délicate.

Que penser de ces chutes nouvelles, de ces péchés commis depuis qu'ils connaissent Dieu? Ils comptaient le servir fidèlement, et, dans le temps de leur première ferveur, tout leur paraissait facile, leurs prières, leurs sacrifices allaient à lui par une pente naturelle et douce; l'obéissance leur était comme instinctive et pour eux le bonheur et le repos n'étaient que là. Savaient-ils alors par quelles luttes douloureuses et sanglantes il leur faudrait passer? Savaient-ils tout ce qu'il y avait de vie opiniâtre dans cette chair et cet orgueil qui semblaient morts à jamais? Savaient-ils les humiliantes et cruelles défaites qu'il leur faudrait subir? Et maintenant, brisés, désespérés, ils se demandent s'ils n'ont pas abusé de l'amour divin, tourné la grâce en dissolution, et déchiré l'acte d'adoption qu'ils avaient reçu du Père. Eh bien! c'est à ceux-là que cette promesse du Sauveur est précieuse, c'est à ceux-là qu'il faut dire que Dieu qui a effacé leur ancienne révolte veut encore effacer leurs nouvelles défaillances, et que, de jour en jour, il veut les purifier.

Dangereuse doctrine! dira-t-on, car n'est-il pas évident qu'elle va favoriser la légèreté morale, et que, comptant sur un pardon toujours prêt, on se laissera entraîner sans scrupule au péché ! Oui, mes frères, on l'a fait, on le fera sans doute encore. Oui, l'homme a cette redoutable habileté de corrompre les vérités les plus saintes, et de tirer le poison du remède qui devrait le sauver; oui, l'on peut se perdre avec cette doctrine; oui, l'on peut tourner la grâce en dissolution. Qu'ils y songent ceux qui cachent sous des dehors pieux une vie coupable et se rassurent en pensant que la miséricorde de Dieu est infinie! Qu'ils y songent ceux qui se livrant à un odieux calcul prétendent effacer par les effusions de leur piété d'aujourd'hui leurs excès d'hier et ceux de demain! Qu'ils y songent et qu'ils se disent qu'on ne se joue pas de Dieu, qu'il s'appelle un feu consumant, et qu'en abusant de sa grâce, on devient peu à peu incapable de repentir! Qu'ils se rappellent qu'elle est effrayante la condition de ceux qui font de l'amour de Dieu un prétexte à leur vie déréglée, qu'un semblable calcul est la meilleure preuve qu'ils n'ont jamais cru ni véritablement aimé et qu'ils marchent en s'aveuglant vers une inévitable condamnation.

Mais quoi! les abus des pécheurs nous empêcheront-ils d'annoncer la bonté divine, et l'hypocrisie de ceux qui l'exploitent nous forcera-t-elle à la taire à ceux qu'elle peut sauver ? Non, mes frères, non! Avec l'Evangile, nous annoncerons le pardon à ceux dont le coeur est sincère et nous leur répéterons sans cesse que Dieu, selon l'expression de l'apôtre, est fidèle pour les justifier. Nous le dirons à ces âmes retenues par leur droiture même dans un état d'angoisse et de secret malaise qui les empêche de revenir à Dieu; nous leur dirons « Qu'attendez-vous encore pour revenir à lui ? - Vous n'osez, dites-vous, croire au pardon ? Et quand donc y croirez-vous? Quand en aurez-vous plus besoin? Quand vous sera-t-il plus nécessaire? La sainteté vous manque ? Mais est-ce loin de Dieu que vous la trouverez? Est-ce dans cet état d'indécision qui, en se prolongeant, vous affaiblit et vous énervé Est-ce dans cette vie partagée, et dans ce coeur hésitant? La sainteté, la force, la victoire, mais où sont-elles si ce n'est dans le sein du Dieu que vous avez offensé? Allez à lui, croyez à son amour, laissez-le pénétrer votre âme et la remplir, et si la pensée de sa justice vous effraye et vous retient en arrière, écoutez ce mot de saint .Augustin : « Veux-tu fuir la colère de Dieu; cours te jeter dans ses bras. »

Au moment même où Jésus vient de prononcer cette parole, une pensée pleine de tristesse traverse son coeur : « Vous êtes nets, » avait-il dit, et il ajoute : « mais non pas tous, » car Judas Iscariot était là.

Ainsi donc, à cette heure suprême des adieux et des épanchements intimes, à cette heure où le Fils de l'homme dont le coeur avait un si profond besoin de sympathie se préparait dans la communion des siens aux luttes de cette nuit lugubre, il lui a fallu subir la présence du traître, il a fallu qu'en face de ce que la charité a produit de plus sublime, l'esprit du mal manifestât ce qu'il y a de plus odieux et de plus repoussant. Judas était là.

Savez-vous l'enseignement que j'en tire ? Je vois souvent des chrétiens troublés dans leur foi, conduits jusqu'au scepticisme par les scandales, les désordres, les défections qui affligent l'Eglise. Il semble, à les entendre, que Dieu ne préside plus à ses destinées, puisqu'il y tolère à ce point le triomphe du mal. Qui nous rendra, disent-ils, l'Eglise des anciens jours ? L'Eglise des anciens jours! Et où la chercherons-nous, mes frères ? Ce n'est pas au temps de la Réformation, car vous savez assez quelles luttes cruelles, quelles défections l'attristèrent. Ce n'est pas au moyen âge, ce n'est pas au temps de Constantin; sera-ce au temps apostolique? Mais pour voir là l'Eglise idéale, il faudrait effacer les épîtres de saint Paul, il faudrait oublier les divisions, les scandales qui navraient son âme. Eh bien! remontons plus haut encore? Voici l'Eglise, telle que le Christ l'a fondée, l'Eglise des apôtres eux-mêmes, tous choisis et tous appelés par lui, voici l'Eglise de la chambre haute. Or Judas était là, Judas l'un des douze... Et cependant là était le Christ, et avec lui le salut du monde, l'avenir, la victoire. De quel droit donc désespérez-vous de l'Eglise contemporaine ? De quel droit dites-vous que son Chef l'abandonne ?

Voici ma seconde réflexion. Judas était là. Or, y avez-vous réfléchi? Jésus-Christ s'est agenouillé devant Judas. Jésus-Christ lui a lavé les pieds. Ici toutes nos idées sont renversées. Devant un spectacle si prodigieux, nous sommes tentés de nous écrier: « C'en est trop. » Trop! ah! c'est que dans notre coeur étroit, il n'y a pas de mesure capable d'apprécier la miséricorde divine. Jésus est descendu jusque-là. Il a dirigé sur le traître un dernier regard, un dernier appel, une supplication muette, et de ses mains divines, il lui a lavé les pieds.

Jésus, mes frères, nous a laissé un exemple...

Nous sommes appelés à faire du bien à tous, non pas seulement à ceux qui nous aiment, mais à ceux qui nous détestent, non pas seulement à ceux que nous aimons par sympathie, mais à ceux qui nous déplaisent et qui nous répugnent. Or, voyez combien ce devoir nous pèse. Voyez avec quel dégoût nous nous en acquittons. S'agit-il des pauvres? Il suffit d'une habitude vicieuse que nous découvrons chez eux, il suffit d'une ruse, d'un mensonge pour nous faire renoncer à notre tâche. Nous n'admettons même pas que la misère extrême dégrade l'âme, qu'elle ait ses tentations terribles, et que soumis à cette épreuve nous aurions succombé comme eux. Il nous faudrait des pauvres idéals chez lesquels la misère eût laissé subsister la grandeur d'âme, l'élévation, la noblesse instinctive que nous exigeons chez eux pour les secourir. - Voyez comme notre délicatesse répugne à toucher du doigt ces misères morales, voyez comme d'un mot implacable et amer nous les écartons sans pitié. Ah! pharisiens que nous sommes, nous que le simple contact d'un péager fait frissonner de dégoût, regardons notre Sauveur à genoux aux pieds de Judas.

C'était le saint et le juste; le mal n'avait jamais effleuré son âme; nous, nous avons tous notre histoire cachée, l'histoire de nos mauvais penchants, de nos convoitises, de nos passions secrètes. Entre les misérables que nous devons secourir et nous, la différence est dans le degré plus que dans la nature. Il est rare d'ailleurs que nous ayons à nous heurter à la trahison noire et préméditée. Ce qu'ils sont, nous aurions pu l'être; Dieu nous a épargnés, voilà tout. Jésus, lui, c'était la sainteté même, et Judas..., c'était Judas!

Quand saurons-nous aimer? Quand aurons-nous une charité qui s'abaisse, qui supporte et qui espère? Quand nous souviendrons-nous, nous qui ne subsistons que par grâce, que le Maître que nous servons a lavé les pieds de Judas!

Lorsque Jésus eut achevé, se tournant vers ses disciples, il leur dit : « Vous m'appelez Maître et Seigneur, et vous dites vrai, car je le suis. » Mes frères, celui qui ne sent pas vibrer dans ces paroles un accent d'autorité divine, celui qui n'y reconnaît pas le cachet d'une grandeur dont aucune emphase humaine ne peut donner l'idée, celui-là n'a jamais su comprendre ce qui est grand et beau : « Vous m'appelez Maître et Seigneur; si donc moi qui suis le Maître, je vous ai lavé les pieds, vous devez aussi vous laver les pieds les uns aux autres. » -

Les usages changent, nous ne sommes plus en Orient; ce n'est point un rite que Jésus-Christ a voulu établir, et quant aux imitations fastueuses qu'on en fait encore, elles n'ont qu'un caractère dérisoire et sans valeur. Mais l'enseignement subsiste, et par là nous apprenons que s'abaisser par charité, c'est atteindre la véritable grandeur ..... S'abaisser, mot si court et si long à apprendre, s'abaisser, laisser là toutes ces gloires, toutes ces vanités, tous ces rêves de l'ambition que le monde appelle grands mais qui devant Dieu sont petits et mesquins, - et choisir s'il le faut la part du renoncement et du sacrifice! Quel effort, quelle victoire, et comme cela renverse et confond nos idées ! Ah! notre imagination peut s'éprendre un moment de cet idéal ! Mais réaliser ces choses, entrer dans cette voie, trouver là sa part et sa joie, c'est une oeuvre impossible à l'homme, c'est un miracle que Dieu seul accomplit. Ah! réalise-le ! Dieu tout puissant, réalise-le dans nos coeurs, et fais resplendir à nos yeux si longtemps aveuglés par l'orgueil la pure et divine splendeur de la charité qui s'abaisse !


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1 Voyez Luc XXII, 24

 

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