Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
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TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
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SERMONS - EUG. BERSIER 

Tome VI


LES DISCIPLES DANS LA TOURMENTE

 

Et Jésus obligea ses disciples à monter sur une nacelle et à aller avant lui au delà de la mer, vers Bethsaïda, pendant qu'il congédierait la foule; et quand il l'eut congédiée, il s'en alla sur la montagne pour prier. Et, le soir étant venu, la nacelle était au milieu de la mer, et lui seul était à terre; et il vit qu'ils avaient grande peine à ramer, parce que le vent leur était contraire; et environ la quatrième veille de la nuit, il alla vers eux, marchant sur la mer et il voulait les devancer, mais, quand ils le virent marchant sur la mer, ils crurent que c'était un fantôme et ils jetèrent des cris, car ils le voyaient tous et ils étaient troublés, mais Jésus leur parla aussitôt et leur dit - « Rassurez-vous, c'est moi, n'ayez point de peur ! » Et il monta vers eux dans la nacelle et le vent cessa, ce qui augmenta beaucoup leur étonnement et leur admiration.

(MARC VI, 45-51 .)

Mes frères, la scène dont vous, venez d'entendre le récit s'est passée à la suite de l'un des jours les plus grands et les plus glorieux du ministère de Jésus-Christ. Le matin même il était entouré d'une foule immense venue de tous les points de la Galilée, et il l'avait nourrie en lui multipliant, le pain, admirable symbole de cet autre miracle par lequel il rassasie en tous lieux, jusqu'à la fin du monde, les milliers d'âmes qui viennent à lui. Quel contraste entre ces deux événements! Là, sur les vertes et riantes collines. qui longent le lac de Tibériade, à la clarté magnifique du soleil d'Orient, une multitude joyeuse, enthousiaste, entoure les disciples et veut couronner leur Maître; ici, à quelques heures de distance, dans la solitude d'une nuit de tempête, sur les flots tourmentés, ces mêmes disciples vont périr et poussent des cris d'épouvante, comme si Dieu les abandonnait.

L'Écriture nous offre souvent de pareilles surprises; il faut du reste s'y attendre, quand on connaît quelque peu l'histoire de l'humanité. Rappelez-vous, par exemple, cette grande journée où Salomon inaugure, devant tout le peuple recueilli, le temple de Jérusalem, et où il prononce cette admirable prière qui semble consacrer à jamais la nation et le sanctuaire au service du Dieu vivant et vrai. Qui eût pu prévoir alors que dans un avenir prochain le fils de David, livré à des passions impures, donnerait à Israël le scandaleux exemple d'une chute honteuse, et prosternerait devant d'ignobles idoles « son front resplendissant des feux du saint parvis ? » Rappelez-vous encore cette heure mémorable dans laquelle Élie, vainqueur des prêtres de Bahal, rétablit sur le mont Carmel le culte du vrai Dieu; le peuple entier a été subjugué par sa foi puissante, et partout retentissent de longs cris d'enthousiasme; on peut croire que l'idolâtrie est à jamais vaincue et qu'Israël va demeurer fidèle à sa mission sublime. Hélas! deux jours se passent, et ce même Élie, abandonné de tous, s'en va, comme un proscrit, se réfugier au désert du Sinaï; son âme est envahie par un découragement amer, et il doit s'écrier : « C'est assez, ô Éternel, retire-moi de ce monde. » Rappelez-vous, au premier jour de la semaine sainte, les alléluia du mont des Oliviers auxquels doivent si rapidement succéder les imprécations du Prétoire et du Calvaire. Rappelez-vous au matin de la Pentecôte ces trois mille hommes qui tombent, repentants et croyants, aux pieds des apôtres pour leur demander le baptême, et songez que, quelques jours après ce grand triomphe, Pierre et ses compagnons sont jetés en prison et livrés aux verges du bourreau comme de vulgaires malfaiteurs.

Ne vous étonnez donc pas que dans l'histoire de l'Église les succès soient suivis de revers imprévus et qu'ici, comme ailleurs, il n'y ait qu'un pas du triomphe le plus manifeste à l'épreuve la plus terrible. Ces alternatives peuvent ébranler une foi superficielle; elles ne surprendront aucun de ceux qui ont étudié dans l'Écriture les voies habituelle du gouvernement de Dieu.

Il y avait donc eu pour Jésus-Christ, au matin de ce jour, une heure de popularité et d'ovation enthousiaste. La multitude voulait le proclamer roi ; ses disciples purent croire que son règne allait vraiment commencer. Nous-mêmes, si nous avions assisté à ce spectacle, ne l'aurions-nous pas cru comme eux? Ne nous eût-il pas semblé naturel de profiter de cet élan de la foule et d'inaugurer ainsi sur un grand théâtre l''avènement du règne de Dieu? Avoir pour soi le peuple, n'était-ce pas être le maître de l'avenir? Qu'importe qu'à cet enthousiasme se mêlassent encore bien des erreurs et des passions terrestres ? La séparation se ferait peu à peu entre ces éléments complexes, tout ce qu'ils contenaient d'impur tomberait de soi-même. L'essentiel était acquis si le pouvoir était mis aux mains du Saint et du Juste, si la force servait la vérité.

Voilà le spécieux sophisme auquel l'Église devait plus tard, prêter si souvent une oreille complaisante et qui devait lui faire désirer de s'asservir toutes les puissances d'ici-bas. Elle ne comprenait pas le piège caché sous ce beau rêve; elle ne devinait pas qu'un règne extérieur, fondé sur l'enthousiasme des masses, n'apporterait à l'humanité aucune force nouvelle, aucun principe régénérateur; elle ne voyait pas qu'un tel triomphe n'est rien, et que la défaite la plus éclatante lui est préférable, si elle laisse du moins sur la conscience humaine l'impression ineffaçable de la justice et de la vérité. L'expérience ne l'a-t-elle pas prouvé ? L'Église a-t-elle grandi par la protection des pouvoirs humains? Ce que la politique lui a donné ne le lui a-t-elle pas fait toujours payer avec usure ? N'est-ce pas au moment où son chef visible revêtait la triple tiare qu'elle devait céder au mahométisme le tiers de son territoire ? L'éclatante protection de Louis XIV a-t-elle empêché la décadence religieuse du dix-huitième siècle, et ne l'a-t-elle précipitée au contraire? Chaque fois que l'Église a demandé les royaumes de la terre, elle ne les a obtenus, comme au jour de la Tentation, qu'en se prosternant devant le prince de ce monde et en lui empruntant ses armes.

Voilà ce que Jésus a vu, et c'est pour cela qu'au moment où ses disciples risquent de se laisser prendre à la faveur populaire, il leur ordonne brusquement de se séparer de la foule et de gagner l'autre rive du lac. Entre eux et le monde, il faut que la séparation se fesse jusqu'au jour ou ils auront compris de quelle manière son règne doit venir et par quelle puissance le monde doit être vaincu. Lui-même, au moment où la foule veut le faire roi, nous dit Luc (VI, 15), il se retire seul sur la montagne pour y prier. Grand spectacle et grand exemple pour tous ceux qui doivent enseigner l'Évangile aux hommes! Ce n'est, pas dans la faveur de la foule et dans ses applaudissements qu'ils devront chercher leur inspiration et leur force : c'est dans la solitude de la prière et le recueillement de l'adoration.

Voici les apôtres partis sur l'ordre de leur Maître; ils doivent gagner l'autre rive où Jésus leur a promis de les rejoindre. L'ordre est formel, la promesse est certaine, mais quand ils essaient d'avancer, leurs efforts semblent inutiles, car, dit l'Écriture, « le vent était contraire. » Eh! quoi, leur Maître ne peut-il pas commander aux vents et aux flots? Il le peut, sans doute, et tout à l'heure il va le faire, mais auparavant il faut qu'ils aient lutté contre l'apparente fatalité de la nature. « Le vent était contraire. »

Mes frères, tout ce récit est historique; tout cela s'est littéralement passé, il y a dix-huit siècles; mais en même temps, cette page de l'Évangile est comme une parabole sublime dont les moindres traits renferment un enseignement pour tous les âges et qui est merveilleusement propre à soutenir la foi des croyants d'aujourd'hui.

Qu'est-ce, en effet, qui trouble si souvent notre foi aux promesses divines? C'est le fait que Dieu ne dirige pas les événements et les choses pour le triomphe de sa cause, et que cette cause semble souvent vaincue par la fatalité. Il y a là une contradiction qui nous confond. Dieu veut que la vérité l'emporte; il ordonne à son Église de l'annoncer au monde; son dessein est ici formel et manifeste, et quand, pour le servir, son Église se met à l'oeuvre, Dieu permet que les circonstances se conjurent contre elle et l'arrêtent. Le vent était contraire! Que de fois les croyants ne l'ont-ils pas senti! C'était, dans les premiers siècles, cette succession périodique de persécutions implacables, dispersant les troupeaux, immolant les pasteurs, anéantissant les saintes Écritures, détruisant en une heure sinistre les moissons dont le monde avait vu les admirables prémices. Le vent était contraire! C'était à la fin du moyen âge, et sous l'influence des scandales qui s'étalaient à Rome, cette incrédulité profonde et railleuse qui minait sourdement l'Église au point que, sans un réveil religieux, le monde semblait redevenir païen sous le souffle de la Renaissance. Le vent était contraire! C'étaient plus tard les passions ardentes et généreuses du dix-huitième siècle déchaînant sur le monde une formidable tempête. De nos jours, prêtez l'oreille. Est-ce un vent favorable à notre cause que celui qui descend des hauteurs glacées de la science positive? Est-ce un courant de sympathie qui vient à nous du fond de nos sociétés démocratiques ? N'êtes-vous pas souvent effrayés en voyant toutes les puissances hostiles qui se coalisent aujourd'hui contre le christianisme? Doctrines ouvertement matérialistes, athéisme grave ou cynique, critique âpre et dénigrante, griefs légitimes trop justifiés par les infidélités des croyants, préjugés, malentendus, passions aveugles, tout cela n'annonce-t-il pas, même aux moins clairvoyants, de redoutables orages auprès desquels nos luttes actuelles ne sont que des jeux d'enfants? Pourquoi Dieu permet-il que sa cause soit ainsi compromise ? Pourquoi lui qui est le maître des flots n'apaise-t-il pas les orages? C'est là, mes frères, l'une de ces questions douloureuses à laquelle nul de nous ne peut échapper.

L'Écriture y répond en quelque mesure. Il a plu à Dieu, dit saint Paul, de se servir des choses faibles pour confondre les fortes. On dirait qu'il veut montrer que le triomphe de l'Évangile ne doit rien attendre des choses extérieures, de l'appui des masses, de l'impulsion qui vient des courants populaires. Ce qui était vrai alors demeure vrai aujourd'hui. Le monde moderne ne sera pas vaincu à d'autres conditions que le monde ancien. Dieu, dit encore l'apôtre de la grâce, a mis le trésor de l'Évangile dans des vases d'argile, pour que l'on voie bien que la puissance qui le conserve vient de lu; et non pas des hommes. Toutes les forces du monde peuvent se liguer contre le christianisme. Les vases d'argile peuvent être brisés et broyés, et la vérité qu'ils ont contenue n'en restera pas moins grande, moins pure, moins invincible. Que dis-je ? Un pressentiment secret nous avertit que ces défaites extérieures sont nos triomphes, et que les souffrances de l'Église seront la condition même de sa régénération et de son salut. Et puis, saint Paul nous apprend encore que nous devons marcher par la foi et non par la vue, et que c'est à cette dure école que les âmes se forment pour le royaume de Dieu. Ah ! nous voudrions voir les progrès rapides, les sympathies manifestes, les signes éclatants de la victoire prochaine. Nous demanderions les adhésions des savants, les applaudissements des foules, le concours du nombre et de la force. Nous oublions que le Christ n'a vaincu le monde qu'en soulevant contre lui toutes ses résistances, que la croix n'a été un signe de triomphe que parce qu'elle a été un instrument de supplice, et que c'est dans son impuissance apparente et son ignominie qu'il faut chercher en tout temps; le secret de sa puissance et de son invincible attrait. Disciples de Jésus-Christ, ne vous étonnez donc pas que les vents soient contraires et que les flots furieux menacent de submerger le vaisseau de l'Église. Ne dites pas que le Maître vous oublie. Pendant que vous luttez sur la mer orageuse, là-bas à l'horizon, sur une cime élevée, le Christ est debout, il veille sur vos destinées, il intercède pour vous, car il est vivant aux siècles des siècles. « Allez, a-t-il dit à ses apôtres, évangélisez le monde. » Il n'a pas ajouté : « Vous aurez pour vous les savants de ce monde, » il n'a pas dit : « Athènes et Rome vous ouvriront leurs portes, » il ne leur a pas promis les applaudissements des foules, il a dit simplement : « Voici, je suis toujours avec vous jusqu'à la fin. » Moi seul, et c'est assez. Oui, toi seul, ô divin Maître, et puisse ton Église se convaincre enfin qu'en toi seul elle doit trouver dans tous les âges la force et le salut.

Le vent était contraire. Ce n'est pas le seul obstacle que rencontrent les disciples, ce n'est pas le seul trait symbolique qui nous frappe dans ce récit. Les voilà exposés sur le lac en tourmente. Or avez-vous remarqué ce que dit notre texte ? Jésus-Christ vient à eux, mais ce n'est qu'à la quatrième veille de la nuit, c'est-à-dire presqu'au matin, Jusque-là, on dirait qu'il les oublie. C'est à la dernière heure qu'il vient les secourir.

L'histoire est comme une nuit qui se prolonge à travers les âges; dans tous les temps les croyants sont appelés à attendre l'intervention de Dieu, mais Dieu tarde à venir, et c'est là l'épreuve suprême de la foi, plus grande peut-être encore que celle de l'opposition des hommes et de la persécution même. Les premiers chrétiens ont cru au retour immédiat du Christ; souvent cette espérance a rempli d'enthousiasme une génération de croyants. On voyait déjà blanchir l'aurore; on saluait le Roi de gloire qui venait délivrer l'Église et se soumettre l'humanité. Dangereuse excitation!

Fièvre éphémère, où l'imagination avait plus de part que la foi ! Au sortir de ces rêves, l'âme énervée souvent désespère, et, dans un accès de morne découragement, elle doute de la vérité, Parce qu'elle n'en attend plus le triomphe. D'avance, il faut s'armer contre ces défaillances, en repoussant les illusions qui les préparent et semblent les rendre légitimes. Il faut se dire que, Dieu, qui est le maître du temps, s'est réservé d'en fixer la durée, et qu'il nous est absolument interdit de lui imposer nos mesures et nos limites. Or, ce qui est vrai de l'histoire de l'humanité, s'applique également à celle de chacun de nous! Quand la nuit de l'épreuve commence, nous voudrions que dès la première veille on nous annonçât la délivrance. Pourquoi Dieu reste-t-il inactif et silencieux? Pourquoi ces longs retards et ces prières inexaucées? Pourquoi ce cours tranquille, lent, régulier, des causes secondes derrière lesquelles la cause première reste muette et sans effet? Les violentes émotions des grandes épreuves sont moins redoutables que cette implacable monotonie qui énerve et use les ressorts secrets de l'âme. Or, c'est précisément parce que ce danger est si réel qu'il faut le prévoir. Sachons d'avance, mes frères, que cette épreuve nous est réservée. Si Dieu tarde, attends-le!

Si les veilles succèdent aux veilles, si la nuit s'épaissit, oppose à la vue la foi, aux choses présentes les choses à venir, au soir qui finit dans les larmes l'aurore de la consolation, à l'injustice qui t'écrase la réparation qui se lèvera inflexible et certaine, au règne de l'iniquité qui va finir, celui de Dieu, dont la promesse est fidèle et qui a pour lui l'éternité.

Enfin le Christ s'approche. Il marche sur les flots au-devant des disciples, mais ceux-ci, effrayés, ne voient en lui qu'un fantôme et laissent échapper un cri de terreur.

Il semble que tous les traits de ce récit soient ceux d'une saisissante allégorie, et celui-là plus encore que les autres. Souvent le Christ est apparu à l'humanité comme un fantôme. Cette pure et sainte image dont tous les caractères s'unissent aux yeux de la foi pour former la plus ravissante harmonie, cette figure qui domine toutes celles des fils des hommes, et qui traverse les siècles entourée d'une auréole de justice, de pureté, de miséricorde infinie, cet être à la fois si réel et si idéal, tellement réel que nul n'a laissé sur la terre une plus profonde empreinte, tellement idéal que nulle clarté n'a fait pâlir la sienne, ce Christ n'a souvent éveillé chez ceux qui le contemplaient pour la première fois, que la défiance, l'hostilité, la raillerie, et c'est par un cri de répulsion que plus d'une génération l'a salué.

Qu'on lise là-dessus les écrits des adversaires les plus anciens du christianisme. Qu'on m'y cite une page dans laquelle on retrouve la trace de l'impression morale que la vie du Christ produit aujourd'hui sur toute conscience sincère : c'est à croire qu'ils ne l'ont jamais contemplé, que jamais leur regard ne s'est arrêté sur lui 'dans une heure de justice. Ils avaient les évangiles, ils avaient le témoignage vivant de l'Église, et l'histoire de Jésus n'était pas encore défigurée par les iniquités de ses défenseurs. N'importe, ils ne l'ont vu qu'à travers l'épais nuage de la prévention et de la haine. C'est un fantôme qu'ils ont combattu. Le Christ de Celse et de Julien, le Christ dont se moque la satire antichrétienne, c'est un Juif ridicule dont on ne soupçonne pas un moment la grandeur.

Sous une forme tout opposée, notre siècle a vu les mêmes faits se reproduire. A quoi tendait cette vigoureuse et savante attaque contre le christianisme, que Strauss a si habilement conduite, si ce n'est à faire du Christ et de son oeuvre un mythe, c'est-à-dire une pure conception de la conscience humaine ? Or, un personnage mythique, c'est un fantôme et rien de plus. Tous ceux qui ont étudié de près ces questions se souviennent encore de l'impression profonde qu'elles ont laissée sur leur intelligence et peut-être de l'angoisse dans laquelle elles les ont plongés. Sous l'action de cette critique de détail, si incisive et si ferme, opposant l'un à l'autre d'une manière si ingénieuse les textes des évangiles, arrivant à les dissoudre par leur rapprochement même, sapant partout les fondements historiques de la foi, anéantissant les faits pour ne laisser debout que l'idée, il nous semblait que l'histoire évangélique se transformait en une légende poétique toujours plus flottante et insaisissable; le Christ n'était plus que la création d'une imagination hantée par des rêves de perfection sublime; c'était la vision du Messie élevée jusqu'à sa hauteur idéale, mais derrière cette vision il n'y avait plus de réalité. Quand, sortant de l'éblouissement produit par ce système, nous cherchions à saisir ce qui se cachait derrière ces splendides images, nous ne rencontrions plus rien que des ombres s'éteignant peu à peu dans la nuit du néant.

Aujourd'hui, la critique antichrétienne a changé de tactique. Il n'est pas un savant sérieux qui ose nier la réalité historique de la vie du Christ. Le brouillard dont on prétendait la couvrir se retire, et on est forcé de reconnaître que les évangiles pris dans leur ensemble sont dignes de foi, on y retrouve le sol ferme et résistant de l'histoire. La science a mis de plus en plus en évidence l'authenticité d'une foule de détails dont les évangiles sont pleins; ce sont de ces traits qui n'auraient pu être inventés, et qui portent en eux la marque irrécusable du milieu et du temps d'où ils sont sortis. Tel fait frappé de suspicion reprend sa valeur incontestable. Tel discours dont la critique avait prétendu expliquer la formation paraît, sous un examen plus attentif, avoir été réellement prononcé. On avoue que la prétention de faire du Christ une figure mythique a été une prodigieuse erreur, que c'était vouloir rendre l'histoire absolument inintelligible, et réduire le christianisme à n'être qu'un effet sans cause. Si le christianisme a été (et nul ne le nie) la révolution la plus profonde que le monde ait subie, c'est chose insensée que de l'expliquer par une apparition légendaire sans réalité. Ce n'est pas une ombre insaisissable qui a pu ébranler à ce point la conscience humaine, et secouer la société jusque dans ses fondements. Le Christ a donc vécu; le plupart des faits qu'on raconte de lui sont authentiques, il a prononcé les paroles qu'on lui attribue, mais comme ces faits et ces paroles sont extraordinaires et brisent le cadre que nous appelons naturel, on les explique par l'aberration gigantesque d'un génie égaré. Jésus-Christ est un géant sombre (1), ou un fou sublime (2), c'est-à-dire encore un fantôme. Et c'est ainsi que cette divine figure reste le problème inexpliqué, l'énigme désespérante de l'histoire pour ceux qui ne veulent pas la voir dans la splendeur naturelle de sa divinité.

Sans avoir subi l'influence de la critique irréligieuse, on peut avoir été hanté par la même obsession. La plupart d'entre vous, mes frères, n'ont point été appelés à discuter ce qu'on pourrait appeler le côté scientifique de leurs croyances, et cependant qu'il leur a fallu de temps et d'efforts pour arriver à croire! Ce n'est pas du premier jour que Jésus-Christ leur est apparu tel qu'il est. Entre eux et lui que de préjugés, que de malentendus, que d'erreurs ! Les mêmes paroles qui aujourd'hui leur apportent la lumière, leur semblaient alors toutes mêlées d'assertions étranges et bizarres; il sortait des pages de l'Évangile je ne sais quel mysticisme qui les étonnait et les repoussait; tout leur semblait contradiction dans ce qui maintenant est pour eux harmonie, et les vérités morales qui les charmaient le plus dans l'Écriture leur apparaissaient comme noyées dans un fond sombre et légendaire. Volontiers ils auraient écouté le Christ, s'ils avaient pu arriver à ne voir en lui que le Fils de l'homme, que le Maître et le Consolateur des humbles, mais sentant bien qu'il revendique un autre rôle, trop clairvoyants pour ne pas reconnaître quelle autorité suprême il réclame, quelle place il prétend tenir dans le coeur des hommes, ils étaient repoussés par ces prétentions mêmes; le Christ surnaturel n'était pour eux qu'un fantôme et jamais ils n'auraient cru alors qu'un jour ils trouveraient à ses pieds la lumière et la paix.

Rien n'est plus fréquent que ces longues répugnances, ces aversions instinctives pour la vérité religieuse. Plusieurs d'entre nous ont commencé par haïr ce qu'ils regrettent aujourd'hui de n'avoir pas toujours ardemment aimé.

Quand les Juifs s'acheminaient vers la terre promise, ils envoyèrent au-devant d'eux des messagers pour l'explorer en secret. Quand ces hommes furent de retour, l'un d'entre eux, Caleb, fit entendre des paroles de courage et d'espérance; il leur dit: « Emparons-nous du pays et nous en serons vainqueurs ! » Mais d'autres, dont le coeur était lâche, semèrent le désespoir dans le peuple, en disant : « Le pays que nous avons parcouru est une terre qui dévore ses habitants, » et toute l'assemblée d'Israël gémit de terreur en les écoutant (Nombr. XIII). Mes frères, il en est de même aujourd'hui. Lorsque nous vous montrons tout ce que l'Évangile vous promet de lumière et de force, d'autres voix jettent à la nôtre un démenti toujours écouté. Elles tracent de la vie chrétienne une sombre parodie, elles la montrent sous des couleurs repoussantes, et du Christ, ce libérateur des âmes, elles font je ne sais quel fantôme devant lequel on recule effraye.

Mais au sein des ténèbres qui enveloppent les disciples, une voix s'est fait entendre, Jésus-Christ a parlé, il a dit : cc C'est moi ! N'ayez point de peur. » Cette voix, les apôtres la reconnaissent, et au milieu de la tempête leur coeur est pénétré par une divine paix.

Il en est de même à toutes les époques. Il y a dans la parole du Christ un incomparable accent. Hier encore, on était dans le trouble et l'angoisse, aujourd'hui on l'entend et l'on est subjugué ! Explique qui pourra ce phénomène! C'est un fait dont les témoins pourraient se lever aujourd'hui sur tous les points du monde.

Voici la tempête du doute. Nous avons cherché le secret de nos destinées, nous l'avons demandé aux recherches ardues de la philosophie, nous avons cru enfin le découvrir. Mais, comme le vaisseau qu'une vague gigantesque rejette brusquement en arrière, notre intelligence recule au moment où elle touchait au port, ballottée et désemparée, elle vacille au gré des opinions contraires et désespère d'arriver jamais au but. Tout à coup, le Christ lui parle : « C'est moi ! » dit-il, et en le contemplant nous trouvons la lumière. Cherchez bien. Pourquoi croyez-vous que Dieu est un Père? Pourquoi vous élevez-vous au-dessus de l'obsession de la fatalité ? Pourquoi ne doutez-vous plus de la vie éternelle? Pourquoi voyez-vous dans l'histoire la préparation du royaume de Dieu ? A toutes ces questions, il n'y a en définitive qu'une réponse, une seule. Parce que le Christ a parlé.

Voici autour de vous et dans votre âme même une autre nuit qui descend, vous enveloppe et vous pénètre. Ce sont les ténèbres du remords, c'est le souvenir d'un passé coupable, qui hante et qui obsède la conscience humaine. On vous a dit: « Il n'y a là qu'un mauvais rêve. Dissipez le et vous trouverez la paix ! » Vous ne le pouvez pas, pas plus que le faussaire ne peut effacer les signatures qu'il a contrefaites, pas plus que le débauché ne peut faire disparaître les suites de son inconduite. D'où vient que tout à coup votre coeur se rouvre l'espérance ? D'où vient que le pardon vous apparaît comme une réalité certaine, qu'il dépend de vous de posséder ? Pourquoi, au delà des souffrances qui vous attendent encore sur la terre, entrevoyez-vous et saisissez-vous d'avance la communion de Dieu retrouvée ? Puce que le Christ a parlé.

Voici l'heure de la souffrance. Il est, dit-on, des êtres qu'elle épargne. Est-ce vrai? Ah ! s'il en est qui, épargnés eux-mêmes, n'ont jamais gémi des douleurs des autres, s'il en est dont la sérénité soit restée Intacte, plaignons-les, car ils ne sont pas de notre race. Il faut souffrir. Pour quelques-uns, cette loi est accablante et terrible. Ils sont les prédestinés de l'épreuve. Humiliation, pauvreté, maladie, deuils, tout semble par moments se concentrer sur eux. D'où vient que sur leurs lèvres nous recueillons souvent une prière d'actions de grâces et un hymne sublime d'espérance? D'où vient ce phénomène, inconnu de l'antiquité, familier à tous et qui s'appelle la joie dans l'épreuve ? D'où vient ce fait mystérieux, observé mille fois, que ce sont les plus affligés qui sont les plus reconnaissants? Pourquoi, parmi nous, les plus ignorants et les derniers des hommes savent-ils que la douleur est un creuset où l'âme se purifie, une sainte discipline qui prépare pour le ciel? Parce que le Christ a parlé.

Voici la mort enfin, la mort, c'est-à-dire pour tant de nos compagnons de route la fin suprême et la séparation sans revoir. Voici la mort avec son lugubre cortège, la mort que toute la poésie idyllique et toutes les vaines déclamations sur l'éternité de la race n'empêcheront pas d'être affreuse, la mort, avec le cadavre qui va se dissoudre, avec son sinistre silence que rien ne pourra plus interrompre. Or, d'où vient que nous chrétiens qui, dans un sens, la redoutons plus que tous les autres, puisque nous y voyons la conséquence amère du péché, nous en parlons souvent comme d'un ennemi vaincu? Pourquoi sur les fosses ouvertes nos hymnes d'espérance? Pourquoi saluons-nous une patrie au delà du voile? Pourquoi disons-nous de nos morts qu'ils sont bienheureux ? Parce que le Christ a parlé.

Il a parlé. Veuillez y prendre garde. Je ne dis pas : « Il a raisonné, il a discuté, il a prouvé. » Je dis simplement. Il a parlé! Or il se trouve que partout et dans tous les temps il y a des hommes que cette voix éclaire, apaise, console et auxquels elle donne une invincible conviction, une immortelle espérance !

Le Christ leur dit : « Ne craignez pas! C'est moi. » Puis il entra dans leur barque et les flots s'apaisèrent.


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 (1) M. Renan.
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(2) M. Soury. Je cite ce mot pour mémoire et comme un spécimen des explications courantes du christianisme. L'idée n'a pas eu d'écho, et le scandale qu'on pouvait en attendre n'a pas servi la réputation de son auteur.

 

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