Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
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SERMONS - EUG. BERSIER 

Tome VI


LE TÉMOIGNAGE DES APOTRES (1)

 

Or il arriva, en ces jours-là, que Jésus monta sur une montagne pour prier, et qu'il passa toute la nuit à prier Dieu, et quand le jour fut venu, il appela ses disciples et il en élut douze qu'il nomma apôtres.

(Luc «VI, 12, 13)

L'institution de l'apostolat, dont je viens de lire le court récit, marque une date solennelle dans le ministère de Jésus-Christ, et saint Luc nous raconte que notre Seigneur la prépara dans la solitude et le recueillement de la prière. Quelques jours après l'une de ces rencontres fréquentes avec les Pharisiens, qui étaient comme les étapes douloureuses de la route sanglante dont la croix devait être le terme, Jésus quitta ses disciples; il gravit une montagne, et là, sous le ciel étoilé de l'Orient, pendant les heures longues et *silencieuses de la nuit, il s'entretint avec Dieu. Puis, quand le jour fut venu, il choisit douze hommes parmi ceux qui le suivaient et il fit d'eux ses apôtres. Il en choisit douze pour indiquer par là que ces hommes allaient créer sur la terre le vrai peuple de Dieu, l'Israël spirituel dont le premier n'était que le type; il les choisit pauvres, ignorants et faibles, afin de marquer que la puissance par laquelle ils devaient vaincre le monde, ne venait pas d'eux, mais descendait d'en haut, et pour que l'Église, tant de fois livrée aux abus de la force, de la violence et aux mépris insultants de la science humaine, pût se fortifier toujours en songeant à la bassesse glorieuse et à l'héroïque humilité de ses origines. Après avoir ramassé ces inconnus dans la populace de la Galilée, il fit d'eux les maîtres spirituels du monde et les fondements immuables d'un édifice qui devait traverser les siècles.

Eh bien! cette institution de l'apostolat, je voudrais en étudier avec vous le sens et le but. Il m'a semblé qu'aucun sujet ne convenait mieux à une occasion telle que celle-ci, où tant de serviteurs de l'Église sont venus s'entretenir ensemble des intérêts de la cause qu'ils sont appelés à défendre. Élevons-nous un instant au-dessus des débats de l'heure présente, reportons-nous à ce moment de l'histoire où les fondateurs du règne de Dieu reçurent leur vocation suprême, et cherchons ensemble à comprendre pourquoi Jésus-Christ a institué des apôtres et comment les apôtres ont rempli la mission qui leur a été confiée. Résoudre ces deux questions, ce sera le moyen le plus sûr de nous préparer à mieux servir la cause de Jésus-Christ. Puisse le Seigneur purifier nos lèvres et nous faire la grâce, en parlant des apôtres, d'être animé de l'esprit qui les inspira!


I

Qui dit apôtres dit envoyés. Les douze devaient être les premiers missionnaires de l'Évangile. Ils l'ont été, avec quel zèle, quelle abnégation, quel succès, vous le savez.... Ignorants, pauvres et sans prestige personnel, ils ont osé rêver de conquérir le monde, sans autre arme que la parole dont ils étaient les porteurs. Si je n'étais pas croyant, il nie semble que je ne pourrais lire le récit d'une telle entreprise sans être pénétré d'enthousiasme et de respect pour ce magnifique hommage rendu par eux à la dignité de l'âme humaine et à la puissance spirituelle de la vérité.... Ah! que d'autres voient l'idéal de l'Église dans les pompes des jubilés centenaires de la catholicité, dans le spectacle grandiose des royaumes de l'Europe courbés sous le sceptre du souverain pontife, qu'ils applaudissent à ce triomphe extérieur du christianisme, qu'ils regrettent. le temps où toutes les forcés et toutes les majestés visibles étaient mises au service du vicaire de Jésus-Christ, nous avons, nous, d'autres rêves et d'autres regrets.... Nous nous rappelons comment le christianisme a vaincu l'ancien monde.... La parole, telle fut son arme. Aussi bien est-ce la seule dont le Christ ait voulu se servir.... Et je me souviens ici du sublime prologue du quatrième Évangile : « Au commencement était la parole.... et la parole a été faite chair, et nous avons contemplé sa gloire, dit l'apôtre bien-aimé. » Et nous aussi, dans un autre sens, nous l'avons contemplée la gloire du Verbe, dans cette lutte toute spirituelle, dans cette guerre si prodigieusement inégale, où l'esprit a vaincu la chair, où l'amour a triomphé de la force et la lumière des ténèbres, où la douceur a usé toutes les violences et lassé tous les bourreaux. Et, plût à Dieu que l'Eglise n'eût jamais remporté d'autres triomphes, qu'elle n'eût jamais employé d'autres armes, qu'elle n'eût jamais répandu que son propre sang pour la cause de Jésus-Christ, car nous n'aurions pas à gémir aujourd'hui devant le triste spectacle des deux tiers du monde encore étrangers à la vérité!

II

Cependant, ce rôle de messagers de Dieu, que les apôtres ont rempli avec tant de puissance et de fidélité, mais qui est après tout celui de tous les prédicateurs de l'Évangile, ne constitue pas leur ministère dans ce qu'il a d'original et d'unique. Si nous allons au fond des choses, nous reconnaîtrons que les apôtres sont avant tout et dans un sens spécial les témoins de Jésus-Christ; J'entends les témoins personnels, oculaires et dûment accrédités de la personne, des actes et de l'enseignement de leur maître. Voilà leur dignité propre et vraiment incommunicable. Que ce soit là le but essentiel de l'apostolat, saint Pierre l'indique très-clairement lorsqu'après la trahison de Judas, il déclare qu'un autre doit prendre sa charge: « Il faut, dit-il, qu'un homme soit choisi parmi ceux qui ont été avec les disciples pendant tout le temps que Jésus a vécu avec eux, depuis qu'il fut baptisé par Jean, jusqu'au jour de son ascension, et il faut qu'il soit avec nous l'un des témoins de la résurrection du Christ» (Act. I, 21 et 22). C'est ce même caractère de témoin que revendique saint Jean au commencement de sa première épître : « Ce que nous avons entendu, dit-il, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que, nous avons contemplé et ce que nos mains ont touché, voilà ce que nous vous annonçons. » Au reste, cette mission de témoins, Jésus-Christ l'a manifestement conférée à ses apôtres lorsque, dans ses derniers discours de la chambre haute, leur annonçant que le Saint-Esprit leur sera envoyé, il résume ainsi l'oeuvre que cet Esprit doit opérer dans leurs coeurs: « C'est lui qui rendra témoignage de moi, et vous aussi, vous me rendrez témoignage, parce que, ajoute-t-il, vous avez été dès le commencement avec moi » (Jean XV, 26, 27), et, lorsqu'il va les quitter pour remonter vers le Père : « Le Saint-Esprit descendra sur vous, dit-il, et vous me servirez de témoins, tant à Jérusalem que dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu'aux extrémités de la terre » (Act. I, 8).

Arrêtons-nous devant ce mot de témoins, pour mieux saisir l'idée qu'il exprime, et pour en apprécier la portée.

Toute société repose sur le témoignage; il n'est pas une science, pas une entreprise collective qui puisse se fonder et se soutenir sans la confiance accordée à la parole humaine. Chose digne de remarque ! Tous les jours l'homme trompe l'homme, et malgré cela l'homme ne peut se passer ni se lasser de croire à l'homme. Voyez, par exemple, le monde de l'industrie. A chaque heure des sommes gigantesques se risquent sur une simple signature, et même sur quelques mots échangés. Voyez le monde de la science.... Le nombre des affirmations que nous acceptons sur l'autorité d'autrui est infiniment plus grand que nous ne le pensons tout d'abord. Ces axiomes scientifiques que nous répétons continuellement, et qui forment le fond de toute éducation sérieuse, combien y en a-t-il dont nous puissions rendre un compte personnel et que nous fussions capables de prouver d'une manière rigoureuse s'il prenait à quelqu'un la fantaisie de nous sommer de le faire ? La foi d'autorité existe dans le camp de la libre pensée comme ailleurs, Beaucoup de jeunes gens (et plût à Dieu qu'il n'y en eût que des jeunes) croient avoir tout dit quand ils ont invoqué la critique. Ils disent « la critique a prononcé » avec le même accent confiant et tranquille que d'autres emploient en disant : «l'Église a décidé. » Ils croient faire acte de jugement personnel au moment même où ils jurent in verba magistri, sur la foi qu'ils accordent à leur maître, C'est qu'on ne changera pas la nature des choses; or Dieu a voulu que, nul ne devant vivre pour soi-même, nul ne pût se suffire à soi-même,

Si cette loi divine est vraie, si elle est universelle, il faut nous attendre à la retrouver aussi dans la manifestation de la vérité religieuse. Dieu aurait pu illuminer directement tout homme, sans doute il l'a fait dans une certaine mesure, en imprimant sur toute conscience les ineffaçables caractères de la loi naturelle, il peut le faire encore en répandant dans une âme la clarté d'une grâce surnaturelle, mais c'est là l'exception ; dans la règle, Dieu a voulu que la vérité révélée parvînt à l'homme par le moyen de l'homme; il lui a plu que l'Église fût fondée sur un témoignage, il lui a plu qu'elle n'échappât point aux conditions de toute société humaine, qu'elle fût exposée aux doutes, aux discussions, aux attaques, aux luttes de toute nature; et, de même qu'il a permis que son Fils, pure et parfaite expression de la divinité, pût être « en butte à la contradiction » (Luc II, 34), abandonné, livré aux mépris injurieux, aux soufflets et aux crachats des Scribes et de la populace, il a permis que, dans son incarnation prolongée dans la langue et dans l'histoire des hommes, la vérité religieuse fût soumise à toutes les chances extérieures, à toutes les fatalités apparentes, à toutes les défaites temporaires, et qu'elle poursuivît ainsi à travers les siècles sa marche douloureuse., se relevant de toutes ses chutes, survivant à toutes les défaillances, à toutes les infidélités de ses défenseurs, renaissant de la mort même, pour s'imposer à la conscience humaine, pour l'agiter, la tourmenter et lui arracher le cri que les possédés adressaient autrefois au Christ Qu'y a-t-il donc entre toi et moi?»

Mais en livrant ainsi en apparence la vérité révélée à tous les hasards de l'histoire, Dieu a pris soin de la conserver pure, inaltérée, authentique, tellement qu'elle puisse être la même dans tous les siècles et s'offrir à tous ceux qui la cherchent dans la sincérité de leur coeur. Il ne se pouvait faire en effet que la personne de Jésus, que sa parole, que son oeuvre, que tout ce qui constitue le fond primordial et l'essence du christianisme pût être livré aux conjectures et toujours remis en question, et c'est à cela que le témoignage apostolique a pourvu. Des hommes ont été choisis qui ont suivi le Christ depuis le jour où le Précurseur le leur désigna sur le bord du Jourdain, jusqu'au jour où il quitta la terre; ces hommes ont été avec lui chaque jour et chaque heure pendant son ministère; ils l'ont vu sur les collines, ou sur le bord des lacs de la Galilée, sur les places publiques ou dans le temple de Jérusalem, comme dans les jardins retirés de Béthanie, dans la campagne de Césarée ou dans le pays de Sidon; ils l'ont entendu haranguant les foules ou leur parlant à eux-mêmes dans l'intimité de la chambre haute; ils étaient là quand la multitude lui criait hosannah, et quand des cris de mort lui annonçaient son prochain supplice; ils l'ont contemplé dans la splendeur du mont de la transfiguration et dans l'horrible agonie de Gethsémané; ils l'ont vu subissant le baiser du traître et emmené par des brigands; l'un d'eux l'a suivi de loin et l'a renié trois fois ; un autre a assisté à son supplice; il a reçu de lui sa mère comme un -legs sacré; puis tous ils ont été les témoins de sa résurrection; ils n'y voulaient pas croire, et ils y ont cru. Ils l'ont vu, ils l'ont entendu converser avec eux; ils ont recueilli de la bouche du ressuscité des paroles qui ne s'inventent pas; Pierre et Thomas ont échangé avec lui deux dialogues d'un caractère sublime; Thomas a mis ses mains dans ses plaies, et n'a voulu croire qu'après avoir vu.

Ils l'ont accompagné jusque sur la montagne des Oliviers ; de ses lèvres ils ont reçu l'ordre d'aller conquérir le monde, et sur cet ordre ils sont partis. Comprenez-vous maintenant, mes frères, le sens et la valeur de l'apostolat? Certes s'il y eut jamais un siècle où son rôle parût nécessaire, c'est bien celui-ci. A quoi ont tendu, en effet, à quoi tendent encore tous les efforts de la critique contemporaine, si ce n'est à reléguer la figure du Christ dans la région des légendes, à la placer au premier rang dans le cortège sublime des créations qu'enfanta le génie des peuples, à en faire la plus pure et la plus splendide des apparitions qui visitèrent l'imagination des hommes, pourvu qu'en retour nous concédions que cette vie ne fut qu'une trame merveilleuse de paraboles sous lesquelles il faut renoncer à trouver le sol ferme et résistant de l'histoire, pourvu que les miracles du Christ ne soient plus que de brillants symboles, sa résurrection et son ascension que les mythes poétiques de sa victoire morale, pourvu que l'Évangile renonce à prendre place au rang des faits et à troubler avec son caractère surnaturelles lois immuables de la réalité?

Comprenez-vous ce que vaut pour nous le témoignage de ces Galiléens qui, devant ces assertions spécieuses, se lèvent et répondent : Ce Christ, nous l'avons vu, ces paroles divines, elles ont frappé nos oreilles, ce visage, nous l'avons contemplé dans le rayonnement du Thabor et sous la sueur de sang du jardin des Olives; ce mort, il est sorti du sépulcre, et il a marché devant nous, et ce que nos yeux ont vu, ce que nos oreilles ont entendu, ce que nos mains ont touché, voilà ce que nous vous annonçons. Mes frères, il faut choisir entre la critique qui nous dit que l'Évangile est le plus sublime des rêves, et l'apostolat qui nous dit qu'il est le plus vrai des faits. Telle est bien la question, et je n'en sais pas de plus actuelle, de plus saisissante : c'est l'existence même du christianisme dont il s'agit ici.

III

La nécessité du témoignage apostolique nous apparaît maintenant avec évidence. Faisons un pas de plus, et demandons-nous si ce témoignage est vraiment digne de foi. C'est là, nous l'avons dit, le second point que nous avons à traiter.

Je ne me placerai pas, pour le résoudre, sur le terrain de la science; ce n'est pas que je craigne le moins du monde de voir le débat s'y engager; je crois, au contraire, qu'une recherche scientifique sérieuse portant sur ce point est tout à notre avantage, et je redoute beaucoup plus, en ces matières, le parti pris si répandu aujourd'hui de trancher ces questions d'une façon sommaire et superficielle.

Si je n'entre pas ici dans un débat scientifique, c'est parce que l'Église n'est pas et ne doit pas être une école, D'ailleurs je suis certain que, lorsqu'il s'agit d'apprécier la valeur générale d'un témoignage, la science n'est pas nécessaire et que le simple bon sens y suffit. Cela est si vrai que toutes les législations modernes l'ont reconnu. Tandis que lorsqu'il s'agit d'appliquer la loi, elles exigent des juges la connaissance précise et spéciale des textes, lorsqu'il s'agit d'apprécier des faits, elles forment un jury composé d'hommes de toute classe et de toute culture qui laissent là leurs études, leur comptoir, leur ferme, leur industrie, pour formuler un arrêt d'où dépendent l'honneur, la liberté, la vie peut-être d'un de leurs semblables.

Plusieurs de ceux qui m'écoutent ont siégé sans doute comme jurés dans des causes importantes; d'autres y ont assisté comme spectateurs; tous y ont pris part de loin avec une curiosité passionnée. Eh bien! voici devant nous un tribunal; à sa barre voici les apôtres. Ils portent témoignage en faveur de Jésus de Nazareth; ils disent de lui ce que vous savez tous, ils racontent cette histoire qui, lorsqu'elle a été crue, a transformé le monde. Ces témoins sont-ils dignes de foi ? Pour nous en convaincre, voyons d'abord s'ils sont sincères. Et comme la sincérité ne suffit pas ici, comme elle peut ne pas empêcher les égarements de l'esprit, nous verrons ensuite ce qu'il faut. penser de leur intelligence.

Sur leur sincérité, le doute est difficile, et je cherche vainement ce qu'alléguerait ici un sceptique endurci. La simplicité de leur accent a quelque chose d'unique devant lequel tombe toute prévention; c'est évidemment sur leur témoignage qu'ont été écrits les évangiles. Connaissez-vous dans la langue des hommes des récits moins apprêtés, plus absolument dénués de toute recherche, de toute prétention à l'effet? C'est le plus naïf des livres tout en en étant le plus sublime. S'il est de règle qu'un témoin est d'autant plus digne de foi qu'il est moins habile, moins capable d'une combinaison artificielle et d'un plan bien agencé, quelle confiance ne doivent pas inspirer ceux qui ont été les premiers biographes de Jésus de Nazareth? Si l'on surprenait chez eux la moindre habileté calculée, la défiance s'éveillerait aussitôt, mais il y a dans la candeur je ne sais quelle force invincible qui déconcerte la critique et qui triomphe des préventions les plus acharnées. On a écrit de nos jours dans l'intérêt de la défense du christianisme plusieurs Vies de Jésus, rédigées à un point de vue rigoureusement historique, où l'on s'est efforcé de faire disparaître les contradictions apparentes des évangiles et de montrer l'authenticité de tous les faits et de tous les discours du Christ. J'admire ces travaux dont quelques-uns sont des oeuvres éminentes, mais, l'avouerai-je, l'impression que produit un plaidoyer, si habile, si ingénieux, si convaincant qu'il soit, ne vaudra jamais, pour me persuader, celle que je ressens devant l'absolue ingénuité des évangiles; ce sont eux qui défendent leurs avocats plus que leurs avocats ne les défendent; ce qu'ils ont d'inachevé, d'incomplet, de défectueux même, est ce qui me touche et me convainc le plus de la vérité de leur témoignage. A cette première considération déjà si puissante vient s'ajouter un fait: c'est ce qu'on peut appeler l'héroïque franchise des apôtres. Y avez-vous jamais réfléchi ?

En racontant la vie de leur Maître, les apôtres ont raconté leur propre vie, ils ont rédigé leur propre confession. Ici encore il suffit du simple bon sens pour en apprécier la nature. Notre siècle a été celui des mémoires personnels et des autobiographies. Jamais le besoin de se raconter soi-même n'a été plus répandu qu'aujourd'hui. Des personnages sans importance dont les noms ont eu la célébrité éphémère du boulevard, des hommes qui avaient tout intérêt à se faire oublier, ont rédigé leurs vies. Plutôt que de consentir au silence, ils ont décrit jusqu'à leurs égarements et leurs chutes. Eh bien I on peut faire à ce propos une remarque, L'homme confesse naturellement ce qu'il a fait de bon, il le confesse même avec excès; parfois il consent à avouer ses fautes, mais parmi ses fautes il sait choisir; voyez avec quel art inconscient il monte de préférence les entraînements que la passion justifie, ou qu'elle poétise du moins si elle ne les absout pas. Mais il y a deux choses qu'on ne dit jamais à personne : ce sont les bévues ridicules de son intelligence, et ce sont les côtés lâches et honteux de sa vie. Or, y avez-vous songé? Ces traits sont précisément ceux que les apôtres n'ont eu garde d'oublier en parlant d'eux-mêmes. Ils avouent que pendant trois ans, placés à l'école de leur Maître, ils ont constamment méconnu sa pensée, ils l'ont interprétée de la manière la plus grossière et la plus charnelle, ils ont répondu par l'inintelligence la plus stupide à ses épanchements les plus élevés, ils ont jusqu'au bout caressé les rêves les plus intéressés de leur ambition tout égoïste et mesquine. Ils avouent que, la veille de la mort de Jésus-Christ, ils se disputaient la première place dans son royaume; ils confessent qu'ils ont été étroits, envieux les uns des autres, pleins de préjugés et de fanatisme.

Dans les récits les plus touchants des évangiles, qu'il s'agisse de la bénédiction des petits enfants, de la guérison de la fille de la Cananéenne, de Marie lavant les pieds de leur Maître ou de l'agonie de Jésus en Gethsémané; ils s'attribuent un rôle qui est parfois odieux; ils sont sans pitié devant le cri d'une mère désespérée; ils calculent le prix du parfum répandu sur les pieds de Jésus; ils dorment à l'heure où leur Maître répand sa sueur de sang. C'est sous ces traits qu'ils se présentent avec une naïveté sans égale; pas une réserve en leur faveur, pas un adoucissement, pas un essai d'apologie. On sent que c'est ainsi que les faits se sont passés. Il y a plus, ils se confessent d'une défaillance morale que nul homme n'a jamais avouée. Massillon disait que dans sa longue carrière de prêtre jamais personne ne s'était devant lui confessé d'avarice. Mes frères, il n'est pas besoin d'être évêque pour savoir que jamais personne ne s'est confessé de lâcheté. S'il y a quelque vieux soldat dans cette assemblée, il en tombera d'accord avec moi. Or les apôtres ont cette franchise de dire qu'ils ont tremblé à l'heure suprême, tremblé comme des enfants et des lâches; ils avouent que lorsque leur Maître, qui n'avait cessé de les aimer et de les bénir avec une tendresse toute divine, a été trahi par l'un des leurs et conduit devant ses juges, eux, ils se sont enfuis, qu'ils l'ont tous abandonné, et que celui d'entre eux qui avait juré de lui rester fidèle l'a renié trois fois devant l'interpellation d'une servante. Sans s'inquiéter du scandale qu'allait produire une telle histoire., ils la racontent avec détail et n'en omettent pas un mot, et lorsqu'ils vont annoncer dans le monde la croix de Jésus-Christ, et diriger sur elle les regards de ceux qu'elle doit sauver, ils osent dire qu'à l'heure où cette croix fut dressée, ils l'ont lâchement désertée, laissant à de faibles femmes l'honneur d'assister leur Maître agonisant, laissant à un brigand l'honneur de proclamer le premier l'éternelle royauté du Crucifié, comme ils ont laissé trois jours plus tard à une ancienne possédée l'honneur de proclamer la première le triomphe du Christ ressuscité. Voilà quel a été sur tous ces points leur témoignage, et j'ai le droit de dire que, si un tel aveu est vraiment héroïque, ceux qui l'ont fait méritent d'être crus.

 
IV

Mais on nous arrête, on nous dit : « Leur sincérité est hors de doute, mais on peut se tromper en étant sincère; l'enthousiasme est le propre des âmes naïves, et l'honnêteté des apôtres ne nous garantit pas qu'ils aient vu leur Maître transfiguré, ressuscité... »

J'en conviens, et tout à l'heure je vais vous répondre; mais avouez du moins que, si tout ce que nous avons dit est fondé, il faut absolument renoncer à la théorie d'après laquelle les récits évangéliques ne se seraient formés que peu à peu dans l'imagination du peuple chrétien. Si les faits que nous avons rappelés ne sont pas vrais, rien n'est vrai. S'ils sont vrais, l'hypothèse que je signale est à jamais détruite et le témoignage sincère des apôtres nous conduit sur le terrain ferme, inébranlable de l'histoire. Telle est ma première conclusion, et nul esprit sérieux ne pourra la mettre en doute. Cela dit, j'aborde l'objection que je viens de rappeler.

Si des hommes qui ont vu de si près Jésus, qui nous ont raconté sa vie avec un accent si naturel et si vrai, ont été victimes de leur imagination surexcitée, au point de prêter sans cesse à leur Maître des actes qu'il n'aurait jamais accomplis, au point de ne plus même le reconnaître et de se laisser imposer à son sujet les inventions les plus fantastiques, cela ne peut s'expliquer que par une aberration étrange et périodique de leur intelligence. Nous avouons que l'histoire religieuse est pleine de récits d'hallucinations; sans aller bien loin, on en a vu fréquemment à notre époque, et puisqu'on a osé de nos jours rapprocher la Salette et Lourdes de Bethléem et du Calvaire, il faut dire, en passant, ce que nous pensons d'un si monstrueux parallèle.

Les hallucinés parlent en hallucinés. Que ce soient des bergers, des enfants, des religieuses ou des moines, ils sont les échos plus ou moins naïfs des rêveries dont on les a bercés; ils croient voir un jour apparaître la figure qui tant de fois frappa leur imagination, et ils lui attribuent des paroles dont leur mémoire est hantée, exactement comme les adeptes du spiritisme moderne font parler à Pascal, à Bossuet ou à Shakespeare un langage dont la platitude trahit assez l'origine. Cela est si vrai que, de toutes ces légendes dont l'histoire de la superstition contemporaine est pleine, il n'est pas resté une parole, je dis une seule, digne d'être conservée, pas un mot qui rappelle de loin la sublime simplicité de nos Évangiles. L'incohérence est le caractère propre de l'hallucination. Or, si les apôtres ont été des hallucinés, par quel prodige ont-ils pu nous retracer la figure de Jésus-Christ, telle que l'Evangile nous l'a conservée, Quelque opinion que l'on ait sur le côté surnaturel de l'Évangile, il est un point sur lequel tout le monde est d'accord, c'est que jamais figure n'a réalisé mieux que celle du Christ l'idée de la perfection morale.

Dans cette peinture sublime, on voit se fondre en un harmonieux ensemble toutes les lignes qui ailleurs nous apparaissent dispersées et brisées; les vertus qui semblent opposées se réunissent ici; les traits qui chez les autres hommes s'excluent et se limitent se rencontrent pour former un tout achevé. Le calme auguste et l'activité infatigable, la grandeur et l'humilité, l'autorité souveraine et l'obéissance, la majesté et la condescendance, la sainteté la plus absolue et l'absence de tout rigorisme, la spiritualité la plus complète et les plus tendres sympathies humaines, l'horreur du mal et la compassion infinie pour ceux qui le commettent, voilà ce qui nous apparaît partout dans la vie de Jésus. Et dans ce tableau, pas un trait faux, dans cette harmonie pas une note dissonante. Songez à l'effet que produirait sur nous un seul penchant mauvais, une seule faiblesse, une seule imperfection, je dis moins, un seul trait vulgaire attribué à Jésus. On n'en a pas découvert encore, on n'en découvrira jamais. Et remarquez que cette attitude du Christ est toujours la même, soit qu'il se meuve dans la vie que nous appelons naturelle, soit qu'il accomplisse des actes surnaturels. C'est à propos de ses miracles qu'il prononce beaucoup de ses paroles les plus authentiques, dont nous sentons bien qu'elles n'ont pu être inventées, et qu'il déploie cette dignité souveraine et sans faste qui n'appartient qu'à lui. Et l'on voudrait nous faire croire que cette sainte figure a été tracée par des esprits faibles, par de pauvres égarés, dont l'imagination exaltée en aurait entrevu dans les incohérences de la fièvre les traits merveilleux! Plutôt que de convenir qu'ils ont vu le Christ tel qu'ils le dépeignent, on veut nous faire admettre qu'ils l'ont inventé, et que de ce sombre milieu de fanatisme, de préjugés opiniâtres, de haines nationales, de formalisme et d'hypocrisie où se mouvait alors Israël, est sorti, par je ne sais quelle évolution bizarre, l'idéal même de la perfection morale, cet être dont le plus illustre incrédule de notre temps a pu dire que désormais la conscience humaine ne distinguerait plus entre Dieu et lui! Étrange supposition, bien digne d'une époque qui prétend expliquer le monde par la rencontre fortuite des atomes tourbillonnant dans l'espace, et faire sortir du mouvement de cette poussière inanimée la loi, l'ordre, la vie, l'intelligence, la conscience et la moralité. Eh bien! c'est au nom de ma raison, que moi, croyant, je m'insurge contre cette révoltante hypothèse, plus miraculeuse mille fois que les miracles dont on ne veut pas, c'est au nom de ma raison que j'affirme que l'égarement de quelques Galiléens n'a pas pu enfanter l'harmonie morale, que la folle n'a pas pu créer la raison la plus haute, que l'hallucination n'a pas inventé Jésus de Nazareth !

V

Ainsi, mes frères, la vie de Jésus, son caractère, ses actes, tout son ministère enfin, nous ont été fidèlement conservés. Jésus s'est choisi des témoins, et leur témoignage qui, dans ses traits essentiels, est à la portée des plus simples, nous offre une garantie absolue de la solidité de notre foi. Mais ce témoignage suffit-il à l'Église ? Évidemment non, et vous allez comprendre pourquoi.

L'existence du Christ qu'a toujours adoré l'Église, ne se renferme pas dans les trente-trois années qu'il a passées sur la terre, dans cette courte vie qui elle-même se résume dans un court ministère de trois ans. Quand l'auteur de l'Épître aux Hébreux écrit cette grande parole : « Jésus-Christ est le même, hier, aujourd'hui, éternellement, » il affirme ce que l'Église a toujours cru. Sans doute il fallait que le Fils de l'homme naquît en un certain jour de l'histoire sur un point de notre terre, il fallait qu'il parlât une langue humaine, il fallait qu'il touchât de ses mains divines quelques enfants des hommes dans la génération qui vivait sous Tibère, il fallait qu'il souffrît sous le gouverneur Ponce-Pilate, qu'il, mourût en un jour de vendredi, en un lieu appelé Golgotha, et qu'il ressuscitât trois jours après; mais dans un sens supérieur, qui est le vrai, on peut et on doit dire que les questions de temps et de lieu auxquelles la critique attache une si grande importance ont peu de chose à faire ici, et que c'est ce qui nous explique pourquoi les âmes croyantes ne se les posent même pas. Dans un sens supérieur, qui est le vrai, on peut à chaque jour répéter la grande parole des anges: « Aujourd'hui, le Christ qui est le Sauveur vous est né. »

On peut sur tous les points du monde, et devant des hommes de toute race, relire le sermon sur la montagne et les paraboles de Jésus, car elles sont toujours vraies, toujours actuelles, toujours applicables; on peut voir se renouveler presque trait pour trait, mais dans un sens spirituel, les guérisons et les actes merveilleux du Christ, voir les pécheurs nettoyés de leur lèpre morale, affranchis de leur paralysie, délivrés de leur aveuglement, réveillés de la mort elle-même ; on peut contempler la croix comme si l'oeuvre de la rédemption s'y accomplissait à l'heure même; on peut voir la pierre que l'incrédulité place à chaque époque sur la tombe du Christ, s'écarter et laisser le Ressuscité affirmer sa royauté éternelle. Je dis que, pour toute âme croyante, cette divine histoire recommence et se manifeste, et que, dans un sens supérieur et vrai, nous n'avons pas le droit de l'enfermer dans l'espace et le temps. Dans un sens supérieur et vrai, Jésus-Christ est plus vivant, plus présent, mieux écouté, mieux compris, mieux aimé, aujourd'hui, partout où des ânes chrétiennes le rencontrent, en Europe, en Asie, dans nos missions du sud de l'Afrique ou de la Polynésie, qu'il ne le fut jamais quand il apparaissait en Galilée aux multitudes émerveillées, et quand une femme juive, en l'écoutant, s'écriait toute ravie: « Heureux les flancs qui l'ont porté! » Non ! l'Église croyante ne cherche pas parmi les morts celui qui est vivant, elle lie parle pas de son Christ au passé, elle affirme sa présence éternelle et son action continue : « Jésus-Christ pst le même, hier, aujourd'hui, éternellement. »

Eh bien! Dieu a voulu que le Christ éternel, aussi bien que le Christ historique, eût son témoin dès les premiers jours de l'Église, et c'est là, mes frères, le sens profond de l'apostolat de saint Paul. Qu'auriez-vous dit si, parlant des apôtres, je ne l'avais point nommé, lui qui a pu dire, sans se vanter, « qu'il a travaillé plus qu'eux tous! » Saint Paul est apôtre, l'Église l'a toujours reconnu comme tel, et cependant saint Paul n'est point l'un des douze. Est-ce donc qu'il faille prendre l'apostolat qu'il revendique, dans un sens tellement vague et général que chaque missionnaire de l'Évangile puisse se l'appliquer comme lui ? Ce serait méconnaître la pensée incontestable de saint Paul. Il est apôtre par une vocation spéciale, il a été choisi pour cela, il est aussi l'un des témoins de la résurrection du Christ, il réclame cette dignité avec insistance, il ne permet pas qu'on la lui conteste. Et cependant il n'est pas l'un des douze. Ah! c'est que son apostolat voulu de Dieu a un but particulier, c'est que son témoignage a une valeur spéciale... Ce n'est pas au Christ visible qu'il a été appelé avant tout à rendre témoignage. Il le déclare explicitement : « Si j'ai connu le Christ selon la chair, je ne le connais plus de cette manière-là » (2 Cor. V, 16). Eh quoi! saint

Paul mépriserait-il la venue en chair, la manifestation terrestre du Fils de Dieu ? Loin de lui ce blasphème; car vous savez avec quels accents d'émotion sublime il Parle en tant de lieux de cette incarnation. Mais saint Paul a été appelé à affirmer que l'histoire du Christ est une histoire éternelle, qu'il est le Christ des Gentils tout aussi bien que celui des Juifs, qu'on ne peut pas l'enfermer dans une période de l'histoire et dans une région de la terre, que ce qu'il a été, il l'est toujours et partout. « Jésus-Christ est le même hier, aujourd'hui, éternellement. »

Est-ce à dire que nous mettions saint Paul en opposition avec les douze? Dieu nous en garde. Ce que croyait saint Paul, les douze aussi l'ont cru. N'est-ce pas saint Jean qui nous raconte la genèse éternelle du Verbe et sa divinité ? N'est-ce pas saint Pierre qui affirme que l'agneau de Dieu a été immolé avant tous les siècles? De même que, lorsque nous appelons saint Paul l'apôtre de la foi justifiante, nous ne refusons point cette qualité à ses compagnons d'oeuvre, mais nous mettons l'accent sur l'un des traits distinctifs de son ministère, de même nous affirmons qu'en prêchant surtout le Christ invisible, saint Paul vient, dans les vues de Dieu, compléter et couronner l'apostolat des douze. S'il fallait que les douze racontassent les premiers ce qu'avait fait le Christ depuis qu'il entra dans son ministère par le baptême jusqu'au moment où il retourna vers soli Père, il convenait que saint Paul racontât le premier ce que le Christ a fait depuis les jours éternels où il habitait auprès du Père, jusqu'au jour éternel où, par le Christ, Dieu sera tout en tous. Dieu a voulu que le Christ fût annoncé dès le commencement, par quelqu'un qui le connût avant tout d'une manière spirituelle et qui parlât de lui comme en parleraient tous les croyants de l'avenir. Précieuse garantie! Fondement inébranlable de notre foi! Aujourd'hui, en effet, quelle est notre réponse à ceux qui prétendent que le Christ, tel que le connut la première génération des chrétiens, n'était que le sublime docteur de la Galilée auquel l'Église n'accordait pas encore la divinité qu'elle devait lui attribuer plus tard? Notre réponse, elle est dans le témoignage de saint Paul, apôtre. Nous en appelons à ses épîtres écrites bien longtemps avant les évangiles eux-mêmes, écrites vingt ou trente ans au plus après la mort de Jésus, à ses épîtres dont les principales sont d'un style si original, si vrai, si parfaitement individuel que la critique la plus négative n'en a jamais osé soupçonner l'authenticité. La pensée du Christ les remplit tout entières, et quel est ce Christ? C'est le Fils de Dieu préexistant dès l'origine et s'incarnant au milieu des hommes, venu pour racheter l'humanité et la sauvant par sa mort expiatoire, c'est le supplicié du Calvaire, mais c'est aussi le ressuscité du troisième jour, c'est le Christ qu'on invoque et qu'on adore, le Christ toujours associé à Dieu le Père dans un même culte et dans un même amour, le Christ pour lequel on vit et pour lequel on meurt. Arrière donc la théologie romanesque qui fait de la divinité du Christ une croyance ignorée des premiers fidèles et que le second siècle seul aurait lentement élaborée! Saint Paul, apôtre et témoin du Christ, est là pour attester que le culte et l'adoration de l'Eglise sont montés dès le premier jour vers le Fils de Dieu glorifié. 

VI

J'ai montré, mes frères, ce qu'est l'apostolat et quelle est la valeur immense de son témoignage. Ma tâche est achevée, mais au terme de ce discours, il est une question qui vient se placer sur mes lèvres et qui m'est suggérée par la présence de tant de ministres de Jésus-Christ et par la solennité de l'heure actuelle. Notre Église réformée de France continuera-t-elle d'être, oui ou non, une Église apostolique? Continuera-t-elle, oui ou non, d'apporter au monde le témoignage que les apôtres ont rendu à Jésus-Christ?

Je ne vous apprendrai rien si je vous rappelle qu'un effort immense à été tenté à notre époque pour remonter à ce qu'on a cru devoir appeler la vraie pensée et la vraie personne de Jésus-Christ. On a cru que l'on pouvait laisser derrière soi tout ce que nous ont appris de lui les saint Pierre, les saint Jean, les saint Paul; on a cru qu'on pouvait, à travers ces autorités désormais dépassées, arriver à la religion telle que l'avait comprise Jésus de Nazareth. Il est vrai que, lorsqu'il s'agit de la définir, les opinions varient; les uns disent : la religion du Christ c'est l'immanence divine dans l'âme humaine; d'autres : c'est la souveraineté de la conscience individuelle; d'autres : c'est le sentiment de la paternité divine; d'autres : c'est la joyeuse affirmation de l'amour de Dieu; d'autres : c'est la dépendance absolue à l'égard de Dieu. - Autant d'hommes, autant de définitions diverses derrière lesquelles il n'y a rien qu'un sentiment fugitif, rien que l'écho lointain des impressions d'enfance autrefois éprouvées dans le sanctuaire où l'on portait une âme pleine de foi. Et vous croyez qu'avec cela on peut fonder quelque chose, émanciper les âmes, lutter contre les doctrines du positivisme, contre les superstitions renaissantes, triompher du péché, de la douleur et de la mort, et laisser après soi une Église sur laquelle les puissances de l'enfer ne l'emporteront pas ? Naïves illusions, chimériques rêveries, qui me rappellent celles des enfants jouant sur la rive à la marée basse et traçant leurs jardins, construisant leurs châteaux de sable à quelques pas de l'Océan qui va monter tout à l'heure et couvrir cette plage de ses flots mugissants. Ah ! si le protestantisme n'était que cela, il faudrait gémir d'avance sur sa radicale impuissance et laisser à nos héritiers la triste certitude de pleurer sur sa mort.

Quoi ! vous ne sentez pas que notre force et notre autorité, c'est d'être les héritiers de la parole apostolique, c'est de répéter avec des coeurs convaincus le témoignage qui a fondé l'Église et qui a sauvé le monde! Disciples d'une philosophie religieuse, nous ne sommes rien que des hommes qui passent; disciples des apôtres, nous sommes les serviteurs d'une éternelle vérité. Que serait devenue la Réforme si elle n'eût été que la fille de la Renaissance, et si la grande voix de saint Paul n'avait pas vibré sur les lèvres de Luther et de Calvin? Je ne crains pas de le dire : l'action libératrice de nos pères a été en raison directe de leur soumission à la parole apostolique, et c'est là seulement que nous trouverons après eux la force et l'autorité véritable.

Qu'elle sera grande la mission de notre Église si notre Église sait la comprendre!

Dans ce siècle où le vrai christianisme est tellement ignoré, où les masses populaires ne voient souvent dans la religion qu'un drapeau politique destiné à réunir toutes les réactions, sans que l'on demande à ceux qui s'abritent à son ombre ni piété sincère, ni repentir, ni conversion véritable, dans ce siècle où la figure du Christ disparaît de plus en plus derrière celle de Marie, où le culte du Christ devient celui de son sacré coeur, où les légendes les plus bizarres et les dévotions les plus fantastiques sont partout encouragées sans que l'on s'inquiète même du mal irréparable et du ridicule que l'on jette ainsi sur tout ce qui est respectable, dans ce siècle où des théologiens écrivent des vies du Christ dans lesquelles les entretiens de Jésus avec sainte Gertrude et sainte Catherine de Sienne et tous les visionnaires extatiques prennent une-autorité égale et supérieure à celle du texte des évangiles eux-mêmes, dans ce siècle où les plus grands noms de l'ancienne France catholique, les Pascal, les Arnauld, les Nicole, les Bossuet eux-mêmes sont livrés à l'inintelligent dédain du premier pamphlétaire venu et traités d'hérétiques, où l'épiscopat doit s'incliner devant les arrêts d'une presse violente jusqu'à l'iniquité, où la conscience de tant d'hommes religieux peut supporter sans indignation et sans dégoût de voir, comme au temps des Valois, la dévotion s'allier à la galanterie et la cause de Jésus-Christ défendue par les feuilles favorites du monde des viveurs et des courtisanes, dans ce siècle enfin qui est le nôtre, quelle puissance et quelle autorité n'aurait pas une Eglise qui, répudiant toute arrière-pensée politique, toute réaction, toute oppression des consciences, sympathique à toutes les' libertés, à tous les progrès légitimes, n'aurait d'autre ambition que de faire resplendir dans sa beauté première l'Évangile éternel et de rendre au Christ le témoignage que lui ont rendu tous les apôtres, tous les confesseurs de la foi.

Chrétiens qui m'écoutez, que ce soit là votre ambition suprême. Soyez à votre tour les témoins de Jésus-Christ. Dites de lui tout ce que vous savez; si vos regards affaiblis n'aperçoivent pas encore toute la splendeur de sa divinité, dites du moins pourquoi vous êtes devenus ses disciples, et quel attrait souverain il exerce sur votre coeur et votre intelligence; racontez aujourd'hui la gloire du fils de l'homme, pour que demain vous puissiez raconter la gloire du Fils de Dieu; les apôtres eux-mêmes ont passé par cette école progressive et ce n'est pas nous qui, par notre intolérance, y arrêterons jamais les hommes de bonne volonté. Dites que, parmi les enfants des hommes, personne n'a jamais parlé comme lui ; dites qu'il vous a révélé l'idéal moral auquel votre conscience est obligée de souscrire; dites qu'en vous révélant ce que vous devez être, il vous a fait connaître ce que vous êtes ; dites qu'il a arraché à votre coeur troublé l'aveu, du repentir et qu'à sa voix vous avez dit: « Je me lèverai et je m'en irai vers mon Père. »

Dites que, si vous croyez à la vie éternelle, c'est parce qu'il est venu vous l'apporter, dites que vos consolations les plus pures vous les avez trouvées à ses pieds, dites enfin avec Simon Pierre : « Seigneur, à qui pourrions-nous aller qu'à toi? » Ce n'est pas encore là le témoignage qui a fondé l'Eglise; mais s'il est sincère, s'il sort d'un coeur convaincu, quel bien ne peut-il pas faire, quelle influence ne peut-il pas exercer? Plusieurs de nos pères, nés dans l'obscurité religieuse de la fin du dernier siècle, n'en ont pas su davantage, ils ont marché dans la lumière qu'ils avaient reçue, et plût à Dieu que nous ayons tous leur zèle, leur humble dévouement et leur piété simple et profonde.

Et vous, pasteurs de nos Eglises, vous auxquels Dieu a fait la grâce de croire tout ce qu'est le Christ, vous qui pouvez redire avec une foi profonde le cantique que les anges chantèrent sur son berceau, et celui que les rachetés qu'entrevit saint Jean dans le ciel font monter jusqu'à son trône, vous qui saluez le Fils de Dieu incarné dans le sein de Marie, qui voyez dans la folie de sa croix la puissance de Dieu pour votre salut et pour celui du monde, vous qui, en face de son sépulcre vide, répétez avec une foi profonde la parole qui a enfanté l'Eglise : « Le Seigneur est ressuscité, » proclamez fermement la vérité qui fait votre joie. Qu'aucun calcul humain, qu'aucune lâche prudence n'étouffe et n'affaiblisse jamais votre voix. Disciples des apôtres, faites l'oeuvre des apôtres. Soyez les témoins de Jésus-Christ.

Et si vous n'êtes pas de ceux que Dieu appelle à un rôle éclatant, si votre vie doit être obscure et cachée, accomplissez du moins dans votre humble sphère la tâche que votre foi vous assigne. Que vos oeuvres annoncent les vertus de Jésus-Christ et proclament sa gloire. Parmi ces apôtres dont j'ai rappelé aujourd'hui le souvenir, combien y en a-t-il dont nous connaissions la vie? Deux ou trois, tout au plus, les Pierre, les Paul et les Jean dont le caractère si profondément individuel se détache sur le fond de l'histoire comme pour attester, par une irrécusable empreinte, la réalité des faits dont ils furent les témoins. Les autres, nous savons leurs noms, et nous ignorons leurs vies, ou du moins de ces vies nous ne connaissons que la première partie que je rappelais il y a un instant, c'est-à-dire leurs erreurs, leurs chutes profondes, leurs infidélités. Quant à leurs travaux héroïques, nous n'en savons rien, si ce n'est, tout au plus, quelques souvenirs indistincts que nous a conservés la tradition des premiers siècles. Eux-mêmes n'en ont rien dit, car jamais ils n'ont cherché leur gloire... Comme ces pierres enfoncées dans les profondeurs du sol, qui servent d'assises à nos gigantesques cathédrales et permettent à leurs flèches de s'élever jusqu'au ciel, ils ont disparu de la surface de l'histoire; mais l'Église fondée sur eux a traversé les siècles et subsistera quand tout ce qui nous entoure aura passé! 0 sublimes inconnus, faites de nous vos disciples, et quand nous aurons passé nous-mêmes, ignorés ou méconnus des hommes, puisse du moins notre Église, édifiée sur notre témoignage obscur, mais fidèle, grandir pour le salut des âmes et pour la gloire de Dieu. Amen!


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 (1) Discours prononcé à Montauban, à l'occasion de la réunion dans cette ville, en novembre 1877, de la Conférence pastorale du Midi.

 

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