Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
REGARD
Bibliothèque chrétienne online
EXAMINEZ toutes choses... RETENEZ CE QUI EST BON
- 1Thess. 5: 21 -
(Notre confession de foi: ici)
Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



SERMONS - EUG. BERSIER 

Tome VI


LA LOI DU COEUR

 

« Tu aimeras »

(MATTH. XXII, 37.)

Dans l'immortel sommaire de la loi dont Jésus-Christ a fait la règle suprême de la vie morale, je n'ai choisi, mes frères, pour les méditer en ce jour avec vous, que ces deux mots : « Tu aimeras! » Si je les isole ainsi de ce qui les suit, c'est précisément, vous l'avez compris, pour concentrer votre attention sur l'idée essentielle qu'ils renferment; or cette idée est celle-ci : l'amour peut être ordonné, l'amour peut être l'objet d'une loi. Avant de nous rappeler qui nous devons aimer, le sommaire de la loi affirme que nous devons aimer. Montrer que l'amour peut être commandé, montrer que le coeur humain a, comme tout le reste, sa loi qu'il doit suivre, tel est le but que je me propose, avec l'aide de Dieu, d'atteindre aujourd'hui.

Un des grands, un des légitimes sujets de triomphe de la science contemporaine, c'est d'avoir affirmé et démontré avec une rigueur de méthode toujours croissante l'universalité de la loi. Dans la vaste région où l'ignorance plaçait autrefois le règne du hasard et les caprices de la nature et des dieux, la science fait ressortir comme ailleurs un ordre caché, un enchaînement direct des effets et des causes; elle montre l'action de la loi dans le domaine de ce que nous appelons l'infinie petitesse comme dans celui de la grandeur infinie; elle n'admet pas qu'un brin d'herbe, qu'un grain de poussière puisse s'y soustraire, pas plus que l'un de ces points brillants que nous appelons les étoiles fixes et dont un seul, s'il pouvait être mesuré, renfermerait plusieurs centaines de millions de fois la masse de notre globe. Elle aspire à trouver la loi de ce qui nous paraît le plus imprévu et le plus fortuit, et, de même qu'elle peut annoncer, des siècles à l'avance, l'une de ces éclipses de soleil dans lesquelles les anciens voyaient un pronostic de mort pour tel petit roi de la terre, de même elle croit pouvoir un jour fixer la marche du vent, l'ordre des cyclones et des tempêtes, et prophétiser en quelque sorte en quel point du ciel l'éclair devra déchirer la nue en aveuglant nos yeux épouvantés.

Je ne sais pas s'il y a pour l'homme beaucoup de joies plus élevées et plus pures que celle qu'il éprouve en découvrant une loi nouvelle, ou en voyant une loi déjà connue confirmée par tel phénomène ou tel fait qui semblait d'abord la démentir. Lorsque l'intelligence discerne au sein du désordre apparent des choses l'exercice régulier de forces naturelles clairement déterminées, lorsqu'elle reconnaît la cause rationnelle et l'enchaînement de faits qui paraissaient accidentels ou fortuits, ou lorsque la conscience, au sein de la fatalité des événements , voit apparaître à des signes irrécusables l'exercice de la loi de la justice éternelle, tout notre être frémit d'un enthousiasme sublime, nous sentons que la vérité est là, parce que l'ordre y est, et, comme le savant qui, sur une pierre isolée, reconnaîtrait des lignes annonçant un fragment d'un splendide édifice, nous aussi, dans ces lois de détail clairement reconnues, nous retrouvons les traces de l'harmonie immense qui doit être la trame et le dernier fond de l'oeuvre de Dieu.

Devons-nous, comme chrétiens, redouter cette affirmation de la souveraineté universelle de la loi ? Oui, certes, si derrière cette loi et au-dessus d'elle il n'y avait rien, si cette harmonie n'était que l'expression magnifique d'une nécessité sans entrailles, s'il ne fallait Y voir que la force des choses, que le jeu d'un mécanisme immense qui, de toute éternité, se serait mis cri branle sans qu'on puisse comprendre qui en a conçu le plan sublime et qui lui a donné la première impulsion. Non, si au-dessus de la loi il y a le législateur, au-dessus de l'ordre l'esprit qui ordonne, au-dessus de la loi sainte le Dieu saint, au-dessus de la loi de sympathie le Dieu qui est amour. Or, c'est le spectacle que nous présente la Bible, c'est la double affirmation que nous retrouvons dans toutes ses pages. D'un côté, elle affirme le Dieu vivant, partout présent, rayonnant dans toutes ses oeuvres, intervenant dans toutes nos destinées, nourrissant les oiseaux de l'air et revêtant les lis des champs. De l'autre, et ceci n'est pas assez remarqué, après le mot de Dieu, savez-vous quel est celui qui est le plus répété dans les saintes Écritures? C'est celui de loi. La loi, elle est partout dans la Bible : depuis ce merveilleux récit de la création où Dieu établit chaque chose en son ordre, en son temps, en son espèce, depuis ces pages aussi étonnantes du livre de Job où l'Éternel nous apparaît comme donnant dus lois à la lumière, aux vents, à la tempête elle-même, jusqu'à cette formation du peuple d'Israël qui est par excellence le peuple de la loi, et qui n'a vraiment de raison d'être qu'en tant qu'il doit être au milieu des hommes le peuple représentant et confesseur de la loi de Dieu.

Quelle est dans toute l'histoire d'Israël la page centrale et rayonnante ? Quelle est la scène initiale et le grand souvenir qui domine toutes ses annales? C'est la promulgation de la loi. Elle se fait sur les cimes élevées du Sinaï, comme pour affirmer sa haute origine, et dans la sombre solitude du désert pour qu'aucune rumeur humaine lie vienne en affaiblir l'éclat; elle est précédée des éclairs foudroyants et des sourds grondements du tonnerre, comme pour marquer que toutes les puissances de la nature viennent rendre hommage à sa grandeur et servir de cortège à sa majesté. Qu'on me montre, dans le monde entier, et dans toutes les annales des peuples, une scène comparable à celle-là, toutes les forces, toutes les grandeurs, tout ce que l'homme encense et admire, s'agenouillant devant cette chose sainte, éternelle qu'on appelle la loi ! Qu'on me montre un Dieu se liant et se délimitant ainsi lui-même, en affirmant que la loi révélée est l'expression vraie, éternelle de son caractère et de sa volonté ! Qu'est-ce dans l'histoire d'Israël que le prophète, si ce n'est le témoin de la loi, celui qui la rappelle quand elle est oubliée, qui en fait resplendir de nouveau les caractères effaces ou obscurcis, celui qui montre l'histoire éclairée à la clarté de cette loi ? On l'a dit avec raison : les autres peuples ont des devins et des augures, Israël seul a des prophètes, c'est-à-dire des hommes faisant voir dans l'histoire l'accomplissement d'un plan providentiel et le triomphe des lois éternelles.

Voyez aussi ce que chante Israël. Quel est le mot qui revient sans cesse sur les lèvres du Psalmiste ? C'est le mot de loi. Les statuts, les ordonnances, les commandements de Jéhovah, c'est-à-dire, sous Ides noms divers, la loi divine, c'est là ce que David célèbre avec une sainte monotonie, et quand il a admiré les splendeurs de la nature, quand il a prononcé ce cri sublime : « Les cieux racontent la gloire du Dieu fort, » c'est pour faire de la nature même un piédestal à la loi de son Dieu : « La loi de l'Éternel est parfaite, elle restaure l'âme; le témoignage de l'Éternel est véritable, il rend sage l'ignorant. Les ordonnances de l'Éternel sont droites, elles réjouissent le coeur; les commandements de l'Éternel. sont purs, ils éclairent les yeux » (Ps. XIX, 8, Il est tel des Psaumes, le CXIX e, par exemple, qui ne se propose que de chanter la loi de l'Éternel, et dont chacune des nombreuses strophes revient sur ce point. Connaissez-vous un autre peuple qui fasse de la loi le sujet de ses chants? Je me souviens ici de l'enthousiasme avec lequel on a toujours cité ce beau passage dans lequel le grand tragique grec, Sophocle, célèbre « les lois non écrites, oeuvre immuable des dieux, lesquelles ne sont ni d'aujourd'hui ni d'hier, mais toujours vivantes et dont nul ne sait l'origine (1). » Eh bien! cette pensée qui ne se rencontre là qu'intermittente, elle pénètre l'Ancien Testament tout entier.

J'ai parlé de l'Ancien Testament surtout, parce qu'il est peu connu, mal jugé parmi nous, parce que l'idée courante que l'on se fait de Jéhovah est celle de la toute-puissance arbitraire, despotique, parce qu'on cherche son image telle qu'elle se reflète dans les flots troublés et souvent fangeux de l'histoire de son peuple, au lieu de la voir dans la loi où elle s'affirme et resplendit. Ai-je besoin d'insister sur le fait que l'Évangile nous montre partout la loi morale à l'oeuvre, et qu'il y soumet tout le reste ? Qui est-ce qui a fait resplendir le sommaire de la loi ? Qui est-ce qui en fait la charte de la religion éternelle? Jésus-Christ. Avant lui, ce sommaire était là, mais enfermé dans le livre du Deutéronome, comme une momie desséchée, conservée avec soin par un peuple légal et formaliste. C'est Jésus-Christ qui l'a vivifié, c'est lui qui fait de l'amour de. Dieu et du prochain le double pôle du monde moral. Non seulement il a proclamé cette loi, mais il l'a rendue possible. L'avènement de la loi d'amour a sa date dans l'histoire, et c'est au pied de la croix qu'elle est née.

Je sais bien ce que l'on nous objectera, On nous dira que le surnaturel qui remplit la Bible et l'Évangile en particulier est la négation du règne de la loi, parce que le surnaturel c'est l'arbitraire, le caprice, l'imprévu perpétuel, le désordre jeté dans l'harmonie universelle. Oui, j'avoue bien que c'est là l'idée qu'on s'en fait aujourd'hui; on a cru que, par ce côté, le christianisme prêtait le flanc aux attaques, qu'il serait aisé d'y pratiquer une brèche, et c'est sur ce point que l'incrédulité dirige ses feux convergents. Mais il se trouve que l'attaque porte sur un ennemi imaginaire. Le surnaturel chrétien, bien loin d'être la négation, ou même l'invalidation de la loi, est, au contraire, l'affirmation énergique de lois supérieures et divines faisant invasion dans notre nature troublée et corrompue par le péché.

Nous admettons tous que l'intelligence humaine peut suspendre ou modifier, dans une certaine mesure, des lois que nous appelons naturelles; le christianisme affirme que la sainteté, la perfection morale possédera ce pouvoir dans sa plénitude, il nous en donne le vivant exemple en Jésus, vainqueur de la matière, de la souffrance, du péché, de la mort. Y a-t-il là aucune violation des lois naturelles? Est-ce que l'ingénieur ou le médecin viole les lois de la nature, l'un en asservissant les forces brutales qu'elle renferme, l'autre en luttant victorieusement contre la maladie? Et si le Fils de Dieu, l'homme parfait, triomphe de la maladie ou de la mort, nie-t-il les lois naturelles? Au contraire, il en affirme une plus haute. Si, pénétrant dans une île que je crois inhabitée, j'y vois un fleuve qu'un barrage a fait dévier de sa course, des arbres fruitiers greffés, et portant de nouvelles espèces, dirai-je que les lois de la nature n'y existent pas ? Non, je conclurai simplement que ces faits attestent la présence dans cette île, de l'homme, avec son intelligence, avec les pouvoirs qui lui sont propres; pouvoirs supérieurs à ceux qu'aurait possédés la nature abandonnée à elle-même, pouvoirs que, par conséquent, j'ai le droit d'appeler en ce sens particulier surnaturels; et si, au sein de l'humanité, je vois apparaître un ensemble de faits moraux, d'actes et d'événements qui dépassent manifestement ce que l'humanité peut accomplir par ses propres forces, j'en conclus, non qu'il n'y a plus là de lois, mais que ce sont des lois supérieures à celles que j'ai connues, surnaturelles relativement à moi, et que j'appelle divines. Il n'est donc pas vrai que l'idée du surnaturel chrétien invalide à aucun degré l'idée de la loi. Au contraire, l'idée même d'un Dieu maître absolu de tout ce qui existe, d'un Dieu esprit, d'un Dieu sage, confirme ma conviction que la loi doit se retrouver partout dans ses oeuvres, là même où il m'est encore impossible de la discerner. Elle est dans le monde physique, et là elle m'apparaît fatale; qui la viole encourt la mort; elle est dans le monde intellectuel sous la forme d'axiomes; qui la viole tombe dans la déraison, dans l'absurdité, dans la folie; elle est dans le monde moral où elle doit être librement consentie; qui la viole incline vers le mal; est elle partout; partout je la retrouve et, en la voyant régner ainsi dans sa majesté sereine, paisible et formidable, je suis tenté de lui adresser les magnifiques paroles du Psaume : « Où irai-je loin de ton esprit, où fuirai-je loin de ta face? Si je monte aux cieux, tu y es, si je descends d'ans le sépulcre, t'y voilà. Si je prends les ailes de l'aurore et que je m'envole au delà des mers, là même ta main me trouvera et ta droite me saisira. Si je dis : Au moins les ténèbres me couvriront, la nuit s'illumine autour de moi » (Ps. CXXXIX, 7-11) Ainsi, nulle part, le désordre, la fatalité, l'arbitraire; la loi partout, voilà l'idée sublime que la Bible nous donne du monde et de l'humanité.

Or, dans le passage que nous méditons, la loi nous est présentée comme devant régler aussi les affections humaines. Le coeur doit lui être soumis comme l'intelligence. Tu aimeras! On ne remarque pas assez que cela est hardi, étrange, original, que cela ne se trouve que dans la religion révélée, que jamais la nature seule ne s'y serait élevée. Voilà ce que je voudrais vous faire comprendre aujourd'hui.

L'amour est une loi. Cette loi doit relier tous les êtres dans une immense harmonie. En dehors de cette loi, il n'y a pour les créatures qui veulent y rester réfractaires, qu'égarement, que souffrance et que mort.

Nous connaissons tous le phénomène physique qu'on appelle attraction, c'est-à-dire la cause encore inexpliquée par laquelle les molécules de matière se portent l'une vers l'autre. La science nous dit que c'est une propriété générale de la matière, qu'elle existe dans tous les corps, qu'ils soient en repos ou en mouvement et quelle que soit leur nature; qu'elle se produit à toute distance ainsi qu'au travers de toutes les substances; quand elle s'exerce entre les astres, on l'appelle la gravitation universelle; quand elle se manifeste à la surface de notre globe, elle s'appelle la pesanteur. Tous ceux qui ont observé la nature dès les temps les plus anciens, l'avaient reconnue : Newton en a donné le premier la loi dans une formule que nous avons tous apprise par coeur dans notre jeunesse, et toutes les observations ultérieures n'ont fait que la vérifier. Or, cette loi de Newton n'est elle-même qu'une analogie sublime de la loi d'amour qui, dans l'ordre moral, doit relier tous les êtres pensants : de même qu'il n'y a pas un atome de matière qui puisse se soustraire à l'attraction physique, il n'est pas un être moral qui doive se soustraire à la loi de l'amour. « Tu aimeras. » On a mille fois exprimé, avec des transports d'enthousiasme, l'impression d'ordre universel et d'harmonie que ressent l'intelligence devant la théorie de Newton, soumettant tous les mondes à une formule unique et ne laissant nulle place au hasard dans l'univers physique. Pour moi, je frémis d'une émotion bien plus vive et plus profonde lorsque, dans une page de nos livres saints écrite il y a plus de quarante siècles, je trouve le sommaire de la loi qui établit à jamais, dans deux lignes ineffaçables, la relation de Dieu avec les hommes et de tous les hommes entre eux.

Mais l'attraction dans le monde physique, si elle n'était pas réglée, si elle était aveugle, ne produirait bientôt que la mort, et l'amour, cette puissance magnifique et irrésistible, n'a pas moins besoin d'être dirigé de Dieu.

Nous ne nous faisons pas d'abord à cette idée. Nous n'admettons pas que l'amour puisse être dirigé dans tel ou tel sens. Il semble qu'il soit fatal de sa nature. En effet, il est tout d'abord un effet de la chair et du sang. L'enfant qui vient de naître se penche sans hésiter sur le sein de sa mère; un instinct admirable lui montre que sa vie est là; toutes nos premières impulsions sont de cet ordre, et quand plus tard les passions s'éveillent, elles sont aveugles; elles n'admettent ni discussion, ni réserve; tout ce qui les arrête les importune et les irrite, et c'est au nom même de la fatalité qui les emporte qu'elles demandent à s'exercer librement.

Le libre amour! C'est une des théories dont ce siècle s'est épris et que plus d'un romancier a exposée dans des pages enflammées. Une école célèbre, celle de Saint-Simon, a cru pouvoir l'ériger en système; elle y voyait le remède à quelques-unes des pires souffrances de l'humanité; elle voulait briser les barrières cruelles auxquelles le christianisme a soumis la société. Le libre amour! Que de fois on l'a rêvé dans des heures d'égarement, que de fois on a cru que le bonheur était là, que de fois on a méprisé, dans un accès de démence, les limites sacrées des affections légitimes, la douce autorité de la famille, l'ordre que Dieu veut imposer à nos coeurs ! Ah ! ne plus se courber sous ces obligations pesantes, s'affranchir de ces liens surannés, ne plus respirer cette atmosphère d'ennui, se persuader qu'il n'y a là que des conventions sociales dont les esprits fins ne doivent pas rester dupes; ah! laisser son coeur s'égarer vers tout ce qui le sollicite, boire à toutes les coupes que le monde lui présente, s'enivrer de ces passions dont l'enchantement renaît avec ce qu'elles ont d'imprévu, quel rêve pour des imaginations ardentes et quelle fascination! Voyez le jeune homme que hante la passion coupable. Tout dans son attitude, dans son langage, dans son regard même proteste contre le joug des affections pures; elles lui pèsent, elles l'irritent, elles l'importunent; la tendresse dont l'entourent une soeur ou une mère ne peut rien contre cette sourde irritation que souvent elle exaspère. Il voudrait s'efforcer de n'y pas croire; lui le fils d'une mère pure et sainte, il va ramasser, dans le langage des viveurs, des phrases toutes faites sur la vertu des femmes; il laisse échapper des mots flétrissants, pour étouffer la protestation de sa conscience; il se fait sceptique, il invente une théorie qui puisse justifier sa conduite, il se grise de misérables sophismes qu'une heure de réflexion mettrait à néant; et lorsqu'il a brisé avec ce qu'il appelle les conventions sociales, lorsqu'il n'a plus d'autre règle que les entraînements d'un jour et les caprices d'une heure, il se croit libre et jette un regard de dédain sur ceux que leur foi religieuse attache encore au rivage et à l'autel des affections légitimes.

Eh bien! nous ne lui laisserons pas cette joie orgueilleuse. Ce rêve aura son lendemain, cet enchantement aura son réveil, réveil douloureux, réveil plein d'amertume et souvent de honte. Savez-vous, mes frères, quel est le châtiment infaillible du libre amour ? C'est la mort même de l'amour. En prononçant ce mot, je ne répète pas une phrase déclamatoire ; j'affirme un fait mille fois observé.

Ah! vous n'avez pas voulu veiller sur votre coeur, vous n'avez pas voulu le soumettre aux lois divines, vous n'avez pas voulu lui fermer les affections défendues, et le fortifier dans le culte des affections saintes. Eh bien! il se trouve que ce coeur est devenu de plus en plus incapable d'aimer. Sa force s'est consumée en de changeants caprices; ses enthousiasmes et ses ravissements sont devenus toujours plus courts et plus rares; ses sources profondes se sont taries; aux ravissements de l'amour que vous rêviez ont succédé les entraînements de la chair, ardents peut-être, mais superficiels et qui ne vous ont laissé que des remords et que le mépris de vous-mêmes.

Cela s'est toujours vu. Quand saint Paul résumait dans ce mot sanglant, « sans affection naturelle, » l'état moral des païens de son temps, il parlait à une génération qui s'était laissée aller à tous les excès. Aujourd'hui, regardez autour de vous; trop de honteuses et de sombres expériences vous rediront que la Passion désordonnée est le pire ennemi du véritable amour. Voilà donc ce que devient le coeur quand il méprise la loi de Dieu. Voyons, au contraire, ce que cette loi, quand elle est obéie, peut lui donner de force et de grandeur.

Et tout d'abord, envisageons résolument l'objection qu'on nous oppose. On nie que le coeur puisse avoir une loi, on dit que le caractère propre de l'affection est de se soustraire à tout commandement. Est-ce vrai ?

Il y a en tout homme un domaine où la nature règne souverainement. Nous sommes dans une très-large mesure ce que la fatalité nous a faits, dominés par notre tempérament, par les habitudes traditionnelles dont nous subissons l'héritage, par les impulsions de la chair et du sang. Les matérialistes ne voient que cela. dans l'humanité; la liberté morale n'est pour eux qu'une illusion et un vain mot.

Il est manifeste cependant que l'homme peut être élevé; or quel est le but de l'éducation ? C'est de diminuer en l'homme le rôle tout puissant de l'instinct et de la fatalité première pour développer celui de l'intelligence et de la volonté.

Cela est évident dans l'ordre intellectuel. Nos sens nous montrent le soleil descendant à l'horizon; la science intervient et nous dit que nos sens nous trompent, que le soleil est immobile, que c'est nous qui allons vers l'orient.

L'instinct nous dit quand nous subissons une injure : « Réponds et venge-toi » ! L'éducation sociale intervient, elle désarme notre bras, elle arrête sur nos lèvres la parole de haine et de menace, elle nous apprend à recourir à la protection de la loi.

L'instinct nous porte à satisfaire tous nos penchants naturels. La réflexion intervient et nous montre que, s'il en était ainsi, la société ne serait plus qu'une arène ouverte à toutes les convoitises opposées, c'est-à-dire à la vie sauvage et bestiale, d'autant plus dangereuse, que l'animal ici est un homme, c'est-à-dire l'être intelligent par excellence. Nous acceptons donc la règle ou la contrainte, ne fût-ce que par intérêt bien entendu.

Il est donc certain que le coeur peut être élevé au-dessus de l'instinct. Il est certain qu'il peut subir d'autres impulsions que celles de la fatalité. Le coeur peut, dans une certaine mesure, être dirigé, modifié par la volonté. Ceux qui disent: « On aime qui l'on peut », ne connaissent donc pas notre nature avec ses ressources infinies, ils la jugent superficiellement et la méprisent.

Le christianisme nous en donne une tout autre idée. Avec une hardiesse sublime, il commande à l'homme d'aimer.

Comment cela est-il possible? me demandez-vous. J'y reviendrai tout à l'heure. En ce moment, je constate simplement un fait. Le christianisme a commandé des affections telles que la nature n'en avait jamais inspiré, il les a voulues, il les a obtenues; cela, c'est de l'histoire.

Voici, aux portes de Jérusalem, un Juif, un fils de cette race indomptable que Tacite a marquée d'un seul trait : la haine du genre humain. Cet homme succombe sous un supplice atroce. Ses bourreaux l'entourent et le harcèlent comme une meute de chiens dévorants. Sa figure ruisselle de sang. Il lève vers le ciel un regard plein d'une douceur angélique, il prie pour ceux qui le lapident. Dieu lui a commandé d'aimer, et il aime.

Voici un pharisien, fils de pharisien, Saul de Tarse. Par la loi de la sélection naturelle, tous les préjugés, toutes les animosités, toutes les étroitesses, toutes les haines de sa race et de son école doivent être concentrés en lui et atteindre leur degré culminant. Cet homme écrit le chapitre treizième de la première Épître aux Corinthiens, c'est-à-dire l'hymne le plus sublime à la charité que la terre ait jamais entendu. Dieu lui a commandé d'aimer, et il aime.

Quand une fille chrétienne, élevée au sein de toutes les délicatesses et de toutes les élégances, va s'enfermer dans une école ou dans un hôpital, et y subit les vulgarités, les laideurs, les dégoûts, les amertumes sans cesse renaissantes d'une vie désormais sacrifiée, pourquoi rencontrez-vous la plupart du temps sur son visage une auréole de paix que les mondaines ne possèdent plus ? Dieu lui a commandé d'aimer, et elle aime.

Quand un missionnaire va s'exiler dans les régions glacées du Labrador, sous ce ciel qui n'est qu'un vaste linceul, quand il s'enferme dans ces huttes malsaines, où l'atmosphère est toujours chargée de miasmes, quand il se condamne à une nourriture répugnante, quand, après des années d'un travail héroïque, il réussit enfin à créer là tout un peuple de croyants, qui chantent dans leur langue inculte et rude des cantiques que nous n'avons pu écouter sans une émotion profonde, d'où lui est venue cette inspiration dont rien n'a pu lasser l'ardeur? Dieu lui a commandé d'aimer, et il aime.

Et quand, auprès de nous, une épouse et une mère chrétienne, condamnée, comme nous ne le voyons que trop, à subir à son foyer des lâchetés, des railleries, des duretés, des trahisons toujours renouvelées, oppose à tout cela une douceur, une grandeur d'âme que rien n'abat; quand elle sait rester digne sans amertume, et calme sans faiblesse, quand elle cache à tous ses défaillances secrètes et ses désespoirs, quand elle apprend à ses fils à respecter un nom qu'un père indigne va peut-être déshonorer dans des bouges, quand, après avoir subi tous ces outrages, elle trouve en elle assez de force pour soigner dans sa maladie dernière son époux qui lui revient, lorsqu'il n'a plus qu'à souffrir et à mourir, croyez-vous que dans un tel drame, plus fréquent que vous ne le soupçonnez, les inspirations de la nature suffisent? Non, vous le savez bien. Il y a ici autre chose que la nature. Dieu a commandé à cette femme d'aimer, et elle aime.

Il est donc vrai que nous pouvons apprendre à aimer, il est donc vrai que le coeur peut vaincre la nature. L'amour n'est pas enfermé dans un cercle fatal; l'infini lui est ouvert, non pas cet infini dans le désordre où il ne trouve que la servitude dans l'esclavage de la chair, mais cet infini supérieur où l'amour divin se répand dans sa plénitude éternelle, et où il peut embrasser tous les êtres, même ceux pour lesquels il n'éprouverait naturellement que répugnance et que dégoût.

Je viens, mes frères, de vous montrer l'idéal, non pas un idéal menteur et désespérant; il peut être atteint, il l'a été, il l'est tous les jours par des hommes que la nature a faits tels que nous. Mais cet idéal vous effraie peut-être. Vous êtes découragés. D'où naîtra, dites-vous, cet amour dans ce coeur qui voudrait aimer et qui n'aime pas, qui voudrait sentir et qui ne sent pas, et qui, soulevé un moment par un élan d'enthousiasme, retombe accablé sous le poids de son indifférence, de sa paresse et de son inertie ? Qui pourra guérir ce malade ? Qui pourra rendre la vie à ce mort ?

A cela, je réponds sans hésiter : Dieu seul le peut, mes frères. Il faut ici une inspiration qui dépasse la nature. Pour que notre coeur aime, il faut que ce coeur ait été d'abord pénétré par l'amour divin.

Saisissez donc cet amour de Dieu dans sa plénitude, tel qu'il vous a été révélé en Jésus-Christ. Ce n'est pas seulement la doctrine et la théorie de l'amour que vous apporte Jésus-Christ, c'en est la réalité. Dieu vous a aimés en son Fils, aimés tels que vous êtes, tels qu'il vous voit, avec vos misères et vos souillures qui vous auraient naturellement séparés de lui pour jamais. Il vous a aimés jusqu'au sacrifice, jusqu'à la croix. Revenez sans cesse à ce mystère central de l'Evangile; il y a là un fonds que vous n'épuiserez jamais; voyez la croix telle qu'elle est, voyez-la au centre de toutes les dispensations divines, voyez-la comme le but auquel tout tendait dans la prophétie, comme la source d'où tout a jailli dans le monde nouveau qui date d'elle; allez à elle en passant par Gethsémané, par le prétoire et par la voie douloureuse; n'essayez pas d'enfermer dans une formule incomplète ce fait immense de la rédemption dont le coeur lui-même ne peut pas embrasser la portée infinie en méditant devant le sacrifice du Calvaire sur la réconciliation de l'humanité coupable avec Dieu retrouvez-y chaque jour votre propre histoire, car c'est de vous qu'il s'agit ici. « J'ai pensé à toi dans mon agonie, j'ai versé telle goutte de mon sang pour toi. » Ces paroles que Pascal met sur les lèvres de Jésus-Christ, il n'est pas un croyant qui ne les ait entendues. Laissez cette miséricorde incomparable, cet amour saint et ineffable pénétrer tout votre être. Enumérez-en tous les caractères;. dites-vous que toutes les affections humaines, si ardentes qu'elles soient, n'en sont que la pâle image; essayez avec l'apôtre de sonder la hauteur, la largeur, la profondeur de l'amour que Dieu vous a témoigné en Jésus-Christ; essayez de comprendre cet amour qui dépasse toute intelligence. C'est là seulement que vous trouverez l'inspiration qui vous manque; l'amour produit l'amour; plus vous croirez à celui que Dieu vous a révélé en Jésus-Christ, plus vous sentirez jaillir en vous cette source d'eau vive que l'éternité même ne tarira pas; elle a arrosé, elle a fait fleurir des milliers de coeurs plus desséchés, plus arides que le vôtre; elle a produit le dévouement et le sacrifice là où l'égoïsme seul régnait. Tout ce qui s'est fait de meilleur et de plus grand sur la terre est sorti de là.

Quand cet amour qui vient de la foi aura été ainsi créé dans vos coeurs, il vous sera possible d'aimer l'humanité, non pas seulement dans l'élan vague d'une philanthropie générale, mais dans cet attachement particulier qui voit en chacun de ses membres un être créé à l'image de Dieu, racheté par le sang de Jésus-Christ et destiné à la vie éternelle. Mes frères, pour aimer l'humanité, il faut croire à l'humanité. Si l'homme n'est pour vous qu'un animal parvenu, je vous défie bien de l'aimer longtemps; si vous ne voyez en lui qu'un être que son tempérament fatal voue à une destinée vulgaire et peut-être abjecte, votre enthousiasme fera bientôt place à la misanthropie, pessimiste. Soyez chrétien, et sous l'être le plus misérable, le plus vil, le plus repoussant, vous discernerez, derrière les vulgarités et les souillures qui vous éloignent, l'être idéal qui un jour, bientôt peut-être, renaîtra sous le souffle de Dieu. Apprenez à voir en lui, non ce qui vous est antipathique, mais tout ce qui peut subsister de bon, de noble et de vrai. Chez les âmes les plus obscurcies, il reste quelque étincelle divine; dans les ruines morales les plus tristes, on retrouve quelques lignes du plan primitif de Dieu.

Prenez garde surtout à ces préjugés iniques, à ces antipathies sauvages qui obscurcissent le regard, et nous empêchent de voir, sous leurs vrais traits, ceux que nous rencontrons sur notre route. Ils ne pensent pas comme nous, ils ne croient pas comme nous, il y a en eux telle opinion, telle disposition, tel tempérament, moins encore, tel travers insignifiant peut-être, et c'est assez pour que., sans remords, nous leur refusions tout intérêt; nous nous justifions en alléguant qu'ils nous sont antipathiques, et ce mot suffit à nous rassurer. Froideur, sécheresse, regard hautain, parole tranchante, acerbe, tout nous paraîtra légitime à leur égard, et eux ne sauront pas même ce qui, en eux, nous a déplu et leur a si étrangement aliéné nos coeurs.

Quand saurons-nous voir les hommes avec le regard de Dieu ? Quand saurons-nous discerner tout ce qui reste en eux de grand, de divin, et aussi tout ce qu'il y a en eux de souffrance cachée sous les dehors trompeurs de l'insouciance et de la sérénité ?

Je vous dirai enfin, et ce sera ma dernière parole : « Aimez pour apprendre à aimer! » Ne criez pas au paradoxe. Ce paradoxe est la vérité même. C'est ici surtout que s'applique la parole du Christ : « A celui qui a, il sera donné. » C'est ici que celui qui est fidèle dans les petites choses voit s'élargir le cercle où s'exerce l'activité de son coeur. Triomphez de la paresse qui vous retient à votre foyer, de la froideur qui ferme vos lèvres à une parole de bienveillance, ou de ce premier mouvement d'antipathie qui vous tente, et vous verrez que tout vous deviendra facile, et qu'il y aura pour vous dans cette première victoire une douceur que vous ne soupçonniez pas. N'a-t-on pas observé mille fois que rien ne fortifie l'amour comme les sacrifices qu'il s'impose, et que rien ne nous passionne pour une cause plus que les souffrances qu'elle nous a coûtées? Si les passions désordonnées ont leur vertige, si elles entraînent sur une pente qu'on ne remonte plus les âmes qui leur cèdent, croyez-vous qu'il n'en soit pas de même du plus noble, de plus saint, du meilleur des amours? N'aura-t-il pas ses enthousiasmes, ses irrésistibles élans, qui posséderont l'âme au point qu'elle ne voudra plus d'une autre vie, parce qu'elle n'y trouverait que froideur et qu'ennui? Ces âmes saintes qui reproduisent sur la terre quelque chose de la vie du Christ, et qui font circuler dans le monde le courant d'une ardente charité, elles étaient, à leurs débuts, tièdes et froides comme la vôtre; elles ont connu tous les découragements, toutes les répugnances, tous les dégoûts dont vous vous plaignez. Mais elles se sont données à Dieu tout d'abord, et ensuite à l'homme; elles ont aimé, et l'amour est devenu leur passion dominante; quelque chose du ciel a pour elles commencé dès ici-bas ; désormais tout but inférieur leur paraîtrait stérile et sans attrait; elles ont trouvé déjà, elles posséderont bientôt dans sa plénitude infinie la vie éternelle dont l'amour est la loi.


Table des matières

Page précédente:

 .
 (1) Antigone.

 

- haut de page -