Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



SERMONS - EUG. BERSIER 

Tome VI


L'INSOUCIANCE
ET
L'ESPRIT D'INQUIETUDE

 

« Ne vous mettez point en souci, ni pour votre vie, de ce que vous mangerez et de ce que vous boirez, ni pour votre corps, de quoi vous vous vêtirez. La vie n'est-elle pas plus que la nourriture et le corps plus que le vêtement? Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent, ils n'amassent rien dans des greniers, et votre Père céleste les nourrit. Ne valez-vous pas bien plus qu'eux? D'ailleurs, qui de vous peut, par ses soucis, ajouter une coudée à sa taille? Et pourquoi vous mettre en souci du vêtement? Considérez comment croissent les lis des champs; ils ne travaillent ni ne filent cependant je vous disque Salon-ion même, dans toute sa magnificence, n'était point vêtu comme l'un de ces lis. Si Dieu revêt de la sorte l'herbe des champs qui est aujourd'hui et qui demain sera jetée au four, combien plutôt ne vous vêtira-t-il pas, vous, ô gens de peu de foi? Ne vous mettez donc point en souci, et ne dites pas : « Que mangerons-nous, ou que boirons-nous, ou de quoi nous vêtirons-nous? » comme font les païens qui recherchent toutes ces choses, car votre Père céleste sait que vous en avez besoin. Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice et toutes ces choses vous seront données par-dessus. »

(MATTH. V, 25-33.)

C'est à quelques pauvres Galiléens que Jésus adresse ces grandes paroles. Il les arrache à la misérable existence qui les absorbe et les asservit. Il dresse devant leurs yeux le magnifique idéal du royaume de justice et de vérité qu'il est venu fonder sur la terre, et il les exhorte à en préparer la venue et le triomphe.

Mais cette exhortation si élevée n'a pas toujours été comprise. Le moyen âge en particulier a donné à ces paroles une signification fausse et dangereuse que des rêveurs sublimes tels que François d'Assise ont voulu réaliser par la création de ces ordres célèbres qui ont fait de la pauvreté l'idéal même de la vie chrétienne. L'incrédulité contemporaine a retenu cette explication pour son compte et y a trouvé un argument facile et puissant contre l'Evangile. Jésus-Christ, d'après elle, aurait enseigné le mépris de la vie présente et la sainte et naïve insouciance du quiétisme. « Que serait devenue, nous dit-on, la civilisation moderne avec ses progrès et ses conquêtes si l'on avait pris à la lettre un tel enseignement? Proposer d'imiter les oiseaux du ciel ou les lis des champs qui ne travaillent pas et n'amassent pas en prévision de l'avenir, n'est-ce pas condamner le travail, la prévoyance et l'économie? N'est-ce pas ignorer ou flétrir tout ce qui fait la grandeur et la supériorité des sociétés modernes, et conduire fatalement les hommes à l'inaction rêveuse et à la vie contemplative qui seront la mort de tout progrès ? » Cette objection est trop sérieuse pour que nous l'écartions à la légère. Il nous faut donc l'aborder en face et, quand nous l'aurons résolue, nous pourrons d'autant mieux tirer de ces paroles du Christ l'enseignement profond qu'elles renferment.

Une pensée doit tout d'abord frapper ici les esprits non prévenus. Jetez les yeux sur la carte du monde. Où est le progrès, où est le travail, où est l'industrie, où est la science ? Où la nature est-elle étudiée et conquise ? Avant tout dans les pays et dans les races qui ont été éclairés par la révélation biblique, chez les fils d'Israël et chez les chrétiens. Nulle part l'humanité ne travaille et ne progresse autant que là où elle a subi l'influence de l'Évangile, je dis de l'Évangile, je ne dis pas des doctrines faussement ascétiques qui sont la perversion de la pensée chrétienne. Le faux ascétisme a pu grandir à l'ombre de la croix, mais il n'y est pas né, et le bouddhisme peut le revendiquer comme son produit légitime.

Le christianisme n'a jamais enseigné le mépris de la vie présente. A ne le voir que superficiellement, on croirait qu'il ne s'occupe que du ciel. Or il est admirablement fait pour la terre. On croirait qu'il ne s'occupe que du salut des âmes individuelles et qu'il abandonne le monde à une dissolution prochaine. Or il traite tous les devoirs avec un bon sens aussi familier que sublime. Qu'il s'agisse des rapports mutuels des hommes, de l'autorité du père, de la dignité de la femme, de la valeur morale de l'enfant, il prononce sur tous ces sujets un mot lumineux, décisif, qui restera comme l'expression même de ce qui doit être dans tous les temps et tous les lieux. Aussi l'un des adversaires les plus déclarés et les plus sérieux de notre foi, M. Littré, n'a-t-il été que strictement juste lorsque, dans un discours récent (1) il rappelait que l'idée moderne de la famille est une idée chrétienne.

Contrairement à toutes les philosophies qui avaient prévalu jusque-là, le christianisme, qui est de toutes les religions la plus spirituelle, respecte le corps et la matière, refuse d'y voir la source et le siège essentiel du mal, enseigne que le corps peut être sanctifié; cette fameuse théorie de la réhabilitation du corps, qu'une école moderne, le saint-simonisme, a cru découvrir et qu'elle n'a fait que fausser en l'exagérant, il y a dix-huit siècles que l'Evangile la proclame en la maintenant dans ses vraies limites. Remarquez avec quelle insistance saint Paul combat l'idée ascétique qui voit dans le mariage un état profane ou qui fait consister la sainteté dans la privation de tel ou tel aliment. Une sagesse si humaine, si clairvoyante, si modérée enseignée par des hommes qui manifestement attendent la fin prochaine de toutes choses et le retour glorieux du Christ, est quelque chose qui atteste une inspiration supérieure. Le quiétisme porterait d'autres fruits. Voyez encore à quel point le christianisme fait sentir à l'homme la valeur du temps présent, l'importance de la responsabilité individuelle, la grandeur du rôle que Dieu assigne à chacune de ses créatures. Comment l'insouciance contemplative pourrait-elle subsister devant des enseignements tels que celui de la parabole des talents, devant une religion qui rend le riche responsable de la misère du pauvre, et qui nous interdit l'inaction tant qu'il y aura ici-bas un indigent à nourrir, un opprimé à délivrer, une conscience à éclairer, un coeur à aimer ? Je n'exagère rien en affirmant que jamais aiguillon plus puissant n'a stimulé notre lâcheté, notre inertie naturelle ; que, jamais encouragement pareil n'a été donné à l'éveil de toutes nos facultés, de toutes nos énergies, et que saint Paul a dit absolument vrai quand il a écrit que la piété chrétienne a les promesses de la vie présente aussi bien que celles de la vie à venir. Voilà ma réponse générale à l'objection qui prête à l'Évangile l'erreur de certains mystiques et qui en fait une doctrine de quiétisme et de sainte inaction.

Non, Jésus, dans le passage que nous expliquons, n'a point combattu l'esprit de prévoyance et d'activité. Ce n'est pas en nous montrant chez Celui qu'il appelle notre Père céleste une prévoyance incessante, une sollicitude infatigable, une activité toujours présente, qu'il a tari ces vertus dans l'âme humaine, et cela dans le discours même où il nous offre Dieu comme un exemple à suivre et un modèle à imiter. Non, ce n'est pas à l'inaction rêveuse qu'il nous convie en nous montrant les lis des champs plus beaux que Salomon dans sa gloire, et les oiseaux du ciel qui n'amassent rien dans leurs greniers. Son but est d'une autre nature. Ce qu'il veut condamner ici chez ses disciples, c'est l'esprit d'inquiétude, qui tient de si près à l'incrédulité, et c'est l'esprit d'inquiétude que je me propose d'étudier et de combattre aujourd'hui.

L'esprit d'inquiétude! Mes frères, il y a telle situation où on ne le comprend que trop. Il y a des souffrances. des séparations, des déchirements dont la seule perspective suffit à nous remplir d'angoisse... Et, pour nous en tenir aux exemples cités ici par Jésus-Christ, aux appréhensions que la pauvreté produit, il y a tel degré de misère où nous ne nous étonnons plus que l'on dise : « Que mangerons-nous demain et de quoi serons-nous vêtus? » Quand l'ouvrier honnête sent la paralysie frapper son bras robuste, ou quand un long chômage vient fermer son atelier désert, quand, ce qui est plus triste encore, une pauvre et vaillante femme du peuple voit son mari dissiper dans la boisson ou la débauche le gain chétif sur lequel elle comptait pour nourrir ses enfants, quand elle sent la maladie l'atteindre elle-même, miner ses forces et tarir son courage, pourrions-nous, oserions-nous nous approcher de ces malheureux et leur dire, pour emprunter une parole de saint Jacques : « Allez en paix, chauffez-vous et rassasiez-vous ? » Il faut agir alors, agir plutôt encore que parler, et leur prouver, en venant à eux, que Dieu est là, et en les aimant, que Dieu les aime. Eh bien ! dans ces situations extrêmes, malheureusement si fréquentes encore, vous verrez souvent la foi répandre une clarté inattendue et illuminer l'existence la plus assombrie.

Vous entendrez des paroles qui vous montreront que l'amour de Dieu peut triompher d'aussi redoutables épreuves. Mais, vous le savez comme moi, c'est là de plus en plus aujourd'hui une exception. La misère et la souffrance prolongées produisent avec l'inquiétude dévorante la défiance envers Dieu et l'incrédulité désespérée. Et, plutôt que de chercher dans la prière et dans la foi un refuge aux soucis de chaque jour, on y échappe par l'étourdissement. Quelques-uns vont demander une consolation à l'ivresse ou à la débauche. D'autres se soulagent en accusant la société de tous les maux qu'ils subissent et livrent leur imagination à toutes les creuses utopies qu'enfantent des rêveurs. Ah! mes frères, quand on touche à de tels sujets, il est facile de prononcer sur ces tendances une condamnation sommaire, et de croire avoir tout fait parce qu'on a répété les mots de folie et de perversion. Et cependant, en présence de ces faits, je me sens encore plus humilié qu'irrité. Humilié comme chrétien, comme prédicateur de cet Évangile que tant de malheureux repoussent simplement parce qu'ils ne le comprennent pas, parce qu'aucune voix ne le leur a fait connaître dans une langue qui leur soit accessible., avec ce divin commentaire d'une charité vraie qui est le plus éloquent des moyens de persuasion. Et je voudrais que ceux qui croient ce que je crois moi-même, loin de se laisser aller à des récriminations stériles, à des anathèmes aussi imprudents qu'inefficaces, se sentissent portés à se frapper la poitrine, et à aimer davantage ces multitudes en les voyant se séparer du Christ qui seul pourrait les instruire et les consoler. Non! elles ne savent pas ce qu'il y a dans cet Évangile qu'elles renient; elles ne savent pas tout ce qu'il contient de lumière, de joie et de paix. Je n'en citerai qu'une preuve. Supposons que le dimanche chrétien n'existât pas et fût absolument ignoré. Un penseur arrive qui proteste contre l'asservissement matériel et moral qui pèse sur le peuple des travailleurs; il dit qu'il est inique que, pendant que des privilégiés de la terre possèdent seuls le repos du corps et le loisir de l'intelligence, la masse immense de ceux qui produisent vive comme un bétail humain, toujours courbé sans relâche sous le joug de l'exacteur. Il dit que l'homme n'est pas un rouage destiné à tourner sans arrêt dans l'engrenage immense du mécanisme social. Il dit qu'il est juste et nécessaire qu'un jour sur sept cet engrenage s'arrête, que le bruit étourdissant de la vapeur se taise, que l'ouvrier laisse là ses outils et ses vêtements salis par le travail, qu'il puisse se rappeler qu'il est fait, lui aussi, pour penser et pour aimer, qu'il ait son foyer en hiver et, aux jours d'été, l'air pur des champs et le soleil resplendissant dans l'azur, que ses enfants puissent à leur tour être arrachés au labeur précoce et respirer l'atmosphère de là liberté. De quelles acclamations ne saluerait-on pas cet utopiste, cet ardent ami du travailleur ! Or, tout cela l'Évangile le commande, mais il suffit que ce soit l'Évangile pour exciter chez nos ouvriers une défiance instinctive, et pour que la liberté du dimanche leur apparaisse comme une des thèses suspectes du parti clérical

Jusqu'à présent j'ai songé aux pauvres en expliquant les paroles de mon texte. C'est à eux en effet qu'elles s'appliquent le plus naturellement., Mais ce serait en limiter étrangement la portée que de ne la chercher que là. A l'autre extrémité de l'échelle sociale, il est tout aussi nécessaire de les faire entendre. L'esprit d'inquiétude peut s'y retrouver sous une forme plus égoïste et plus coupable encore, et vous allez le voir.

Dieu a donné aux classes qu'on appelle supérieures cet immense privilège qui s'appelle le loisir. Pourquoi le possèdent-elles? Évidemment, s'il y a dans la société un plan harmonique, une solidarité vraie, c'est afin qu'elles puissent penser et prévoir pour ceux que le travail matériel absorbe et envahit tout entiers. Dirai-je que cette mission n'est pas comprise à notre époque? Ce serait me faire l'écho de déclamations aussi vides qu'injustes. Il y a aujourd'hui dans une élite du corps social une préoccupation incessante de l'amélioration des classes populaires; il y a un patronage qui s'exerce souvent avec une admirable intelligence. L'orphelinat, l'école industrielle, l'hospice, la société de secours, la maison de retraite, ce sont là des créations qui vont se multipliant tous les jours, et nous n'en sommes plus, grâce à Dieu, au temps où la famine décimait périodiquement nos campagnes, et où le riche pouvait passer pour l'ennemi du pauvre. Aussi les plus ignorants commencent à comprendre que la richesse profite en définitive à tous, que les plus grandes fortunes sont nécessairement une ressource publique, et que ce n'est pas en les supprimant qu'on diminuera en rien la misère.

Mais tous ceux qui possèdent le loisir en savent-ils également la valeur? Leur responsabilité sur ce point est-elle partout éveillée? Il serait puéril de le penser. Hélas! ce loisir, bien loin d'être généreusement consacré aux pauvres, est très souvent à la merci de tous les parasites qui voudront l'envahir. Toutes les passions, toutes les fantaisies et tous les caprices l'épuisent et le dévorent. Et c'est ici que reparaît, sous une forme étrange, l'esprit d'inquiétude que condamne Jésus-Christ. Comment serai-je logé? dit cet homme riche parvenu à l'âge mûr où l'expérience et la puissance lui assurent une grande influence, et le voilà se lançant peut-être dans la manie des constructions, embellissant sa demeure, comme si elle devait lui suffire à jamais, multipliant ses collections et ses objets de luxe, y donnant ses heures et ses pensées, sans songer qu'il en est redevable aux autres, et que sa responsabilité croît avec la grandeur même de sa position. Comment serai-je vêtue? dit cette femme mondaine, et la voilà faisant de sa toilette une de ses études favorites, consumant ses heures précieuses dans d'indignes frivolités, incapable d'aucune occupation sérieuse et suivie, inutile aux autres, et n'acquérant d'autre mérite que celui d'avoir inauguré, à l'église comme au théâtre, toutes les modes nouvelles. Que mangerons-nous ? Cette question, ce ne sont pas les affamés seuls qui se la posent, et sur leurs lèvres elle serait au moins excusable, mais elle peut devenir, dans certaines positions sociales, une affaire de premier ordre. On rougirait d'afficher une sensualité grossière, mais le luxe de la table grandit d'année en année, et réclame toujours plus de pensées et de sacrifices. Toutes ces obligations, qui pèsent d'abord et qui finalement sont acceptées, se transforment en autant d'habitudes tyranniques et enlacent la vie dans un inextricable réseau. L'oisiveté affairée devient une impérieuse servitude. Les heures puis les journées sont envahies et dévorées; visites faites et rendues, conversations insipides portant sur des sujets toujours rebattus, lectures sans choix qui dispersent l'esprit, troublent le coeur, énervent la volonté, et n'ont d'autre effet que de surexciter une curiosité jamais satisfaite, recherche d'émotions nouvelles qui trompent le coeur sans en remplir le vide, voilà le fond de tant d'existences que l'on croirait privilégiées, voilà ce qui les rend inutiles et perdues, voilà ce qui explique qu'elles n'exercent aucune influence profonde et durable.

A tout cela quel sera le remède ? Si la critique de ces vies mondaines suffisait à les corriger, il y a longtemps qu'elle y aurait réussi, car la critique en a été faite cent fois. Tout ce que je viens de rappeler a été dépeint, l'est encore avec infiniment de verve et d'Esprit dans le roman, au théâtre, partout. Il n'est pas un de ces travers qui n'ait été tracé par quelque plume satirique et mordante, et livré au ridicule. Mais en pareille matière le ridicule n'a jamais transformé personne. Ce qu'il faut ici, c'est une inspiration supérieure. Pour affranchir l'âme de toutes ces servitudes, il faut la grande impulsion de la foi. « Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice. » Aux mille exigences de la vie mondaine, opposez l'exigence première de la vie chrétienne. Tout ce que vous donnerez au service de Dieu et de vos frères, dans la justice et l'amour, vous l'aurez enlevé à la vanité.


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 (1) Discours prononcé en 1877 dans une réunion franc-maçonnique.

 

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